Nouvelle histoire de Mouchette

Le jour devait être loin encore, et cependant, du côté du village, elle entendait les coqs se répondre. Tout à l’heure, il faudrait se lever, faire face. L’idée de disposer d’un autre secret que le sien – celui-là mortel – d’affronter bientôt la police, de décider de la liberté, peut-être de la vie d’un homme, ne pouvait la détourner un moment de son obsession. Elle n’avait aucun désir de vengeance.

La susceptibilité ombrageuse, qui lui vaut de Madame tant de reproches, éloigne d’elle ses compagnes, l’enferme dans le silence, eût dénoncé à des regards plus lucides l’âpre conscience qu’elle a depuis longtemps de sa misère, d’une misère aussi infranchissable que les murs d’une prison. Hier encore, elle aurait volontiers convenu qu’une fille de son espèce doit se résigner tôt ou tard à l’inévitable, subir l’injure de l’homme.

Ses compagnes, que déconcerte sa réserve hargneuse envers les garçons, l’accusent de prendre beaucoup plus d’intérêt qu’elle ne le prétend à leurs intrigues. Elles la traitent volontiers de sournoise. C’est vrai que rien ne lui échappe, qu’elle les épie avec une curiosité douloureuse qu’elle prend parfois pour du plaisir. Ce qui s’éveille alors en elle lui demeure comme étranger : elle assiste, le cœur crispé, au monotone déroulement des seules images – toujours les mêmes – que lui fournit son expérience, à la fois précoce et naïve, du vice, puis tout rentre instantanément dans les ténèbres, il ne lui reste qu’un malaise confus, indéfinissable, pareil à celui qui suit les rêves dont la mémoire n’a rien retenu, bien que la sensibilité garde longtemps leur empreinte.

Un jour du dernier automne, le maréchal Pourjat, qui fait aussi commerce de peaux et à qui le père vend ses putois et ses fouines, l’a bousculée un peu vivement au fond de l’étable obscure, empestée, où il garde sa marchandise. Elle a laissé entre ses mains énormes un morceau de son jupon. Bien qu’elle se soit, naturellement, gardée de rien dire, le commis de la forge a parlé. Il a fallu que M. Pourjat vienne apaiser lui-même le père, tout brûlant d’alcool et de zèle paternel, qui menaçait de porter plainte auprès du garde champêtre. De cette scène mémorable, elle a retenu que la loi protège les filles de son âge, que pour un temps encore elle jouit d’un privilège devant lequel s’incline un homme tel que M. Pourjat, qui est l’ancien adjoint au maire, et trinque avec le député.

Ainsi, peut-être, l’instinct, qui n’était au fond d’elle-même qu’endormi, s’est éveillé lentement, lentement s’est formée dans son cerveau têtu la seule fierté dont elle soit capable, et pour laquelle, sans doute, elle est née. Qui prononcerait devant elle le mot de virginité la ferait sourire niaisement. Celui de pureté n’évoque guère que l’image physique d’une eau claire, ou, plus naïvement encore, celle des belles jeunes filles que chaque été ramène dans les châteaux d’alentour, vêtues d’étoffes fraîches, avec leurs mains longues qui s’attardent aux portières des voitures, leurs voix rieuses et douces. Mais, sans doute, ce grand orgueil qu’elle a nourri en secret, l’orgueil affamé auquel nul être au monde n’a jeté l’aumône d’une vraie joie, qu’elle a dû nourrir à ses dépens, nourrir de sa propre substance, a-t-il trouvé dans la puérile et brutale révélation de l’intégrité physique ce qui lui manquait pour s’épanouir ?

De ce corps chétif, souvent marqué de coups, griffé par les ronces, tanné par les bises d’hiver et que la mère habille de jupes ridicules taillées dans ses vieux caracos, elle ne tire aucune vanité. Sa pudeur farouche n’a rien de commun avec cet autre sentiment qui, à travers les siècles, doit infiniment plus aux peintres et aux poètes qu’au profond instinct de défense dont on le croit issu. Quelle jolie fille, tout occupée, dès avant que s’éveillent les sens, de l’adoration de soi-même, n’est prête à nommer pudeur la révolte de sa délicatesse contre les humiliantes nécessités auxquelles se trouve, en dépit des efforts concertés du parfumeur et du couturier, assujettie son idole ?

Mouchette n’a jamais connu ces dégoûts. Elle s’émerveille seulement qu’une fille puisse refuser sa jeunesse, et que cette jeunesse ne se donne qu’une fois. La valeur du don ne lui importe guère. Elle supporte volontiers qu’il soit à la mesure de sa pauvreté, pauvre comme elle. Qu’on l’implore d’elle serait déjà une humble revanche. Mais au fond de son cœur, hier encore, une voix secrète lui disait qu’elle l’offrirait un jour.

Certes, elle est bien incapable de former clairement de telles pensées. L’image de M. Arsène flotte incertaine, ainsi qu’une épave, au fil de son rêve. Il lui semble parfois que le regard du braconnier fixe le sien avec une expression d’indifférence hautaine, de mépris, et aussitôt le sang lui saute au visage, puis paraît s’écouler d’un seul coup dans sa poitrine glacée… L’outrage qui lui a été fait l’a comme surprise dans l’exaltation de son humble ferveur, et elle ne peut ressentir pour le ravisseur de sa chair une véritable haine, une haine de femme. Le souvenir de la violence subie se confond, dans sa mémoire puérile, avec tant d’autres. Sa raison ne la distingue guère des sauvages corrections de l’ivrogne. Mais la honte qui lui en reste est d’une espèce inconnue car, jusqu’ici, elle a craint et méprisé ses bourreaux. Tandis que M. Arsène demeure là où son admiration l’a placée, une fois pour toutes, une fois pour toujours. Ô maudite enfance, qui ne veut pas mourir !

Elle a lutté longtemps contre sa peine. Elle épie aux carreaux crasseux le reflet de l’aube. Le désir lui vient de voir son visage, ses yeux. Il lui semble qu’elle reprendrait courage si le morceau de glace brisée, seul miroir dont elle dispose, lui donnait la preuve que rien, comme d’habitude, ne peut se lire sur son front têtu. N’a-t-elle pas souvent observé avec étonnement, presque avec terreur, le mensonge d’autres visages, encore chauds du dernier baiser, leurs insolents regards ? Que de fois, en allant tirer le cidre à la cave de l’estaminet, elle les a vus surgir de l’ombre, au fond des salles vides, que la rusée cabaretière, les jours de ducasse, oublie exprès de fermer à clef !

Mais nulle ressemblance, hélas ! entre ces visages et le sien, ce n’étaient plus des visages d’enfant. « Une si petite figure, dit Madame, qu’elle tiendrait dans le creux de ma main ! » M. Arsène, ni personne, ne pourrait prendre au sérieux cette figure-là. Tout ce grand espoir qu’elle a eu, si grand qu’il n’était sans doute pas à la mesure de son cœur, qu’elle n’en a tiré aucune vraie joie, qu’elle ne garde que le souvenir d’une attente merveilleuse, à la limite de l’angoisse, tout ce grand espoir n’était donc que le pressentiment d’une humiliation pire que les autres, bien que de la même espèce. Elle est allée seulement plus profond, si profond que la chair elle-même y répond par une souffrance inconnue, qui rayonne du centre de la vie dans le pauvre petit corps douloureux. Cette souffrance aura beau finir, l’empreinte ne s’effacera plus. C’est le secret de Mouchette. Nulle confidence future ne saurait la délivrer de ce secret-là, car la malheureuse ne dispose que d’un certain nombre d’idées élémentaires que son vocabulaire est encore trop court pour exprimer. Ce secret restera celui de sa chair. Ah ! si elle était sûre que M. Arsène la déteste ! Mais il ne la déteste pas. Elle n’a qu’à fermer les yeux, elle l’entend : « J’ai toujours eu de l’amitié pour toi… »

Ces mots comme prononcés par une bouche invisible la jettent littéralement hors de son lit. Elle reste là, pliée en deux, une main appuyée contre le mur, l’autre sur son ventre. Ah ! si elle avait deux ans de plus – un an peut-être ! – M. Arsène ne l’eût pas ainsi traitée. D’ailleurs, elle se serait défendue. De plus, il était ivre. Un homme ivre sait-il seulement ce qu’il fait ? L’année dernière, des garçons que les gendarmes n’ont pas retrouvés, mais dont tout le village répète les noms, ont mis à mal le jour du tirage au sort la vieille Chaudey, une espèce de folle qui vit dans une cabane en fagots et qui a eu, de pères divers, restés inconnus, six enfants élevés dans le tiroir d’une antique commode, avec du pain trempé de cidre doux…

Elle n’arrive plus à pleurer, elle a trop honte d’elle, de son mal, elle se hait trop. Ce n’est pas de sa faute qu’elle a honte, non ! Elle hait sa déception fondamentale, la hideuse erreur où a sombré d’un coup sa jeunesse, sa vraie jeunesse, celle qui, hier encore, attendait de se détacher de l’enfance, de naître au jour, unique occasion perdue – ô souillure ineffaçable !

L’humidité glacée de la terre monte le long de ses jambes, car le sol n’est que d’argile battue, et le vent passe sous la porte. La meurtrissure de sa poitrine, longtemps indolore, commence à vivre, le sang y bat. Non, il ne sera plus possible d’affronter le regard de Madame, ce regard indifférent, dédaigneux, qui ne saura rien de son secret. Plutôt la défier, les défier tous ! Le mensonge n’a jamais paru répréhensible à Mouchette, car mentir est le plus précieux, et sans doute l’unique privilège des misérables. Mais dissimuler cette fois blesse trop cruellement son orgueil. Elle préférerait n’importe quoi aux jours médiocres qui l’attendent.

Dans sa pensée puérile, l’assassinat du garde et le viol d’une fillette de quatorze ans sont au regard de la justice deux fautes jumelles, également réprimées par la loi, cette loi mystérieuse dont les pauvres paient la protection si cher. En sorte que son témoignage ne pourra rien pour l’homme qu’elle aime. Et d’ailleurs elle n’a jamais cru sérieusement qu’il attendrait les gendarmes. Un garçon tel que lui leur échappe toujours. À cette heure même, il est loin sans doute. À moins que, tapi dans quelque retraite plus sûre, il n’invente d’autres ruses efficaces ; la justice est si facile à duper ! Et du fond de son cœur elle souhaite la mort de Mathieu.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer