Nouvelle histoire de Mouchette

« Qu’est-ce que tu fais là debout ? » dit la mère.

D’abord, Mouchette n’a rien répondu. La nuit est si épaisse qu’elle s’y sent comme derrière un mur. Il faut que la mère l’ait entendue seulement. D’habitude, pourtant, elle n’a pas l’oreille si fine.

« C’est que je ne vois guère, reprend la voix. Prends une chandelle dans le tiroir. Tu trouveras peut-être une boîte d’allumettes dans la vieille culotte de ton père. Il est parti avec son pantalon neuf. »

À la lueur de la bougie, elle distingue confusément le visage de la pauvre femme, et d’ailleurs elle n’y prête guère attention. Depuis des mois, chacun s’est habitué à son mal – la patiente exceptée, sans doute. Lorsque le père et les garçons la trouvent le matin, à l’aube, assise sur l’escabeau, vêtue seulement de sa chemise et de son jupon malgré le froid, balançant le buste d’avant en arrière, puis de gauche à droite, d’un geste monotone, comme pour endormir un nouveau-né – c’est ce mal qu’elle endort – ils ne l’interrogent plus, pas la peine ! Ils se contentent de délier eux-mêmes le fagot, en maugréant, et de faire chauffer le café. La malheureuse, gênée par leur silence, finit, en manière d’excuse, par geindre un peu, lèvres closes. On croirait qu’elle chante. Parfois, elle dit, d’un ton qui appelle une réponse : « C’est mon mauvais mal, faudrait que je demande au docteur. » À quoi ne fait écho qu’un grognement inintelligible, car les misérables ne s’intéressent guère aux maladies chroniques dans lesquelles ils reconnaissent une misère de plus, aussi fatale que les autres, à quoi les médecins ne peuvent rien.

La vieille femme a pensé comme eux jadis, elle a résisté longtemps. Aujourd’hui, elle n’est pas à bout de patience, non. Elle a peur. Cette douleur au bras, à l’épaule, elle la supporterait peut-être. La retrouver toujours, après de brefs répits, toujours si semblable à elle-même, tantôt brutale, tantôt sournoise, commence à lui inspirer une espèce d’horreur craintive, qui la ramène peu à peu à l’enfance. Oh ! elle n’espère pas du médecin grand secours ! Les médecins, comme les vétérinaires, coûtent gros et n’apportent qu’un bagage de paroles. Mais il lui semble justement que parler de son mal la soulagerait beaucoup, car les rares commères sont maintenant lasses de l’entendre, se contentant de hocher la tête d’un air gêné. Le médecin, seul, l’écouterait volontiers, un très jeune docteur qui ressemble à une fille, et qui a des mains de sage-femme, des mains blanches. Elle ne l’a d’ailleurs vu qu’une fois, chez l’épicière, qui souffrait, elle aussi, d’un mauvais mal. Depuis, quand elle s’ennuie trop, elle rêve de lui.

N’importe ! Bien qu’elle ait souvent tenu tête au père, un homme est un homme : elle n’oserait pas, selon son expression favorite, « prendre sur elle d’appeler le médecin », bien que l’ivrogne dépense chaque semaine le prix d’une visite, sans parler du temps perdu. Et l’ivrogne ne s’y trompe pas : il continue de se taire, non par méchanceté, non plus par avarice, mais par cet entêtement stupide qui lui tient lieu de réflexion, qu’il prend pour la réflexion. Et peut-être aussi parce qu’il a toujours vu les femmes souffrir sans se plaindre.

Ce ne sont pas ces traits, pourtant défigurés, qui retiennent l’attention de l’enfant, mais il y a dans la voix de la mère une tendresse incompréhensible, insolite. Les mots qu’elle prononce sont des mots très ordinaires et cependant ils ont un accent d’humble sollicitation, de prière, qui laisse Mouchette stupide, la chandelle au bout de son bras tremblant.

« Prends garde aux taches ! dit la vieille sans se fâcher. Colle la chandelle au mur. Ça fait plaisir d’y voir, que veux-tu, quand on souffre ! »

Elle essaie de s’asseoir, et aussitôt son visage se vide de sang. Une longue minute, elle se tait, mais elle paraît avoir aussi peur du silence que de la nuit.

« Viens-t’en, fait-elle en découvrant son bras nu. Ça me tient là, jusqu’au milieu de la poitrine. Tu dirais qu’en dedans, c’est de la pierre, aussi dur. Et qu’y faire ? »

Sans doute les derniers mots n’ont-ils que le sens vague d’une interjection quelconque. Pourtant Mouchette pourrait presque croire que la mère lui demande conseil. Elle essaie en vain de trouver une réponse, et se balance niaisement d’un pied sur l’autre.

« Tâche de rallumer du fagot, s’il en reste, poursuit la malade. Quand ton frère a eu sa colique, rien ne l’empêchait de braire, sinon ce cataplasme d’amidon que je lui ai mis. Fais de même. À mon idée, la chaleur est ce qu’il me faut. Prends garde seulement d’éveiller Gustave, une fois en train, tu le connais, il n’arrêterait plus. »

Mouchette s’affaire au fond de la pièce. Elle revient, tenant au bout des doigts la boîte de fer-blanc, vide.

« Y a plus d’amidon, m’man ! »

Elles se sont regardées un bon moment, et les yeux anxieux de la mère se détournent tandis qu’elle essaie d’affermir sa voix.

« Prends de la farine, dit-elle, c’est tout de même. »

De la farine ! On a dû l’acheter hier soir au commis qui passe en voiture, chaque samedi. C’est la provision de la semaine.

« Ne la brade pas quand même ! ajoute la malheureuse. Mets ce qu’il faut. Un cataplasme grand comme les deux mains, pas plus… Aïe ! Aïe ! presse-toi, petite. »

Elle a poussé encore un ou deux soupirs, puis s’est tue. La casserole est vieille, et Mouchette prend bien garde que la farine n’attache. Elle la tourne sans cesse avec un manche de bois. L’odeur de la bouillie monte à ses narines, descend jusqu’à son ventre. Dieu, qu’elle a faim ! En étalant son cataplasme sur un morceau de chiffon, elle ne peut résister à la tentation de porter à la bouche son doigt barbouillé de pâte fade.

La mère a déjà découvert sa poitrine, avance docilement le bras malade. En quelques minutes, son visage s’est décomposé d’une manière merveilleuse. La peau s’en est comme tendue sur les os, et, à chaque saillie la lueur dansante de la chandelle la fait briller ainsi qu’un masque de cire. Le nez surtout semble s’être prodigieusement allongé. Les narines pincées le font paraître pointu.

Au contact du cataplasme brûlant, elle a poussé un petit cri. Déjà Mouchette tourne le dos. Elle lui dit humblement :

« Reste là, petite. Je crois que la chaleur ne va pas me nuire, je respire mieux. Sans toi, tout à l’heure, je pourrai jamais souffler la chandelle, ma pauvre Doudou. »

Doudou ! Mouchette ne se souvient pas que sa mère l’ait plus de dix fois appelée de ce nom, et voilà bien longtemps. C’était le sobriquet préféré du grand-père, un ancien mineur du pays de Lens, qui faisait un peu honte, car nul n’ignorait dans le pays qu’il avait tiré cinq ans de travaux, là-bas, en Guyane, pour une affaire obscure, un péché de jeunesse, comme on dit.

Au retour, il se vantait d’avoir gagné sa vie dans les foires, lutteur fantaisiste, n’exhibant au seuil de la baraque qu’un torse grêle, mais décoré d’admirables tatouages en trois encres. Puis il s’était enfoncé plus bas, jusqu’au jour où la mère épouvantée l’avait vu paraître, fantôme vieilli, méconnaissable, vêtu d’une chemise et d’une culotte militaires, chaussé d’énormes souliers de même provenance, et tout son avoir dans une serviette qui portait, imprimé en lettres rouges, le nom du buffet de la gare de Dijon. Il n’était, d’ailleurs, resté que six mois chez sa fille, dévoré par une phtisie tardive, compliquée d’asthme et d’emphysème, qui faisait de sa respiration un horrible gargouillis jugé dégoûtant par tous, sauf par Mouchette, alors âgée de cinq ans. « Écoute, mon petit oiseau, Doudou ! » disait-il à la petite fille. Elle était la seule créature de la maison contre laquelle il ne proférât pas, du matin au soir, entre ses dents noires, d’ignobles injures, la plupart incompréhensibles même à son gendre, où il mêlait l’argot des bagnes au mystérieux langage professionnel des forains.

Un soir, la grande fièvre l’avait pris, et ni prières ni menaces ne l’avaient dissuadé de tenter l’effet d’un remède, à lui enseigné, disait-il, par les sauvages d’Amérique. Il était allé se glisser tout nu dans la chaude litière des vaches, chez un voisin compatissant. Au matin, il était mort.

Mouchette ne croyait pas l’avoir aimé. Elle ne l’avait pas craint non plus. Et parfois il l’avait fait rire. Même mort, étendu sur l’unique lit de la maison, héritage fabuleux rapporté des lointaines Flandres, il lui avait paru plutôt grotesque, car son visage torturé de vieux voyou, peu fait pour l’espèce de paix solennelle dans laquelle il venait d’entrer si brusquement, semblait jouer la comédie de la gravité funèbre, retenir une de ces grimaces effrayantes dont il avait le secret, que la veille encore il essayait pour lui seul, devant le morceau de glace pendu au mur… À travers la toile usée de la chemise les fameux tatouages apparaissaient vaguement. On y distinguait une tête de femme aux longs yeux fendus en amande, avec sa bouche rouge, presque ronde, qui avait la forme d’un cœur.

« Ma pauvre Doudou !… »

Elle sent tout son être épuisé par une lutte de tant d’heures frémir à cette humble caresse. Mais voilà trop longtemps qu’elle a perdu l’habitude des gestes de confiance ou d’abandon : une insurmontable méfiance donne à son visage une expression dure. Ah ! qu’elle incline seulement la tête vers le grabat, elle n’y pourrait tenir, il faudrait qu’elle jette la tête sur l’épaule de la mère, du même mouvement irrésistible qu’elle a eu tout à l’heure, en serrant le nourrisson contre sa poitrine.

« … Malheureux de ne pas savoir l’heure qu’il est, reprend la malade de sa voix lasse. Quand le vent souffle par là-bas, du côté de la mer, on n’entend plus l’horloge de l’église.

– Doit pas être loin de cinq heures, dit Mouchette. Mais le vent a dû tourner, rapport au cyclone.

– Au cyclone ? Qué cyclone ? Où que t’as vu un cyclone, ma pauvre fille ?

– Hier soir, pardi !

– Hier soir ? C’était un vent de mer ; tout au plus, un fort vent de mer. La voisine, dont c’est le jour de lessive, n’a même pas décroché ses draps. »

D’étonnement Mouchette a failli laisser tomber la bougie qu’elle essaie de faire entrer dans le goulot d’un litre vide. Et pourtant elle ne proteste pas, elle ne doute pas un moment que la mère n’ait dit vrai. Aucun des événements de la nuit où sa pauvre âme harassée ne voie une traîtrise, un mensonge. D’ailleurs les vrais souvenirs qu’elle garde du cyclone, réel ou imaginaire, sont les paroles de M. Arsène. Ah ! ce bâtiment de la douane comme entouré d’une vapeur (« pas une fumée, comprends-tu, une vapeur… ») et le toit des docks « pareil à une bête qui se gonfle, un dragon », le toit des docks « montant dans le ciel avec sa charpente » – elle n’a rien oublié ; parce que toutes ces choses-là, si difficiles à imaginer, elle les voyait plus distinctement que la flamme même de cette bougie, surgir une à une du regard de son compagnon, des profondeurs de l’ivresse…

Oh ! sans doute, à l’heure qu’il est, M. Arsène ne se souvient plus du cyclone, à peine de Mouchette… Un rêve. Elle n’a même pas été dupe d’un homme, mais d’un rêve… Dieu ! qu’au moins, à tout risque, quelqu’un connaisse son secret !

« Écoute, m’man », commence-t-elle en s’inclinant brusquement si près qu’elle sent les cheveux de la malade sur sa joue.

Malédiction ! Gustave, réveillé par la lumière, est resté un moment tranquille, accroupi, mais la couverture a fini par glisser entraînant le faible poids de son corps, et les jambes entortillées dans ses langes dérisoires, mordu par la bise qui souffle sous la porte, il pousse ce cri perçant, continu, intolérable, qui n’exprime sans doute ni plaisir ni peine, mystérieusement commandé par quelque lésion du misérable cerveau, et dont il est miraculeux que les poumons débiles puissent soutenir l’effort.

« Fais-le taire, supplie la mère d’une voix rauque, avec une véritable épouvante dans ses yeux hagards. Je peux pas l’entendre à c’t’heure, non, je ne peux point. Aïe ! Aïe ! »

Mouchette empoigne à l’aveuglette le paquet de chiffons déjà gluant. C’est vrai que le hurlement la rend folle. Elle essaie de le couvrir d’une chanson qui devient bien vite une autre clameur discordante.

« Aïe ! Aïe ! reprend la malheureuse, voilà que ça me reprend. Bon Dieu de bon Dieu ! je crois que je vas passer. Je ne respire plus. Ouvre la fenêtre ! Ouvre la fenêtre, que je te dis ! »

Mouchette s’approche du lit, sautant d’un pied sur l’autre, en brandissant son fardeau. Le visage de la mère est effrayant à voir. D’un suprême effort, la moribonde s’est assise sur son lit, pliée en deux, avançant goulûment vers le seuil encore clos des lèvres bleues.

Sans lâcher Gustave, Mouchette entrouvre la porte, puis la rabat contre le mur d’un coup de pied. La maison est orientée face au nord-ouest, et le vent humide de la côte pénètre de biais dans la pièce, avec un frémissement étrange, tel que celui d’un immense feuillage.

« Fais-le taire ! Fais-le taire ! » répète la malade d’une voix monotone.

Mais c’est en vain que Mouchette roule autour du petit corps de son frère tordu par les convulsions la seule couverture de laine, d’ailleurs trempée. Le cri ne cesse pas. Il ne s’enfle pas non plus. Si perçant qu’il paraisse, peut-être ne dépasse-t-il pas l’étroite courette, car le chien Balaud n’a même pas encore secoué sa chaîne. Il n’en met pas moins Mouchette hors d’elle-même, il remplit douloureusement sa tête. Que faire ? Elle secoue le nourrisson de droite à gauche, l’élève au-dessus de sa tête, l’appuie furieusement contre sa poitrine.

« Donne-le-moi », soupire la malade.

Mais elle le rend aussitôt, en grimaçant de douleur. Les visages des très pauvres gens, faits pour exprimer une sorte de résignation farouche, sont presque aussi malhabiles que ceux des bêtes à traduire la souffrance. Il semble à Mouchette que la bouche de sa mère est enflée. Non : c’est seulement la langue qui dépasse un peu les lèvres, et elle paraît bleue aussi.

« Remets-le sur son lit, murmure-t-elle faiblement. Quand il peut gigoter tout son soûl, des fois il se rendort. Aïe ! Aïe ! Va chercher le litre de genièvre. Je l’ai caché à l’entrée de la cave, derrière la caisse. Passer pour passer, que je passe au moins sans souffrir !

L’énervement ôte à Mouchette jusqu’au pouvoir de réfléchir à quoi que ce soit, elle obéit machinalement. Bien qu’elle ne s’en rende nullement compte, la vieille femme assume le poids de leur misère. Son bavardage, qui parfois les harassait tous, les longues bouderies, les colères bruyantes qui faisaient fuir jusqu’à l’ivrogne, ébahi par ce déluge de mots, c’était leur voix et leur silence, l’expression vigilante, jamais lasse, de leurs âmes taciturnes, le témoin du malheur commun, et de la part qu’il comporte d’humble joie. Et c’était aussi leur révolte. Sur la sinistre galère où ils ramaient ensemble, la mère était la figure de proue, face au vent, et à chaque nouvel assaut de la mer, crachant l’écume de l’embrun.

Elle reçoit la bouteille avec un profond soupir. De plus en plus éperonné par le froid, le nourrisson hurle sans trêve, et de sa niche, le chien lui répond maintenant par une plainte modulée, qui s’achève en une gamme ascendante d’abois aigus, insupportables.

Quand Mouchette revient, la mourante tient le goulot serré entre ses lèvres, et elle aspire bruyamment, maladroitement. Le liquide coule d’abord de chaque côté de sa bouche, puis il inonde le cou, la chemise. Alors seulement Mouchette s’aperçoit que la mourante a perdu connaissance. Elle rouvre d’ailleurs les yeux presque aussitôt. Son regard, déjà trouble, cherche les objets familiers, semble les reconnaître à peine, hésite à se poser. Enfin elle essaie de sourire, un sourire gêné qui fait monter un peu de sang à sa face livide.

« Je me suis bien salopée, dit-elle en tâtant des mains la couverture inondée. Une malchance que le père trouverait son genièvre répandu sur mon lit. Mais il sera trop soûl pour s’apercevoir de rien, probable. N’importe ! Arrive qu’arrive, vois-tu, Doudou, je me sens fameusement mieux. »

Elle s’est tue ensuite un long moment. Pas moyen de laisser la porte ouverte : le froid est si vif que Mouchette ne sent plus ses jambes. Elle court jusqu’à l’autre grabat, roule Gustave dans la couverture, puis elle le laisse s’étrangler de colère, le visage contre la paillasse. Le chien s’est mis à hurler franchement. Mais la mère ne donne plus aucun signe d’impatience. L’alcool a coulé dans un de ses yeux dont la paupière rougie bat convulsivement.

« Mets ton oreille contre ma poitrine, murmure-t-elle, écoute bien. Je n’entends pas mon cœur. »

Sa voix n’est qu’un souffle.

« Sûr que je vais passer, reprend-elle. Me v’là tout engourdie des jambes. C’est une misère de mourir en buvant la goutte, j’ai pourtant jamais été trop riboteuse, Dieu sait. Ma foi, tant pis ! »

Ce mot de mort a frappé Mouchette en pleine poitrine. Mais elle n’a plus vraiment le temps d’y réfléchir : le cri de Gustave est devenu un bafouillement désespéré, une espèce de râle. Elle court de nouveau jusqu’à la paillasse.

Il a la bouche pleine de paille, qu’elle extrait tant bien que mal de son index recourbé.

« Sacré petit gueulard ! » dit la mère, avec un effrayant soupir.

De son œil unique – l’autre clos – elle examine une dernière fois le nourrisson, puis se détourne.

« Rends-moi la bouteille, Doudou ! Faudrait pas, que tu dis ? Et pourquoi ? Misère de misère ! Je me serai-t-y privée toute la vie pour regarder à un pauvre moment de plaisance, alors que je vas mourir. C’est pas que mourir me fasse deuil, non. Mais, jeune ou vieille, j’ai toujours été commandée – « grogne ou grogne pas ; obéis quand même ou je cogne ! » Il en est comme ça de nous, c’est le destin. Eh bien ! jour d’aujourd’hui, ma fille, j’agis à ma convenance. »

Elle caresse distraitement la bouteille de sa main gauche, si pâle que les rides et les crevasses s’y dessinent en noir, comme dessinées à l’encre d’imprimerie, sur une feuille de papier blanc.

« Si je ne passe pas cette nuit, qui sait ? Retiens maintenant ce que je vais te dire, Mouchette. T’iras prévenir le docteur. Depuis des jours l’idée me tracasse de le voir, de lui causer, c’est des choses qu’on n’explique pas. Sans reproche, vous autres, vous ne m’avez jamais donné que du tourment. Les gens polis, vois-tu, faut pas en rire ! C’est un autre monde que nous. T’iras le trouver, hein, Mouchette ? Tu lui diras de venir vers le soir, rapport à ton père, qui serait peut-être point convenable avec lui. Hein, tu lui diras, Mouchette ?

– Oui, m’man, sûr que j’irai.

– Et toi, fait-elle encore, tâche de ne pas t’en laisser conter plus tard par des mauvais ouvriers, des ivrognes. Ils ont des manières qui plaisent aux filles. Seulement, vois-tu… Tiens, par exemple, M. Arsène. T’es encore trop jeune, tu ne peux pas comprendre, mais c’est pas une compagnie pour ton père. »

Elle tend vers la bouteille une main d’aveugle.

« Rien qu’une goulée, rien qu’une, ma pauvre Doudou… Il me semble que je suis creuse en dedans, que je ne pèse pas plus qu’un coussin de plumes… »

Elle a posé doucement, presque timidement, sa dure main contre la nuque enfantine. Veut-elle ainsi s’excuser d’une tendresse qui doit paraître insolite à la fille silencieuse dont elle n’a pu tirer aucune parole de compassion. Un instant, la petite tête obstinée résiste imperceptiblement, puis glisse tout à coup sur la poitrine maternelle, s’abandonne, avec un gémissement de fatigue, et comme au terme de son effort.

« M’man, commence-t-elle, faut que je te dise… »

La morte n’a rien entendu.

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