Nouvelle histoire de Mouchette

Ils sont rentrés à l’aube, tous fin soûls. C’est Zéphyrin, le plus jeune des frères, qui a le premier aperçu la bougie laissée par Mouchette au chevet du cadavre, et avant même d’avoir bien compris, il a retiré sa casquette. La voisine, Mme Dumay, est assise sur l’escabeau, dans l’ombre, en train de moudre le café. L’eau chante déjà dans la bouilloire. Sur sa paillasse, Mouchette, épuisée, dort à plat ventre, auprès du nourrisson vaincu.

Ils ont bu le café sans rien dire. Puis Zéphyrin est allé prévenir au village. Le père, gêné par son veston, s’est mis en manches de chemise, malgré le froid, et fume sa pipe, assis sur l’unique marche de l’abreuvoir, comme il fait le matin de chaque dimanche. Les petits yeux d’un gris sale clignent sans cesse.

« Où vas-tu, fille ?

– Chercher du lait pour Gustave. »

Il l’arrête, braquant sur elle sa pipe en terre, tandis que ses joues vernissées prennent une teinte brique. Son regard a encore le vague et la solennité de l’ivresse, mais sa bouche aux dents noires grimace un sourire plein d’embarras. Mouchette continue de l’observer en silence. Rien ne bouge dans son mince visage.

« C’était une femme courageuse », bégaie le père de sa voix rendue presque inintelligible par le sifflement de ses poumons rongés d’alcool.

Mouchette le fixe toujours, impassible. Les terreurs de cette nuit l’enveloppent encore, ainsi que d’une espèce de brouillard à travers lequel les choses et les êtres apparaissent bizarrement transformés. Il n’y a d’ailleurs aucune véritable malveillance dans le regard qui scrute avec tant d’attention la figure sans âge. C’est vrai qu’elle ne la reconnaît plus. Dépouillée pour un moment de son expression habituelle d’entêtement, touchée par le doute, une inquiétude obscure, elle ressemble à celle d’un gros marmot. Et plus le misérable s’efforce de faire face à ce témoin inattendu, jusqu’alors dédaigné, plus se décomposent ses traits incertains. Le vent rebrousse le poil sur la tête couleur de brique.

« C’est-il que t’auras bientôt fini de me regarder comme ça, prononce-t-il enfin, espèce de malapprise ? »

Mouchette s’est tout de même reculée un peu, par habitude. Et pourtant, elle ne sent nulle crainte. Elle ne cherche aucune réponse. La révolte qui commence à gronder en elle est un démon aveugle et muet. Mérite-t-elle le nom de révolte ? C’est plutôt le sentiment instantané, presque foudroyant, qu’elle tourne le dos au passé, qu’elle risque le premier pas, le pas décisif vers son destin. Il faut qu’elle fasse un grand effort pour parler. Encore ne trouvera-t-elle qu’une injure. Mais elle l’articule lentement, tristement, si tristement que le père n’a pas compris d’abord. Avant qu’il ait ouvert la bouche, sa fille repousse déjà la barrière de bois, ses galoches claquent sur les pierres de la route… Une injure, la plus grossière qu’elle connaisse, mais qui n’a pour elle, en ce moment, aucun sens, qui n’exprime que son profond, son inconscient désespoir :

« M… ! » dit-elle.

Après quoi, elle a tout de même marché un peu vite, jusqu’au sommet de la côte d’où l’on découvre la première maison du village. Pourtant l’idée de fuir les coups, hier encore si naturelle, lui paraît maintenant intolérable. Au sentiment de liberté qui vient de naître en elle ne se mêle aucune espèce de joie. Elle sait qu’il arrive trop tard, qu’il ne la sauvera pas. Mais rien ne l’arracherait de son cœur, et pour le défendre, elle ferait face.

Tout en songeant, elle jette un regard sur ses habits, hausse les épaules. Des habits, ça ! Elle a oublié son caraco, n’est vêtue que de sa chemise et de son mauvais jupon troué. Le cuir de ses galoches a pris la couleur de la rouille et elles se sont, en séchant, retroussées d’une manière grotesque. De plus, elle s’est poudré les cheveux de cendre, elle la sent craquer sous ses dents. N’importe ! il lui en coûte peu d’être sale. Et ce matin, n’était la crainte de ne pouvoir aller jusqu’au bout de sa tâche elle se roulerait volontiers exprès dans la boue, comme le bétail. Oui, à plat ventre dans la boue glacée – ce ventre qui lui fait mal, la contraint de marcher pliée en deux.

Elle a quitté la maison sans but précis. L’alcool que M. Arsène lui a fait boire reste encore là, au niveau de cette brûlure… M. Arsène ! Il doit être loin maintenant ! Elle le voit, le long d’une route imaginaire, marchant de son pas souple, un peu oblique, et peut-être une chanson sur les lèvres ? Car il n’arrête guère de chanter. Demain soir, vaille que vaille, il aura passé la frontière, et la frontière pour Mouchette est une ligne mystérieuse que les gendarmes n’oseraient pas plus franchir que les douaniers. La frontière belge !… Au-delà, un pays qu’elle voit dans sa tête, à travers les vagues souvenirs de la première enfance, un pays plat, limité seulement par le ciel, et tout grouillant d’un bétail énorme, les grandes vaches flamandes si longues qu’elles ont l’air de traîner péniblement leur train de derrière, ainsi qu’un bizarre fardeau… Un pays balayé nuit et jour par le vent qui fait ronfler les moulins – un pays libre…

Elle ne le verra jamais, elle est trop lasse. Cette colère qui ne saurait atteindre M. Arsène, voilà qu’elle la tourne maintenant contre le village sordide. Le souvenir de Madame, surtout, l’exaspère. Quel dommage de ne pouvoir lui jeter la vérité à la face, ou du moins une vérité savamment calculée, qui la mettrait hors d’elle-même, lui imposerait silence d’un seul coup : par exemple, à la leçon de morale du mardi, lorsqu’elle flétrirait devant la classe « l’acte abominable commis contre un fidèle serviteur de la loi, blessé au champ du devoir, de l’honneur… » Mais elles ne feraient toutes qu’en rire. On ne la croirait pas. Ou bien… Quoi qu’elle dise, d’ailleurs, elle ne peut maintenant que nuire au fuyard, elle est désormais hors du jeu. Pourquoi se révolter contre son sort ? Il suffit bien de le mépriser. Car son rôle n’est plus que celui d’un enfant fourvoyé parmi des hommes affrontés dans une lutte mortelle. Le crime, comme l’amour, n’accueille pas un si chétif fardeau. Le grand fleuve noir et grondant qui l’a portée un moment la rejette dédaigneusement sur la grève.

Et pourtant… pourtant elle n’en est pas moins seule à savoir, elle dispose d’un secret que les juges et les gendarmes traquent peut-être déjà sur les routes.

Dans son désespoir, c’est l’unique pensée qui la puisse encore tenir debout. Sans doute cette pensée n’est-elle pas très claire en elle : l’orgueil diabolique qui l’inspire reste mêlé de crainte. Mais pour la première fois de sa vie, la révolte demi-consciente, qui est l’expression même de sa nature, a un sens intelligible. Elle est seule, vraiment seule aujourd’hui, contre tous.

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