Nouvelle histoire de Mouchette

Au seuil de l’épicerie, la vieille Derain lui fait signe. D’ordinaire, elle ne lui témoigne, comme les autres, qu’une hostilité dédaigneuse, tempérée par la crainte des représailles, car on croit volontiers Mouchette capable de « se venger sur le bétail », crime, au village, irrémissible. Mais la nouvelle est déjà connue au village, et cette mort si soudaine enflamme les curiosités.

« Ainsi donc !… Elle a passé, ta pauvre mère, et si vite ! Paraît que tu n’as seulement pas eu le temps d’appeler la voisine : elle est arrivée trop tard. Viens prendre une goutte de café. »

Mouchette s’est arrêtée au bas du minuscule perron, tête basse, et son air plus sournois que jamais fait soupirer la patronne, qui échange avec une cliente attardée au comptoir un regard oblique.

« Entre donc, que je te dis. Pas la peine de te laisser abattre, ma fille, chacun son tour, hé ! Au moins, la malheureuse, elle ne se sera pas sentie mourir. Une rupture d’anévrisme, probable ? On lit ça tout le temps, dans les journaux. »

Visiblement, l’attitude de Mouchette inspire à l’épicière une surprise mêlée d’un vague respect. Qui aurait cru cette petite sauvage capable d’un réel chagrin ? La mère ne passait cependant pas pour patiente.

Mais Mouchette reste bien indifférente à la curiosité dont elle est l’objet. L’odeur du café chaud anéantit en elle tout sentiment et même toute pensée. Elle lui met les larmes aux yeux.

L’épicière pousse devant elle la corbeille aux croissants. Il est vrai que ce sont ceux de l’avant-veille, car le garçon boulanger ne livre que le dimanche matin, après la grand-messe. N’importe ! La main de Mouchette tremble en plongeant la rare friandise dans le bol fumant. La détente nerveuse est si forte qu’elle perd tout à fait contenance et le visage dans la buée parfumée, son petit corps ramassé sur lui-même, exactement comme celui d’un jeune chat devant une jatte de crème, elle mange et sanglote à la fois.

L’épicière glisse un quatrième croissant entre les doigts toujours tremblants. Mouchette le met machinalement dans sa poche. Elle a l’air maintenant de réfléchir, les coudes sur la table, mais elle ne songe à rien. La couleur même du comptoir de chêne clair est appétissante, comestible. La conversation à voix basse de l’épicière et de sa cliente arrive à ses oreilles ainsi que le murmure, le ronronnement de son propre sommeil. Il faut que le silence s’établisse enfin, se prolonge, pour venir à bout de ce rêve informe. Et aussitôt le regard qu’elle lève sur les deux femmes est son regard habituel de méfiance et de ruse. L’expression en est même si farouche qu’elle leur fait baisser les paupières.

La chemise de Mouchette s’est ouverte, découvre sa poitrine, et les meurtrissures y apparaissent nettement. Elles n’ont pas eu le temps de tourner au violet ; sur la peau brune, elles se dessinent en rouge sombre, la marque des ongles en rouge clair. Certes, tout le monde sait que le père a la main leste. Mais ces marques-là ont un autre sens, un sens sinistre. Sur la poitrine à peine nubile, elles ont écrit une histoire que le regard exercé des deux commères a déchiffrée d’un seul coup.

Le premier mouvement de Mouchette est de fermer le col de sa chemise. Peine perdue ! L’étoffe a plus souffert encore que la peau, et les doigts trop pressés n’ont fait qu’élargir la déchirure. Sans doute les femmes hésitent : une parole, un sourire suffiraient peut-être à détourner l’orage, mais l’enfant est bien incapable de l’une ou de l’autre. Le geste qu’elle fait achève de la trahir. Car elle s’est dressée d’un bond, d’un bond d’animal surpris. Par malheur, la chaise glisse, heurte brutalement la table, et le bol à demi plein s’écrase sur les pavés.

« Qu’est-ce qui te prend ? dit l’épicière d’une voix sifflante. Tu casses mon bol, à c’t’heure ? En voilà une sauvage ! »

La honte et la colère creusent au front de Mouchette un pli étrange. Son visage enflammé l’accuse, aussi clairement qu’aucun aveu. Elle recule obliquement vers la porte.

« Petite traînée ! fait l’épicière entre ses dents. Et j’allais la plaindre encore ! On a bien raison de dire : “Qui veut traire une chatte enragée n’a que la griffe !” »

Mouchette, d’ailleurs, ne l’entend pas : elle est déjà dans la rue, descend vers le village d’une marche saccadée, les jambes si raides que chaque pas retentit douloureusement dans son ventre. Oh ! l’épicière peut glapir d’autres injures, elle n’en a nul souci ! Une fois de plus, sa crainte et sa fureur se retournent déjà contre elle-même, c’est elle-même qu’elle hait. Pourquoi ? Quelle faute a-t-elle commise ? Hélas ! plût au ciel qu’elle en eût commis, en effet ! Quel remords vaudrait la honte qui la ronge et à laquelle sa pauvre logique ne saurait trouver aucune raison intelligible, car c’est la honte aveugle de sa chair et de son sang. Tout en marchant, elle crispe les deux mains sur la poitrine blessée, la déchire sournoisement à petits coups rageurs, comme pour tuer.

Elle arrive ainsi jusqu’à la place de l’église. Elle ne s’aperçoit pas qu’elle boite. Les deux jeunes garçons du brasseur, qui jouent devant leur porte et ne perdent jamais l’occasion de lui lancer à pleine voix, dès qu’ils l’aperçoivent, le sobriquet de « tête de rat », la contemplent de loin aujourd’hui, serrés l’un contre l’autre, en silence… La cloche tinte pour la première messe. Mouchette poursuit sa course du même pas. Le but commence seulement à lui apparaître, car elle a marché jusqu’ici comme une somnambule. Un peu au-delà des dernières maisons du village, dans le creux d’un petit chemin bordé de haies qui achève de se perdre dans les terres, se trouve la maison de M. Mathieu, une maison de briques, flanquée d’un hangar et d’un cellier, toute neuve.

Ce n’est pas la curiosité de savoir qui pousse Mouchette. Quel que soit le désordre de son esprit, elle sait très bien qu’en un jour comme celui-ci, elle pourrait apprendre de n’importe qui la vérité sur les événements de la nuit, sans risquer de se compromettre.

Aussi longtemps que la morte n’aura pas été mise en terre, elle appartient au village, à la commune rassemblée autour de sa dépouille avec une crainte presque respectueuse, une mystérieuse sollicitude. Il n’y a qu’une morte au village, comme il n’y a qu’un maire ou qu’un curé. Sa fille doit bénéficier un temps d’une sorte de privilège funèbre reconnu silencieusement par tous. Non, la force qui entraîne Mouchette vers la maison du garde Mathieu est de la même espèce que celle qui la dresse contre elle-même. Elle obéit à une loi aussi fixe, aussi implacable que celle qui régit la chute d’un corps, car un certain désespoir a son accélération propre. Rien ne l’arrêtera désormais : elle ira jusqu’au bout de son malheur.

Un fait l’étonne cependant : le village est tranquille – on dirait un matin de dimanche pareil aux autres, avec cette imperceptible rumeur joyeuse, ce bruit de ruche d’où s’élance soudain le chant vertigineux des cloches. Elle n’y a pas prêté d’abord attention, car son trouble intérieur suffit à déformer les choses. Mais elle commence à prendre peu à peu conscience de cette tranquillité si étonnante, alors que l’attentat doit être connu de tous. Elle n’y voit aucun motif d’espérance, elle l’accepte au contraire ainsi qu’un présage sinistre. C’est comme si le village déjà, secrètement ennemi, s’ouvrait devant ses pas, élargissait sournoisement autour d’elle la zone de silence traîtresse.

Elle arrive ainsi à l’entrée du chemin creux. La folle imprudence de sa démarche lui apparaît vaguement, mais il est trop tard maintenant pour reculer. Sa volonté exténuée ne saurait procéder que par défis, ainsi qu’à la limite de ses forces, une bête chassée avance sous le nez des chiens par bonds convulsifs, avant de rouler sur le côté, morte. Le courage lui manque pourtant de pousser la porte de bois qui ferme l’enclos. Cette porte est faite de lattes en bois, très larges, ne laissant entre elles qu’une fente étroite. Elle s’arrête là, hors d’haleine, le cœur battant. Ses mains trempées de sueur font sur la peinture verte un cerne d’ombre qui va s’agrandissant.

Le premier coup de la messe sonne toujours… Et soudain… M. Mathieu n’est pas mort, il n’est même pas blessé. Il vient d’apparaître à sa fenêtre, en chemise, la figure barbouillée de savon. Sans doute a-t-il observé depuis quelque temps Mouchette à travers les carreaux, car il l’appelle tout de suite, de cette voix qu’elle redoute entre toutes, qui réveille d’un seul coup ses terreurs d’enfant, la voix commune à tous les subalternes de la grande armée de la loi, une voix qui ressemble un peu à celle du guignol des ducasses, pleine d’une bonhomie féroce.

« Qu’est-ce que tu fais là, vermine ? »

Elle ne répond rien, elle n’a pas non plus le courage de fuir.

« Tu tombes bien, reprend le garde. Faut que je te parle. Arrive ici, je ne te veux pas de mal. »

Il quitte la fenêtre, reparaît à la porte dont il barre le seuil de ses larges épaules. Elle grimpe lentement le perron. Au bruit, Mme Mathieu sort de la cuisine, ses cheveux roux épars dans le dos.

« Ne la tourmente donc pas, c’te gamine. Voyons, Camille, le jour de la mort de sa mère ! »

Ô miracle ! Mouchette a continué d’avancer de son pas mécanique, et elle s’arrête juste contre le flanc de la jeune femme, son front contre le tablier bleu. C’est un geste aussi inconscient que celui du dormeur qui se retourne dans un songe. Mme Mathieu passe doucement la main sur la nuque rebelle, puis prend la petite tête entre ses deux paumes, tourne de force le visage vers le sien. Les traits de Mouchette restent si contractés, si durs, que la femme ne peut retenir un cri de surprise, presque de dégoût. Dame ! elle est la fille unique d’un employé des postes d’Amiens, elle a toujours vécu en ville, et le mot sauvage n’évoque en son esprit qu’un nègre aux dents blanches, pareil à ceux des jazz-bands, mais nu, et le nez orné d’un anneau de bronze.

« Écoute bien, dit le garde d’une voix dangereusement radoucie. Tu connais le gars Arsène ? Bon. Nous avons eu hier soir des mots ensemble, rien de grave, à propos d’un piège, une bagatelle, quoi. Il était soûl – mais soûl comme je ne l’avais jamais vu, car c’est un gaillard qui porte la goutte. Bref, on s’est un peu accroché, lui et moi, mais en dehors du service, hein ? La chose ne regarde personne. Seulement les gardes de Tiffauges l’ont arrêté ce matin, au petit jour. Ils l’accusent d’avoir dynamité la rivière sur plus de onze kilomètres, d’accord avec des messieurs de Boulogne qu’ont enlevé la marchandise dans une camionnette pépère, que la moto de la gendarmerie a chassée plus de vingt minutes sans pouvoir la rattraper.

« Naturellement Arsène leur a glissé entre les pattes, mais un garde a cru le reconnaître, un nommé Chauvet. Comme ils ont arrêté mon bonhomme pas plus de deux heures après, à quinze kilomètres de là, je me demande si pour une fois ce sacré Arsène ne ment pas. Il a dit aux gendarmes qu’il t’a rencontrée cette nuit, près du fonds Poullenc. Si c’est vrai…

– C’est vrai, dit Mouchette sur un ton de politesse insolite. Oui, m’sieu. »

Le garde éclate de rire.

« T’es pas rusée, fait-il. Avoue tout de suite que t’as vu Arsène ce matin. Il aura fait un tour chez toi, pour arranger son alibi. Sinon, pourquoi que t’es venue ? T’as pas l’habitude de me rendre visite, farceuse ! »

Plus que les paroles, l’accent gouailleur achève de déconcerter Mouchette. Elle a peu l’habitude de l’ironie et lorsqu’elle arrive à saisir quelque chose de ce langage inconnu, le mouvement de son âme n’est pas de colère, mais d’effroi.

« Ou c’est ton père qui l’a vu. Parce qu’Arsène est bien trop canaille pour t’avoir envoyée ici tout droit, dans la gueule du loup.

– Laisse-la donc, fait la femme du fond de sa cuisine. Tu vois pas que la gosse est prête à tomber faible, non ? »

De nouveau, elle avance vers l’enfant qui recule lentement jusqu’au mur, où elle s’adosse. La voix compatissante l’émeut d’une émotion toute physique, contre laquelle sa volonté ne peut rien.

« Tu perds bien ta peine, dit le garde en haussant les épaules. Je ne lui veux pas de mal, mais regarde seulement ses yeux. De vrais yeux de chat sauvage.

– J’ai vu M. Arsène cette nuit, reprend Mouchette. Vrai comme me voilà, monsieur Mathieu.

– Et où l’as-tu vu, Arsène ?

– Dans sa cabane, au bois Mourey.

– Qu’est-ce que tu faisais dans sa cabane, effrontée ?

– Je m’étais mise à l’abri, rapport au cyclo… à la pluie, quoi !

– Tu m’as tout l’air d’être devenue bien délicate pour craindre maintenant un brin de pluie.

– C’est M. Arsène qui m’a emmenée », fait-elle après un silence.

Et elle se tait aussitôt, car elle a surpris entre ses cils mi-clos le regard que viennent d’échanger Mathieu et sa femme. Le sang remonte à ses joues.

« Et d’où venais-tu quand il t’a emmenée ? Tâche de ne pas mentir.

– De l’école.

– De l’école ? Tu vas donc à l’école la nuit, petite rusée ?

– Ça n’était pas encore la nuit, reprend Mouchette, d’une voix qui se brise. Je m’étais mise à l’abri dans le bois. Et lui, M. Arsène, il venait de Surville, la preuve, c’est qu’il m’a dit…

– Qu’est-ce qu’il a bien pu te dire ? Il était hors de son bon sens à ce moment-là. Soûl quoi – soûl perdu !

– Non, monsieur, il marchait droit.

– Idiote ! Tu ne sais donc pas que la goutte le rend comme fou ? Justement, il ne marche jamais plus droit lorsqu’il a son litre de genièvre dans le ventre, droit comme le curé à la procession de la Fête-Dieu. Enfin, qu’est-ce qu’il t’a dit ?

– Il m’a dit que vous vous étiez empoignés vous deux à cause d’un piège. Et que, sans vous manquer, monsieur Mathieu, vous, vous étiez soûl aussi.

– Cré garce ! fait le garde en s’efforçant de rire. Allons, continue, n’aie pas peur. Tu sors de l’école, tu t’abrites dans la cabane d’Arsène, la pluie cesse vers minuit. Après t’es rentrée chez toi, je suppose ? Même si tu ne racontes pas de menteries, qu’est-ce qui empêchait Arsène d’aller du côté de Tiffauges voir se lever le soleil, hein ? Les gendarmes n’en demandent pas plus.

– Je suis rentrée qu’au petit jour à la maison, monsieur Mathieu. Je suis restée presque toute la nuit. »

Sa langue est si rêche que la fin de la phrase se perd dans un chuintement incompréhensible. Elle oublie que le crime du braconnier est un crime imaginaire, sans plus de réalité que le cyclone, qu’il ne s’agit plus désormais que d’une affaire banale, un de ces délits de braconnage pour lesquels le beau réfractaire a comparu devant tous les tribunaux de la province.

« La nuit ? T’as passé la nuit dans la cabane d’Arsène. Ben, ma gosse, pour une fille de ton âge, tu m’as l’air de ne pas trop connaître la valeur des mots. Toute la nuit, ben, farceuse ! »

Il cesse de rire, parce que sa femme vient de poser un doigt sur ses lèvres.

« Tais-toi donc, dit-elle. Tu n’as pas plus de malice qu’il faut, toi de même ! »

Elle s’approche brusquement de Mouchette, la prend par la taille et, comme elle est beaucoup plus grande que l’enfant, il lui faut plier les genoux pour que leurs deux visages se fassent face.

« Je l’aurais parié, fait-elle. Sens toi-même, Mathieu. La pauvre gosse empeste encore le genièvre. Le voyou l’aura soûlée, sûr ! »

Mais Mouchette a déjà fait un bond en arrière.

« Avoue donc, reprend la jeune femme d’une voix douce. Les hommes sont bêtes. Rien qu’à te voir entrer tout à l’heure, j’ai deviné que tu n’avais pas dormi cette nuit chez toi, tes cheveux sont encore pleins d’aiguilles de pin. Et quant à l’alcool, pas même besoin de te flairer, tes yeux n’ont pas eu le temps de se mettre d’aplomb. Moi, j’ai toujours cru que tu disais la vérité. Seulement, tu ne la dis pas tout entière. Va-t’en, Mathieu, laisse-nous.

– Ne vous en allez pas, monsieur Mathieu ! »

Le cri s’est échappé des lèvres de Mouchette, elle ne le comprend pas, il n’exprime que sa terreur de rester sans témoin face à cette femme dont la pitié vient d’éveiller en elle cette pudeur secrète qu’une femme n’éprouve réellement qu’en présence d’une autre femme, sentiment dont la violence sauvage, d’ailleurs rarement observable, a quelque chose de sacré.

M. Mathieu, qui se dirige déjà vers la porte, s’est retourné. Si grossier que soit le garde, un tel accent l’a saisi. Il observe Mouchette, les joues écarlates, avec un embarras visible. L’enfant ne peut plus s’enfuir : le bond qu’elle a fait l’a éloignée de la porte, sur laquelle, de biais, elle glisse un regard désespéré. Sa tête rejetée en arrière découvre son cou si mince, où l’artère bat violemment, comme un cœur.

« Laisse-la partir, dit le garde à voix basse. Tu vas la rendre enragée. Remarque comme ses mains tremblent.

– Parle à ton aise. Ça me fait brûler le sang, moi, de penser qu’une brute… Allons donc ! tu ne lui ferais pas grâce d’un malheureux levraut pris à la goulée de son chien, et tu ne t’occuperais pas de savoir si oui ou non il a soûlé cette jeunesse pour…

– Tu dis des sottises. Est-ce que ça me regarde, moi, des cochonneries pareilles ? Au lieu que les levrauts, c’est mon affaire. Après tout, les gendarmes savent leur métier, je suppose ? Le père n’aura qu’à porter plainte.

– Un père ? T’appelles ça un père, grand innocent ? Il la vendrait pour une tournée de vieux rhum, sa fille ! Écoute-moi bien, Mouchette. Aujourd’hui, ça me ferait trop mal au cœur de t’interroger, t’as les nerfs à bout. Mais si tu reviens demain me voir, parole d’honnête femme, t’auras une pièce de dix francs pour ta peine, et tu me répondras si ça te chante, je ne forcerai pas ton caractère, t’es libre. »

Le visage de Mouchette ne trahit d’abord aucun sentiment, affecte une indifférence profonde. La vérité est qu’elle s’efforce de se rapprocher insensiblement de la porte. Et pour mieux dissimuler son dessein, elle ne tressaille même pas lorsque la main de son interlocuteur effleure presque tendrement sa joue. De ces propos, d’ailleurs, elle n’a retenu que la nouvelle menace suspendue sur M. Arsène.

Tout ce que des générations de misérables ont amassé en son cœur de révolte irraisonnée, animale, remonte à sa bouche, au sens exact du terme, car il lui semble que sa langue remue, au lieu de salive, une bouillie âcre et brûlante, à l’odeur de bile. Lorsqu’elle atteignit le seuil, lorsqu’elle sentit sur son front, sur ses joues, sur tout son corps presque nu sous la robe légère, l’air glacé, la parole lui fut brusquement rendue. Il ne lui vint d’ailleurs aux lèvres qu’une bravade au lieu d’une injure, mais injure ou bravade, qu’importe ? La plus insignifiante parole n’en ferait pas moins ce grand choc dans sa poitrine, car elle se sent comme enveloppée de silence. Avant même que de les entendre, elle sent vibrer chaque syllabe au fond de sa gorge, ainsi que dans une cloche d’airain.

« M. Arsène est mon amant, dit-elle avec une ridicule emphase. Interrogez-le si vous voulez : il vous répondra. »

Elle descend les marches d’un bond, mais se reprend au bas du perron, traverse le chemin creux lentement, posément, attentive à poser ses galoches trop grandes au creux de l’ornière, afin de ne pas glisser. Bien que ses oreilles tintent de plus en plus, si fort même que la tête lui tourne, qu’elle garde difficilement l’équilibre, elle entend la voix du garde, derrière la porte refermée :

« Tu ne voudrais pas que je coure après elle, non ? Si le cœur t’en dit, tu parleras demain à M. le maire. »

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