Nouvelle histoire de Mouchette

C’est en traversant de nouveau le village que l’idée lui est venue. Jusqu’à la maison Dardelle, personne n’avait paru la remarquer. L’heure qui précède la grand-messe est, comme jadis, une heure de recueillement. Il faut des siècles pour changer le rythme de la vie dans un village français. « Les gens se préparent », dit-on, pour expliquer la solitude de la grande rue, son silence. Se préparer à quoi ? Car personne ne va plus à la grand-messe. N’importe. À neuf heures, le père n’en passe pas moins sa chemise au plastron raide, en jurant le nom de Dieu, la tête enfouie sous la toile qui se déploie avec des craquements bizarres. Et la mère, qui épluche les légumes pour la soupe, a posé soigneusement sur le lit sa jupe de laine noire à grands plis et ses bas.

La maison Dardelle, appelée ainsi du nom de son ancien propriétaire, est occupée depuis dix ans par une ancienne servante du marquis de Clampains. Vieille et percluse au point de ne marcher qu’avec deux cannes d’ébène à béquille d’argent, don du défunt marquis, elle visite les malades et surtout veille les morts.

Dès que retentit le glas – elle le sonne parfois elle-même, à la plus petite des trois cloches, les béquilles posées à terre et son maigre corps plus léger que celui d’un enfant, balancé imperceptiblement au bout de la corde – la famille du défunt guette aux carreaux la mince silhouette, qui ne se fait jamais attendre longtemps. Indifférente au sourd murmure qui l’accueille, la vieille s’avance vers le lit funèbre et chacun remarque qu’elle tient les paupières baissées, comme si elle ménageait ses forces ou son plaisir.

Après un signe de croix, elle s’en va poser dans un coin son gros sac de drap qui contient la bouteille de café noir rehaussé d’une goutte de rhum, la chaufferette de cuivre avec la provision de briquettes et la tranche de pain beurré roulée dans un mouchoir bien blanc. Alors seulement elle consent à s’asseoir au coin du foyer, pose des questions, toujours les mêmes, auxquelles il lui arrive souvent de répondre, si bien que les plus bavardes, les plus pressées de confier à un témoin si compétent les détails macabres qu’elles ont recueillis les premières, écoutent avec une espèce de terreur l’étrange monologue de cette vieille au doux sourire, aux yeux d’un bleu fané. Elle reste ainsi, bavardant ou somnolant, choie les petits, auxquels elle distribue des caramels égarés au fond des larges poches de sa robe, et si poisseux qu’avant de les donner elle les nettoie parfois d’un coup de langue.

Jusqu’au soir à peine semble-t-elle se douter de la présence du cadavre, autour duquel s’empressent visiteurs et visiteuses. Mais lorsque la nuit est tout à fait tombée, que les voisines elles-mêmes quittent une à une la chambre funèbre et que la famille gênée s’assemble autour de la soupière avec de brefs, profonds et naïfs soupirs (« Que voulez-vous ? Il faut bien nous soutenir un peu les nerfs, pas vrai ? »), elle se lève sans bruit, s’approche à pas menus. Les regards se détournent tandis qu’elle traverse la pièce, s’enfonce dans l’ombre, son mince corps bizarrement secoué sur les deux cannes silencieuses (l’extrémité en est protégée par une cartouche de gomme) ainsi qu’un minuscule navire balancé par la houle.

Des heures et des heures, elle restera au chevet du mort qu’elle couve de son regard attentif. Pas un pli du drap qui puisse échapper à sa vigilance, qu’elle n’efface soigneusement du bout de ses doigts décharnés dont les ongles démesurés grincent sur la toile. Pas une mouche vagabonde qu’elle n’écarte inlassablement du visage sur lequel, dès la première minute de la veillée, elle a étendu un mouchoir blanc – toujours le même, un peu jauni par tant de lessives. Bien qu’elle passe volontiers pour dévote (elle remplit parfois bénévolement les fonctions de sacristine), il ne semble pas qu’elle prie, du moins ne voit-on jamais remuer ses lèvres, crispées dans une grimace d’attention. Mais rien ne saurait l’arracher à sa faction mystérieuse, ni la distraire d’une contemplation dont elle a le secret.

Si le cierge funéraire est placé trop loin, elle ne manque pas de le rapprocher, jusqu’à ce qu’il éclaire en plein la face de pierre, le sombre compagnon absorbé lui-même dans une réflexion insondable. L’opinion générale est qu’elle sommeille, les yeux grands ouverts, comme il arrive, dit-on, à beaucoup de vieilles de sa sorte. Il est vrai, qu’au cours de la nuit, elle répond rarement à qui l’interroge, et cependant nul n’ose répéter deux fois la question posée en face de ces prunelles pâles où bouge la petite flamme du cierge. Ils craindraient d’éveiller peut-être â la fois le mort et sa gardienne.

Lorsque les coqs se répondent, que le cierge commence à pâlir, elle se fait plus petite encore au fond de son grand fauteuil. Parfois même, elle pose ses maigres coudes sur le bord du lit, s’absorbe dans une contemplation dernière, comme si la lueur grise de l’aube allait lui découvrir ce qu’elle cherche en vain depuis tant d’années. Peu à peu, la maison s’éveille, les portes des étables battent, le bétail s’ébroue en secouant ses chaînes, les gens qui parlaient encore à voix basse reprennent le ton des jours ordinaires, dissimulent à peine leur joie du matin, cette joie si puissante au cœur des paysans. Alors seulement elle feint de dormir, le menton penché sur la poitrine, les mains dissimulées sous le fichu de laine. Elle ne se lève qu’au grand jour, dans le joyeux tumulte du premier repas. Son visage blême trahit une fatigue que les gens ne connaissent guère, qui n’est point celle des muscles, ni même d’une nuit insomnieuse. Mais ce sont surtout les yeux dont ils soutiennent avec embarras le regard terne, si usé qu’il ressemble à celui d’un aveugle. Elle semble ne pas remarquer leur gêne, accepte un bol de café, qu’elle avale debout, le dos au mur, partage le reste de ses provisions aux enfants qui partent pour l’école et s’éloigne, dans la lumière revenue, disparaît au tournant de la route fraîche, dorée par l’aurore, laissant derrière elle un sillage étrange. Son chat l’attend là-bas, sur le seuil.

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