Nouvelle histoire de Mouchette

C’est une ancienne carrière de sable fin, abandonnée depuis longtemps. Ouverte presque au pied des collines, l’eau s’y est infiltrée peu à peu. Chaque hiver, la source, dissimulée sous les galets millénaires que les travaux ont mis à jour, recommence à couler sournoisement et, par vingt rigoles, descend la pente douce, gagne la plaine où, avant de se perdre dans le ruisseau Planquet, elle forme un minuscule étang, si clair, avec son fond de graviers blancs et roses, que les têtards le dédaignent.

Les compagnes de Mouchette y donnent rendez-vous aux garçons. Mais en cette matinée de dimanche la solitude est complète. Pour plus de sûreté, elle escalade un vieux remblai. Les éboulements successifs ont creusé là une sorte de grotte, réduit peu sûr, dont l’entrée est interdite par un écriteau que la malice des garçons a bariolé de dessins obscènes et qui, au clair de lune, allongé par son ombre, dessine une croix sur la paroi blafarde.

De ce lieu élevé, Mouchette peut voir la vallée où se tapit son hameau. Une mince colonne de fumée monte vers le ciel. L’odeur de sable mouillé vient jusqu’à elle, si différente des autres relents de la terre auxquels son odorat est habitué. Cela sent le mortier frais, la maison neuve et aussi le sel et l’embrun. Que de fois elle a oublié ici, par des matinées semblables, la tiédeur écœurante de la bicoque de torchis, qu’elle retrouve pourtant chaque soir avec une résignation semblable à celle d’une bête harassée, non pas sans un secret plaisir. Car le seul véritable repos qu’ait jamais connu, parmi des êtres qu’il déteste ou qu’il méprise, son cœur sauvage, c’est le dégoût. Incapable de justifier par des raisons la révolte de sa nature, son refus à peine conscient, elle se venge ainsi à sa manière de son incompréhensible solitude, comme à la limite de la fatigue, il arrive qu’elle se couche exprès à la place la plus boueuse de la route.

Elle savourait maintenant ce dégoût avec une lucidité qu’elle n’avait jamais connue, qui lui paraissait merveilleuse. La vieille sacristine a dit les paroles qu’il fallait, les seules qui pussent attendrir Mouchette sur elle-même ! Ce qu’une fille des faubourgs à l’imagination ensemencée par les feuilletons et le cinéma fait si aisément, Mouchette s’y exerce maintenant avec une maladresse poignante. Il lui faut un effort immense pour seulement comprendre qu’elle doit à sa déception d’amour une sorte de promotion mystérieuse, qu’elle est entrée ainsi du coup dans le monde romanesque à peine entrevu au cours de quelques lectures, qu’elle appartient désormais à ce peuple privilégié où les cœurs sensibles vont chercher, ainsi que l’amateur dans son vivier la truite la plus brillante, une belle proie pour leur pitié.

Oui, la vieille a dit ce qu’il fallait. La merveille est qu’elle ait réussi à lui arracher son secret. Par quel sortilège ? Car des paroles n’eussent pas suffi à distendre ce cœur crispé, ouvrir la source des larmes. D’ailleurs, Mouchette ne se souvient d’aucune.

Le mot de mort a seulement retenti à ses oreilles comme si elle l’entendait pour la première fois. Hier encore il était vide, noir. Il ne lui inspirait qu’une crainte vague, indéterminée, passive, et si elle évitait ordinairement de le prononcer, c’était moins par scrupule superstitieux que par indifférence cruelle envers les victimes. D’ailleurs le mot de vieillesse et celui de mort lui paraissent encore, comme au temps de sa première enfance, deux termes presque synonymes, les deux faces d’un même événement.

Et aujourd’hui voilà qu’elle songeait à sa propre mort, le cœur serré non par l’angoisse, mais par l’émoi d’une découverte prodigieuse, l’imminente révélation d’un secret, ce même secret que lui avait refusé l’amour. Et, certes, l’idée qu’elle se faisait de cet événement mystérieux restait puérile, mais l’image qui la laissait la veille insensible, l’enivrait maintenant d’une tendresse poignante. Ainsi un visage familier nous apparaît dans la lumière du désir, et nous savons tout à coup que depuis longtemps il nous était plus cher que la vie.

Le léger paquet restait posé à ses pieds sur le sable. Elle essaie vainement de se représenter le visage de la morte, tandis qu’elle retire une à une les épingles rouillées par le temps. La relique est maintenant étendue sur ses genoux presque aussi légère, inconsistante que le fantôme qu’elle évoque. La robe de mousseline glisse sous ses doigts. Comme sa main brune paraît noire à travers l’étoffe impalpable ! Quelques secondes elle regarde cette main avec étonnement, puis avec dégoût, puis avec une sorte de terreur.

C’est à ce moment, et pour ce motif futile que la pitié qu’elle commençait de ressentir pour elle-même se dissipa d’un seul coup. On croit généralement que l’acte du suicide est un acte semblable aux autres, c’est-à-dire le dernier maillon d’une longue chaîne de réflexions ou du moins d’images, la conclusion d’un débat suprême entre l’instinct vital et un autre instinct, plus mystérieux, de renoncement, de refus. Il n’en est pas ainsi, cependant. Si l’on excepte certaines formes d’obsessions qui ne relèvent que de l’aliéniste, le geste suicidaire reste un phénomène inexplicable d’une soudaineté effrayante, qui fait penser à ces décompositions chimiques sur lesquelles la science à la mode, encore balbutiante, ne fournit que des hypothèses absurdes ou contradictoires.

Cette main brune aux ongles encore pleins de terre, était là, sous ses yeux, déjà ridée, déjà flétrie, et pourtant si puérile encore au bout du poignet grêle. La paume à demi ouverte, les doigts repliés, elle semblait morte. Et, un instant, Mouchette la vit morte en effet, telle quelle, dans la terre noire. Elle se mit à haïr cette main comme si elle ne lui eût pas appartenu, comme une chose étrange et détestable.

Le pouce en était un peu déformé par un abcès, et la cicatrice apparaissait d’un blanc livide. Ainsi ce pouce ressemblait à celui de son père, élargi en spatule, presque monstrueux avec son ongle énorme et bombé. Du moins son imagination enflammée les confondait l’un et l’autre. Une pareille main était de celles qui portent le signe du malheur. Elle ne lui rappelait que des humiliations sans nombre. Que de fois Madame l’avait montrée à toute la classe, élevée au-dessus du pupitre directorial – cette main malpropre qui, défiant les principes les plus élémentaires de l’hygiène, dispersait les germes des plus mortelles maladies ! Celles que Mouchette avait vues quelques heures auparavant, croisées sur la poitrine creuse de sa mère, étaient aussi sûrement de la même espèce maudite. Plus maudite encore, puisqu’elles avaient travaillé en vain tant d’années !

La morte n’était pas tendre et Mouchette n’avait reçu de ces vieilles mains que peu de caresses. Étaient-ce seulement des caresses ? Jadis, peut-être ? Mais de sa petite enfance, elle ne se souvenait guère, car ainsi que tous les êtres nés sous le signe du rêve, ses premières années n’étaient au fond de sa mémoire qu’un paysage de brume qui ne se révélerait que plus tard, beaucoup plus tard, au seuil de la vieillesse ou peut-être à l’heure de la mort. Chez la plupart des filles de son espèce, la vie ne commence réellement qu’avec l’éveil des sens. Ç’avait été aussi pour Mouchette le temps des pires taloches, car le vieux avait sur ces choses la cruelle perspicacité particulière aux rustres.

En de telles conjonctures, il arrive sans doute à des filles non moins misérables de trouver hors de l’abject foyer quelque tendresse, ne serait-ce que l’équivoque camaraderie d’une amie de leur âge. Mais, chaque fois que l’occasion s’en était proposée à Mouchette, elle l’avait repoussée d’instinct, presque malgré elle, par un de ces mouvements de défense qui lui paraissaient d’ailleurs absurdes, car le principe en était au plus profond de son âme, et elle n’aurait su le justifier. D’ailleurs, l’expression un peu sournoise de son visage, son regard à la fois insolent et craintif n’attiraient guère la sympathie. Bref, hasard et malchance, Mouchette eût volontiers convenu avec elle-même n’avoir jamais connu la douceur d’une caresse, d’une vraie caresse. Une fois pourtant…

C’était à la ducasse de Trémières. Elle avait porté à l’estaminet Dumont la pêche du vieux, un panier d’anguilles. Une grande fille blonde, l’ayant heurtée par mégarde, était revenue brusquement vers elle et lui avait demandé son nom sans obtenir de réponse. Alors elle avait posé contre sa joue une main douce et distraite. Mouchette n’avait prêté d’abord que peu d’attention à cette bagatelle. Jusqu’au soir, le souvenir même lui en avait paru pénible, elle s’était efforcée de le chasser. Il lui était revenu tout à coup, transfiguré, méconnaissable avec la lueur de l’aube sur le mauvais matelas que Mme Dumont, les soirs de presse, disposait dans un petit couloir encombré de bidons vides et de bouteilles, mêlant l’odeur aigre du vin à la fade et grasse puanteur du pétrole. Comment, par quel miracle, tandis qu’à moitié endormie, elle reposait sa face sur son bras replié, crut-elle sentir l’imperceptible parfum de la main tiède, et cette main elle-même si réelle, si proche, si vivante qu’avant de réfléchir elle avait jeté la tête en avant, fronçant ses lèvres pour un baiser ?

Elle avait dix ans alors, et déjà son cœur s’était assez endurci pour qu’elle surmontât vite cette mystérieuse faiblesse. Jusqu’à la rencontre fortuite du beau braconnier, elle n’avait jamais réussi à vaincre la révolte incompréhensible qui, après un bref et vain élan, la rendait à sa sauvage solitude. Mais comme il arrive qu’une lésion profonde des nerfs fait circuler la douleur le long des rameaux invisibles et ne la laisse éclater qu’à un point si éloigné de la blessure que le chirurgien s’y trompe, alors que le souvenir de l’inconnue et de sa caresse s’était presque effacé de sa mémoire. Mouchette commença de regarder les mains avec une curiosité singulière, un dégoût secret.

Toujours intimidée par le regard – celui de Madame la faisait rougir jusqu’aux yeux – elle avait découvert la prodigieuse faculté d’expression des mains humaines, mille fois plus révélatrices que les yeux, car elles ne sont guère habiles à mentir, se laissent surprendre à chaque minute occupées qu’elles sont de mille soins matériels, tandis que le regard, guetteur infatigable, veille au créneau des paupières… Les mains du père, d’abord, posées sur les genoux, chaque soir, immobiles, presque terribles à la lueur de l’unique lampe qui fait danser les ombres, avec un poignet dont l’os semble prêt à trouer la peau, et cette touffe de poils à chaque jointure des doigts énormes. Les mains du grand-père aussi, qu’elle a vues croisées sur le ventre. au fond de la pièce, un jour d’été, persiennes closes, dans une brume de mouches invisibles… Les mains de ses jeunes frères, si vite devenues des mains d’ouvriers, des mains d’hommes. Et encore les mains des fermières qui sentent le lait aigre, la pâtée des veaux et des porcs. Celles de Madame, bien plus petites, le bout des doigts piqués de points noirs par l’aiguille… Mains laborieuses, mains ménagères, que le repos rend ridicules. Et de ce ridicule, les pauvres ont quelque conscience, car ils dérobent volontiers au regard leurs mains oisives. On dit de l’ouvrier endimanché « qu’il ne sait que faire de ses mains », raillerie cruelle, puisqu’il ne doit le pain de chaque jour qu’au travail de ces servantes.

Un des pans de l’étoffe légère usée par le temps reste pris sous la galoche de Mouchette, et la brusque secousse la déchire de haut en bas. C’est que la trame en est devenue aussi fragile qu’une toile d’araignée. Un instant, la pauvre fille essaie de dégager ses mains, mais la mousseline soyeuse, presque impalpable, s’accroche à la robe grossière, achève de s’en aller par lambeaux.

Fut-ce à ce moment que Mouchette subit le deuxième assaut de la force obscure qui venait de s’éveiller au plus profond, au plus secret de sa chair ? Il fut si violent qu’elle se mit à piétiner sur l’étroite plate-forme en gémissant, ainsi qu’une bête prise au piège. La pensée de la mort n’achevait pourtant pas de se former, le regard qu’elle fixait malgré elle sur la mare qui miroitait sous ses pieds restait vague. Elle ne voulait pas mourir. C’était plutôt comme une sorte de honte inexplicable, une timidité mystérieuse, celle qui saisit tout à coup certains nerveux, non à l’approche d’inconnus, mais parmi des amis familiers, en pleine conversation, avec la brutalité d’une crise épileptique, traçant autour d’eux un cercle invisible de silence et de solitude où l’on croit les voir tourner, affolés ainsi que le scorpion cerné par les flammes.

Pas une seconde la pensée de Mouchette ne se porta vers l’homme dont elle avait subi l’étreinte, partagé toute une nuit le puéril et grossier cauchemar. En un tel moment, la colère eut pu lui tenir lieu d’espoir, car de telles passions ne vont pas sans un obscur souhait de revanche. Mais son imagination violente, toute sensuelle, n’était jamais allée beaucoup au-delà du présent et à cette minute solennelle l’avenir était plus que jamais un mot vide de sens. Le « à quoi bon ? », la question terrible, inexorable, à laquelle nul homme réellement n’a pu répondre et qui a décidé du salut de quelques rares héros par un miracle de grâce, car elle se retourne d’ordinaire contre celui qui le prononce, symbole de l’antique serpent, ou peut-être ce serpent lui-même, n’arriva pas jusqu’à ses lèvres. Elle se posait au-dedans d’elle, informulée, ainsi qu’une mine qui éclate dans l’eau profonde, et dont l’oreille n’a perçu que le sourd grondement, alors que la houle irrésistible monte déjà de l’abîme muet. La même force de mort, issue de l’enfer, la haine vigilante et caressante qui prodigue aux riches et aux puissants les mille ressources de ses diaboliques séductions, ne peut guère s’emparer que par surprise du misérable, marqué du signe sacré de la misère. Il faut qu’elle se contente de l’épier, jour après jour, avec une attention effrayante, et sans doute une terreur secrète. Mais la brèche à peine ouverte du désespoir dans ces âmes simples, il n’est sans doute d’autre ressource à leur ignorance que le suicide, le suicide du misérable, si pareil à celui de l’enfant.

Un lambeau de mousseline pendait hors de la plate-forme dans l’air immobile.

Le regard de Mouchette ne quittait plus maintenant le minuscule étang solitaire. Frappée de biais par la lumière, ou touchée par l’ombre, la surface en paraissait tour à tour terne ou moirée.

Une minute, l’instinct de la malheureuse l’avertit du danger et elle commença de descendre la pente, tête basse, cherchant vainement à rassembler les images éparses, incohérentes, pareilles à un tourbillon de feuilles mortes. Ce trouble, cette confusion, cette stupeur de la conscience, comme engourdie par l’afflux du sang trop lourd qu’elle sentait battre à chaque coude de ses artères, elle ne l’ignorait pas sans doute. Mais c’était aujourd’hui l’engourdissement qui précède le sommeil après l’accès de la fièvre, lorsque s’ouvrent les écluses de la sueur. Elle ne savait pas quel sommeil.

Tournant le dos à la mare, elle leva les yeux vers le paysage familier avec le vague souhait d’y trouver une défense, un appui. Et déjà elle laissait reposer son regard sur la route qui, contournant le bois, plonge brusquement dans la vallée, suspendue entre ciel et terre. C’était là le chemin qu’elle avait pris tant de fois, les dimanches d’automne, le long des haies pleines de mûres… Les larmes lui vinrent aux yeux. Du moins elle en sentit la brûlure sous ses paupières. Mais, à l’instant même, les fers d’un cheval sonnèrent sur la route de Mézargues, et presque aussitôt la lourde jument du père Ménétrier apparut au haut de la pente. L’homme et la bête étaient tout proches, si proches qu’elle entendait le vieux grommeler à part lui, selon son habitude, car il souffrait d’un catarrhe.

Le premier mouvement de la fille fut de fuir, mais ses jambes étaient de plomb. À mesure que s’avançait le promeneur (la courbe du chemin le rapprochant d’elle), le cœur de Mouchette battait à se rompre, ainsi que celui du joueur qui épie entre les doigts du donneur la carte qui va décider de sa vie. Un moment, elle surprit le regard du vieux tourné vers elle, aussi indifférent que celui de la bête. Elle eût voulu crier, appeler, courir au-devant de ce grotesque sauveur. Mais il s’éloigna de son pas pesant, et aussitôt Mouchette crut voir son image falote glisser avec une rapidité prodigieuse comme aspirée par le vide. Elle la suivit une seconde dans sa course vertigineuse. L’être dont les muscles obéissaient encore à sa volonté, son propre corps, n’était lui-même guère plus qu’un fantôme.

Le geste du suicide n’épouvante réellement que ceux qui ne sont point tentés de l’accomplir, ne le seront sans doute jamais, car le noir abîme n’accueille que les prédestinés. Celui qui déjà dispose de la volonté meurtrière l’ignore encore, ne s’en avisera qu’au dernier moment. La dernière lueur de conscience du suicidé, s’il n’est pas un dément, doit être celle de la stupeur, d’un étonnement désespéré. À l’exception des fous justiciables d’une autre loi plus obscure, personne ne tente deux fois de se tuer.

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