Nouvelle histoire de Mouchette

Mouchette ne prend pas la peine de dégringoler le talus. Elle se glisse sous la haie, laisse une mèche de son fichu de laine au fil de fer barbelé, s’engage à travers les pâturages dont la pente insensible la conduira jusqu’au bois de Manerville. Ce bois n’est d’ailleurs qu’un taillis de quelques hectares, au sol pauvre et sableux, grouillant de lapins mal nourris, à peine plus gros que des rats. Le hameau de Saint Venant, qu’elle habite, se trouve sur l’autre lisière, un minuscule hameau de quelques feux, dernier reste d’un immense domaine morcelé dix ans plus tôt par un marchand de biens juif, venu des Ardennes. La maison de Mouchette est à l’écart, perdue dans le taillis, sur le bord d’une mare croupissante. Les murs de torchis, crevés par les gelées, cèdent de toutes parts, la charpente de poutres volées çà et là, s’effondre. Le père, aux premiers froids, se contente de boucher les trous avec des fagots.

Lorsque Mouchette atteint le bois, le vent grossit toujours, la pluie tombe par courtes rafales, qui font crépiter le bois mort. L’ombre est maintenant si épaisse qu’on ne distingue plus le sol. L’averse roule, avec un bruit de grêle.

Courageusement, Mouchette relève sa pauvre jupe par-dessus sa tête, et commence à courir le plus vite qu’elle peut. Malheureusement, le sol, miné par les rongeurs, s’écroule sous elle presque à chaque pas, et si elle longe le taillis, là où les racines entrelacées font le terrain plus ferme, elle reçoit en plein visage la féroce gifle des branches trempées, souples comme des verges. L’une d’elles accroche son fichu. Elle se jette en avant pour le retrouver, bute contre une souche, s’étale de tout son long. Maudit fichu ! Ce n’est pas un fichu neuf, non ! Mais il passe de l’un à l’autre selon les besoins. Même le père l’emporte parfois, roulé autour de sa tête défigurée par l’enflure lorsqu’il souffre de ses terribles rages de dents. Par quel miracle pourrait passer inaperçue la disparition d’un objet si précieux que tous ont l’habitude de voir pendu chaque jour au même clou ? Dieu ! quelle raclée dont le dos déjà lui cuit !

Le crépitement de l’averse redouble et il s’y mêle à présent l’immense chuintement du sol saturé, les brefs hoquets de l’ornière qui s’effondre et parfois, sous quelque dalle invisible, le bouillonnement de l’eau pressée par la pierre, son sanglot de cristal.

Désespérément, Mouchette va et revient au plus profond du taillis. À la fin, elle doit foncer, tête basse, droit devant elle. Sa jupe trempée colle à ses genoux : elle doit presque à chaque pas tirer des deux mains sur la tige de ses galoches embourbées. Malédiction ! Comme elle s’arrache du sol pour sauter une flaque de boue dont elle ne peut exactement calculer la largeur, le sol se referme sur l’un des souliers avec un affreux bruit de gueule qui lape. Mouchette roule au fond du fossé, fait quelques pas au hasard, se redresse étourdie, incapable de retrouver sa route, et sautille en pleurant de rage, tenant dans la main son pied nu.

De guerre lasse, elle s’assoit, ivre de froid et de fatigue. Le pis est qu’après tant de détours, elle n’espère plus s’orienter. En vain, pour mieux écouter, s’applique-t-elle à fermer les yeux. Depuis longtemps le marteau du forgeron a cessé de frapper sur l’enclume, et d’ailleurs, la tempête fait rage, les baliveaux vibrent comme des cordes. À peine entend-on parfois l’aboiement lointain d’un chien, aussitôt emporté par le vent. Ce chemin qu’elle vient d’atteindre n’est qu’un des innombrables sentiers tracés peu à peu, chaque hiver, par les vieilles femmes qui vont au bois, reviennent en traînant derrière elles leurs fagots, les énormes hottes de bois mort.

L’heure du souper est sûrement passée. Quoi qu’elle fasse, il lui faudra se coucher avec sa faim. Pourvu que le père soit soûl ! Et malheureusement, la chose aujourd’hui n’est pas sûre, parce que voilà plus d’une semaine que les betteraves sont rentrées, plus de travail, l’estaminet ne doit plus faire crédit, car Mme Isambart, la nouvelle cabaretière, n’est pas tendre pour les ivrognes. Reste la bouteille de genièvre mise en réserve derrière les bûches. Seulement la mère qui ne mange plus, à cause de ce mauvais mal qu’elle a dans la poitrine, prélève parfois la valeur d’un petit verre, à quoi elle substitue d’habitude une égale quantité d’eau pure. La chose passe généralement inaperçue, car l’ancien contrebandier n’use de sa propre marchandise qu’au retour de l’estaminet, alors que, selon son expression, « la goutte lui écume dans tout le corps » et qu’il n’a plus « qu’à se finir ». Tandis que ce soir…

La pensée de Mouchette ne se présente jamais, bien entendu, dans une si belle ordonnance logique. Elle reste vague, passe aisément d’un plan à l’autre. Si les misérables avaient le pouvoir d’associer entre elles les images de leur malheur, elles auraient tôt fait de l’accabler. Mais leur misère n’est pour eux qu’une infinité de misères, un déroulement de hasards malheureux. Ils ressemblent à des aveugles qui comptent de leurs doigts tremblants des pièces de monnaie dont ils ne connaissent pas l’effigie. Pour les misérables, l’idée de la misère suffit. Leur misère n’a pas de visage.

Maintenant qu’elle ne lutte pas, Mouchette retrouve cette résignation instinctive, inconsciente qui ressemble à celle des animaux. N’ayant jamais été malade, le froid qui la pénètre est à peine une souffrance, une gêne plutôt pareille à tant d’autres. Cette gêne n’a rien de menaçant, n’évoque aucune image de mort. Et d’ailleurs, la mort elle-même, Mouchette y pense comme à un événement bizarre, aussi improbable, aussi inutile à prévoir que, par exemple, le gain fabuleux d’un gros lot. À son âge, mourir ou devenir une dame sont deux aventures aussi chimériques.

Elle s’est glissée, peu à peu, entre les deux troncs jumelés d’un pin adulte sans doute jadis oublié par les bûcherons. L’épais matelas d’aiguilles lui fait un lit presque sec, car l’eau s’écoule en dessous. Elle ôte son unique chaussure, arrache ses bas de laine qu’elle tord. Le vent semble venir de tous les points à la fois, et il se creuse çà et là, au plus épais du taillis cinglé par la monstrueuse averse, de véritables tourbillons où, parmi les branches rebroussées, une mince colonne de feuilles mortes monte vers le ciel, aussitôt rabattues par les trombes d’eau.

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