Nouvelle histoire de Mouchette

Elle reste seule. Ses vêtements sont secs, elle n’entend plus sonner ses tempes et la faim lui semble une sorte de prolongement du bien-être physique, un assoupissement délicieux. Chacun de ses sens paraît dormir, sauf celui de l’ouïe. Elle n’a pas besoin de prêter l’oreille pour distinguer entre eux les mille bruits du dehors, les derniers sifflements du vent sur les cimes, l’égouttement de la pluie et parfois l’écroulement d’une branche morte, brisée par l’ouragan, et qui écrase lentement les taillis avant de venir s’enfoncer dans le sol boueux qui ne la rendra plus. Soudain, sa main qui jouait avec les cendres tièdes s’est resserrée d’un mouvement convulsif, et presque en même temps elle s’est levée sur les genoux. Elle vient d’entendre deux détonations nettement détachées, bien qu’assourdies par la distance.

Machinalement, elle a levé les yeux sur la carabine de M. Arsène, toujours pendue à son clou. D’ailleurs, M. Arsène ne pourrait être si loin encore. Sans doute quelque braconnier réfugié dans une cachette et qui décharge en rentrant son fusil ? Mais les deux coups ont été séparés par un intervalle si long, si insolite, qu’il est bien difficile de croire au doublé d’un chasseur…

Et de nouveau, Mouchette pense aux nuits de son enfance, à la maison d’argile sur les bords de la plaine infinie. Plus d’un contrebandier, cherchant à tâtons l’étroite chaussée perdue, tirait ainsi quelques cartouches, suprême appel aux camarades, eux-mêmes dispersés dans les ténèbres et dont les coups de sifflet ressemblaient aux cris de certains oiseaux des marais. Les détonations, espacées comme celles-ci, et qu’aucun écho ne répercutait, portaient à des distances prodigieuses ; l’air lourd, visqueux, imprégné de cette buée grasse qui sort des tourbières, transmettait la vibration aussi fidèlement qu’une eau profonde. Car Mouchette entendait rarement les coups de fusil : c’était le tremblement des vitres qui la réveillait brusquement, la faisait se dresser sur son misérable matelas de chiffons.

M. Arsène est rentré très vite. Il a jeté à terre le soulier retrouvé, tout trempé.

« Je me doutais bien que l’eau se chargerait de l’apporter en contrebas. Dieu sait ce qu’elle a charrié. Il y a même un lapin mort, les reins cassés par les pierres. Et des tourbillons à croire que les jambes vont nous manquer. Ça siffle et ça mousse comme de la bière. »

Elle sent sur elle son regard, un regard lourd.

« T’as entendu ? »

Une autre détonation, rien qu’une. Ils attendent vainement la seconde, retenant leur souffle.

« Vermine ! » murmure-t-il entre ses dents.

Il ramasse à terre la bouteille vide, la flaire, puis la jette furieusement contre le mur où elle éclate.

« Si j’avais encore un demi-setier de genièvre, j’y retournerais. Oui, j’y retournerais, parole d’honneur. »

De nouveau, son regard rencontre celui de Mouchette, marque une hésitation redoutable. L’enfant le soutient sans broncher.

« Tu es une futée, dit-il enfin. Futée comme une perdrix ! On va jeter dehors ce qui reste de feu, et remettre tout en ordre ici dedans. Mais d’abord… »

Il s’accroupit devant l’âtre, lève la main gauche à la hauteur de son visage, l’examine en sifflotant.

« Approche, fillette. Prends la lampe électrique dans la poche de mon cuir, et tâche de la braquer bien droit, sans trembler, comme une vraie fille de fraudeur. Si tu te sens près de tomber faible, t’auras qu’à fermer les yeux. »

La face externe de la main porte une blessure d’une forme étrange, que la pluie a si lavée qu’elle est maintenant à vif, cernée d’une ecchymose bleue. Les doigts sont gonflés.

« Une morsure, dit-il, une sale morsure. »

De l’autre main, il écarte avec soin les dernières braises, en choisit une sur laquelle il souffle.

« Et maintenant, éclaire-moi. »

Il entortille son poignet d’un chiffon, serre tant qu’il peut. Les doigts sont violets maintenant, et la blessure se dessine en relief, avec une extraordinaire netteté. Elle est mâchurée, certes, mais on voit très bien la marque des dents. Pas des dents de renard ou de blaireau, sûr !

Du bout de ses doigts trempés de salive, il saisit la braise écarlate. Elle a juste la dimension de la blessure. Il la pose délicatement sans hâte, souffle encore. La chair grésille horriblement. Mais ce n’est pas la braise que regarde Mouchette. Elle fixe le visage que le reflet du halo lumineux sur le mur fait à peine émerger de l’ombre. Il a perdu son expression canaille et, tout tendu vers une image mystérieuse, semble moins l’affronter que se recueillir. Un instant le cou – presque aussi long et flexible que celui d’une femme, avec des reflets soyeux – se gonfle, et une grosse veine noire y paraît. Mais si les lèvres tremblent, elles n’articulent aucun son. Dieu ! Voilà des années que la fille de l’ancien contrebandier se sent étrangère parmi les gens de ce village détesté, noirs et poilus comme des boucs, précocement bouffis de mauvaise graisse, les nerfs empoisonnés de café – de ce café dont ils s’imbibent toute l’année, au fond de leurs estaminets puants, et qui finit par donner sa couleur à leur peau.

Le mépris est un sentiment qu’elle connaît mal, parce qu’elle l’imagine naïvement hors de sa portée, elle n’y pense guère plus qu’à ces autres biens, plus matériels, réservés aux riches, aux puissants. On l’étonnerait beaucoup, par exemple, en lui révélant qu’elle méprise Madame, elle se croit seulement révoltée contre un ordre que l’institutrice incarne. « Vous êtes une mauvaise nature ! » s’écrie parfois Madame. Elle n’y contredit pas. Elle n’en éprouve pas plus de honte que de ses vêtements troués, car depuis longtemps sa coquetterie est justement de défier par une insouciance sauvage le jugement dédaigneux de ses compagnes et les moqueries des garçons. Que de fois, le dimanche matin, lorsque la mère l’envoie au village chercher la provision de lard pour la semaine, elle a fait exprès de marcher dans les ornières afin d’arriver toute crottée sur la place, à l’heure où les gens sortent de la messe… Et voilà que brusquement…

Il souffle encore sur le morceau de braise, puis le laisse glisser à ses pieds. Leurs deux regards se croisent. Elle voudrait bien faire passer dans le sien ce sentiment dont elle ne sent que la violence, ainsi que le palais, au contact d’un jeune alcool trop vert, n’éprouve que la brûlure. À cette violence, elle ne saurait donner un nom. Qu’a-t-elle en effet de commun avec ce que les gens appellent l’amour, et les gestes qu’elle sait ? Elle ne peut que continuer à diriger tout droit, sans trembler, le jet de la lampe sur la main blessée.

« Ouvre la porte, commande-t-il. Je m’en vas jeter les cendres. Pour qui que ce soit, nous n’avons pas mis les pieds ici aujourd’hui, comprends-tu ? Pour personne, pas même pour ton père. Maintenant, je passe devant. Suis-moi. »

Le cuir de ses chaussures trop larges la fait horriblement souffrir, mais elle est trop occupée à ne pas perdre de vue son compagnon. La nuit, d’ailleurs, n’est pas très noire. Comme ils quittent sans cesse les chemins pour couper au plus court dans le taillis, Mouchette cherche vainement à s’orienter. Bientôt elle n’y songe plus. Elle est très surprise de se retrouver tout à coup sur la grand-route, juste devant l’estaminet de M. Duplouy. Les volets de la maisonnette sont clos, ne laissent filtrer aucune lumière. Il doit être très tard, sûrement.

M. Arsène entre dans la cour, frappe à une porte basse qui s’ouvre sans bruit. Il parle un moment, si vite qu’elle ne peut saisir aucun mot. Lorsqu’il revient vers elle, il a un singulier sourire, qui serre le cœur.

« Écoute, dit-il, ce gars-là n’est pas ce que j’avais cru, n’importe. On s’arrangera sans lui, j’ai mon plan, tout soûl que je suis. Nous allons encore faire un bout de chemin. Si t’es rendue, je te porterai sur mes épaules. »

Il lui parle maintenant comme à une égale. Oh ! non ! elle n’est pas fatiguée, elle n’a pas peur, elle pourrait très bien marcher toute la nuit, qu’il ne se mette donc pas en peine !… Ce sont là des phrases qu’elle prononce au dedans d’elle, une voix si douce ! Mais elle ne réussit qu’à secouer la tête, d’un air bougon.

Ils s’arrêtent devant une autre cabane, que Mouchette connaît bien. On l’appelle le « Rendez-Vous ». Au printemps, les bûcherons y rangent leurs outils. Elle est vide. La porte cède au premier coup de pied.

« Une chance que j’y sois venu avant-hier, dit M. Arsène. Il y a du bois sec et de la bougie. On va faire flambée sur flambée. Au matin, je veux qu’il y ait ici dedans un tas de cendres, de quoi remplir une brouette, je dirai que j’y ai passé la journée, au sec. »

Ils s’assoient de chaque côté de l’âtre et Mouchette tient les yeux fixés sur ses galoches. La réflexion lui est si peu familière qu’elle n’a aucune conscience de l’effort qu’elle fait pour comprendre. S’il lui arrive de s’échapper souvent d’elle-même, grâce au rêve, elle a perdu depuis longtemps le secret de ces routes mystérieuses par lesquelles on rentre en soi. Il lui semble seulement que tout le feu de sa vie, toute sa vie est maintenant concentrée au même point, au même point douloureux de sa petite poitrine, qu’elle y prend peu à peu la dureté, l’inflexible éclat du diamant. Oui, du diamant, d’une de ces pierres magiques dont Madame affirme qu’elles se rencontrent, enfermées là depuis des siècles, au cœur noir d’un bloc de charbon. Elle n’ose regarder M. Arsène. Mais ce qu’elle redoute le plus, c’est de l’entendre. Une parole de lui, dans ce silence, la briserait sûrement comme verre.

« Écoute, petite, commence-t-il tout à coup, voilà que je t’en ai dit trop ou trop peu, faut que j’aille à présent jusqu’au bout. D’ailleurs, t’auras pas fait demain dix pas hors de ta maison que t’entendras raconter des contes. Je connais les gens. Ils ne feraient pas de mal à une mouche, mais ils ne peuvent pas voir une flaque de sang qu’ils n’y mettent aussitôt la langue. N’importe ! Ça n’est pas une chose ordinaire de se fier à une fille, et surtout à une fille de ton âge – une gamine autant dire. Enfin, tâche de lever le nez, de me regarder en face, bien en face, comme un homme. »

Elle essaie, courageusement. Mais chaque fois qu’il rencontre celui de M. Arsène, son regard glisse malgré elle, s’échappe. Elle n’en est pas maîtresse : on dirait une goutte d’huile sur une toile cirée. Péniblement, elle arrive à l’arrêter sur l’échancrure de la chemise, juste à la place où la peau brune s’éclaircit, marquée d’un signe noir.

« C’est malheureux, fait-il en haussant les épaules. Si jeunes que vous soyez, vous autres femmes, vous ne pouvez pas vous passer de grimacer. Enfin, regarde-moi ou ne me regarde pas, fais à ta mode. N’empêche que tu aurais tort de croire que j’agis sans réflexion. J’ai beau être fameusement soûl, je garde ma tête. Eh bien, veux-tu savoir pourquoi j’ai de l’estime pour toi ? Depuis que je t’ai vue rossée par ton père, le soir de la ducasse de Saint-Venant, tu te souviens ? Il te cinglait le derrière avec la baguette de son fusil, et t’arrêtais pas de tourner sur tes petits pieds pour lui faire face, il a fini par t’envoyer sa main dans la figure. Et tu as été tranquillement t’asseoir au coin de la fenêtre, en secouant ta robe, avec des yeux aussi secs que l’étoupe de mon briquet. Oh ! tu penses, j’ai reçu plus d’une raclée quand j’étais jeune, mais toi, vrai, tu m’as fait honte. On t’aurait prise pour… pour une… »

Il chercha longtemps le mot, ne le trouva pas, acheva la phrase en sifflotant. Son visage était soudain devenu de pierre.

« Je crois que j’ai tué un homme, dit-il. Ou il n’en vaut maintenant guère mieux, sûr ! »

Elle n’a pas bougé. Elle a poussé un profond soupir, puis un autre. On croirait qu’elle bâille. Il pense qu’elle n’a pas entendu.

« C’est le garde Mathieu, fait-elle après un silence.

– Juste ! Pourquoi que tu le nommes ?

– Parce que je l’ai vu passer devant chez nous ce matin. Père a remarqué qu’il avait sa couverture de caoutchouc en bandoulière. “Mathieu va rester la nuit dehors, qu’il a dit, faudra bien que le gars Arsène ouvre l’œil.”

– C’était une mauvaise parole. Il en court de pareilles depuis des semaines. Mathieu ne peut pas seulement mettre son nez à la fenêtre qu’on ne dise : “Cette fois, Arsène ne s’en tirera pas, Mathieu va l’avoir.” Hé bien, quoi, c’est moi qui l’ai eu. »

Il prononce les derniers mots avec un accent de regret. L’aveu qu’il vient de faire a détendu son visage dur, et le regard semble chercher dans le vide d’anciennes images, presque oubliées.

« Faut croire que ce sacré cyclone m’avait retourné les nerfs. Je le sentais venir. C’est comme si l’air devenait visqueux, il vous colle à la peau. Et lourd ! J’étais en train de déterrer un de mes pièges, tout près de l’enclos Camille, un beau piège à ressort que j’ai payé trente pistoles. Avec des fortes pluies, on ne sait jamais. Mon piège aurait pu être entraîné jusqu’à Saint-Vaast, d’autant que je ne l’enchaîne plus. “Qu’est-ce que tu fais donc là, gars Arsène ? qu’il me demande. Ça te plairait de faire un tour de l’autre côté de la mare aux harengs ? T’es relégable.” Il disait ça parce que j’avais, en me retournant, mis la main à la poche de mon pantalon. J’ai retourné ma poche. Il y avait dedans ma blague et ma pipe. “Écoutez, que je lui dis, je ne suis pas un idiot. À quoi que ça me servirait de vous faire du mal. Je devrais avoir votre peau, et ça n’est pas la Guyane que je risquerais, mais Deibler. Enfin, si ce bibelot vous plaît, vous pouvez le prendre.” Je voyais que, depuis un moment, il louchait dessus. “Bon !” qu’il me répond sans se faire trop prier. Je lui tourne le dos, il me rappelle. “Ne te crois pas quitte pour si peu, Arsène mon gars. Voilà trop longtemps que tu nous empêches de dormir. T’es bien fier parce que t’as derrière toi les gros entrepreneurs de braconne d’Arras ou de Boulogne, des malins, des vrais gangsters. Mais il ne manque pas de débrouillards dans ton genre : un de perdu, pour eux, dix de retrouvés. Faudra que tu tombes tôt ou tard, à moins que tu ne files d’ici. – Comptez pas là-dessus, monsieur Mathieu, que je lui ai fait.”

« Je lui trouvais un drôle d’air. J’ai commencé à comprendre qu’il était soûl, lui aussi. Ça ne se voyait qu’à ses joues creuses, et à ses prunelles qui sautaient à petits coups lorsqu’il essayait de me fixer. Bref, ce n’était plus un domestique que j’avais devant moi, c’était un homme qui me cherchait. Un moment, lui et moi nous sommes restés face à face, sans cligner des paupières, je te dis. Dans ces moments-là, j’aimerais autant foutre le camp, mais je suis comme lié par les jambes, les oreilles me bourdonnent, j’écoute monter ma colère.

« Quand ça me démange entre les épaules, je sais qu’il faut que je fonce, ou mon cœur risquerait d’éclater, je tomberais faible. Remarque bien que la chose m’est arrivée plus d’une fois. Les bonnes gens appellent ça le haut-mal, l’épilepsie. Bref, j’avais déjà fait plus de dix pas, je me suis arrêté. L’autre rigolait, j’ai marché dessus. Heureusement, la pluie s’est mise à tomber, et dure ! T’aurais dit du plomb fondu. On se trouvait dans le petit taillis de trois ans, guère plus à l’abri qu’en plaine. Le froid nous a saisis, malgré tout. On a donc marché d’accord vers un bouquet de vieux pins, pas loin de la cabane à Duponchel. Peut-être que l’eau nous avait dégrisés ? Je crois pas. Des gars tels que nous, jusqu’à un certain point, c’est plus prudents, une fois soûls. Ce point dépassé, vogue la galère !

« Seulement, ni lui ni moi ne voulions avoir l’air de céder. T’as déjà vu des chiens qui s’empoignent au milieu de la route. Passe un camion, ils filent pour aller régler leur affaire plus loin, ils s’en vont épaule contre épaule, se surveillent du coin de l’œil. Nous de même. Mais sous le couvert, au sec, l’idée m’est revenue de ce qui m’attendait, si je faisais la bête. Le vent venait tout roulant du côté de la mer, le sol tremblait sous nous. “Écoute, Arsène, qu’il me dit en tordant sa bouche de travers, puisque l’occasion se présente, tu ferais mieux de laisser Louisa tranquille, un bon conseil que je te donne. J’aime pas qu’on se mette en travers de moi, question de femmes. – Vous faites un drôle de garde assermenté, que je lui réponds. C’est-il des manières de provoquer un homme, lorsqu’on a au bout de sa langue de quoi le faire envoyer au bagne ?”

« Nous nous sommes roulés à terre comme deux sauvages. La grosse veste de velours qu’il avait me gênait pour l’empoigner au cou. Il a fermé ses dents sur ma main, happ ! Une sacrée gueulée. J’avais beau lui cogner la tête par terre, le sol est trop mou, il ne voulait pas lâcher. La pente nous a entraînés peu à peu, toujours luttant, et nous nous sommes retrouvés dans le fossé, avec de l’eau jusqu’au ventre. Nous voilà tous les deux bien sots, tu penses ! On s’est sorti de là comme on a pu, j’ai tâté mon bidon plein d’eau-de-vie, le bouchon avait sauté ! La crainte m’a pris de perdre la marchandise. Autant la mettre à l’abri dans mon ventre, que je me suis dit… Seulement, un litre, dame ! lorsqu’on a déjà son compte ! J’ai dû m’arrêter de biberonner, à bout de souffle. Les yeux me sortaient de la tête, ils me faisaient l’effet de deux billes de verre.

« Lui me regardait toujours drôlement, pâle comme une serviette, et claquant des mandibules. Il était plus trempé que moi, vu que j’étais tombé dessus. Je lui ai tendu le bidon, et pour un bon moment, nous sommes redevenus copains. C’était le fort du cyclone, et même à l’abri du bosquet de pins, on devait des fois se tenir par le bras, pour faire tête au vent. Bref, nous avons fini le litre, assis sur une grosse souche, avec la fameuse couverture pendue aux branches, qui pissait l’eau comme une gouttière. On ne s’en apercevait même pas. La gorge nous faisait mal de gueuler, le vent prenait chaque parole sur les lèvres, vlan ! tu aurais cru un coup de poing. Et voilà que Mathieu… »

Il s’arrêta brusquement, porta la main à sa gorge et resta ainsi quelques secondes, les traits figés dans une espèce de recherche stupide et sans espoir. Puis son visage s’éclaira peu à peu, bien qu’il restât marqué d’une angoisse dont il avait sans doute perdu conscience. Car, après un silence qui parut à Mouchette interminable, il reprit tranquillement, de l’air d’un homme qui vient de vaincre une légère hésitation de la mémoire, et se résigne à ne recouvrer qu’une part des faits oubliés.

« Cela m’arrive, parfois. (Il passait convulsivement ses mains sur son visage, comme pour en écarter une mouche invisible.) Le docteur appelle cela des “absences”. »

Il resta de nouveau silencieux, s’efforçant de sourire. Son regard avait une expression bizarre. Mouchette remarqua qu’une des prunelles était imperceptiblement déviée vers le haut.

« Ça te paraît drôle ? dit-il. Que veux-tu ? C’est probablement ce sacré genièvre qui me travaille ? N’aie crainte ! La chose me reviendra. Remarque que le gros de la chose m’est présent, ce sont les détails qui me manquent. Ou plutôt, ils sont tous là, mais pas moyen de les démêler. On croirait un écheveau de ficelle. »

Accroupie sur ses talons, les bras écartés du corps, ses mains posées à terre, le buste incliné en avant, Mouchette ressemblait à un jeune chat à l’affût.

« Qu’est-ce que tu veux demander aux hommes soûls ? On va, on vient, et il ne reste plus après dans la cervelle qu’une image ou deux, nettes comme des photographies. Bref, tel que je te vois, je me vois tenant le piège par le ressort, un ressort long d’un demi-pied, vlan ! Par deux fois sur son crâne. Un bibelot de douze livres, dame ! Il a donc plongé en avant, et il s’est mis à tricoter des jambes, d’abord très vite, puis lentement, et à la fin il n’a plus bougé, le nez dans l’ornière, qu’est devenue rouge. Pour ce qui s’est passé auparavant, je l’ignore. Après ?… Ben, après, ma fille, je crois que je suis resté là, pas fier, debout, sans oser le retourner. Même si le coup ne lui avait point fendu le crâne, l’eau devait finir par l’étouffer. Mais quoi ! un gars qui a son compte, tu peux bien t’en rapporter à moi, c’est facile à reconnaître. Il a gigoté des jambes, que je te dis, comme un lièvre tiré en tête. Alors… »

Il passa à nouveau la main sur son front.

« N’empêche que tout à l’heure, en entendant ces coups de fusil, j’ai pensé : il n’est pas mort, il tire pour appeler son copain. Par un temps pareil, qui diable pourrait bien s’amuser à tenir l’affût ? Le gibier est tapi au sec. D’ailleurs, j’ai bien reconnu son pétard : un gros douze anglais très court, chargé de poudre M qui foire toujours un peu quand le temps est humide… »

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