Nouvelle histoire de Mouchette

Mouchette s’est accroupie auprès de lui, à la hauteur de ses épaules. Que faire ? Elle n’a jamais vu de cadavre ainsi étendu, à même la terre nue, un mort sans lit, sans suaire, sans buis bénit dans la soucoupe de faïence, et le marmottement des vieilles femmes, des veilleuses funèbres, aussi affairées autour d’un cadavre qu’auprès d’une mère en couches. D’ailleurs, elle ne se sent capable de rien, la fatalité de ces événements incompréhensibles l’accable. Elle essaie vainement de les rassembler dans sa mémoire, ils s’y confondent en un désordre inextricable, capable d’engendrer l’épouvante si le sentiment qui l’attache ici n’était beaucoup plus fort que la peur. Elle a osé glisser une main entre la nuque du mort et le sol de terre battue.

Comme cette tête est légère ! La moindre pression du doigt la fait tressaillir, l’incline à droite ou à gauche. Elle la presse le plus doucement qu’elle peut entre ses paumes, la soulève délicatement. Les paupières sont closes maintenant, la bouche esquisse une espèce de sourire. Elle l’essuie d’un coin de son tablier. Il lui semble qu’au-dedans d’elle, sa vie sourit du même sourire. Elle ne souhaite rien. Si l’idée lui était venue alors de poser ses lèvres sur le front qu’elle effleure de ses mèches en désordre, elle l’eût fait. Mais elle n’y pense nullement. Son désir est comme la chaleur même de son corps vivant, répandu à travers ses veines, et ne se fixe en aucune image précise. Elle tient cette tête chérie ainsi qu’elle tiendrait n’importe quelle chose précieuse, avec la seule crainte de la perdre ou de la briser. Elle n’ose même pas la poser sur ses genoux.

Et tout à coup elle chanta.

Cela se fit si naturellement qu’elle ne s’en aperçut pas d’abord. Elle croyait fredonner entre ses dents un air entendu bien des fois, car l’immense phonographe au grotesque pavillon écarlate, installé à la fenêtre de l’estaminet, le répète invariablement chaque dimanche. C’est un air de danse – de danse nègre, a-t-elle ouï dire. Les paroles en sont incompréhensibles. Jusqu’alors, elle ne l’avait écouté qu’avec répugnance, mais il ne cessait de la hanter, au lieu que les airs favoris de Madame fuient à mesure sa mémoire. Parfois, en pleine nuit, lorsque l’ivrogne, en rentrant, poussant trop rudement la porte contre le mur, la tirait brusquement de ce noir sommeil qui, depuis qu’elle est femme, l’engloutit chaque soir, elle le fredonnait tout bas, avant de se rendormir, la tête enfouie sous les draps.

Aussi longtemps qu’elle se contentait de suivre par la pensée le rythme et la courbe de la bizarre mélodie, elle s’émerveillait d’y réussir, et cet émerveillement n’était pas sans angoisse. Il lui semblait qu’engagée sur une pente de neige, elle perdait presque aussitôt conscience de la vertigineuse descente. Mais lorsqu’elle s’enhardissait à fredonner, bouche close, le démon du chant qui s’emparait d’elle la laissait, le temps d’un éclair, tremblante, hébétée, dans une espèce de confusion inexplicable, ses petites mains froides gluantes de sueur, et le sang venant d’une poussée à sa tête, comme si elle se fût trouvée nue, tout à coup, devant une foule railleuse.

Et dans la maison silencieuse, indifférente aux ronflements de l’ivrogne, elle écoutait s’éteindre lentement, par degrés, ce chant imaginaire, et battre follement contre les côtes son cœur épouvanté.

Sa surprise fut si grande d’avoir cette fois surmonté sa crainte qu’elle l’emporta d’abord sur tout autre sentiment. Elle écoutait jaillir cette voix pure, encore un peu tremblante, d’une extraordinaire fragilité. Aucune expérience préalable ne lui permettait de comprendre que cette voix mystérieuse était celle de sa misérable jeunesse soudain épanouie, une revanche d’humiliations si anciennes que sa conscience les acceptait telles quelles, y trouvait parfois son repos, une inavouable douceur.

Cette voix était son secret. Le seul qu’elle pût partager aujourd’hui avec le bizarre compagnon étendu à ses pieds, vivant ou mort, mort sans doute. Elle le lui avait donné comme elle se fût donnée elle-même, si l’enfant ne l’eût encore chez elle emporté de loin sur la femme. Et maintenant qu’elle avait livré ce trésor, elle ne le reconnaissait plus. Elle écoutait monter son chant avec une humble ferveur, il rafraîchissait son corps et son âme, elle eût voulu y tremper ses mains.

Cela dura longtemps – à ce qu’elle crut du moins. Une minute peut-être, qui lui parut longue comme tout un jour. Brusquement la voix magique se tut. Et baissant les yeux, Mouchette s’aperçut que ses mains étaient vides.

M. Arsène se tenait debout en face d’elle, le visage encore barbouillé de terre. Une de ses lèvres, meurtrie dans la chute, saignait.

« Ben quoi ? dit-il. À c’t’heure, tu chantes ? »

Il essaie de rire, mais ses yeux ont ce feu louche, cette insolite mobilité qu’on voit à ceux des bêtes traquées. Enfin, il passe une main sur son front, la retire pleine de sang et de boue.

« Faut donc croire que je l’ai eue, ma crise… C’est assez éprouvant pour les nerfs, mais pas grave. Mon père, lui aussi, tombait d’épilepsie. Du moins, je me le suis laissé dire, car je ne l’ai pas connu. »

Il épie la fille entre ses cils mi-clos. Visiblement, il s’applique à rassembler des images incohérentes. La crainte de se trahir l’empêche de poser la question qui finit par venir malgré lui à ses lèvres, bien que formulée avec prudence.

« Écoute, dit-il, faudrait pourtant filer d’ici, ma belle ? V’là déjà le plein de la nuit. »

Tout en parlant, il remet son cuir trempé, décroche le fusil, jette sur son dos la besace, et fait un pas vers la porte, sans cesser d’observer sournoisement sa compagne.

« Allons, viens ! Je vas te remettre chez toi en passant. Le père trouvera bien derrière les fagots un coup de genièvre pour nous deux. »

Elle ne se réjouit pas de le voir debout. La fatigue, le froid, l’alcool qui brûle encore son estomac vide, la maintiennent dans une sorte de demi-sommeil. Elle a d’abord pris docilement la main de son étrange ami. Voilà tant d’années qu’elle n’a tendu à personne cette petite main ! Elle a mis dans ce geste naïf toute la ferveur dont son cœur est plein.

« Où allons-nous maintenant, monsieur Arsène ?

– Où veux-tu qu’on aille, petite ? À la maison, dame !

– Et votre… et le garde ?… La police, monsieur Arsène ! »

Elle a presque crié le dernier mot, car le regard de son compagnon n’est pas un regard ordinaire. Dieu ! Tout son sang reflue vers sa poitrine, l’étouffe.

« La police ? »

Il recule lentement vers le fond de la cabane, tête basse.

« Attends donc un peu, dit-il. Patiente. Après mes sacrées crises, je perds le fil. Bouge pas, fillette. Ça me reviendra dans un moment. »

Il jette les restes du fagot sur la cendre. Le bois est si sec qu’il l’allume avec son briquet. Accroupi devant l’âtre, il étend les mains vers la flamme. Elle s’agenouille près de lui.

« Voyons, monsieur Arsène, le garde que vous avez…

– Tais-toi ! fait-il. Tais ton bec ! Nous avons eu des mots, lui et moi, sûr… Après… Ben, après, nous avons bu le coup ensemble. »

Elle se lève à demi, son visage est tout près du sien. Elle n’y prend pas garde.

« Monsieur Arsène, supplie-t-elle, rappelez-vous ? Il est tombé. Voyons ! la face dans l’ornière, qu’est devenue rouge ? Vous l’avez tué, crie-t-elle, avec un affreux sanglot.

– Possible ! Avec quoi je l’aurais tué, d’abord ? Avec mon fusil ?

– Avec le piège, monsieur Arsène ; vous avez pris le piège par le ressort et… »

Il réfléchit un long moment, la tête entre ses mains.

« Le piège… Vrai que j’étais allé le déterrer, ma fine… En cela tu dis vrai, petite. Mais pour ce qui est de Mathieu… Sûr que nous avons bu un coup ensemble. Après… Après. Qu’est-ce qui peut savoir ? Nous étions soûls, ma belle. »

Il s’est arrêté brusquement, comme frappé d’une pensée subite qu’il ne peut former tout entière, qui vient mourir au bord de son regard. Adossé contre la porte, il semble barrer le seuil de ses deux bras étendus. La fille, du moins, l’imagine. L’épouvante était déjà en elle. Il n’a fallu que ce geste pour qu’elle s’emparât brusquement de son pauvre corps exténué.

« Laissez-moi passer, monsieur Arsène, s’écrie-t-elle, d’une voix suppliante.

– Te laisser passer ? Où que t’iras, de ce pas, en pleine nuit ?

– Chez nous, monsieur Arsène, droit chez nous, je vous jure ! »

Il l’observe sans colère, mais avec une attention tranquille, sûre d’elle-même comme il examine à la lisière du bois, parmi les feuilles mortes, une trace connue de lui seul. « Je sens le gibier », a-t-il coutume de dire. Ni colère, ni pitié, dans son regard pensif.

« Je me souviendrai de tout, monsieur Arsène, n’ayez crainte ! Et demain aussi vous vous souviendrez de tout, c’est la boisson maintenant qui vous empêche, il faut dormir. S’ils m’interrogent avant que je vous aie revu, je raconterai que…

– Minute ! s’écrie-t-il. De quoi que tu vas te mêler là ? Si tu touches un mot de cette histoire à qui que ce soit, je te tords le cou, parole d’honneur ! »

Sa voix paraît soudain terrible à Mouchette, parce qu’elle est maintenant basse et rauque. Mais pour rien au monde elle ne quitterait la place. Fuir n’est plus possible ; elle a moins peur des coups.

« Monsieur Arsène, commence-t-elle, j’aimerais mieux me tuer que de vous nuire. »

Elle n’a pas besoin d’achever. Son mince visage exprime une résolution si merveilleuse que l’ivrogne la considère avec surprise. Dans le silence qui suit, elle croit entendre bondir son cœur dans sa poitrine.

« Écoute, dit-il enfin avec la gravité de l’ivresse – et sa voix se fait encore plus basse – pourquoi as-tu si grand-peur de me nuire, petite ? »

Elle essaie de répondre, mais c’est tout juste si elle peut avaler sa salive.

« Pour une fille de ton âge, tu ne manques pas d’esprit. Tu serais bien capable d’en remontrer à de plus vieilles. »

Les braises du foyer noircissent une à une. Il ne reste plus qu’une lueur étrangement douce qui semble venir de partout à la fois. La grande ombre de M. Arsène se distingue à peine sur le mur. Il n’est plus lui-même qu’une ombre, mais on voit encore briller son sourire, le sourire de ses dents blanches.

« J’ai toujours eu de l’estime pour toi », commence-t-il, en faisant claquer sa langue.

Cette fois Mouchette ne s’y trompe pas. Elle a reconnu l’accent de cette bouche invisible, la voix comme suspendue dans la nuit, et si terriblement proche. Drôle de voix ! Elle a eu ce tremblement, cette sorte de frémissement velouté, avec on ne sait quoi, tout à coup, de grimaçant, une note fausse et fêlée. Les mots les plus simples. les plus inoffensifs, ne s’y reconnaîtraient plus, ressembleraient à ces masques de carton entrevus dans les foires.

Ainsi parlent les garçons, à travers la fumée des pipes, la buée des bistouilles, un soir de ducasse, lorsque Mme Aufray l’embauche pour laver les tasses. Bien des filles, avant l’âge de l’amour, n’y prêtent guère attention, l’écoutent sans crainte ni dégoût. Et plus tard, crainte ou dégoût, elles l’étoufferont dans ces grands éclats de rire nasillards qui leur mettent le feu aux joues… Il en est de cette voix comme des odeurs de la misère. À de rares moments, elles incommodent ou humilient. Mais pourvu qu’on les accepte sans révolte, elles deviennent l’un des éléments familiers de la vie quotidienne, ne se distinguent plus de la tiédeur et de la sécurité du pauvre nid.

Le silence est retombé entre eux, un silence aussi louche que le reflet de l’âtre. Quelle force cloue Mouchette au sol ? Elle ne songe pas à fuir, bien qu’elle ne soit plus qu’attente angoissée, terreur. Attente et terreur physiques, charnelles, car à cette minute fatale qui va décider de son destin, alors que s’étend déjà sur sa tête orgueilleuse le voile funèbre, elle est bien incapable de la moindre prévision consciente. Mais l’homme qui est là devant elle, dont elle sent déjà le souffle sur sa nuque, est le seul devant lequel – fût-ce pour sauver sa vie – elle ne voudrait pas fuir.

Elle lui échappe cependant d’un premier bond si brusque qu’il chancelle, se raccroche gauchement au mur. Peut-être eût-il suffi à ce moment d’une parole pour en imposer à l’ivrogne, mais pas une syllabe ne sortirait de la gorge contractée. Les dents de la fille sont si serrées qu’elle en entend le grincement. Il jette sur elle, au hasard, ses mains violentes auxquelles le paroxysme du désir prête une force effrayante, une diabolique sûreté. Elles ne peuvent pourtant maîtriser les reins ployés en arc, elles les briseraient plutôt. Il la repousse brutalement contre le mur. Le choc la plie en deux, lui arrache un bref gémissement. Ce fut d’ailleurs le seul qui s’échappa de ses lèvres. Les dernières braises croulaient dans la cendre. Il n’y eut plus rien de vivant au fond de l’ombre que le souffle précipité du bel Arsène.

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