Nouvelles aventures du brave soldat Chvéîk

Nouvelles aventures du brave soldat Chvéîk

de Jaroslav Hasek

Chapitre 1 LA MÉSAVENTURE DE CHVÉÏK DANS LE TRAIN.

Dans un compartiment de deuxième classe du rapide Prague-Budeiovitz se trouvaient trois personnes : le lieutenant Lukach ; en face de lui, un vieil homme complètement chauve, et Chvéïk qui se tenait modestement assis près de la portière. Il était, au moment où commence notre récit, entrain de subir un nouvel assaut de la part du lieutenant Lukach qui, sans accorder la moindre attention à la présence du pékin,décernait à Chvéïk mille noms d’oiseaux. Il n’était qu’un nom de dieu d’animal, une sombre brute, etc., etc.

Il ne s’agissait pourtant que d’un incident de peu d’importance, à savoir le nombre de paquets qui avaient été placés sous la garde de Chvéïk et dont l’un d’eux avait disparu.

– On nous a volé une valise, reprochait le lieutenant à Chvéïk, c’est facile à dire, vaurien. C’est tout ce que vous trouvez à répondre pour vous justifier ?

– Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, répondit doucement Chvéïk, qu’on nous a vraiment volé la valise. Dans les gares, il y a toujours de ces filous qui traînent à l’affût d’un mauvais coup à faire. Le misérable a dû profiter du moment où j’avais laissé les paquets pour venir vous faire mon rapport et vous dire que tout était en ordre. Ce sont toujours ces occasions que guettent les voleurs. Il y a deux ans,ils ont volé à une dame, à la gare du Nord-Ouest, une voiture d’enfant, avec une fillette au maillot dedans. Mais ils ont été si gentils qu’ils ont rapporté l’enfant au commissariat de notre rue en déclarant qu’ils venaient de la trouver sur le seuil d’une porte. Alors, les journaux ont fait un bruit de tous les diables en déclarant que cette pauvre femme était une mère dénaturée.

Et Chvéïk déclara solennellement :

– Dans les gares, il y a toujours eu desvols et il y en aura toujours.

– Je crois, Chvéïk, fit le lieutenantLukach, qu’un de ces jours ça va mal finir pour vous. Je me demandesi vous êtes complètement idiot ou si vous vous efforcez de leparaître. Pourriez-vous me dire ce qu’il y avait dans cettevalise ?

– Peu de choses, répondit Chvéïk, sanslever les yeux du crâne chauve du pékin qui, assis en face dulieutenant, ne manifestait apparemment aucun intérêt pour la scèneà laquelle il assistait. Il n’y avait que la glace de votre chambreet le portemanteau de l’antichambre, de sorte que nous ne perdonspas grand’chose, puisque ces deux objets appartenaient à votreancien propriétaire.

Le lieutenant Lukach fit une terrible grimace,mais Chvéïk continua d’une voix aimable :

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je ne savais pas qu’on nous volerait la valise.Quant à ce qui était dedans, j’avais pris la précaution d’avertirle propriétaire que nous ne lui rendrions son bien qu’à notreretour de la guerre. Dans les pays ennemis il y aura autant deglaces et de porte-manteaux que nous pourrons en emporter. Parconséquent, dès que nous aurons pris une ville…

– La ferme ! Chvéïk, l’interrompitle lieutenant avec violence. Vous n’y couperez pas du conseil deguerre un de ces jours. Vous êtes le plus grand imbécile que laterre ait jamais porté. Un autre homme, dut-il vivre mille ans,serait incapable d’accumuler autant d’idioties que vous durant cesquelques semaines. J’espère que vous vous en êtes aperçu ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je l’ai remarqué, moi aussi. J’ai, comme on dit, untalent d’observation très développé. Malheureusement, il necommence à m’inspirer que lorsqu’il est déjà trop tard, quand lesennuis sont arrivés. J’ai la guigne, comme un certain Nachleba dela Nekazanka qui avait l’habitude d’aller au cabaret. Il prenaittoujours la résolution de redevenir sérieux. Chaque samedi il sepromettait de changer de vie, et régulièrement, le lendemain, il medéclarait : « et malgré ça, camarade, je me suis aperçuau matin que j’étais couché sur le bat-flanc du poste depolice ». Sans qu’il sache lui-même comment la chose étaitarrivée, il se trouvait qu’il avait démoli une borne ou détaché uncheval de fiacre, ou qu’il avait nettoyé sa pipe avec le plumetd’un chapeau de gendarme. Lorsqu’il nous contait ses ennuis ilétait absolument désespéré, et, ce qui le chagrinait le plus, c’estque cette guigne se transmettait dans sa famille depuis desgénérations. Son grand-père était parti une fois pour le tour…

– Laissez-moi tranquille, Chvéïk, avecvos exemples.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que tout ce que je vous raconte est la pure vérité.Donc son grand-père étant parti…

– Chvéïk, s’emporta le lieutenant, jevous ordonne de vous taire. Je ne veux plus rien entendre de voshistoires stupides. Quand nous serons arrivés à Budeiovitz, je vousréglerai votre compte. Savez-vous, Chvéïk, que je vais vous faireenfermer ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que jusqu’à cette minute je n’en savais rien, ditChvéïk doucement. Pour l’excellente raison que vous ne m’en aviezencore rien dit.

Le lieutenant poussa un soupir, tira de sacapote la Bohemiaet se mit à lire les dernières nouvellesannonçant les grandes victoires remportées par l’arméeautrichienne. Comme il était plongé dans la lecture d’un articlequi donnait des détails sur une invention allemande permettant dedétruire les villes ennemies au moyen de bombes lancées par avions,bombes qui explosaient trois fois de suite, il entendit Chvéïkdemander au monsieur chauve :

– Excusez, Votre Grâce, n’êtes-vous pas,je vous prie, Monsieur Purkrabek, le fondé de pouvoir de la BanqueSlavia ?

Comme le monsieur chauve ne répondait pas,Chvéïk se tourna vers le lieutenant.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant – lui dit-il – que j’ai lu une fois, dans un journal,qu’un homme normal devait avoir une moyenne de 60 à 70.000 cheveux,et que les cheveux noirs tombent plus facilement que les autres,comme on peut le constater dans de nombreux cas. Et il poursuivitsans pitié :

– Un étudiant en médecine m’a dit un jourau café, que la chute des cheveux provenait de l’ébranlementnerveux provoqué par les accouchements.

À ce moment-là se produisit un phénomèneétrange. Le monsieur chauve bondit sur Chvéïk en hurlant :

– Fous-moi le camp d’ici, espèce decochon !

Puis, jetant Chvéïk dans le couloir, il revintaussitôt dans le compartiment, où il ménagea au lieutenant unesurprise désagréable en se présentant.

Une légère erreur s’était produite en effet.L’individu chauve n’était pas M. Purkrabek, le fondé depouvoir de la Banque Slavia, mais le général de brigade vonSchwarzburg. Le général était justement en route pour une tournéed’inspection et il se rendait à Budeiovitz.

Il avait l’habitude, lorsqu’il découvrait unléger flottement dans la discipline des casernes qu’il visitait, defaire appeler le commandant de la garnison et de lui tenir lelangage suivant :

– Avez-vous un revolver ?

– Oui, mon général.

– Bien. À votre place, je sais l’emploique j’en ferais, car ce que je vois ici ressemble plus à unepétaudière qu’à une caserne.

Après chacune des tournées d’inspection dugénéral, çà et là, l’un ou l’autre des officiers se faisait sauterla cervelle. Le général von Schwarzburg enregistrait la nouvelleavec satisfaction :

– Parfait ! Parfait !disait-il. Voilà ce qui s’appelle un soldat.

De plus, il avait la manie de déplacer lesofficiers et de les envoyer dans des garnisons perdues.

– Lieutenant, où avez-vous été à l’écoledes Cadets ? demanda-t-il à Lukach.

– À Prague, mon général.

– Que vous a-t-on appris là-bas, si vousne savez même pas qu’un officier est responsable de sonsubordonné ?

Primo : Vous devisez avec votreordonnance comme avec un ami intime, vous lui permettez de parlersans être interrogé.

Secundo : Vous lui permettez d’insultervotre supérieur. Il faut que tout cela se paie. Comment vousappelez-vous, lieutenant ?

– Lukach, mon général.

– Quel est votre régiment ?

– J’ai été…

– L’endroit où vous avez été nem’intéresse pas, il n’en est pas question. Je veux savoir où vousêtes maintenant.

– Au 91e régimentd’infanterie, mon général. On m’a déplacé.

– Déplacé ? On a très bien fait, etcela ne vous fera pas de mal de partir le plus tôt possible pour lefront.

– C’est ce qui vient d’être décidé, mongénéral.

Alors, le général se lança dans uneconférence. Il avait remarqué, disait-il, que, durant ces dernièresannées, les officiers parlaient à leurs subordonnés sur un tonbeaucoup trop familier. Il voyait là le danger de certainespropagandes démocratiques. Or, il est nécessaire, affirmait-il, demaintenir le soldat sous le joug de la discipline. Le soldat doittrembler devant son supérieur. Il doit le craindre. Les officiersdoivent tenir leurs hommes à distance et ne pas tolérer qu’ilsréfléchissent par eux-mêmes. Car c’est en cela, disait-il, queréside l’erreur tragique de ces dernières années.

Autrefois, les hommes craignaient leursofficiers comme la foudre, mais aujourd’hui…

Le général de brigade eut un geste dedécouragement.

– … Aujourd’hui, la plupart des officiersse commettent avec leurs hommes. C’est ce que j’ai vouludire !

Et le général, reprenant son journal, sereplongea dans sa lecture. Blême de rage, le lieutenant Lukachsortit dans le couloir pour régler son compte à Chvéïk.

Il le trouva debout devant la portière. Sonvisage reflétait la satisfaction et le bonheur de l’enfant quivient de s’endormir après s’être longuement abreuvé au sein de samère.

Le lieutenant, d’un geste, montra à Chvéïk uncompartiment vide.

– Chvéïk, dit-il avec solennité, lemoment est enfin venu pour vous de recevoir une paire de claques,comme le monde n’en vit jamais. Pourquoi vous êtes-vous permisd’insulter ce monsieur chauve ? Savez-vous que c’est legénéral von Schwarzburg ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant – répondit Chvéïk dont le visage prit une expression demartyr – que jamais je n’ai eu la moindre intention d’insulter quique ce soit. Je ne me serais jamais douté que ce monsieur pût êtrele général von Schwarzburg. Je vous assure qu’il ressembleétrangement à M. Purkrabek, le fondé de pouvoir de la BanqueSlavia. Ce monsieur avait l’habitude de venir chez nous, au café,et une fois, comme il s’était endormi à table, un individu malintentionné écrivit sur son crâne chauve : « Nousnous permettons, conformément à la circulaire 3, ci-jointe, de vousproposer respectueusement la constitution, par une assurance sur lavie, d’une dot et d’un trousseau pour vos enfants. » Bienentendu, tous mes camarades sont partis, et moi je suis resté seulavec le fondé de pouvoir.

Comme j’ai toujours la guigne, lorsqu’il s’estréveillé et qu’il a aperçu son crâne dans la glace, il s’est misdans une colère folle. Il a pensé que c’était moi le coupable. Luiaussi a voulu me donner une paire de claques.

Et cet aussi jaillit des lèvres deChvéïk d’une façon si touchante et si pleine de reproches que lelieutenant laissa retomber sa main.

Chvéïk poursuivit :

– Le général n’aurait pas dû se fâcherpour une erreur aussi insignifiante. D’ailleurs, il devraitréellement avoir de 60.000 à 70.000 cheveux comme il était écritdans l’article où l’on énumérait tout ce qu’un homme normal doitposséder. Je n’aurais jamais osé penser qu’un général de brigadepouvait être chauve. Ce malentendu, qui nous a séparés, ne reposeque sur une erreur tragique qui aurait pu arriver à tout le mondeaussi bien qu’à moi. Il suffit de faire une remarque et qu’un autres’avise de mal la prendre pour que les choses se gâtent tout desuite. Ainsi, Hyvl, le tailleur, nous a raconté, une fois, commentil avait voyagé avec un jambon qu’il avait acheté à Marbourg. Dansle compartiment, il croyait qu’il était le seul tchèque parmi lesvoyageurs. Comme il se mettait, près de Saint-Maurice, à découperle jambon, et que le monsieur qui était en face de lui commençait àjeter dans sa direction des regards envieux, Hyvl, le tailleur,s’est dit tout haut en tchèque : « Tu aimerais bien enbouffer un peu, hein ? » et le monsieur lui répondit dansla même langue : « Naturellement que j’en boufferaisvolontiers, si seulement tu voulais m’en donner. » Et c’estainsi qu’ils se sont partagé le jambon. Voitech Rous, c’est ainsique s’appelait le monsieur…

Le lieutenant Lukach jeta un sombre regard surChvéïk, haussa les épaules, et quitta le compartiment sans dire unmot. Peu après, alors qu’il était de nouveau installé à sonancienne place, le candide visage de Chvéïk apparut à laportière :

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que nous serons dans cinq minutes à Tabor. Il y a cinqminutes d’arrêt. Si vous désirez quelque chose à manger. Il y aquelques années, ils avaient ici…

Le lieutenant bondit dans le couloir, et dit àChvéïk :

– Sachez que si vous voulez m’êtreagréable, vous ne vous montrerez jamais plus devant moi. Je vous aiassez vu. Disparaissez, espèce de sombre idiot !

– Bien. À vos ordres, mon lieutenant.

Chvéïk fit le salut militaire, tournaréglementairement les talons, alla à l’extrémité du couloir où ils’assit dans un coin, à la place réservée au contrôleur. Là, ilentra immédiatement en conversation avec un cheminot :

– Avec votre permission, puis-je vousdemander quelque chose ?

Le cheminot, qui n’avait visiblement pas enviede parler, remua faiblement la tête.

– Un brave homme, poursuivit Chvéïk, uncertain Hoffman avait l’habitude de venir chez moi. Il affirmaitque les sonnettes d’alarme ne servent à rien et que quand bien mêmeon tirerait sur la poignée, il ne se passerait rien du tout. Pourvous dire la vérité, la chose ne m’a jamais beaucoup intéressée,mais puisque j’ai ici sous les yeux une pareille sonnette d’alarme,je voudrais bien savoir à quoi m’en tenir, au cas où j’aurais unjour à m’en servir.

Chvéïk se leva et, en compagnie du cheminot,se dirigea vers la sonnette d’alarme. « En cas dedanger… »

Le cheminot estima qu’il était de son devoird’expliquer à Chvéïk le mécanisme de l’appareil.

– Votre homme avait raison de vous direqu’il fallait tirer sur cette poignée, mais il vous a menti endisant que ça ne fonctionnait pas. Le train s’arrête toujours à cecommandement, car le signal est relié à la locomotive.

Tous deux avaient la main sur la poignée de lasonnette et on ne sut jamais par quel mystère le signal retentit.Toujours est-il que le train stoppa.

Chvéïk et le cheminot ne purent se mettred’accord pour savoir qui avait tiré la sonnette.

Chvéïk affirma que ce ne pouvait être lui, quejamais il n’aurait fait une chose pareille, qu’il n’était plus ungamin, etc.

– Je suis moi-même tout étonné de voirque le train s’est arrêté brusquement – dit-il avec bonhomie. Letrain roulait puis, tout d’un coup, il s’arrête. Croyez-moi, jesuis aussi ennuyé que vous.

Un monsieur d’aspect fort respectable prit leparti du cheminot. Il déclara avoir entendu les termes danslesquels le soldat avait engagé, le premier, la discussion sur lessignaux d’alarme.

Chvéïk, par contre, ne cessait de se frapperla poitrine, d’affirmer sa bonne foi, d’expliquer qu’il n’avaitaucun intérêt à provoquer un retard puisqu’il partait pour laguerre.

– Monsieur le chef de gare éclaircira ça,– dit le contrôleur. Le plus clair de cette histoire, c’est qu’ellevous coûtera vingt couronnes.

Cependant on voyait les voyageurs affoléssortir des wagons. Une femme effrayée, dégringola le remblai et seprécipita avec sa valise dans le champ voisin.

– Cela vaut les vingt couronnes, – ditChvéïk, qui avait gardé un calme absolu. – C’est vraiment pas cher.Une fois, quand sa majesté l’empereur est venue à Jikov, un certainFranta Schnor s’est jeté à genoux devant sa voiture. Alors, lecommissaire de police du quartier a dit en pleurant àM. Schnor qu’il aurait dû choisir une autre rue, qu’il auraitpu choisir le quartier du commissaire Krais par exemple. Et pourfinir on mit ce M. Schnor sous les verrous.

Chvéïk jeta un regard circulaire sur sesauditeurs, puis il ajouta avec satisfaction :

– Bon, maintenant, on peut repartir.C’est très ennuyeux quand les trains ont du retard. Lorsque çaarrive en temps de paix, ça peut encore aller ; mais,lorsqu’on est en guerre, chacun devrait savoir que, dans chaquetrain, il y a des personnalités militaires ; des généraux debrigade, des lieutenants, des ordonnances. À ce moment-là, le pluspetit retard peut être fort grave. Napoléon, pour cinq minutesperdues à Waterloo, a vu toute sa gloire foutue.

Au même instant, le lieutenant Lukach sefrayait un chemin à travers le groupe qui entourait Chvéïk. Ilétait d’une pâleur mortelle. Et sa fureur était telle qu’il ne putémettre qu’un seul mot :

– Chvéïk !

Chvéïk fit le salut militaire etdit :

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, qu’on me rend responsable de l’arrêt du train. Lesplombs que l’administration des chemins de fer fait mettre sur lessignaux d’alarme sont vraiment de drôles de plombs. Il vaut bienmieux ne pas s’en approcher du tout. Sans ça, il vous arrive unmalheur et on vous demande vingt couronnes.

À ce moment le chef de train donna le signaldu départ. Les auditeurs de Chvéïk, l’un après l’autre, rentrèrentdans leur compartiment. Le lieutenant Lukach haussa les épaules etretourna à sa place.

Seuls restèrent dans le couloir, lecontrôleur, le cheminot et le brave soldat Chvéïk, naturellement.Le contrôleur tira de sa poche son carnet et se mit à rédiger lecompte rendu de l’incident. Chvéïk, sans accorder la moindreattention au regard haineux que lui lançait le cheminot, luidemanda :

– Y a-t-il longtemps que vous êtes auchemin de fer ?

Et comme le cheminot ne répondait rien, Chvéïkexpliqua qu’il avait connu dans le temps un certain MlitchkoFrantisko qui habitait à Oujinevch, près de Prague, et qui ayanttiré, lui aussi, le signal d’alarme, en eut une telle frayeur qu’ilperdit pendant quinze jours l’usage de la parole. Il ne put seremettre à parler que deux semaines après, un après-midi où ilétait allé rendre visite à un certain Vanek, jardinier àHostivaje.

– Ça s’est passé, ajouta Chvéïk, en mai1912.

Le cheminot, sans daigner répondre, ouvrit laporte des cabinets et s’y enferma.

Le contrôleur et Chvéïk demeurèrent seuls dansle couloir. Le contrôleur demanda au soldat vingt couronnes, enexpliquant que si Chvéïk ne pouvait pas payer l’amende il seraitdans l’obligation de le faire descendre à Tabor pour l’amenerdevant le chef de gare.

– Bien, dit Chvéïk, qu’à cela ne tienne,j’aime beaucoup causer avec des gens instruits. Ça me fera grandplaisir de faire la connaissance de ce monsieur.

Il tira sa pipe de sa vareuse, l’alluma et,tout en rejetant un lourd nuage de fumée, il ajouta :

– Il y a quelques années, il y avait, àSvitave, comme chef de gare, M. Wagner. Il n’était pascommode. Il passait son temps à brimer ses subordonnés. Mais il enavait surtout après un nommé Yugwirth, qui était aiguilleur ;il l’a tellement persécuté qu’à la fin le pauvre homme s’est jeté àl’eau de désespoir. Mais, avant de se suicider, il avait écrit unelettre au chef de gare pour lui dire qu’après sa mort il serappellerait à lui. Et il a tenu parole. C’est la pure vérité. Cebonhomme de chef était donc assis, une nuit, devant le télégraphelorsque, brusquement, l’appareil se met à sonner. Et le chef prendle message suivant : « Comment vas-tu, salaud ?Signé Yugwirth. » Ça a duré toute la semaine. À la fin, lechef en question se mit à expédier partout des télégrammes ainsiconçus : « Pardonne-moi, Yugwirth. » La nuitsuivante, l’appareil lui transmit cette réponse :« Pends-toi au sémaphore devant le pont. Yugwirth. » Etmonsieur le chef de gare obéit. Pour se venger l’administration aarrêté, le lendemain, le télégraphiste de la station. Vous voyezbien qu’il existe entre le ciel et la terre des choses dont nousn’avons même pas idée.

Comme il achevait son récit, le train entra engare de Tabor. Avant de quitter son compartiment, Chvéïk,accompagné du contrôleur, alla se présenter, ainsi qu’il était deson devoir de le faire, au lieutenant Lukach.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que l’on m’emmène devant le chef de gare.

Le lieutenant Lukach ne répondit pas ; ilétait plongé dans une indifférence complète. Il avait brusquementcompris, qu’au point où en étaient les choses, le mieux était de sedésintéresser de Chvéïk aussi bien que du général chauve, dedemeurer assis tranquillement, puisqu’en arrivant à Budeiovitz, ildevait se présenter à la caserne et partir pour le front. Que luiimportait désormais ce misérable monde et les histoires d’unChvéïk !

Comme le train s’ébranlait, le lieutenantLukach regarda par la portière. Il aperçut son ordonnance sur lequai, discutant avec animation devant le chef de gare. Il étaitentouré d’un groupe de personnes parmi lesquelles se trouvaientquelques employés en uniforme.

Le lieutenant Lukach respira. Il éprouva ungrand soulagement en s’apercevant que son ordonnance était restésur le quai.

Le train s’était éloigné depuis longtempsdéjà, et la foule autour de Chvéïk demeurait aussi dense. Chvéïkjurait qu’il était innocent et il parvint à convaincre sesauditeurs. Une femme déclara :

– Voilà comment ils embêtent lessoldats !

La foule l’approuva bruyamment. Un monsieurs’adressa au chef de gare pour lui déclarer qu’il était prêt àpayer les 20 couronnes d’amende pour Chvéïk. Il était convaincu,disait-il, que ce soldat n’était pas coupable.

– Il n’y a qu’à le regarder, dit-il enguise de conclusion, en montrant le visage candide de Chvéïk.

L’ordonnance s’adressa à la foule endéclarant : « Je suis innocent, bravesgens ! »

Un maréchal des logis de la gendarmerie arrêtaun citoyen dans la foule : « Vous répondrez de cesparoles, criait-il. Je vous apprendrai, moi, à exciter les gens endisant : « S’ils traitent les hommes comme ça, personnene peut leur demander de gagner la guerre. »

Le malheureux citoyen ne put que balbutierqu’il n’avait rien voulu dire de séditieux, qu’il était aucontraire un bouclier de la vieille garde.

Le brave homme qui était convaincu del’innocence de Chvéïk, paya l’amende et l’emmena au buffet destroisièmes classes, où il lui offrit un bock. Ayant appris que tousles papiers de Chvéïk, ainsi que son billet, étaient restés entreles mains du lieutenant Lukach, il lui donna généreusement cinqcouronnes pour continuer sa route et lui confia avant de s’enaller :

– Allons, mon cher ami, comme je vousl’ai dit, quand vous serez prisonnier en Russie, donnez le bonjourde ma part au brasseur Zéman de Zdolbounov. Vous avez noté lenom ? Soyez malin et restez le moins possible au front.

– Pour ça, n’ayez pas peur, dit Chvéïk,c’est toujours intéressant de voir du pays sans payer.

Chvéïk resta seul à sa table. Pendant qu’ilcommençait à liquider les cinq couronnes de son bienfaiteur, lesgens qui étaient sur le quai et qui n’avaient vu la scène que deloin, sans avoir entendu les explications de Chvéïk, racontaientqu’on avait arrêté un espion, surpris au moment où ilphotographiait la gare.

Mais une brave femme contredisait cetteversion ; elle avait entendu dire, racontait-elle, qu’ils’agissait d’un dragon qui avait frappé un officier près desw. c. pour femmes parce que cet officier s’était avisé desuivre son amie.

Les gendarmes mirent fin à cette interminablediscussion en chassant la foule du quai. Cependant que Chvéïkcontinuait tranquillement à boire en songeant avec tendresse à sonlieutenant.

– Qu’est-ce qu’il pourra bien fairejusqu’à son arrivée à Budeiovitz sans son ordonnance ? sedemandait-il avec inquiétude.

Avant l’arrivée du train omnibus, le buffetdes troisièmes classes fut envahi par une foule de voyageurs.

La plupart d’entre eux étaient des soldats,appartenant à différents régiments, à diverses nations. La rafalede la guerre les avait arrachés de chez eux, pour les disperserdans les hôpitaux de l’empire qu’ils ne quittaient que pourrepartir sur le front.

Combien parmi eux n’allaient pas tarder àconnaître le suprême honneur militaire ! Au-dessus de leurscadavres, allongés sous six pieds de terre, l’on pourrait voir,dans les tristes paysages de la Galicie Orientale, surmontant lacroix de bois généreusement offerte par leur patrie reconnaissante,le calot autrichien, portant l’anagramme de l’empereurF. J. I. balancé par le vent, trempé par là pluie, uniqueet dernier témoignage du passage de ces hommes sur la terre.

Un vieux corbeau, reconnaissant, continueraità se poser de temps à autre sur leurs tombes, en songeant avecnostalgie à cette époque bienheureuse où la terre entière n’étaitplus qu’une table abondamment garnie de délicieux cadavres d’hommeset de chevaux, où il lui était possible de se nourrir uniquement dece mets succulent qu’est l’œil de l’homme, pareil à ceux quibrillaient jadis sous ce calot.

Un camarade de misère, renvoyé après uneopération qu’il avait subie à l’hôpital militaire, s’assit près deChvéïk ; son uniforme gardait encore la trace de la boue et dusang. Cet homme était comme rapetissé. Il déposa un petit paquetsur la table, tira de sa poche un porte-monnaie déchiré, compta etrecompta son argent, puis il regarda Chvéïk et luidemanda :

– Beszélsz magyarul[1] ?

– Je suis Tchèque, camarade, réponditChveik. Veux-tu boire ?

– Nem ertem, baratom[2].

– Ça ne fait rien, insista Chvéïk enpoussant son verre plein devant le soldat. Tu n’as qu’à boire.

Celui-ci but et remercia :« Köszönöm. » Et il continua à examiner lecontenu de son porte-monnaie. Puis il se leva en poussant unsoupir. Chvéïk comprit que le Magyar aurait bien aimé se faireservir un demi, mais qu’il n’avait plus assez d’argent. C’estpourquoi Chvéïk lui en commanda un. Le Magyar remercia à nouveau etcommença, à l’aide de gestes et de grimaces, à expliquer quelquechose à Chvéïk, en lui montrant sa main blessée, tout en lui disantdans une sorte de langage international : « Pif, paf,pouf ! »

Chvéïk secoua la tête et lui sourit avecsympathie. Le convalescent lui fit savoir encore, en élevant samain gauche à 50 centimètres au-dessus du sol, puis en montranttrois doigts, qu’il avait trois petits enfants.

– Nitch han, nitch han,continua-t-il, voulant dire par là qu’il n’y avait rien à manger àla maison et avec sa manche, il essuya ses yeux mouillés de larmes.Dans sa capote en lambeaux on pouvait voir la déchirure faite parla balle qu’il avait reçue pour le bon plaisir de Sa Majesté le Roide Hongrie.

Après un pareil entretien, il ne restait àChvéïk plus rien des cinq couronnes qu’on lui avait données. Chaqueconsommation éloignait de lui toujours davantage, la possibilitéd’atteindre le but de son voyage.

Et, de nouveau, passa un train à destinationde Budeiovitz. Cependant, Chvéïk demeurait assis et il écoutait leHongrois répéter : « Pif, paf, pouf ! Haromgyermek ! (Trois enfants !) Nintch hamEljen ! »

– Bois, mon gars, bois…, lui ditChvéïk…

À la table voisine, un soldat racontait queles Magyars, lorsque les Tchèques vinrent à Szeged avec le29e régiment d’infanterie, les accueillirent avec lesmains en l’air pour les taquiner.

Cette allusion au passage en masse desTchèques dans les rangs ennemis, bien qu’elle correspondît à laréalité, blessa l’amour-propre du soldat. Les Hongrois, par lasuite, n’hésitèrent pas à suivre l’exemple des Tchèques.

Ce soldat s’assit également à côté de Chvéïket lui raconta comment ils avaient, à Szeged, chargé les Magyars etcomment ils les avaient flanqués hors des bistrots. Ilreconnaissait, toutefois, que les Magyars avaient opposé une viverésistance ; une blessure qu’il avait reçue dans le dos, etpour laquelle on l’avait envoyé à l’hôpital, en témoignait.Maintenant, disait-il, il craignait que, après son retour, lecommandant de son bataillon ne le fît mettre en prison parce qu’iln’avait pas rendu à son adversaire le coup qu’il avait reçu ainsique l’honneur du régiment l’aurait exigé.

– Vos papiers ?

C’est avec ces paroles aimables que lecommandant de la patrouille militaire qui faisait une ronde, abordaChvéïk.

C’était un sergent suivi de quatre soldats,baïonnette au canon, il ajouta, en mauvais tchèque :

– Je vois que vous assis, vous pasvoyager, vous boire, toujours boire.

– Je n’ai pas le moindre papier,milatchkou[3], répondit Chvéïk. M. lieutenantLukach, du 91e régiment les a tous sur lui. Moi je suisresté à la gare.

– Qu’est-ce que cela signifie,milatchkou ? demanda le sergent en s’adressant à l’un de sessoldats, un vieux de la territoriale.

– Milatchkou, en tchèque, ça veut diresergent, répondit celui-ci en souriant.

Le sergent déclara à Chvéïk :

– Tout soldat doit avoir des papiers.Sans papiers, un pouilleux comme toi doit être enfermé au poste dela gare comme un chien enragé.

On amena Chvéïk au poste ; les soldatsétaient assis sur les bancs et ils ressemblaient comme des frèresau vieux territorial qui avait traduit au sergent le mot milatchkou(chéri) avec tant d’à-propos.

Le poste était orné de lithographies que leministère de la guerre avait envoyées dans tous les bureauxmilitaires.

L’une d’elles représentait le brigadier FranzHammel et les sergents Panchard et Buchmayer du 21erégiment impérial et royal, en train d’encourager leurs hommes àtenir. De l’autre côté était suspendu un tableau avec la légendesuivante : « Le brigadier Jan Danko, du 5erégiment de Honved-hussard, examine la position d’une batterieennemie » ; à droite, un peu plus bas, pendait uneaffiche qui avait pour titre : Exemple rared’héroïsme.

C’est avec des affiches de ce genre, quiillustraient des exemples d’héroïsme magnifiques, inventés detoutes pièces dans les chancelleries du ministère de la Guerre, etpar la presse allemande, que la stupide et vieille Autriche voulaitgalvaniser le courage de ses soldats qui ne les lisaient jamais.Lorsqu’on donnait à ces derniers des exemples de ce genre sousforme de livres, au front, ils s’en servaient pour rouler descigarettes ou ils l’utilisaient d’une façon encore plusrationnelle, donnant ainsi aux récits de ces magnifiques exemplesofficiels une destination qui convint à leur valeur et à leuresprit.

Cependant que le sergent allait quérir unofficier, Chvéïk lut sur une affiche :

« La bravoure du soldat Joseph Bong, dutrain des équipages. »

« Les infirmiers étaient en train detransporter des grands blessés dans les fourgons qui stationnaientdans un chemin creux, on les expédia ensuite au poste de secours.Les Russes qui avaient remarqué ces fourgons commencèrent à lesarroser de grenades. Le cheval du soldat Joseph Bong, du3e escadron du train, fut tué par un éclat. Bong selamentait : « Mon pauvre coco, c’en est fait detoi ! » À ce moment précis, il fut lui-même blessé. Ildétela son cheval et tira lui-même le fourgon vers une cachettesûre. Après quoi il s’en retourna pour aller chercher leharnachement. Les Russes continuèrent le feu. « Tireztoujours, mauvais brigands, je n’abandonnerai pas mesharnais ! » s’écria Bong et il continua à déboucler lescourroies. Sa besogne achevée, il traîna le harnachement près dufourgon ; là, il dut subir, à cause de son absence prolongée,une observation de la part de l’infirmier, mais il répondit :« Je n’ai pas voulu laisser le harnachement, il est presqueneuf. J’ai pensé que ce serait dommage. Nous n’en avons pas trop deces choses-là. » Ainsi s’excusait le vaillant guerrier, puis,il partit au poste de secours, et c’est alors seulement qu’ildemanda à être hospitalisé.

« Huit jours plus tard, son commandantépingla sur sa poitrine la médaille du courage enargent ».

Lorsque Chvéïk eut fini de lire, le sergentn’étant toujours pas revenu, il dit aux soldats du quart : –Ça, c’est un bien bel exemple de courage. De cette façon, il n’yaura chez nous, dans l’armée, que des harnachements neufs. Maislorsque j’étais à Prague, j’ai lu dans le Journal officielun exemple d’héroïsme encore plus beau. Il s’agissait de l’aspirantdocteur Joseph Bojnov. Il était en Galicie, au 7ebataillon de chasseurs, et comme il partait à l’assaut à labaïonnette, il reçut une balle. Pendant qu’on le transportait auposte de secours, il ne cessait de crier qu’on n’allait tout demême pas lui faire un pansement pour ce bobo, et il voulait avancerde nouveau avec son escadron. À ce moment-là une grenade lui brisala patte. Et, de nouveau, les infirmiers voulurent l’emporter, maisil commença à ramper vers la tranchée, et c’est avec un bâton qu’ilse défendit contre l’ennemi. Vint une nouvelle grenade qui luiemporta la main qui tenait le bâton. Il saisit le bâton de l’autreen hurlant qu’il ne leur pardonnerait pas ça, et Dieu sait commentça aurait fini si un shrapnell ne l’avait définitivement occis.Sans doute qu’on lui aurait donné la médaille d’argent du courage.Lorsque la grenade lui arracha la tête, il cria encore enmourant : « Mourir pour la patrie, c’est le sort le plusbeau, le plus digne d’envie. »

– Ils n’y vont pas avec le dos de lacuillère, dans les journaux, dit un homme ; un rédacteur commeça doit devenir complètement abruti au bout d’une heure.

Le sergent apparut dans l’embrasure de laporte où il se trémoussa de fureur :

– Dès qu’on quitte cette salle pour troisminutes, hurla-t-il, on n’entend plus que : « Tcheski,Tcheski. »

Avant de se rendre à la brasserie le sergentdit au caporal, en lui montrant Chvéïk : « Emmenez cecochon au lieutenant dès que celui-ci sera de retour. »

– M. le lieutenant est avec latélégraphiste – dit le caporal, quand le maréchal des logis eutquitté la salle – il court après elle depuis quinze jours ;quand il revient du télégraphe, il est toujours furieux et ildit : « C’est une garce ! Elle ne veut pas coucheravec moi ! »

Et, cette fois encore, le lieutenant revint enproie à une sombre fureur. Lorsqu’il entra, on l’entendit jeter desvivres sur la table.

– Rien à faire, mon vieux, tu dois yaller ! dit à Chvéïk le caporal, avec pitié. Beaucoup desoldats sont passés par ses mains, des jeunes et desvieux !

Et il emmena Chvéïk dans le bureau où étaitassis, derrière une table recouverte de papiers déchirés, un jeunelieutenant furieux.

Lorsqu’il aperçut les deux hommes, il s’écria,avec une violence qui en promettait long sur ce qui allaitsuivre : « Ah ! nom de Dieu ! »

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que cet homme a été trouvé à la gare sans papiers, ditle caporal.

Le lieutenant inclina la tête comme s’il avaitvoulu affirmer ainsi qu’il avait, depuis des années, la certitudeque l’on trouverait ce jour-là Chvéïk à la gare, démuni de sespapiers.

Quant à Chvéïk, si quelqu’un l’avait regardé àcette minute, il aurait eu l’impression qu’il était absolumentimpossible qu’un homme ayant une tête pareille et une telle tenuepût avoir des papiers sur lui. Chvéïk donnait l’impressiond’arriver d’une autre planète ; il regardait naïvement, avecune grande surprise, le nouveau monde où il se trouvait et où onlui posait les questions les plus extravagantes comme, par exemple,de lui demander où étaient ses papiers.

Le lieutenant inclina encore la tête commes’il avait voulu inviter Chvéïk à prendre l’initiative de parler lepremier, afin de lui permettre d’engager l’interrogatoire.

Mais, voyant que Chvéïk gardait un silenceobstiné, il se décida à parler :

– Que faisiez-vous dans lagare ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que j’attendais le train de Budeiovitz, afin de merendre à mon régiment, au 91e de ligne. Je suisl’ordonnance de Monsieur le lieutenant Lukach, que j’ai été forcéde quitter parce qu’on m’a amené devant le chef de gare, à caused’une amende. J’ai été soupçonné, bien à tort d’ailleurs, d’avoirfait arrêter le rapide dans lequel nous nous trouvions en tirant lesignal d’alarme.

– Racontez-moi cela d’une façoncohérente, s’écria le lieutenant, et ne dégoisez pas tant debêtises.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que la chance m’a quitté depuis le moment où nousétions assis dans le rapide, Monsieur le lieutenant Lukach et moi,pour aller aussi vite que possible rejoindre notre régiment àBudeiovitz. Tout d’abord, nous avons perdu une malle, puis ungénéral à la tête chauve…

– Mon Dieu ! soupira lelieutenant.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je dois vous raconter la chose en détail, pour vousdonner un aperçu des événements, comme disait le cordonnierPetulik, quand il demandait à son fils de retirer sa culotte avantde le fouetter avec une corde.

Et, pendant que le lieutenant commençait à secongestionner, Chvéïk ajouta :

– Non, je ne plaisais pas à Monsieur legénéral Chauve, et Monsieur le lieutenant Lukach, dont j’étaisl’ordonnance, m’a envoyé dans le couloir. Et, dans le couloir, j’aiété accusé d’avoir fait ce que je vous ai déjà dit. Avant que cetincident ait pu être réglé, je restai tout seul sur le quai. Letrain partit. Monsieur le lieutenant avec ses malles et tous lespapiers, les siens et les miens, s’éloignèrent à la même vitesse,tandis que moi, je suis resté ici comme un pauvre abandonné.

Chvéïk regarda le lieutenant d’une façontendre et émouvante.

– Il est clair que ce gaillard, qui donnel’impression d’être un idiot, dit la pure vérité, songea lelieutenant.

Puis, nommant tous les trains qui partirentdans la direction de Budeiovitz après le rapide, il demanda àChvéïk comment il s’était arrangé pour n’en prendre aucun.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, répondit Chvéïk en souriant avec bonhomie, qu’enattendant le prochain train, j’ai eu la malchance de me trouver àla buvette où je me suis mis à boire doucement un bock aprèsl’autre.

– Je n’ai jamais connu un tel idiot,pensa le lieutenant. Il avoue tout. J’en ai déjà vu beaucoup dansson cas, mais ils ont tous nié ce qu’on leur reprochait, tandis quecet imbécile me dit tranquillement : « J’ai manqué tousles trains, parce que je me suis mis à boire un bock aprèsl’autre. »

Résumant toutes ses pensées en une seulephrase il se dressa et déclara à Chvéïk :

– Vous êtes un dégénéré. Savez-vous ceque cela signifie de traiter quelqu’un de dégénéré ?

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que chez nous, au coin du Boitche et de la rueKaterinsky, il y avait un homme qui, précisément, était undégénéré. Son père était un comte polonais et sa mère unesage-femme. Il balayait les rues et, dans les brasseries, il sefaisait appeler tout simplement : Monsieur le comte…

Le lieutenant estima qu’il était temps d’enfinir avec Chvéïk d’une façon ou d’une autre. C’est pourquoi il seleva et affirma avec énergie :

– Eh bien ! je vous dis, moi, quevous êtes un idiot et que vous allez vous rendre au guichet de lagare, que vous prendrez un ticket et que vous vous rendrezimmédiatement à Budeiovitz. Et, si je vous vois encore une fois…Rompez !

Et comme Chvéïk ne bougeait pas d’une semelle,se tenant respectueusement la main près de son calot, le lieutenants’écria :

– Allez-vous-en ! N’avez-vous pasentendu ? J’ai dit : « Rompez ! » CaporalBalelek, prenez cet imbécile, amenez-le au guichet de la gare etprenez pour lui un ticket pour Budeiovitz.

Quelques minutes après le caporal Balelekapparaissait de nouveau dans l’entrebâillement de la porte dubureau. Derrière lui, le lieutenant aperçut le candide visage deChvéïk.

– Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-ilavec impatience.

– Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, chuchota le caporal discrètement, que cet homme n’a pasd’argent et moi non plus. Or, on ne veut pas le laisser partirgratuitement parce qu’il n’a pas, sur lui, ses papiers militairesprouvant qu’il va rejoindre son régiment.

Le lieutenant ne fit pas attendre longtemps sasentence, digne de Salomon :

– Il peut aller là-bas à pied, dit-il. Ilen sera quitte pour quelques jours de prison s’il arrive trop tardà son régiment. Qui peut s’occuper de lui, ici ?Personne ! Qu’il parte !

– Rien à faire, camarade, dit le caporalBalelek à Chvéïk quand il revint du bureau : il faut que tuailles à pied à Budeiovitz, mon vieux ! Dans la salle de gardeil y a encore un pain. Nous te le donnerons pour ta route.

Une demi-heure après, muni de ce viatique etd’un paquet de tabac, Chvéïk quitta Tabor dans la nuit. Dès qu’ilfut sur la route il se mit à chanter :

Quand nous sommes partis de Yromerch

Mais vous direz que c’est une blague…

Et le diable seulement pourrait expliquercomment il se fit que le brave soldat Chvéïk, au lieu d’avancervers le sud, dans la direction de Budeiovitz, se mit à se dirigervers l’ouest.

Il marchait sur la grand’route, transi defroid, dans la neige, enveloppé dans sa capote militaire, semblableau dernier grognard de la garde de Napoléon, après la retraite deRussie, Avec cette différence cependant que Chvéïk, loin de courberla tête, chantait avec allégresse :

J’allais gaiement au devant de la ville

En passant par des forêts vertes…

Et dans les forêts, dans le silence de lanuit, l’écho reprenait ce chant, tandis que les chiens commençaientà aboyer.

Quand il eut assez chanté, le brave soldatChvéïk s’assit sur un tas de fumier, alluma sa pipe, se reposa uninstant et repartit à nouveau vers de nouvelles aventures, versl’anabase de Budeiovitz.

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