Nouvelles et Contes – Tome I

Nouvelles et Contes – Tome I

d’ Alfred de Musset
I. EMMELINE

1837

 

I

Vous vous souvenez sans doute, madame, du mariage de mademoiselle Duval. Quoiqu’on n’en ait parlé qu’un jour à Paris, comme on y parle de tout, ce fut un événement dans un certain monde : Si ma mémoire est bonne, c’était en 1825.Mademoiselle Duval sortait du couvent, à dix-huit ans, avec quatre-vingt mille livres de rente. M. de Marsan, qui l’épousa, n’avait que son titre et quelques espérances d’arriver un jour à la pairie, après la mort de son oncle, espérances que la révolution de juillet a détruites. Du reste, point de fortune, et d’assez grands désordres de jeunesse. Il quitta, dit-on, le troisième étage d’une maison garnie, pour conduire mademoiselle Duval à Saint-Roch, et rentrer avec elle dans un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré. Cette étrange alliance, faite en apparence à la légère, donna lieu à mille interprétations dont pas une ne fut vraie, parce que pas une n’était simple, et qu’on voulut trouver à toute force une cause extraordinaire à un fait inusité.Quelques détails, nécessaires pour expliquer les choses, vous donneront en même temps une idée de notre héroïne.

Après avoir été l’enfant le plus turbulent,studieux, maladif et entêté qu’il y eût au monde, Emmeline étaitdevenue, à quinze ans, une jeune fille au teint blanc et rose,grande, élancée, et d’un caractère indépendant. Elle avait l’humeurd’une égalité incomparable et une grande insouciance, ne montrantde volonté qu’en ce qui touchait son cœur. Elle ne connaissaitaucune contrainte ; toujours seule dans son cabinet, ellen’avait guère, pour le travail, d’autre règle que son bon plaisir.Sa mère, qui la connaissait et savait l’aimer, avait exigé pourelle cette liberté dans laquelle il y avait quelque compensation aumanque de direction ; car un goût naturel de l’étude etl’ardeur de l’intelligence sont les meilleurs maîtres pour lesesprits bien nés. Il entrait autant de sérieux que de gaieté danscelui d’Emmeline ; mais son âge rendait cette dernière qualitéplus saillante. Avec beaucoup de penchant à la réflexion, ellecoupait court aux plus graves méditations par une plaisanterie, etdès lors n’envisageait plus que le côté comique de son sujet. Onl’entendait rire aux éclats toute seule, et il lui arrivait, aucouvent, de réveiller sa voisine, au milieu de la nuit, par sagaieté bruyante.

Son imagination très flexible paraissaitsusceptible d’une teinte d’enthousiasme ; elle passait sesjournées à dessiner ou à écrire ; si un air de son goût luivenait en tête, elle quittait tout aussitôt pour se mettre aupiano, et se jouer cent fois l’air favori dans tous les tons ;elle était discrète et nullement confiante, n’avait pointd’épanchement d’amitié, une sorte de pudeur s’opposant en elle àl’expression parlée de ses sentiments. Elle aimait à résoudreelle-même les petits problèmes qui, dans ce monde, s’offrent àchaque pas ; elle se donnait ainsi des plaisirs assez étrangesque, certes, les gens qui l’entouraient ne soupçonnaient pas. Maissa curiosité avait toujours pour bornes un certain respectd’elle-même ; en voici un exemple entre autres.

Elle étudiait toute la journée dans une salleoù se trouvait une grande bibliothèque vitrée, contenant troismille volumes environ. La clef était à la serrure, mais Emmelineavait promis de ne point y toucher. Elle garda toujoursscrupuleusement sa promesse, et il y avait quelque mérite danscette conduite, car elle avait la rage de tout apprendre. Ce quin’était pas défendu, c’était de dévorer les livres des yeux ;aussi en savait-elle tous les titres par cœur ; elleparcourait successivement tous les rayons, et, pour atteindre lesplus élevés, plantait une chaise sur la table ; les yeuxfermés, elle eût mis la main sur le volume qu’on lui auraitdemandé. Elle affectionnait les auteurs par les titres de leursouvrages, et, de cette façon, elle a eu de terribles mécomptes.Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Dans cette salle était une petite table prèsd’une grande croisée qui dominait une cour assez sombre.L’exclamation d’un ami de sa mère fit apercevoir Emmeline de latristesse de sa chambre ; elle n’avait jamais ressentil’influence des objets extérieurs sur son humeur. Les gens quiattachent de l’importance à ce qui compose le bien-être matérielétaient classés par elle dans une catégorie de maniaques. Toujoursnu-tête, les cheveux en désordre, narguant le vent, le soleil,jamais plus contente que lorsqu’elle rentrait mouillée par lapluie, elle se livrait, à la campagne, à tous les exercicesviolents, comme si là eût été toute sa vie. Sept ou huit lieues àcheval, au galop, étaient un jeu pour elle ; à pied, elledéfiait tout le monde ; elle courait, grimpait aux arbres, etsi on ne marchait pas sur les parapets plutôt que sur les quais, sion ne descendait pas les escaliers sur leurs rampes, elle pensaitque c’était par respect humain. Par-dessus tout elle aimait, chezsa mère, à s’échapper seule, à regarder dans la campagne et ne voirpersonne. Ce goût d’enfant pour la solitude, et le plaisir qu’elleprenait à sortir par des temps affreux, tenaient, disait-elle, à cequ’elle était sûre qu’alors on ne viendrait pas la chercher ense promenant. Toujours entraînée par cette bizarre idée, à sesrisques et périls, elle se mettait dans un bateau en pleine eau, etsortait ainsi du parc, que la rivière traversait, sans se demanderoù elle aborderait. Comment lui laissait-on courir tant dedangers ? Je ne me chargerai pas de vous l’expliquer.

Au milieu de ces folies, Emmeline étaitrailleuse ; elle avait un oncle tout rond, avec un rire bête,excellent homme. Elle lui avait persuadé que de figure et d’espritelle était tout son portrait, et cela avec des raisons à faire rireun mort. De là le digne oncle avait conçu pour sa nièce unetendresse sans bornes. Elle jouait avec lui comme avec un enfant,lui sautait au cou quand il arrivait, lui grimpait sur lesépaules ; et jusqu’à quel âge ? c’est ce que je ne vousdirai pas non plus. Le plus grand amusement de la petite espiègleétait de faire faire à ce personnage, assez grave du reste, deslectures à haute voix : c’était difficile, attendu qu’iltrouvait que les livres n’avaient aucun sens, et cela s’expliquaitpar sa façon de ponctuer ; il respirait au milieu des phrases,n’ayant pour guide que la mesure de son souffle. Vous jugez quelgalimatias, et l’enfant de rire à se pâmer. Je suis obligéd’ajouter qu’au théâtre elle en faisait autant pendant lestragédies, mais qu’elle trouvait quelquefois moyen d’être émue auxcomédies les plus gaies.

Pardonnez, madame, ces détails puérils, qui,après tout, ne peignent qu’un enfant gâté. Il faut que vouscompreniez qu’un pareil caractère devait plus tard agir à sa façon,et non à celle de tout le monde.

À seize ans, l’oncle en question, allant enSuisse, emmena Emmeline. À l’aspect des montagnes, on crut qu’elleperdait la raison, tant ses transports de joie parurent vifs. Ellecriait, s’élançait de la calèche ; il fallait qu’elle allâtplonger son petit visage dans les sources qui s’échappaient desroches. Elle voulait gravir des pics, ou descendre jusqu’auxtorrents dans les précipices ; elle ramassait des pierres,arrachait la mousse. Entrée un jour dans un chalet, elle n’envoulait plus sortir ; il fallut presque l’enlever de force, etlorsqu’elle fut remontée en voiture, elle cria en pleurant auxpaysans : Ah ! mes amis, vous me laissezpartir !

Nulle trace de coquetterie n’avait encore paruen elle lorsqu’elle entra dans le monde. Est-ce un mal de setrouver lancée dans la vie sans grande maxime enportefeuille ? Je ne sais. D’autre part, n’arrive-t-il passouvent de tomber dans un danger en voulant l’éviter ? Témoinces pauvres personnes auxquelles on a fait de si terriblespeintures de l’amour, qu’elles entrent dans un salon les cordes ducœur tendues par la crainte, et qu’au plus léger soupir ellesrésonnent comme des harpes. Quant à l’amour, Emmeline était encorefort ignorante sur ce sujet. Elle avait lu quelques romans où elleavait choisi une collection de ce qu’elle nommait des niaiseriessentimentales, chapitre qu’elle traitait volontiers d’une façondivertissante. Elle s’était promis de vivre uniquement enspectateur. Sans nul souci de sa tournure, de sa figure, ni de sonesprit, devait-elle aller au bal, elle posait sur sa tête unefleur, sans s’inquiéter de l’effet de sa coiffure, endossait unerobe de gaze comme un costume de chasse, et, sans se mirer lestrois quarts du temps, partait joyeuse.

Vous sentez qu’avec sa fortune (car du vivantde sa mère sa dot était considérable) on lui proposait tous lesjours des partis. Elle n’en refusait aucun sans examen ; maisces examens successifs n’étaient pour elle que l’occasion d’unegalerie de caricatures. Elle toisait les gens de la tête aux piedsavec plus d’assurance qu’on n’en a ordinairement à son âge ;puis, le soir, enfermée avec ses bonnes amies, elle leur donnaitune représentation de l’entrevue du matin ; son talent naturelpour l’imitation rendait cette scène d’un comique achevé. Celui-làavait l’air embarrassé, celui-ci était fat ; l’un parlait dunez, l’autre saluait de travers. Tenant à la main le chapeau de sononcle, elle entrait, s’asseyait, causait de la pluie et du beautemps comme à une première visite, en venait peu à peu à effleurerla question matrimoniale, et, quittant brusquement son rôle,éclatait de rire ; réponse décisive qu’on pouvait porter à sesprétendants.

Un jour arriva cependant où elle se trouvadevant son miroir, arrangeant ses fleurs avec un peu plus d’art quede coutume. Elle était ce jour-là d’un grand dîner, et sa femme dechambre lui avait mis une robe neuve qui ne lui parut pas de bongoût. Un vieil air d’opéra avec lequel on l’avait bercée lui revinten tête :

Aux amants lorsqu’on cherche à plaire,

On est bien près de s’enflammer.

L’application qu’elle se fit de ces paroles laplongea tout à coup dans un émoi singulier. Elle demeura rêveusetout le soir, et pour la première fois on la trouva triste.

M. de Marsan arrivait alors deStrasbourg, où était son régiment ; c’était un des plus beauxhommes qu’on pût voir, avec cet air fier et un peu violent que vouslui connaissez. Je ne sais s’il était du dîner où avait paru larobe neuve, mais il fut prié pour une partie de chasse chez madameDuval, qui avait une fort belle terre près de Fontainebleau.Emmeline était de cette partie. Au moment d’entrer dans le bois, lebruit du cor fit emporter le cheval qu’elle montait. Habituée auxcaprices de l’animal, elle voulut l’en punir après l’avoircalmé ; un coup de cravache donné trop vivement faillit luicoûter la vie. Le cheval ombrageux se jeta à travers champs, et ilentraînait à un ravin profond la cavalière imprudente, quandM. de Marsan, qui avait mis pied à terre, courutl’arrêter ; mais le choc le renversa, et il eut le brascassé.

Le caractère d’Emmeline, à dater de ce jour,parut entièrement changé. À sa gaieté succéda un air de distractionétrange. Madame Duval étant morte peu de temps après, la terre futvendue, et on prétendit qu’à la maison du faubourg Saint-Honoré, lapetite Duval soulevait régulièrement sa jalousie à l’heure où unbeau garçon à cheval passait, allant aux Champs-Élysées. Quoi qu’ilen soit, un an après, Emmeline déclara à sa famille ses intentions,que rien ne put ébranler. Je n’ai pas besoin de vous parler du haroet de tout le tapage qu’on fit pour la convaincre. Après six moisde résistance opiniâtre, malgré tout ce qu’on put dire et faire, ilfallut céder à la demoiselle, et la faire comtesse de Marsan.

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