Nouvelles et Contes – Tome II

Nouvelles et Contes – Tome II

d’ Alfred de Musset
CROISILLES

1839

Au commencement du règne de Louis XV, un jeune homme nommé Croisilles, fils d’un orfèvre, revenait de Paris au Havre, sa ville natale. Il avait été chargé par son père d’une affaire de commerce, et cette affaire s’était terminée à son gré.La joie d’apporter une bonne nouvelle le faisait marcher plus gaiement et plus lestement que de coutume ; car, bien qu’il eût dans ses poches une somme d’argent assez considérable, il voyageait à pied pour son plaisir. C’était un garçon de bonne humeur, et qui ne manquait pas d’esprit, mais tellement distrait et étourdi, qu’on le regardait comme un peu fou. Son gilet boutonné de travers, sa perruque au vent, son chapeau sous le bras, il suivait les rives de la Seine, tantôt rêvant, tantôt chantant, levé dès le matin, soupant au cabaret, et charmé de traverser ainsi l’une des plus belles contrées de la France. Tout en dévastant, au passage,les pommiers de la Normandie, il cherchait des rimes dans sa tête(car tout étourdi est un peu poète), et il essayait de faire un madrigal pour une belle demoiselle de son pays ; ce n’était pas moins que la fille d’un fermier général, mademoiselle Godeau,la perle du Havre, riche héritière fort courtisée. Croisilles n’était point reçu chez M. Godeau autrement que par hasard,c’est-à-dire qu’il y avait porté quelquefois des bijoux achetés chez son père. M. Godeau, dont le nom, tant soit peu commun,soutenait mal une immense fortune, se vengeait par sa morgue dutort de sa naissance, et se montrait, en toute occasion, énormément et impitoyablement riche. Il n’était donc pas homme à laisse rentrer dans son salon le fils d’un orfèvre ; mais, comme mademoiselle Godeau avait les plus beaux yeux du monde, que Croisilles n’était pas mal tourné, et que rien n’empêche un joli garçon de devenir amoureux d’une belle fille, Croisilles adorait mademoiselle Godeau, qui n’en paraissait pas fâchée. Il pensait donc à elle tout en regagnant le Havre, et, comme il n’avait jamais réfléchi à rien, au lieu de songer aux obstacles invincibles qui le séparaient de sa bien-aimée, il ne s’occupait que de trouver une rime au nom de baptême qu’elle portait. Mademoiselle Godeau s’appelait Julie, et la rime était aisée à trouver. Croisilles,arrivé à Honfleur, s’embarqua le cœur satisfait, son argent et sonmadrigal en poche, et, dès qu’il eut touché le rivage, il courut àla maison paternelle.

Il trouva la boutique fermée ; il yfrappa à plusieurs reprises, non sans étonnement ni sans crainte,car ce n’était point un jour de fête ; personne ne venait. Ilappela son père, mais en vain. Il entra chez un voisin pourdemander ce qui était arrivé ; au lieu de lui répondre, levoisin détourna la tête, comme ne voulant pas le reconnaître.Croisilles répéta ses questions ; il apprit que son père,depuis longtemps gêné dans ses affaires, venait de faire faillite,et s’était enfui en Amérique, abandonnant à ses créanciers tout cequ’il possédait.

Avant de sentir tout son malheur, Croisillesfut d’abord frappé de l’idée qu’il ne reverrait peut-être jamaisson père. Il lui paraissait impossible de se trouver ainsiabandonné tout à coup ; il voulut à toute force entrer dans laboutique, mais on lui fit entendre que les scellés étaientmis ; il s’assit sur une borne, et, se livrant à sa douleur,il se mit à pleurer à chaudes larmes, sourd aux consolations deceux qui l’entouraient, ne pouvant cesser d’appeler son père,quoiqu’il le sût déjà bien loin ; enfin il se leva, honteux devoir la foule s’attrouper autour de lui, et, dans le plus profonddésespoir, il se dirigea vers le port.

Arrivé sur la jetée, il marcha devant luicomme un homme égaré qui ne sait où il va ni que devenir. Il sevoyait perdu sans ressources, n’ayant plus d’asile, aucun moyen desalut, et, bien entendu, plus d’amis. Seul, errant au bord de lamer, il fut tenté de mourir en s’y précipitant. Au moment où,cédant à cette pensée, il s’avançait vers un rempart élevé, unvieux domestique, nommé Jean, qui servait sa famille depuis nombred’années, s’approcha de lui.

« Ah ! mon pauvre Jean !s’écria-t-il, tu sais ce qui s’est passé depuis mon départ. Est-ilpossible que mon père nous quitte sans avertissement, sansadieu ? – Il est parti, répondit Jean, mais non pas sansvous dire adieu. »

En même temps il tira de sa poche unelettre qu’il donna à son jeune maître. Croisilles reconnutl’écriture de son père, et, avant d’ouvrir la lettre, il la baisaavec transport ; mais elle ne renfermait que quelques mots. Aulieu de sentir sa peine adoucie, le jeune homme la trouvaconfirmée. Honnête jusque-là et connu pour tel, ruiné par unmalheur imprévu (la banqueroute d’un associé), le vieil orfèvren’avait laissé à son fils que quelques paroles banales deconsolation, et nul espoir, sinon cet espoir vague, sans but niraison, le dernier bien, dit-on, qui se perde.

« Jean, mon ami, tu m’asbercé, dit Croisilles après avoir lu la lettre, et tu escertainement aujourd’hui le seul être qui puisse m’aimer unpeu ; c’est une chose qui m’est bien douce, mais qui estfâcheuse pour toi ; car, aussi vrai que mon père s’estembarqué là, je vais me jeter dans cette mer qui le porte, non pasdevant toi ni tout de suite, mais un jour ou l’autre, car je suisperdu. – Que voulez-vous y faire ? répliqua Jean, n’ayantpoint l’air d’avoir entendu, mais retenant Croisilles par le pan deson habit ; que voulez-vous y faire, mon cher maître ?Votre père a été trompé ; il attendait de l’argent qui n’estpas venu, et ce n’était pas peu de chose. Pouvait-il resterici ? Je l’ai vu, monsieur, gagner sa fortune depuis trenteans que je le sers ; je l’ai vu travailler, faire soncommerce, et les écus arriver un à un chez vous. C’est un honnêtehomme, et habile ; on a cruellement abusé de lui. Ces joursderniers, j’étais encore là, et comme les écus étaient arrivés, jeles ai vus partir du logis. Votre père a payé tout ce qu’il a pupendant une journée entière ; et, lorsque son secrétaire a étévide, il n’a pu s’empêcher de me dire, en me montrant un tiroir oùil ne restait que six francs : « Il y avait ici centmille francs ce matin ! » Ce n’est pas là unebanqueroute, monsieur, ce n’est point une chose quidéshonore !

– Je ne doute pas plus de laprobité de mon père, répondit Croisilles, que de son malheur. Je nedoute pas non plus de son affection ; mais j’aurais voulul’embrasser, car que veux-tu que je devienne ? Je ne suispoint fait à la misère, je n’ai pas l’esprit nécessaire pourrecommencer ma fortune. Et quand je l’aurais ? mon père estparti. S’il a mis trente ans à s’enrichir, combien m’en faudra-t-ilpour réparer ce coup ? Bien davantage. Et vivra-t-ilalors ? Non sans doute ; il mourra là-bas, et je ne puispas même l’y aller trouver ; je ne puis le rejoindre qu’enmourant aussi. »

Tout désolé qu’était Croisilles, ilavait beaucoup de religion. Quoique son désespoir lui fît désirerla mort, il hésitait à se la donner. Dès les premiers mots de cetentretien, il s’était appuyé sur le bras de Jean, et tous deuxretournaient vers la ville. Lorsqu’ils furent entrés dans les rues,et lorsque la mer ne fut plus si proche :

« Mais, monsieur, dit encoreJean, il me semble qu’un homme de bien a le droit de vivre, etqu’un malheur ne prouve rien. Puisque votre père ne s’est pas tué,Dieu merci, comment pouvez-vous songer à mourir ? Puisqu’iln’y a point de déshonneur, et toute la ville le sait, quepenserait-on de vous ? Que vous n’avez pu supporter lapauvreté. Ce ne serait ni brave ni chrétien ; car, au fond,qu’est-ce qui vous effraye ? Il y a des gens qui naissentpauvres, et qui n’ont jamais eu ni père ni mère. Je sais bien quetout le monde ne se ressemble pas, mais enfin il n’y a riend’impossible à Dieu. Qu’est-ce que vous feriez en pareil cas ?Votre père n’était pas né riche, tant s’en faut, sans vousoffenser, et c’est peut-être ce qui le console. Si vous aviez étéici depuis un mois, cela vous aurait donné du courage. Oui,monsieur, on peut se ruiner, personne n’est à l’abri d’unebanqueroute ; mais votre père, j’ose le dire, a été un homme,quoiqu’il soit parti un peu vite. Mais que voulez-vous ? on netrouve pas tous les jours un bâtiment pour l’Amérique. Je l’aiaccompagné jusque sur le port, et si vous aviez vu satristesse ! comme il m’a recommandé d’avoir soin de vous, delui donner de vos nouvelles !… Monsieur, c’est une vilaineidée que vous avez de jeter le manche après la cognée. Chacun a sontemps d’épreuve ici-bas, et j’ai été soldat avant d’êtredomestique. J’ai rudement souffert, mais j’étais jeune ;j’avais votre âge, monsieur, à cette époque-là, et il me semblaitque la Providence ne peut pas dire son dernier mot à un homme devingt-cinq ans. Pourquoi voulez-vous empêcher le bon Dieu deréparer le mal qu’il vous fait ? Laissez-lui le temps, et touts’arrangera. S’il m’était permis de vous conseiller, vousattendriez seulement deux ou trois ans, et je gagerais que vousvous en trouveriez bien. Il y a toujours moyen de s’en aller de cemonde. Pourquoi voulez-vous profiter d’un mauvaismoment ? » Pendant que Jean s’évertuait à persuader sonmaître, celui-ci marchait en silence, et, comme font souvent ceuxqui souffrent, il regardait de côté et d’autre, comme pour chercherquelque chose qui pût le rattacher à la vie. Le hasard fit que, surces entrefaites, mademoiselle Godeau, la fille du fermier général,vint à passer avec sa gouvernante. L’hôtel qu’elle habitait n’étaitpas éloigné de là ; Croisilles la vit entrer chez elle. Cetterencontre produisit sur lui plus d’effet que tous les raisonnementsdu monde. J’ai dit qu’il était un peu fou, et qu’il cédait presquetoujours à un premier mouvement. Sans hésiter plus longtemps etsans s’expliquer, il quitta le bras de son vieux domestique, etalla frapper à la porte de M. Godeau.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer