Numa Roumestan

Numa Roumestan

d’ Alphonse Daudet

À ma chère femme

« … Pour la seconde fois, les Latins ont conquis la Gaule… »

Chapitre 1 AUX ARÈNES

Ce dimanche-là, un dimanche de juillet chauffé à blanc, il y avait, à l’occasion du concours régional, une grande fête de jour aux arènes d’Aps-en-Provence. Toute la ville était venue : les tisserands du Chemin-Neuf, l’aristocratie du quartier de la Calade, même du monde de Beaucaire.

« Cinquante mille personnes au moins ! » disait le Forum dans sa chronique du lendemain ; mais on doit tenir compte de l’enflure méridionale.

Le vrai, c’est qu’une foule énorme s’étageait,s’écrasait sur les gradins brûlés du vieil amphithéâtre, comme au beau temps des Antonins, et que la fête des comices n’était pour rien dans ce débordement de peuple. Il fallait autre chose que les courses landaises, les luttes pour hommes et demi-hommes,les jeux de l’étrange-chat et du saut sur l’outre, les concours de flûtets et de tambourins, spectacles locaux plus usés que la pierre rousse des arènes, pour rester deux heures debout sur ces dalles flambantes, deux heures dans ce soleil tuant, aveuglant, à respirer de la flamme et de la poussière à odeur de poudre, à braver les ophtalmies, les insolations, les fièvres pernicieuses, tous les dangers, toutes les tortures de ce qu’on appelle là-bas une fête de jour.

Le grand attrait du concours, c’était NumaRoumestan.

Ah ! le proverbe qui dit :« Nul n’est prophète… » est certainement vrai desartistes, des poètes, dont les compatriotes sont toujours lesderniers à reconnaître la supériorité, toute idéale en somme etsans effets visibles ; mais il ne saurait s’appliquer auxhommes d’État, aux célébrités politiques ou industrielles, à cesfortes gloires de rapport qui se monnayent en faveurs, eninfluences, se reflètent en bénédictions de toutes sortes sur laville et sur l’habitant.

Voilà dix ans que Numa, le grand Numa, ledéputé leader de toutes les droites, est prophète en terre deProvence, dix ans que, pour ce fils illustre, la ville d’Aps a lestendresses, les effusions d’une mère, et d’une mère du Midi, àmanifestations, à cris, à caresses gesticulantes. Dès qu’il arrive,en été, après les vacances de la Chambre, dès qu’il apparaît engare, les ovations commencent : les orphéons sont là, gonflantsous des chœurs héroïques leurs étendards brodés ; desportefaix, assis sur les marches, attendent que le vieux carrossede famille, qui vient chercher le leader, ait fait trois tours deroues entre les larges platanes de l’avenue Berchère, alors il semettent eux-mêmes aux brancards et traînent le grand homme, aumilieu des vivats et des chapeaux levés, jusqu’à la maison Portaloù il descend. Cet enthousiasme est tellement passé dans latradition, dans le cérémonial de l’arrivée, que les chevauxs’arrêtent spontanément, comme à un relais de poste, au coin de larue où les portefaix ont l’habitude de dételer, et tous les coupsde fouet ne leur feraient pas faire un pas de plus. Du premierjour, la ville change d’aspect : ce n’est plus la mornepréfecture, aux longues siestes bercées par le cri strident descigales sur les arbres brûlés du Cours. Même aux heures de soleil,les rues, l’esplanade s’animent et se peuplent de gens affairés, enchapeaux de visite, vêtements de drap noir, tout crus dans la vivelumière, découpant sur les murs blancs l’ombre épileptique de leursgestes. Le carrosse de l’évêché, du président, secoue lachaussée ; puis des délégations du faubourg, où Roumestan estadoré pour ses convictions royalistes, des députationsd’ourdisseuses s’en vont par bandes dans toute la largeur duboulevard, la tête hardie sous le ruban arlésien. Les auberges sontpleines de gens de la campagne, fermiers de Camargue ou de Crau,dont les charrettes dételées encombrent les petites places, lesrues des quartiers populeux, comme aux jours de marché ; lesoir, les cafés, bourrés de monde, restent ouverts bien avant dansla nuit, et les vitres du Cercle des Blancs, éclairées à des heuresindues, s’ébranlent sous les éclats de la voix du Dieu.

Pas prophète en son pays ! Il n’y avaitqu’à voir les arènes en ce bleu dimanche de juillet 1875,l’indifférence du public pour ce qui se passait dans le cirque,toutes les figures tournées du même côté, ce feu croisé de tous lesregards sur le même point, l’estrade municipale, où Roumestan étaitassis au milieu des habits chamarrés et des soies tendues,multicolores, des ombrelles de cérémonie. Il n’y avait qu’àentendre les propos, les cris d’extase, les naïves réflexions àhaute voix de ce bon populaire d’Aps, les unes en provençal, lesautres dans un français barbare, frotté d’ail, toutes avec cetaccent implacable comme le soleil de là-bas, qui découpe et met envaleur chaque syllabe, ne fait pas grâce d’un point sur un i.

– Diou ! qu’es bèou !…Dieu ! qu’il est beau !…

– Il a pris un peu de corps depuis l’anpassé.

– Il a plus l’air imposant comme ça.

– Ne poussez pas tant… Il y en a pour tout lemonde.

– Tu le vois, petit, notre Numa… Quand tuseras grand, tu pourras dire que tu l’as vu,qué !

– Toujours son nez Bourbon… Et pas une dentqui lui manque.

– Et pas de cheveux blancs non plus…

– Té, pardi !… Il n’est pas déjàsi vieux… Il est de 32, l’année que Louis-Philippe tomba les croixde la mission, pecaïré.

– Ah ! gueusard de Philippe.

– Il ne les paraît pas, ses quarante-troisans.

– Sûr que non, qu’il ne les paraît pas…Té ! bel astre…

Et, d’un geste hardi, une grande fille auxyeux de braise lui envoyait, de loin, un baiser sonnant dans l’aircomme un cri d’oiseau.

– Prends garde, Zette… si sa dame tevoyait !

– C’est la bleue, sa dame ?

Non, la bleue c’était sa belle-sœur,mademoiselle Hortense, une jolie demoiselle qui ne faisait quesortir du couvent et déjà « montait le cheval » comme undragon. Madame Roumestan était plus posée, de meilleure tenue, maiselle avait l’air bien plus fier. Ces dames de Paris, ça s’en croittant ! Et, dans le pittoresque effronté de leur langue àdemi-latine, les femmes, debout, les mains en abat-jour au-dessusdes yeux, détaillaient tout haut les deux Parisiennes, leurs petitschapeaux de voyage, leurs robes collantes, sans bijoux, d’un sigrand contraste avec les toilettes locales : chaînes d’or,jupes vertes, rouges, arrondies de tournures énormes. Les hommesénuméraient les services rendus par Numa à la bonne cause, salettre à l’empereur, son discours pour le drapeau blanc. Ah !si on en avait eu une douzaine comme lui à la Chambre, Henri Vserait sur le trône depuis longtemps.

Enivré de ces rumeurs, soulevé par cetenthousiasme ambiant, le bon Numa ne tenait pas en place. Il serenversait sur son large fauteuil, les yeux clos, la faceépanouie ; se jetait d’un côté sur l’autre ; puisbondissait, arpentait la tribune à grands pas, se penchait unmoment vers le cirque, humait cette lumière, ces cris, et revenaità sa place, familier, bon enfant, la cravate lâche, sautait àgenoux sur son siège, et le dos et les semelles à la foule, parlaità ces Parisiennes assises en arrière et au-dessus de lui, tâchaitde leur communiquer sa joie.

Madame Roumestan s’ennuyait. Cela se voyait àune expression de détachement, d’indifférence sur son visage auxbelles lignes d’une froideur un peu hautaine, quand l’éclairspirituel de deux yeux gris, de deux yeux de perle, ces vrais yeuxde Parisienne, le sourire entr’ouvert d’une bouche étincelante nel’animait pas.

Ces gaietés méridionales, faites deturbulence, de familiarité ; cette race verbeuse, tout endehors, en surface, à l’opposé de sa nature si intime et sérieuse,la froissaient, peut-être, sans qu’elle s’en rendît bien compte,parce qu’elle retrouvait dans ce peuple le type multiplié,vulgarisé, de l’homme à côté de qui elle vivait depuis dix ans etqu’à ses dépens elle avait appris à connaître. Le ciel non plus nela ravissait pas, excessif d’éclat, de chaleur réverbérée. Commentfaisaient-ils pour respirer, tous ces gens-là ? Oùtrouvaient-ils du souffle pour tant de cris ? Et elle seprenait à rêver tout haut d’un joli ciel parisien, gris etbrouillé, d’une fraîche ondée d’avril sur les trottoirsluisants.

– Oh ! Rosalie, si l’on peut dire…

Sa sœur et son mari s’indignaient ; sasœur surtout, une grande jeune fille éblouissante de vie, de santé,dressée de toute sa taille pour mieux voir. Elle venait en Provencepour la première fois, et pourtant l’on eût dit que tout ce trainde cris, de gestes dans un soleil italien remuait en elle une fibresecrète, un instinct engourdi, les origines méridionales querévélaient ses longs sourcils joints sur ses yeux de houri et lamatité d’un teint où l’été ne mettait pas une rougeur.

– Voyons, ma chère Rosalie, faisait Roumestan,qui tenait à convaincre sa femme, levez-vous et regardez ça… Parisvous a-t-il jamais rien montré de pareil ?

Dans l’immense théâtre élargi en ellipse etqui découpait un grand morceau de bleu, des milliers de visages seserraient sur les gradins en étages avec le pointillement vif desregards, le reflet varié, le papillotage des toilettes de fête etdes costumes pittoresques. De là, comme d’une cuve gigantesque,montaient des huées joyeuses, des éclats de voix et de fanfaresvolatilisés, pour ainsi dire, par l’intense lumière du soleil. Àpeine distincte aux étages inférieurs où poudroyaient le sable etles haleines, cette rumeur s’accentuait en montant, se dépouillaitdans l’air pur. On distinguait surtout le cri des marchands depains au lait qui promenaient de gradin en gradin leur corbeilledrapée de linges blancs : « Li pan ou la… li pan oula ! » Et les revendeuses d’eau fraîche, balançantleurs cruches vertes et vernies, vous donnaient soif de lesentendre glapir : « L’aigo es fresco… Quau voùbeùre ?… » L’eau est fraîche… Qui veutboire ?…

Puis, tout en haut, des enfants, courant etjouant à la crête des arènes, promenaient sur ce grand brouhaha unecouronne de sons aigus au niveau d’un vol de martinets, dans leroyaume des oiseaux. Et sur tout cela quels admirables jeux delumière, à mesure que – le jour s’avançant – le soleil tournaitlentement dans la rondeur du vaste amphithéâtre comme sur le disqued’un cadran solaire, reculant la foule, la groupant dans la zone del’ombre, faisant vides les places exposées à la trop vive chaleur,des espèces de dalles rousses séparées d’herbes sèches où desincendies successifs ont marqué des traces noires.

Parfois, aux étages supérieurs, une pierre sedétachait du vieux monument, sous une poussée de monde, roulaitd’étage en étage au milieu des cris de terreur, des bousculades,comme si tout le cirque croulait ; et c’était sur les gradinsun mouvement pareil à l’assaut d’une falaise par la mer en furie,car chez cette race exubérante l’effet n’est jamais en rapport avecla cause, grossie par des visions, des perceptionsdisproportionnées.

Ainsi peuplée et animée, la ruine semblaitrevivre, perdait sa physionomie de monument à cicérone. On avait,en la regardant, la sensation que donne une strophe de Pindarerécitée par un Athénien de maintenant, c’est-à-dire la langue morteredevenue vivante, n’ayant plus son aspect scolastique et froid. Ceciel si pur, ce soleil d’argent vaporisé, ces intonations latinesconservées dans l’idiome provençal, çà et là – surtout aux petitesplaces – des attitudes à l’entrée d’une voûte, des poses immobilesque la vibration de l’air faisait antiques, presque sculpturales,le type de l’endroit, ces têtes frappées comme des médailles avecle nez court et busqué, les larges joues rases, le menton retournéde Roumestan, tout complétait l’illusion d’un spectacle romain,jusqu’au beuglement des vaches landaises en écho dans lessouterrains d’où sortaient jadis les lions et les éléphants decombat. Aussi, quand sur le cirque vide et tout jaune de sables’ouvrait l’énorme trou noir du podium, fermé d’uneclaire-voie, on s’attendait à voir bondir les fauves au lieu dupacifique et champêtre défilé de bêtes et de gens couronnés auconcours.

À présent c’était le tour des mulesharnachées, menées à la main, couvertes de somptueuses sparteriesprovençales, portant haut leurs petites têtes sèches ornées declochettes d’argent, de pompons, de nœuds, de bouffettes, et nes’effrayant pas des grands coups de fouet coupants et clairs, enpétards, en serpenteaux, des muletiers debout sur chacune d’elles.Dans la foule, chaque village reconnaissait ses lauréats, lesannonçait à voix haute :

« Voilà Cavaillon… VoilàMaussane… »

La longue file somptueuse se déroulait toutautour de l’arène qu’elle remplissait d’un cliquetis étincelant, desonneries lumineuses ; s’arrêtait devant la loge de Roumestan,accordant une minute en aubade d’honneur ses coups de fouet et sessonnailles, puis continuait sa marche circulaire, sous la directiond’un beau cavalier, en collant clair et bottes montantes, un desmessieurs du Cercle, organisateur de la fête, qui gâtait tout sanss’en douter, mêlant la province à la Provence, donnant à ce curieuxspectacle local un vague aspect de cavalcade de Franconi. Du reste,à part quelques gens de campagne, personne ne regardait. On n’avaitd’yeux que pour l’estrade municipale, envahie depuis un moment parune foule de personnes venant saluer Numa, des amis, des clients,d’anciens camarades de collège, fiers de leurs relations avec legrand homme et de les montrer là sur ces tréteaux, bien en vue.

Le flot succédait sans interruption. Il y enavait des vieux, des jeunes, des gentilshommes de campagne encomplet gris de la guêtre au petit chapeau, des chefs d’ateliersendimanchés dans leurs redingotes marquées de plis, desménagers, des fermiers de la banlieue d’Aps en vestesrondes, un pilote du Port Saint-Louis, tortillant son gros bonnetde forçat, tous avec leur Midi marqué sur la figure, qu’ils fussentenvahis jusque dans les yeux de ces barbes en palissandre que lapâleur des teints orientaux fait plus noires encore, ou bien rasésà l’ancienne France, le cou court, rougeauds et suintant comme desalcarazas en terre cuite, tous l’œil noir, flambant, hors de latête, le geste familier et tutoyeur.

Et comme Roumestan les accueillait, sansdistinction de fortune ou d’origine, avec la même effusioninépuisable ! « Té ! Monsieurd’Espalion ! et comment va, marquis ?… »

« Hé bé ! mon vieuxCabantous, et le pilotage ?… »

« Je salue de tout cœur M. leprésident Bédarride. »

Alors les poignées de main, des accolades, deces bonnes tapes sur l’épaule qui doublent la valeur des mots,toujours trop froids au gré d’une sympathie méridionale.L’entretien ne durait pas longtemps, par exemple. Le leadern’écoutait que d’une oreille, le regard distrait, et tout encausant, disait bonjour de la main aux nouveaux venus ; maispersonne ne se fâchait de sa brusque façon d’expédier son mondeavec de bonnes paroles, « Bien, bien… Je m’en charge… Faitesvotre demande… je l’emporterai. »

C’étaient des promesses de bureaux de tabac,de perceptions ; ce qu’on ne demandait pas, il le devinait,encourageait les ambitions timides, les provoquait. Pas médaillé,le vieux Cabantous, après vingt sauvetages !« Envoyez-moi vos papiers… On m’adore à la Marine !… Nousréparerons cette injustice. » Sa voix sonnait, chaude etmétallique, frappant, détachant les mots. On eût dit des piècesd’or toutes neuves qui roulaient. Et tous s’en allaient ravis decette monnaie brillante, descendaient de l’estrade avec le frontrayonnant de l’écolier qui emporte son prix. Le plus beau dans cediable d’homme, c’était sa prodigieuse souplesse à prendre lesallures, le ton des gens à qui il parlait, et cela le plusnaturellement, le plus inconsciemment du monde. Onctueux, le gesterond, la bouche en cœur avec le président Bédarride, le brasmagistralement étendu comme s’il secouait sa toge à la barre ;l’air martial, le chapeau casseur pour parler au colonel deRochemaure, et vis-à-vis de Cabantous les mains dans les poches,les jambes arquées, le roulis d’épaules d’un vieux chien de mer. Detemps en temps, entre deux accolades il revenait vers sesParisiennes, radieux, épongeant son front qui ruisselait.

– Mais, mon bon Numa, lui disait Hortense toutbas avec un joli rire, où prendrez-vous tous les bureaux de tabacque vous leur promettez ?

Roumestan penchait sa grosse tête crépue, unpeu dégarnie dans le haut : « C’est promis, petite sœur,ce n’est pas donné. »

Et devinant un reproche dans le silence de safemme : « N’oubliez pas que nous sommes dans le Midi,entre compatriotes parlant la même langue… Tous ces braves garçonssavent ce que vaut une promesse et n’espèrent pas leur bureau detabac plus positivement que moi je ne compte de leur donner…Seulement ils en parlent, ça les amuse, leur imagination voyage.Pourquoi les priver de cette joie ?… Du reste, voyez-vous,entre Méridionaux les paroles n’ont jamais qu’un sens relatif…C’est une affaire de mise au point. »

Comme la phrase lui plaisait, il répéta deuxou trois fois en appuyant sur la finale : « De mise aupoint… de mise au point… »

« J’aime ces gens-là…, » ditHortense qui décidément s’amusait beaucoup. Mais Rosalie n’étaitpas convaincue. « Pourtant les mots signifient quelque chose,murmura-t-elle très sérieuse comme se parlant au plus profondd’elle-même.

– Ma chère, ça dépend des latitudes !

Et Roumestan assura son paradoxe d’un coupd’épaule qui lui était familier, l’ « en avant » d’unporte-balle remontant sa bricole. Le grand orateur de la droitegardait comme cela quelques habitudes de corps dont il n’avaitjamais pu se défaire et qui dans un autre parti l’auraient faitpasser pour un homme du commun ; mais aux sommetsaristocratiques où il siégeait entre le prince d’Anhalt et le ducde la Rochetaillade, c’était un signe de puissance et de forteoriginalité, et le faubourg Saint-Germain raffolait de ce coupd’épaule sur le large dos trapu qui portait les espérances de lamonarchie française. Si madame Roumestan avait partagé jadis lesillusions du faubourg, c’était bien fini maintenant, à en juger parle désenchantement de son regard, le petit sourire qui retroussaitsa lèvre à mesure que le leader parlait, sourire plus pâle encorede mélancolie que de dédain. Mais son mari la quitta brusquement,attiré par les sons d’une étrange musique qui montait de l’arène aumilieu des clameurs de la foule debout, exaltée, criant :« Valmajour ! Valmajour ! »

Vainqueur au concours de la veille, le fameuxValmajour, premier tambourinaire de Provence, venait saluer Numa deses plus jolis airs. Vraiment il avait belle mine, ce Valmajour,planté au milieu du cirque, sa veste de cadis jaune sur l’épaule,autour des reins sa taillole d’un rouge vif tranchant sur l’empoisblanc du linge. Il tenait son long et léger tambourin pendu au brasgauche par une courroie, et de la main du même bras portait à seslèvres un petit fifre, pendant que de sa main droite iltambourinait, l’air crâne, la jambe en avant. Tout petit, ce fifreremplissait l’espace comme un branle de cigales, bien fait pourcette atmosphère limpide, cristalline, où tout vibre, tandis que letambourin, de sa voix profonde, soutenait le chant et sesfioritures.

Au son de cette musique aigrelette et sauvage,mieux qu’à tout ce qu’on lui montrait depuis qu’il était là,Roumestan voyait se lever devant lui son enfance de gamin provençalcourant les fêtes de campagne, dansant sous les platanes feuillusdes places villageoises, dans la poudre blanche des grands chemins,sur la valande des côtes brûlées. Une émotion délicieuse luipiquait les yeux ; car malgré ses quarante ans passés, la viepolitique si desséchante, il gardait encore, par un bénéfice denature, beaucoup d’imagination, cette sensibilité de surface quitrompe sur le fond vrai d’un caractère.

Et puis ce Valmajour n’était pas untambourinaire comme les autres, un de ces vulgaires ménétriers quiramassent des bouts de quadrilles, des refrains de cafés chantantsdans les fêtes de pays, encanaillant leur instrument en voulantl’accorder au goût moderne. Fils et petit-fils de tambourinaires,il ne jouait jamais que des airs nationaux, des airs chevrotés parles grand’mères aux veillées ; et il en savait, il ne selassait pas. Après les noëls de Saboly rythmés en menuets, enrigodons, il entonnait la Marche des rois, sur laquelleTurenne au grand siècle a conquis et brûlé le Palatinat. Le longdes gradins où des fredons couraient tout à l’heure en volsd’abeilles, la foule électrisée marquait la mesure avec les bras,avec la tête, suivait ce rythme superbe qui passait comme un coupde mistral dans le grand silence des arènes, traversé seulement parle sifflement éperdu des hirondelles tournoyant en tous sens,là-haut, dans l’azur verdissant, inquiètes et ravies comme si ellescherchaient à travers l’espace quel invisible oiseau décochait cesnotes suraiguës.

Quand Valmajour eut fini, des acclamationsfolles éclatèrent. Les chapeaux, les mouchoirs étaient en l’air.Roumestan appela le musicien sur l’estrade et lui sauta aucou : « Tu m’as fait pleurer, mon brave ! » Etil montrait ses yeux, de grands yeux bruns dorés, tout embus delarmes. Très fier de se voir au milieu des broderies et des épéesde nacre officielles, l’autre acceptait ces félicitations, cesaccolades, sans trop d’embarras. C’était un beau garçon, la têterégulière, le front haut, barbiche et moustache d’un noir brillantsur le teint basané, un de ces fiers paysans de la vallée du Rhônequi n’ont rein de l’humilité finaude des villageois du centre.Hortense remarqua tout de suite comme sa main restait fine dans songant de hâle. Elle regarda le tambourin, sa baguette à boutd’ivoire, s’étonna de la légèreté de l’instrument depuis deux centsans dans la famille, et dont la caisse de noyer, agrémentée delégères sculptures, polie, amincie, sonore, semblait commeassouplie sous la patine du temps. Elle admira surtout le galoubet,la naïve flûte rustique à trois trous des anciens tambourinaires, àlaquelle Valmajour était revenu par respect pour la tradition, etdont il avait conquis le maniement à force d’adresse et depatience. Rien de plus touchant que le petit récit qu’il faisait deses luttes, de sa victoire.

« Ce m’est vénu, disait-il en sonfrançais bizarre, ce m’est vénu de nuit en écoutant santer lerossignoou. Je me pensais dans moi-même : Comment, Valmajour,voilà l’oiso du bon Dieu que son gosier lui suffit pour toutes lesroulades, et ce qu’il fait avec un trou, toi, les trois trous deton flûtet ne le sauraient point faire ? »

Il parlait posément, d’un beau timbre confiantet doux, sans aucun sentiment de ridicule. D’ailleurs personnen’eût osé sourire devant l’enthousiasme de Numa, levant les bras,trépignant à défoncer la tribune. « Qu’il est beau !…Quel artiste !… » Et, après lui, le maire, le général, leprésident Bédarride, M. Roumavage, un grand fabricant de bièrede Beaucaire, vice-consul du Pérou, sanglé dans un costume decarnaval tout en argent, d’autres encore, entraînés par l’autoritédu leader, répétaient d’un accent convaincu : « Quelartiste ! » C’était aussi le sentiment d’Hortense, etelle l’exprimait avec sa nature expansive : « Oh !oui, un grand artiste… » pendant que Mme Roumestanmurmurait : « Mais vous allez le rendre fou, ce pauvregarçon ! » Il n’y paraissait guère cependant, à l’airtranquille de Valmajour, qui ne s’émut pas même en entendant Numalui dire brusquement :

– Viens à Paris, garçon, ta fortune estfaite.

– Oh ! ma sœur ne voudrait jamais melaisser aller, répondit-il en souriant.

Sa mère était morte. Il vivait avec son pèreet sa sœur dans un fermage qui portait leur nom, à trois lieuesd’Aps, sur le mont de Cordoue. Roumestan jura d’aller le voir avantde partir. Il parlerait aux parents, il était sûr d’enleverl’affaire.

– Je vous y aiderai, Numa, dit une petite voixderrière lui.

Valmajour salua sans un mot, tourna sur sestalons et descendit le large tapis de l’estrade sa caisse au bras,la tête droite, avec ce léger déhanchement du Provençal, ami durythme et de la danse. En bas des camarades l’attendaient, luiserraient les mains. Puis un cri retentit : « Lafarandole ! » clameur immense, doublée par l’écho desvoûtes, des couloirs, d’où semblaient sortir l’ombre et lafraîcheur qui envahissaient maintenant les arènes et rétrécissaientla zone du soleil. À l’instant le cirque fut plein, mais plein àfaire éclater ses barrières, d’une foule villageoise, une mêlée defichus blancs, de jupes voyantes, de rubans de velours battant auxcoiffes de dentelle, de blouses passementées, de vestes decadis.

Sur un roulement de tambourin, cette cohues’aligna, se défila en bandes, le jarret tendu, les mains unies. Untrille de galoubet fit onduler tout le cirque, et la farandolemenée par un gars de Barbantane, le pays des danseurs fameux, semit en marche lentement, déroulant ses anneaux, battant sesentrechats presque sur place, remplissant d’un bruit confus, d’unfroissement d’étoffes et d’haleines, l’énorme baie du vomitoire oùpeu à peu elle s’engouffrait. Valmajour suivait d’un pas égal,solennel, repoussait en marchant son gros tambourin du genou, etjouait plus fort à mesure que le compact entassement de l’arène, àdemi-noyée déjà dans la cendre bleue du crépuscule, se dévidaitcomme une bobine d’or et de soie.

– Regardez là-haut ! dit Roumestan tout àcoup.

C’était la tête de la danse surgissant entreles arcs de voûte du premier étage, pendant que le tambourinaire etles derniers farandoleurs piétinaient encore dans le cirque. Enroute, la ronde s’allongeait de tous ceux que le rythme entraînaitde force à la suite. Qui donc parmi ces Provençaux aurait purésister au flûtet magique de Valmajour ? Porté, lancé par desrebondissements du tambourin, on l’entendait à la fois à tous lesétages, passant les grilles et les soupiraux descellés, dominantles exclamations de la foule. Et la farandole montait, montait,arrivait aux galeries supérieures que le soleil bordait encored’une lumière fauve. L’immense défilé des danseurs bondissants etgraves découpait alors sur les hautes baies cintrées du pourtour,dans la chaude vibration de cette fin d’après-midi de juillet, unesuite de fines silhouettes, animait sur la pierre antique un de cesbas-reliefs comme il en court au fronton dégradé des temples.

En bas, sur l’estrade désemplie, – car onpartait et la danse prenait plus de grandeur au-dessus des gradinsvides, – le bon Numa demandait à sa femme en lui jetant un petitchâle de dentelle sur les épaules pour le frais du soir :

– Est-ce beau, voyons ?… Est-cebeau ?…

– Très beau, fit la Parisienne, remuée cettefois jusqu’au fond de sa nature artiste.

Et le grand homme d’Aps semblait plus fier decette approbation que des hommages bruyants dont on l’étourdissaitdepuis deux heures.

Fin du premier chapitre.

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