Orlando

II

Nous nous trouvons ici devant une difficulté : autant l’avouer franchement, sans palabres. Jusqu’à ce point dans l’histoire d’Orlando, des documents, privés ou historiques, nous ont permis de remplir le premier devoir d’un biographe qui est de placer ses pieds avec exactitude dans les pas indélébiles de la vérité, sans un coup d’œil à droite ou à gauche ; sans caprice coupable pour les fleurs ; sans égard pour les fantaisies de l’ombre ; un pied après l’autre, méthodiquement, jusqu’au moment où il choit en plein dans la fosse de son héros et peut écrire « FIN » sur la pierre tombale au-dessus de sa tête. Or, voici devant nous un épisode qui, proprement, nous barre le chemin : impossible de l’ignorer. Il est sombre, mystérieux ; nous ne possédons à son sujet aucun document ; il serait vain, par suite, de chercher à se l’expliquer. Sur son interprétation on pourrait écrire des volumes ; sur sa signification on pourrait fonder des systèmes religieux entiers. Notre devoir strict est de noter ici les faits pour autant qu’ils sont assurés : le lecteur en fera, pour lui, ce qu’il pourra.

Dans l’été qui suivit cet hiver fameux par ses désastres, le gel, l’inondation, la mort de milliers de créatures et l’écroulement des espoirs d’Orlando – car on le vit exilé de la Cour ; tenu en profonde disgrâce par les plus grands noms de ce temps ; en butte au trop juste courroux des Desmond d’Irlande et du roi lui-même qui avait, par ailleurs, assez d’ennuis avec les Irlandais pour ne pas mal goûter cette nouvelle histoire, – en cet été donc, Orlando fit retraite dans sa grande maison, à la campagne, et vécut là dans une solitude totale. Un matin de juin – c’était le dix-huit, un samedi – il ne se leva pas à son heure habituelle ; son valet de chambre, qui vint l’appeler, le trouva profondément endormi. On ne put l’éveiller. Il gisait, comme évanoui, sans respiration perceptible. La meute qu’on amena japper sous ses fenêtres, les cymbales, les tambours et les castagnettes d’os battant nuit et jour dans sa chambre ; une touffe entière de bruyère sous son oreiller ; des emplâtres de moutarde aux pieds, rien n’y fit : il refusa de s’éveiller, ne prit aucune nourriture et ne donna pas signe de vie de sept jours pleins. Le septième jour il s’éveilla à son heure habituelle (huit heures moins le quart, exactement). Son premier soin fut de flanquer à la porte de sa chambre la garnison de sorcières et de pleureuses qui miaulaient comme autant de chats ; à cela rien d’étonnant ; mais l’étrange fut qu’il ne montra pas la moindre conscience de sa léthargie. Il s’habilla, fit seller son cheval comme s’il s’éveillait d’un somme ordinaire. Quelque révolution, pourtant, soupçonna-t-on, devait s’être accomplie dans sa cervelle, car, avec le jugement le plus droit et des manières plus graves et plus rassises qu’auparavant, il semblait ne plus avoir qu’un souvenir imparfait de sa vie passée. Lorsqu’on parlait devant lui de Grand Gel, du Carnaval ou de patinage, il écoutait, mais sans jamais témoigner en rien, sinon en passant la main sur son front comme pour en chasser quelque nuage, qu’il y eût assisté lui-même. Quand les événements des derniers mois venaient en discussion, Orlando semblait ressentir moins de chagrin que d’embarras, avec l’attitude d’un homme que troublent des souvenirs vagues et très lointains, ou même qui cherche à se rappeler une histoire qu’il a jadis entendu dire à un autre. On observa que les mots de Russie, de princesse ou de navire le faisaient tomber dans une gêne mélancolique, qu’aussitôt il allait regarder à la fenêtre, sifflait un de ses chiens ou sculptait avec son couteau un morceau de cèdre quelconque. Les médecins n’étaient guère plus sages qu’aujourd’hui, et après lui avoir prescrit le repos et l’exercice, le jeûne et la suralimentation, la société et la solitude ; après lui avoir ordonné de rester couché tout le jour et de couvrir quarante milles au galop entre le déjeuner et le dîner, sans préjudice des sédatifs et des excitants ordinaires compliqués, à leur fantaisie, de bave de lézard caillée le matin et d’un grand trait de fiel de paon au moment de se mettre au lit, ils l’abandonnèrent, déclarant, qu’à leur avis, il avait fait un somme d’une semaine.

Un somme ? Soit. Mais alors, de quelle nature sont ces sommes ? Voilà ce que nous ne pouvons nous empêcher de demander. Sont-ils des mesures de sauvegarde – des léthargies où les souvenirs les plus amers, les événements qui brisent à jamais une vie, balayés par une aile sombre, perdent soudain leur dureté, se dorent, prennent, même les plus laids, même les plus vils, un certain lustre, une certaine incandescence ? Faut-il que le doigt de la mort, de temps à autre, se pose sur le tumulte de la vie pour l’empêcher de nous foudroyer ? Sommes-nous ainsi faits qu’il nous faille boire la mort à petites doses, quotidiennement, pour garder la force de vivre ? Et dans ce cas, quels étranges pouvoirs sont-ce là, qui fouillent jusqu’au plus secret de notre être, transmutent nos biens les plus précieux sans nul souci de notre assentiment ? Orlando, épuisé par l’extrême de sa souffrance, mourut-il pour une semaine et ressuscita-t-il ensuite ? Et s’il en est ainsi, de quelle nature est la mort, et de quelle nature est la vie ? Ayant attendu plus d’une demi-heure une réponse à ces questions et n’en voyant venir aucune, continuons notre récit.

Orlando s’adonna donc à une vie d’extrême solitude. Sa disgrâce à la Cour et la violence de sa douleur en furent sans doute la raison première ; mais comme il ne fit rien pour se défendre, et comme, d’autre part, il n’invita presque personne à le venir voir (et bien des amis l’eussent fait de bonne grâce), il faut croire que cet isolement dans la vaste maison paternelle fut, à ce moment, de son goût. Il choisit d’être solitaire. À quoi il dépensait son temps, nul ne le sut jamais au juste. Les serviteurs, dont il avait gardé une suite complète (quoique le plus clair de leur travail fût d’épousseter des pièces vides et de tapoter les édredons sur des lits où l’on ne couchait pas), assis le soir devant leurs pâtés et leur ale, suivaient des yeux, dans l’ombre, une lumière qui parcourait les galeries, traversait les immenses halls, montait le long des escaliers, pénétrait en haut dans les chambres : c’était leur maître qui errait tout seul dans la maison. Personne n’eût osé le suivre, car, d’abord, une merveilleuse variété de spectres hantait cette demeure ; puis, elle était si vaste qu’on pouvait aisément y perdre son chemin, se rompre le cou dans un escalier dérobé, ou encore ouvrir une porte qui, si le vent soufflait, se rabattait sur vous pour l’éternité – accident qui n’était pas rare comme le prouvaient les squelettes d’hommes ou d’animaux qu’on découvrait souvent dans des attitudes d’agonie atroce. Mais la lumière avait disparu : alors Mrs. Grimsditch, l’intendante, devant Mr. Dupper, le chapelain, faisait le vœu que Sa Seigneurie ne fût pas tombée dans quelque méchante aventure. Mr. Dupper était sûr, lui, que Sa Seigneurie priait, agenouillée parmi les tombes de ses ancêtres, dans la chapelle qui donnait sur la cour du billard, à huit cents mètres de là, dans l’aile sud. Car Elle avait, craignait Mr. Dupper, maint péché sur la conscience ; à quoi Mrs. Grimsditch répliquait assez aigrement qu’Elle n’était pas seule dans ce cas ; et Mrs. Stewkley, et Mrs. Field, et Carpenter la vieille nourrice, toutes élevaient leur voix à la louange de Sa Seigneurie ; les valets et les garçons juraient qu’il était pitoyable de voir se traîner par toute la maison un si beau gentilhomme qui pourrait chasser le renard et courre le cerf ; et même les petites lavandières, les souillons de cuisine, les Judy et les Faith qui s’affairaient autour des pâtés et des pots, jetaient bien haut leur témoignage flûté en faveur de Sa Galante Seigneurie ; on n’avait jamais vu un meilleur maître, plus libéral de ces brimborions d’argent qui servent aux filles à fixer un nœud de satin ou à planter une devise dans leur chevelure ; il n’était pas jusqu’à la moricaude (on l’appelait Grâce Robinson pour essayer d’en faire une chrétienne) qui, comprenant de quoi il s’agissait, ne convînt que Sa Seigneurie était un élégant, plaisant et bien cher gentilhomme, de la seule façon qui fût au pouvoir d’une moricaude, je veux dire en ouvrant sur toutes ses dents le plus large sourire. En somme, tous les serviteurs de la maison, hommes ou femmes, vouaient à Orlando le plus haut respect et maudissaient la princesse étrangère (ils usaient de mots plus grossiers), cause de son infortune.

Lorsque Mr. Dupper se persuadait que Sa Seigneurie priait en sûreté parmi les tombes, la couardise et une certaine tendresse pour l’ale chaude n’étaient sans doute pas étrangères à une certitude qui le dispensait de toute recherche : n’empêche qu’il pouvait bien avoir raison tout de même. Orlando trouvait maintenant un charme étrange aux pensées de mort et de corruption, et, lorsqu’il avait cheminé longtemps par les galeries et les salles de bal, un chandelier à la main, illuminant l’un après l’autre les portraits suspendus comme pour y chercher une ressemblance introuvable, il allait s’asseoir dans l’église, au banc de famille et, pendant des heures, en tête-à-tête avec une chauve-souris ou quelque papillon tête-de-mort, il regardait s’agiter les banderoles et trembloter le clair de lune. Mais ce n’était pas encore assez : il lui fallait descendre dans la crypte, où gisaient, au fond de cercueils empilés les uns sur les autres, dix générations de ses ancêtres côte à côte. Comme on entrait là rarement, les rats avaient grignoté le plomb des cercueils à leur aise : un fémur parfois accrochait le manteau d’Orlando, et parfois le crâne d’un vieux Sir Malise, roulant sous son pied, s’écrasait. C’était un sinistre sépulcre. En le faisant ainsi creuser profondément sous les fondations de sa demeure, peut-être le premier Sire de la famille, venu de France avec le Conquérant, avait-il voulu témoigner que toute pompe est bâtie sur de la corruption ; que notre chair couvre un squelette ; qu’après avoir chanté et ballé ci-dessus, un jour nous gisons ci-dessous ; que l’écarlate du velours se résout enfin en poussière ; que l’anneau (ici Orlando, inclinant sa lanterne, ramassait une bague d’or aux griffes vides : la pierre avait roulé dans quelque coin) perd son rubis, et que l’œil si brillant cesse un jour de luire. « Rien ne demeure de tous ces Princes », disait Orlando, en se laissant aller à une exagération bien pardonnable de leur rang, « rien qu’une phalange », et, prenant la main d’un squelette dans la sienne, il en faisait jouer les articulations. « De qui fut cette main ? » demandait-il encore. « Était-ce la droite ou la gauche ? La main d’un homme ou d’une femme, d’un vieillard ou d’un adolescent ? Avait-elle guidé le palefroi, ou piqué l’aiguille ? Avait-elle cueilli la rose ou étreint le froid acier ? Avait-elle… » mais ici l’invention lui faisait défaut, ou plutôt lui fournissait tant d’exemples de ce qu’une main peut faire, qu’à son habitude il reculait devant la coupure, besogne essentielle du styliste, et remettait ces os avec les autres en pensant à certain écrivain nommé Thomas Browne, un docteur de Norwich, dont les écrits sur des sujets semblables l’intéressaient prodigieusement.

Ainsi, sa lanterne à la main, après avoir vérifié que tous les ossements étaient en ordre – car si Orlando était romanesque il était aussi singulièrement méthodique et ne détestait rien tant qu’une pelote de ficelle sur le sol, à plus forte raison le crâne d’un ancêtre – il retournait à son étrange et mélancolique cheminement le long des galeries, à sa manie de rechercher on se sait quoi dans les tableaux, jusqu’au moment où le saisissait une véritable crise de larmes devant une scène de neige d’un peintre flamand inconnu. Il lui semblait à cet instant que la vie ne valait plus la peine d’être vécue. Oubliant les os des ancêtres, oubliant que la vie a pour base une tombe, il s’arrêtait longtemps, secoué de sanglots, éperdu de désir pour une femme en culotte russe avec des yeux obliques, une bouche boudeuse et des perles autour du cou. Elle était partie. Elle l’avait abandonné. Il ne la verrait jamais plus. À cette idée, il sanglotait. Et, sanglotant, il revenait chez lui ; et Mrs. Grimsditch, en voyant de nouveau s’allumer sa fenêtre, ôtait la chope de ses lèvres, louait Dieu d’avoir fait rentrer Sa Seigneurie saine et sauve chez Elle ; car, tout ce temps, elle l’avait crue vilainement assassinée.

Orlando, alors, attirait son fauteuil près de la table ; ouvrait les œuvres de Sir Thomas Browne et se mettait à explorer l’anatomie délicate d’une des méditations les plus longues et les plus merveilleusement contournées du docteur.

Car – bien qu’un biographe ne trouve pas profit à s’étendre sur de telles matières, je dirai cependant ici que les lecteurs qui ont su jouer leur rôle, et, sur de simples indications jetées çà et là, induire le domaine et la circonférence d’une vie ; les lecteurs qui savent entendre, dans ce que nous leur murmurons à peine, la voix même d’un personnage ; qui savent voir, souvent quand nous n’en disons rien, son exacte apparence ; qui lisent comme à livre ouvert dans sa pensée sans qu’un seul mot de nous les guide – et c’est pour de tels lecteurs que nous écrivons – ceux-là doivent distinguer clairement de quelles humeurs très diverses était curieusement mêlée la complexion d’Orlando ; comme il combinait en lui la mélancolie, l’indolence, l’auteur, la passion de la solitude, pour ne rien dire des méandres et des subtilités marqués dès la première page de ce livre, où nous l’avons vu s’escrimer contre une tête de nègre ; la faire rouler ; la rependre, chevaleresque, hors de portée, pour s’asseoir, à la fin, devant la fenêtre, avec un livre. Ce goût des livres était en lui des plus anciens. Enfant, un page le trouvait quelquefois à minuit son livre encore à la main. On lui ôtait son chandelier : il élevait des vers luisants en guise de chandelles. On lui ôtait ses vers luisants : il manquait mettre le feu à la maison avec une mèche d’amadou. Avec le style ramassé du biographe, qui laisse au romancier le soin de déplisser minutieusement la soie des âmes, nous dirons qu’Orlando, ce gentilhomme, était touché du mal de la littérature. Bien des hommes de son époque, et plus encore de son rang, échappèrent à cette infection et se rendirent ainsi libres de courir, de chevaucher ou de faire l’amour suivant leur bon plaisir. Mais quelques-uns furent infectés dès l’enfance par un germe, né, dit-on, du pollen de l’asphodèle, porté par le vent de Grèce ou d’Italie, et d’une nature si virulente qu’il faisait trembler la main prête à frapper, voilait le regard qui cherchait sa proie et faisait bégayer la langue dans l’aveu de son amour. Ce mal, par un venin funeste, substituait un fantôme au réel ; la fortune avait tout donné à Orlando – vaisselle, linge, maison, serviteurs, tapis, lits à profusion – et il lui suffisait d’ouvrir un livre pour que cette énorme accumulation de richesses se fondît en brouillard. Les neuf acres de pierre qui formaient sa maison s’évanouissaient ; ses cent cinquante domestiques disparaissaient ; ses quatre-vingts chevaux de selle devenaient invisibles ; il serait trop long de compter les tapis, sofas, harnachements, porcelaines de Chine, vaisselle, huiliers, réchauds et autres biens meubles, souvent d’or massif, qui s’évaporaient sous l’influence du miasme comme une brume sur la mer. C’est un fait : Orlando lisant demeurait seul, tout nu.

Le mal gagna, dans cette solitude, rapidement sur lui. Il lisait souvent six heures encore après la nuit close ; et lorsqu’on venait prendre ses ordres pour le bétail qu’il fallait abattre, l’orge qu’il fallait moissonner, il repoussait son in-folio avec l’air de ne rien comprendre à la question. Mauvais signe : le fauconnier Hall, le palefrenier Gilles, Mrs. Grimsditch l’intendante, Mr. Dupper le chapelain en avaient le cœur fendu. Ils disaient : Un beau gentilhomme comme lui n’a pas besoin de livres. Ils disaient : Qu’il laisse donc les livres aux perclus et aux agonisants. Mais on n’avait pas vu le pire. Quand cette peste de lecture s’est emparée d’un homme, elle l’affaiblit tant qu’il devient une proie facile pour l’autre fléau – celui qui se tapit au fond de l’encrier et purule au bout de la plume. Le malheureux est pris de la rage d’écrire. C’est un mal assez affligeant, déjà, pour le misérable qui n’a rien à lui que sa chaise et sa table branlantes sous un toit crevassé – mais, après tout, celui-là n’a guère à perdre ; – le destin, par contre, d’un homme riche qui possède des maisons, du bétail, des servantes, des ânes et du linge, et qui pourtant écrit des livres, est vraiment à faire pitié. La saveur de ses biens lui devient étrangère ; il est piqué de pointes rougies ; la vermine le ronge. Il donnerait jusqu’à son dernier sou (telle est la malignité de ce miasme !) pour écrire un seul petit livre et illustrer son nom ; mais en vain, tout l’or du Pérou ne saurait acheter pour lui le trésor d’un vers bien tourné. Il languit donc ; il s’étiole ; il se fait sauter la cervelle, le visage contre le mur. Peu lui importe dans quelle attitude on le trouve. Il a passé les grilles de la Mort, connu les flammes de l’Enfer.

Orlando, par bonheur, était d’une constitution robuste. Le mal (pour des motifs que nous allons donner) ne le mit jamais aussi bas que maint de ses pairs. Il en fut seulement fort ébranlé comme le montrera la suite. En effet, lorsqu’il avait lu pendant une heure ou deux Sir Thomas Browne et que le bramement d’un cerf ou l’appel du veilleur nocturne l’assuraient que la nuit était à son point mort, que tout dormait autour de lui, il traversait sa librairie, prenait dans sa poche une clef d’argent et venait ouvrir, dans un coin, les portes d’un grand cabinet marqueté ; cinquante tiroirs en bois de cèdre s’alignaient à l’intérieur : chacun d’eux portait sur une étiquette un titre tracé avec soin de la main d’Orlando. Lequel ouvrir ? L’un annonçait La Mort d’Ajax, l’autre La Naissance de Pyrame, un autre Iphigénie en Aulide, un autre La Mort d’Hippolyte, un autre Méléagre, un autre Le Retour d’Ulysse – en fait il n’y avait peut-être pas un seul tiroir qui n’évoquât un personnage de l’antiquité à un moment critique de sa carrière. Dans chaque tiroir gisait un document de dimensions considérables entièrement écrit de la main d’Orlando. Il faut dire à la vérité qu’Orlando, depuis fort longtemps, souffrait du mal d’écrire. Jamais enfant ne mit à mendier des bonbons ou des pommes l’insistance qu’Orlando avait mise à réclamer du papier ou de l’encre. Il fuyait la conversation et les jeux pour aller se blottir, un encrier de corne dans une main, une plume dans l’autre, et sur son genou un rouleau de papier, derrière des rideaux, au fond des oratoires secrets(2) ou dans la penderie (attenante à la chambre de sa mère) qui avait un grand trou dans le plancher et une horrible odeur de fiente d’étourneau. C’est ainsi qu’il avait amassé, avant d’atteindre vingt-cinq ans, environ quarante-sept manuscrits – pièces de théâtre, récits, romans ou poèmes ; en prose, en vers, en français, en italien même, mais tous romanesques et tous fort longs. Il avait fait imprimer un de ses drames chez John Ball, à l’enseigne des Plumes et de la Couronne, en face de Saint-Paul’s Cross, Cheapside. Mais, quoique la vue de ce livre lui donnât un plaisir extrême, jamais il n’avait osé le montrer, même à sa mère : écrire, et plus encore publier, était pour un gentilhomme, il le savait bien, une faute inexpiable.

Cette nuit cependant, à l’heure la plus morte, assuré d’être seul, il choisit dans son cabinet secret deux manuscrits : l’un, épais, avait pour titre : Xénophile – tragédie en cinq actes – ou quelque chose d’approchant ; l’autre, mince, était intitulé simplement : Le Chêne. (C’était, dans le tas, le seul titre court.) Il attira vers lui l’encrier, roula la plume entre ses doigts, accomplit tous les autres rites familiers à ceux qu’afflige le vice d’écrire. Puis il s’arrêta.

Cet arrêt est, dans notre histoire, d’une importance capitale, beaucoup plus essentiel, à vrai dire, que bien des actes qui jettent les hommes à genoux et ensanglantent les rivières ; il convient par suite de nous demander pourquoi Orlando s’arrêta ainsi ; à quoi nous donnerons, après due réflexion, la réponse suivante, la Nature, qui s’est jouée de nous, humains, avec tant de bizarrerie, qui, mêlant à la diable argile, diamant, granit, arc-en-ciel, en a bourré pour nous une enveloppe maintes fois des plus incongrues, car le poète a le visage d’un boucher, le boucher, celui d’un poète ; la Nature qui se complaît à tout brouiller et barbouiller, si bien qu’aujourd’hui même (le 1er novembre 1927) nous ignorons parfaitement pourquoi nous montons un escalier ou pourquoi nous le descendons – nos mouvements les plus quotidiens sont comme la fuite d’un navire sur une mer inconnue, et quand les marins de la grande hune, pointant leur lunette vers l’horizon, demandent : « Y a-t-il, oui ou non, une terre ? » si nous sommes prophètes, nous répondons « oui », mais « non » si nous sommes sincères – la Nature (qui devra répondre de tant de choses, outre la longueur, un peu lourde peut-être, de cette phrase) s’est avisée de compliquer encore son ouvrage et d’ajouter à notre confusion, comme s’il ne suffisait pas de nous avoir bâtis d’un parfait bric-à-brac de lambeaux et de loques – le fond d’une culotte de policeman flanquée nez à nez avec le voile nuptial de la reine Alexandra – en s’imposant par-dessus le marché de ne joindre toutes ces pièces que d’une seule et très légère faufilure. La mémoire est la couturière, et certes elle ne manque pas de fantaisie. La mémoire pique son aiguille à droite, à gauche, en haut, en bas, d’ici, de là. Nous ignorons ce qui vient, ce qui suit. Le mouvement le plus commun – s’asseoir à une table, par exemple, et attirer vers soi un encrier – peut mettre en branle mille guenilles, sans lien, sans rapport entre elles, qui, soudain, vives ou sombres, flottent, ballent, plongent et volent comme sur sa corde le linge d’une famille de quatorze dans une tempête de vent. Au lieu d’être le bel ouvrage bien droit, bien massif, bien d’équerre, dont aucun homme ne pourrait rougir, la plus ordinaire de nos actions s’enfuit dans un envol de folles ailes palpitantes et un papillotement de blancheurs. Voilà pourquoi, dès qu’il eut plongé sa plume dans l’encre, Orlando vit le visage moqueur de la princesse perdue, et se posa aussitôt un million de questions qui étaient autant de flèches trempées dans le fiel. Où était-elle, et pourquoi l’avait-elle abandonné ? L’Ambassadeur était-il son oncle ou son amant ? Savait-il ? Était-il complice ? Avait-on emmené la princesse par force ? Était-elle mariée ? Était-elle morte ? Chacune des questions instillait si profondément en lui le venin que, pour donner une issue quelconque à son tourment, il enfonça rageusement sa plume dans son écritoire et fit rejaillir l’encre sur la table. À ce geste, l’explique qui pourra (et peut-être n’y a-t-il pas d’explication – la mémoire est inexplicable), aussitôt le visage de la princesse fit place à un autre fort différent. « Qui était-ce donc ? » Il dut attendre, et, une demi-minute peut-être, considérer ce nouveau portrait qui était venu simplement couvrir l’autre comme une vue de lanterne magique laisse encore transparaître celle qui précédait ; enfin il put se dire : « C’est le visage de ce gros bonhomme assez minable qui était assis dans le salon de Twitchett, il y a des années de ça, quand la vieille Reine Bess vint dîner ici ; je l’ai vu de l’escalier en passant », poursuivit Orlando qui venait de saisir au vol un nouveau lambeau chatoyant, « il était assis à la table et avait les yeux les plus extraordinaires que j’aie jamais vus ; mais qui diable était-ce ? » demanda Orlando, car la Mémoire venait juste d’ajouter, au front et aux yeux, d’abord une fraise rude et graisseuse, puis un pourpoint brun, enfin une paire de gros souliers comme les bourgeois en portent dans Cheapside. « Pas un gentilhomme ; pas un égal », dit Orlando (ce qu’il n’aurait pas dit tout haut, car il était de la plus extrême courtoisie ; mais cela montre bien l’effet d’une noble origine sur l’esprit, et, incidemment, comme il est difficile, pour un gentilhomme, d’être un écrivain), « un poète, je pense. » Franchement, la Mémoire l’avait assez importuné : elle aurait dû maintenant tout effacer ou sortir de son sac un spectacle bien bête, bien incongru – un chien qui court après un chat, ou, par exemple, une femme qui se mouche dans une cotonnade rouge : Orlando alors, désespérant de tenir pied à des vagabondages si fantasques, résolument eût lancé sa plume et noirci son papier. (Car nous pouvons, par un effort de volonté, expulser du logis cette coquine de Mémoire et son bric-à-brac abracadabrant.) Mais Orlando s’arrêta. La Mémoire maintenait devant ses yeux l’image d’un homme minable, avec de gros yeux brillants. Lui, toujours arrêté, regardait toujours. Ce sont ces arrêts qui font notre perte. La sédition pénètre dans le fort, la révolte gagne nos troupes. Une fois, déjà, auparavant, Orlando s’était arrêté ainsi : l’amour alors s’était précipité, l’amour et son piétinement horrible, ses hautbois, ses cymbales, ses têtes aux boucles sanglantes qu’on vient d’arracher des épaules. Orlando, par l’amour, avait souffert d’infernales tortures. Aujourd’hui, de nouveau, il s’arrêtait, et par la brèche ainsi ouverte voici que bondissaient l’Ambition, cette rosse, la Poésie, cette sorcière, le Désir de la gloire, cette putain. Elles joignirent leurs mains et foulèrent son cœur de leur ronde. Debout, dans la solitude de sa librairie, il jura d’être le premier poète de sa race et de donner à son nom un lustre immortel. Il dit (énumérant les noms et les exploits de ses ancêtres) que Boris avait défait et occis l’Infidèle, Sir Gawain le Turc, Sir Miles le Polonais, Sir Andrew le Franc, Sir Richard l’Autrichien, Sir Jordan le Français et Sir Herbert l’Espagnol. Mais de tous ces duels, de toutes ces campagnes, de ces mangeailles et de ces amours, de ces dépenses, de ces chasses, de ces chevauchées, de ces beuveries, que restait-il à ce jour ? Un crâne ; un doigt. Au contraire, dit-il, en revenant à la page de Sir Thomas Browne ouverte sur la table… et de nouveau il s’arrêta. Comme une incantation montant de tous les côtés de la pièce, du vent nocturne et du clair de lune, roula la mélodie céleste de ces mots que, par crainte d’humilier cette page, nous laisserons étendus dans leur tombe, non pas morts, certes, mais embaumés, si fraîche est leur couleur, si pure leur haleine ! Orlando, alors, comparant cette œuvre à l’œuvre de ses ancêtres, cria qu’ils n’étaient rien, eux et tous leurs exploits, que poussière et que cendres, tandis que cet homme et ses phrases devaient vivre éternellement.

Il s’aperçut vite, en tout cas, que les combats livrés par Sir Miles et ses pairs contre des chevaliers aux pesantes armures avec un royaume pour enjeu devaient être moins rudes, à beaucoup près, que le duel entrepris par lui contre la langue anglaise avec, pour enjeu, l’immortalité. Quiconque a tâté des rigueurs du style me dispensera ici des détails ; il sait d’avance qu’Orlando écrivait et trouvait tout bon ; lisait et trouvait tout affreux ; corrigeait puis déchirait ; retranchait ; ajoutait ; touchait à l’extase, puis au désespoir ; connaissait les bons soirs et les mauvais matins ; empoignait les idées pour les perdre ; voyait son livre, naguère si net devant lui, se dissoudre ; mimait le rôle de ses personnages en mangeant ; déclamait en marchant ; pleurait ; riait ; hésitait entre divers styles ; préférait aujourd’hui l’héroïque et le pompeux, demain le simple et le terre à terre ; tel jour les vallons de Tempé, tel autre les champs du Kent ou de Cornouailles ; sans pouvoir décider, en fin de compte, s’il était le génie le plus divin ou le plus fieffé imbécile de la terre.

Ce fut pour éclaircir ce dernier point qu’Orlando, après des mois passés dans ce labeur fiévreux, résolut d’interrompre une solitude de plusieurs années et de reprendre contact avec le monde extérieur. Il avait un ami à Londres, un certain Giles Isham de Norfolk qui, en dépit de sa noble naissance, s’était lié avec des écrivains et pouvait sans doute le mettre en relation avec un membre de cette bienheureuse… que dis-je ? de cette sainte confrérie. Car, pour l’esprit d’Orlando à cette époque, l’auteur d’un livre, et d’un livre imprimé, baignait dans une gloire qui éclipsait de ses rayons toutes les gloires de la race et du rang. Son imagination voyait les corps eux-mêmes de ces hommes transfigurés au feu de pensées si divines. Sans doute avaient-ils un nimbe pour chevelure, de l’encens pour haleine, et voyait-on fleurir des roses sur leurs lèvres, ce qui n’était pas le cas, à coup sûr, pour lui ni pour Mr. Dupper. Le plus grand bonheur dont rêvât Orlando eût été de s’asseoir derrière un rideau pour écouter parler ces bienheureux. La seule imagination de ces discours hardis et variés lui faisait paraître d’une grossièreté répugnante les sujets ordinaires des conversations à la Cour : un chien, un cheval, une femme, une partie de cartes. Il se rappelait avec orgueil qu’on l’avait toujours taxé de pédantisme, méprisé pour son goût de la solitude et des livres. Tourner des compliments n’avait jamais été son fait. Parmi les dames, on l’avait toujours vu raide comme un piquet, rouge de honte, arpentant les salons avec des grâces de grenadier. Deux fois, par simple distraction, il était tombé de cheval. Un jour qu’il composait des vers, il avait brisé entre ses doigts l’éventail de Lady Winchilsea. À ces souvenirs, à d’autres encore qu’il recueillait avidement parce qu’ils marquaient son manque d’adaptation à la vie mondaine, un espoir ineffable s’emparait d’Orlando, l’espoir que toute la turbulence de sa jeunesse, sa gaucherie, ses rougeurs, ses longues promenades, son amour de la nature révélaient sa vraie race – la sainte plutôt que la noble – prouvant qu’il était, par naissance, un écrivain plus qu’un aristocrate. À ces pensées, pour la première fois depuis la nuit de la grande débâcle, Orlando trouvait le bonheur.

Il chargea donc Mr. Isham de Norfolk de transmettre à Mr. Nicolas Greene de Clifford’s Inn un message qui exprimait, outre l’admiration d’Orlando pour des ouvrages fameux (car Nick Greene jouissait d’une grande réputation à cette époque), le désir qui l’avait d’en rencontrer l’auteur ; désir qu’il osait à peine formuler, n’ayant rien à offrir en retour ; mais si Mr. Nicolas Greene voulait bien daigner lui rendre visite, en tout cas un carrosse à quatre roues serait au coin de Fetter Lane à l’heure qu’il lui aurait plu de désigner, avec mission d’amener Mr. Greene en sûreté jusqu’à la maison d’Orlando. Chacun peut aisément reconstruire le reste ; et imaginer la joie d’Orlando lorsque, sans tarder, Mr. Greene fit connaître qu’il acceptait l’invitation du noble lord, prit place dans ledit carrosse et sauta dans le hall, au sud du bâtiment central, ponctuellement à sept heures, le lundi vingt et un avril.

On avait reçu là des Rois, des Reines, des Ambassadeurs en grand nombre. Là, des Juges avaient étalé leurs hermines. Là s’étaient réunis les grandes dames les plus exquises du pays et ses guerriers les plus farouches. Les drapeaux pendus là venaient de Flodden, d’Azincourt. Là s’alignaient les cottes d’armes peintes, leurs léopards, leurs lions, leurs couronnes. Là, sur les longues tables, on avait dressé la vaisselle d’or et d’argent ; là encore, dans les vastes cheminées sculptées en marbre d’Italie, on brûlait chaque nuit un chêne avec toutes ses branches, toutes ses feuilles par millions, tous ses nids de freux et de roitelets. Et voici que Nicolas Greene, le poète, à son tour était là, fort bourgeoisement habillé d’un pourpoint noir et d’un chapeau rabattu, avec un seul petit sac à la main.

Orlando se précipita. Qu’il fût alors légèrement désappointé, c’était inévitable. Le poète avait une taille médiocre ; une allure étriquée ; un corps maigre, légèrement voûté, et, en entrant, il trébucha sur un molosse qui le mordit. Au surplus, malgré toute sa connaissance des hommes, Orlando se trouva bien embarrassé pour lui fixer un rang. Cet homme n’était, par quelque côté, ni valet, ni squire, ni noble. La tête, avec son front arrondi et son nez aquilin, était belle ; mais le menton fuyait. Les yeux étaient brillants, mais les lèvres, molles, pendaient et bavaient. D’ailleurs, c’était l’expression totale du visage qui était inquiétante. On n’y trouvait rien de ce ferme équilibre qui rend les visages de la noblesse si agréables à regarder ; rien non plus de cette dignité servile qui guinde le visage de domestiques bien stylés ; celui-ci était couturé, froncé, tiré de plis. Cet homme était poète et pourtant il semblait avoir pris l’habitude des paroles aigres plus que des mielleuses ; des criailleries plus que des roucoulements ; des ruades plus que des essors ; des rixes plus que du loisir ; des haines plus que de l’amour. On devinait encore ceci à la vivacité de ses mouvements, à la lueur sauvage et soupçonneuse de son regard. Orlando éprouva quelque répulsion. Mais le dîner était servi.

Alors Orlando, qui d’habitude n’y prenait pas garde, ressentit, pour la première fois, une honte inexplicable devant le nombre de ses domestiques et la magnificence de sa table. Le plus étrange est que, par contre, il éprouva de l’orgueil à l’idée – généralement désagréable – de son aïeule Moll qui, jadis, avait trait les vaches. Il était sur le point de faire allusion à cette humble femme et à ses seaux de lait quand le poète lui coupa la parole : n’était-il pas curieux, dit-il, que les Greene – un nom si commun aujourd’hui – fussent venus en Angleterre avec Guillaume le Conquérant ? Ils formaient alors une des plus grandes familles de France. Par malheur, ils avaient décliné ensuite dans le monde et n’avaient guère attaché leur nom qu’au district royal de Greenwich. Ce discours, où il fut question de châteaux perdus, de cottes d’armes, de cousins barons dans le Nord, de nobles alliances dans l’Ouest et du fait remarquable que certains Greene épelaient leur nom avec un e à la fin, d’autres sans e, dura jusqu’au moment où l’on apporta la venaison. Alors Orlando réussit à placer un mot sur son aïeule Moll et sur ses vaches ; il s’était un peu déchargé le cœur du poids qui l’oppressait lorsqu’on apporta le gibier sauvage. Mais ce fut seulement quand la malvoisie coula sans contrainte qu’il osa faire une allusion à un sujet plus important, malgré tout, pensait-il, que les Greene et les vaches ; le sujet sacré de la poésie. Au seul énoncé de ce mot, les yeux du poète jetèrent des flammes ; il dépouilla les airs du parfait gentilhomme qu’il s’était donnés jusque-là ; il frappa de son verre sur la table et entama aussitôt une histoire qui, par la longueur, la confusion, la passion, l’amertume surpassait tout ce qu’Orlando avait jamais entendu, hormis peut-être les discours d’une femme abandonnée : il s’agissait d’un drame écrit par lui, Greene, d’un autre poète et d’un critique. Sur la poésie elle-même et sa nature, Orlando recueillit seulement qu’elle était plus difficile à vendre que la prose, et aussi plus longue à écrire, bien que les lignes fussent plus courtes. Et le discours se poursuivit avec des ramifications interminables jusqu’au moment où Orlando osa glisser qu’il avait eu lui-même la témérité d’écrire. Mais le poète fit un bond sur sa chaise. Une souris avait crié dans les lambris, dit-il. Il avait les nerfs si tendus, expliqua-t-il, qu’un cri de souris les lui crispait pour quinze jours. À coup sûr, la maison était pleine de bêtes : mais Orlando ne les avait jamais entendues. Le poète alors déroula l’histoire complète de sa santé pendant les dix dernières années environ. Elle avait été si abominable que c’était merveille pour lui de vivre encore. Outre des accès de paralysie, il avait eu la goutte, la fièvre de Malte, l’hydropisie et les trois fièvres l’une après l’autre ; d’ailleurs il avait le cœur hypertrophié, la rate grosse et le foie malade. Mais surtout son épine dorsale, confia-t-il à Orlando, était le siège de phénomènes défiant toute description. Une des vertèbres, la troisième environ à partir du haut, le brûlait comme du feu ; une autre, la seconde environ à partir du bas, était froide comme la glace. Certains jours, il s’éveillait avec un cerveau plus lourd que du plomb ; d’autres, il lui semblait qu’on allumait des milliers de cierges, qu’on tirait des feux d’artifice à l’intérieur de son corps. Il sentait un pétale de rose sous son matelas, dit-il, et retrouvait presque son chemin dans Londres par la seule impression des pavés sous ses semelles. Bref, il était pour les connaisseurs une machine si délicate, si curieusement ajustée (à cet instant, comme par mégarde, il éleva sa main qui était en vérité la plus belle du monde), qu’il ne pouvait s’expliquer de n’avoir pas vendu plus de cinq cents exemplaires de son poème. Naturellement, le fait était dû surtout à la cabale amassée contre lui. Ce qu’il pouvait dire, en tout cas, conclut-il en frappant la table d’un coup de poing, c’est que l’art de la poésie était bien mort en Angleterre.

Mort ? À l’heure où Shakespeare, Marlowe, Ben Jonson, Browne, Donne écrivaient ou venaient d’écrire ? Orlando, égrenant les noms de ses chers auteurs, ne pouvait le croire.

Greene eut un rire sardonique. Shakespeare, évidemment, avait écrit deux ou trois scènes assez bien tournées, mais c’est à Marlowe qu’il les avait prises, pour une grande part. Marlowe était un garçon d’avenir, mais il était mort avant trente ans – alors, que dire ? Browne s’était entiché de poésie en prose : on se fatigue vite de pareilles absurdités. Donne était un escroc qui habillait de mots difficiles le pur néant de sa pensée. Les snobs gobaient ce style ; mais la mode en serait passée l’année suivante. Quant à Ben Jonson… Ben Jonson était de ses amis, et il ne médisait jamais de ses amis.

« Non, conclut-il, la grande époque de la littérature est passée. » La grande époque de la littérature avait été l’époque grecque, les Élisabéthains s’étaient montrés en tout inférieurs aux Grecs. C’est qu’alors, aux siècles classiques, les hommes nourrissaient une ambition divine qu’on pouvait appeler « La Gloire » (il prononçait « La Gloâr », si bien qu’Orlando fut un moment sans comprendre) ; aujourd’hui, tous les jeunes écrivains étaient à la solde des libraires ; ils débitaient en gros leur marchandise, n’importe quoi, pourvu que le public achetât. Shakespeare était le grand coupable, dans ce sens, et déjà Shakespeare expiait sa faute. L’époque actuelle, dit le poète, ne se dépensait qu’en subtilités byzantines ou en tentatives insensées. Les Grecs n’auraient pas toléré un seul instant les unes ni les autres. Quelque chagrin qu’il eût à cet aveu – car il aimait la littérature comme son propre souffle – il ne voyait rien de bon dans le présent et conservait peu d’espoir pour l’avenir. Sur quoi il se versa une autre rasade de vin.

Orlando fut choqué de ces opinions ; et ne put s’empêcher d’observer, d’autre part, que l’auteur de tant de critiques n’en paraissait nullement abattu. Au contraire : plus il dénonçait son époque, plus il paraissait satisfait. Il se souvenait, dit-il, d’une nuit à Cock Tavern, dans Fleet Street ; Kit Marlowe était là, en compagnie de quelques autres. Kit était très « monté », passablement soûl (il s’enivrait pour un rien et s’obstinait à tenir des propos stupides). Il le voyait encore levant son verre à la santé des amis et hurlant d’une voix de fausset : « De par tous les diables, Bill (Bill, c’était Shakespeare), je vois arriver une grande vague, et c’est toi qui es sur la crête. » Il entendait par là, expliqua Greene, qu’un grand siècle littéraire allait s’épanouir en Angleterre, et que Shakespeare deviendrait un poète de quelque importance. Par bonheur pour lui, Marlowe avait été tué deux nuits plus tard dans une rixe d’ivrognes et n’avait pas pu voir comment se réalisait sa prédiction. « Pauvre fou ! dit Greene, venir nous raconter des histoires pareilles ! Un grand siècle ! – le siècle d’Élisabeth, un grand siècle ! »

« C’est pourquoi, mon cher Lord, – continua-t-il en s’installant confortablement dans son fauteuil et en faisant tourner son verre entre ses doigts – c’est pourquoi nous devons faire de notre mieux, chérir le passé, et honorer les écrivains – il y en a encore quelques-uns – qui prennent l’Antiquité pour modèle, et qui écrivent, non pour l’argent, mais pour La Gloâr ! » (Orlando aurait souhaité qu’il eût un meilleur accent.) « La Gloâr, dit Greene, est l’éperon des nobles esprits. Si j’avais seulement une pension de trois cents livres par an payable par trimestre, je vivrais pour La Gloâr seule. Je resterais au lit tous les matins à lire Cicéron. J’imiterais si parfaitement son style qu’on ne pourrait plus nous distinguer l’un de l’autre. Voilà ce que j’appelle écrire, dit Greene, voilà ce que j’appelle La Gloâr. Mais pour cela il faut une pension. »

Orlando, cependant, avait abandonné tout espoir de discuter avec le poète, les mérites de ses propres œuvres ; mais qu’importait, maintenant, puisque la conversation roulait sur la vie et les caractères de Shakespeare, de Ben Jonson et des autres ? Greene les avait tous connus intimement et racontait sur eux mille anecdotes des plus plaisantes. Orlando n’avait jamais tant ri de sa vie. Voilà donc ses dieux ! La moitié d’entre eux, des ivrognes, et tous, des paillards ! Beaucoup se querellaient avec leurs femmes. Aucun n’était au-dessus d’un mensonge ou de la plus mesquine cabale. Leur poésie était gribouillée au dos des notes de blanchisseuses, avec, comme pupitre, la tête d’un apprenti envoyé par l’imprimeur. C’est ainsi que Hamlet s’en était allé sous les presses, et Lear, et Othello. Étonnez-vous après cela, comme dit Greene, que ces pièces fourmillent de fautes. Les poètes passaient le reste de leur temps en bamboches et en orgies dans les brasseries et les tavernes : on y dépensait un esprit incroyable, on y faisait des choses si osées que les pires folies des courtisans semblaient pâles en comparaison. Greene racontait tout avec un entrain qui transportait Orlando dans un délire de joie. Ce diable d’homme avait un talent d’imitation qui faisait revivre les morts ; quant aux livres, il pouvait en parler mieux que personne pourvu qu’ils eussent au moins trois cents ans.

Les jours passèrent ; Orlando éprouvait pour son hôte un mélange bizarre d’attirance et de mépris, d’admiration et de pitié, compliqués en outre d’un sentiment trop mal défini pour être désigné par un seul mot, et qui tenait à la fois de la fascination et de la peur. Greene ne cessait de parler de soi, mais avec tant de bonne grâce qu’on ne se fût jamais lassé de ses histoires de fièvre. Puis, il avait tant d’esprit ; et tant d’irrespect ; il prenait des libertés si scandaleuses avec Dieu et la Femme ; et il débordait de si étranges talents, avec une tête farcie de savoirs si bizarres ! Il connaissait trois cents recettes de salades ; était passé maître dans le mélange des vins ; jouait à la perfection d’une demi-douzaine d’instruments ; enfin, il était le premier homme, et le dernier peut-être, qui osât faire rôtir des tartines de fromage dans l’imposante cheminée italienne. Par contre, il n’aurait pas distingué un géranium d’un œillet, un chêne d’un bouleau, un molosse d’un lévrier, un bélier d’une brebis, le froment de l’orge, un champ labouré d’une jachère ; il ignorait l’alternance des récoltes, il croyait que les oranges poussent sous la terre et les navets sur des arbres, préférait le moindre paysage urbain au plus beau spectacle champêtre. Tous ces détails et d’autres encore étonnèrent Orlando qui n’avait jamais rencontré un homme de cette espèce. Les plaisanteries de Greene faisaient rire jusqu’aux servantes qui le méprisaient, et les domestiques mâles qui le haïssaient s’attardaient pour entendre ses histoires. À vrai dire, la maison n’avait jamais été si gaie, si vivante. Tout ceci donna fort à penser à Orlando. Il compara ce genre de vie à l’ancien. Les sujets habituels de conversation étaient alors l’apoplexie du roi d’Espagne, ou l’appariage d’une chienne ; entre les écuries et le cabinet de toilette, les heures passaient ; le soir, les lords ronflaient, le nez dans leur verre, détestant quiconque les réveillait. Qu’ils avaient le corps vif et hardi, ces gentilshommes, mais l’esprit paresseux et couard ! Orlando, troublé par ces réflexions, incapable de s’arrêter à un juste équilibre, finit par conclure qu’il avait introduit dans sa maison un diabolique esprit d’inquiétude qui ne le laisserait plus jamais dormir en repos.

Au même instant, Nick Greene arrivait à une conclusion précisément contraire. Un matin que, couché dans son lit, sur les coussins les plus moelleux, dans les draps les plus fins, il contemplait, par la fenêtre au noble encorbellement, une pelouse où depuis trois siècles n’avaient pas poussé un seul pissenlit ni une seule bardane, l’idée lui vint que, s’il ne trouvait pas un moyen de s’évader, il allait périr de suffocation. Et lorsqu’en se levant il entendit les pigeons roucouler, lorsqu’en s’habillant il entendit murmurer les fontaines, l’idée lui vint que, s’il ne trouvait pas un moyen d’entendre à nouveau les lourds fardiers grondant sur les pavés de Fleet Street, il n’écrirait plus une seule ligne. Si cela dure, songea-t-il, – le valet de pied, dans la salle voisine, rectifiait le feu et couvrait la table de plats d’argent, – je vais tomber en léthargie, et, léthargiquement (il bâilla à se décrocher la mâchoire), mourir.

Le poète s’en fut donc trouver Orlando dans sa chambre et lui expliqua qu’il n’avait pu fermer l’œil de la nuit à cause du silence. (Il est vrai que le parc entourant la maison avait quinze milles de tour, avec une muraille d’enceinte de dix pieds.) Ses nerfs, dit-il, ne craignaient rien autant que le silence. Si Orlando voulait bien le lui permettre, il prendrait congé ce matin même. À cette nouvelle, Orlando respira, mais au même instant il lui fut désagréable de laisser partir son hôte. La maison, songea-t-il, allait sembler morte sans lui. Au moment du départ, Orlando, triomphant enfin de sa répugnance, eut la témérité d’offrir au poète son drame sur la mort d’Hercule et lui demanda son avis. Le poète prit le manuscrit, marmonna quelques mots sur La Gloâr et Cicéron : Orlando coupa court en promettant de payer la pension chaque trimestre ; et Greene, aussitôt, avec de grandes protestations de tendresse, grimpa dans le carrosse et disparut.

Jamais le grand hall n’avait paru si vaste, si majestueux et si vide qu’à cet instant où le carrosse s’éloignait. Orlando comprit qu’il n’aurait jamais le cœur, pour sa part, de faire rôtir des tartines de fromage dans la grande cheminée italienne. Il n’aurait jamais assez d’esprit pour se gausser des tableaux italiens ; ni assez d’habileté pour agiter le punch comme on doit le faire ; mille traits, mille tours plaisants étaient perdus. Mais quel soulagement de n’entendre plus cette voix aigre ; quel luxe d’être à nouveau seul, songeait Orlando malgré lui, en lâchant enfin le molosse ; on avait dû garder ce chien six semaines à l’attache : il ne pouvait jamais voir le poète sans le mordre.

Nick Greene, déposé ce même après-midi au coin de Fetter Lane, retrouva son logis à peu près dans l’état où il l’avait laissé. En effet, tandis que Mrs. Greene accouchait dans une pièce, Tom Fletcher buvait du gin dans une autre. Des piles de livres s’écroulaient un peu partout sur le plancher ; le dîner – ou ce qui en tenait lieu – était servi sur la table de toilette parmi les pâtés de boue des enfants. Voilà, sentit Greene, l’atmosphère qu’il faut à un écrivain ; ici il pouvait écrire, et il écrivit. Il avait un sujet superbe : Un noble Lord chez lui, ou Visite à un noble Gentilhomme à la Campagne – tel serait le titre de son nouveau poème. Greene reprit sa plume à son jeune fils qui en chatouillait les oreilles du chat, la plongea dans le coquetier qui faisait office d’écritoire, et, d’un trait, écrivit une satire par endroits fort spirituelle. Le tour en était tel qu’on ne pouvait conserver le moindre doute sur l’identité de la jeune et noble victime. Les discours et les actes les plus intimes d’Orlando, ses enthousiasmes et ses folies, jusqu’à l’exacte couleur de ses cheveux et à la façon qu’il avait de rouler les r comme un étranger, tout y était, pris sur le vif. Et si l’on avait encore conservé le moindre doute, Greene, prestement, le dissipait par des citations abondantes, à peine voilées, de cette tragédie aristocratique : La Mort d’Hercule, qu’il avait trouvée d’ailleurs, selon ses prévisions, verbeuse et ampoulée au dernier point.

On vendit aussitôt plusieurs éditions de ce pamphlet (qui couvrit, dans la maison Greene, tous les frais d’un dixième accouchement) et les amis, qui se chargent ordinairement de ce coin, se hâtèrent d’en envoyer un exemplaire à Orlando. Il le lut, dans une immobilité mortelle, du premier mot jusqu’au dernier ; sonna son valet de pied ; lui tendit la brochure au bout de pincettes et lui ordonna d’aller la jeter au plus épais de la fosse à ordures la plus puante du château. Au moment où l’homme s’éloignait, il l’arrêta : « Prenez, lui dit-il, dans l’étable, le cheval le plus rapide, galopez ventre à terre jusqu’à Harwich. Là, embarquez-vous sur un bateau prêt à mettre à la voile pour la Norvège. Achetez-moi dans les propres chenils du roi le plus beau couple de chiens courants, mâle et femelle, que vous puissiez trouver dans la meute royale. Ramenez-les sans retard. Car, murmura-t-il dans un souffle, en retournant à ses livres, j’en ai fini avec les hommes. »

Le valet de pied, parfaitement instruit de ses devoirs, s’inclina et disparut. Il accomplit sa tâche avec tant de zèle qu’il était de retour trois semaines après : il tenait en laisse les plus beaux chiens courants du monde ; la femelle, cette nuit même, donna naissance, sous la table, à une nichée de huit magnifiques chiots. Orlando les fit apporter dans sa chambre.

« Car, dit-il, j’en ai fini avec les hommes. » Néanmoins, il paya la pension chaque trimestre.

Ainsi, à l’âge de trente ans ou à peu près, ce jeune gentilhomme non seulement possédait l’expérience que la vie peut offrir, mais encore en avait vu la vanité. L’amour et l’ambition, les femmes et les poètes, tout était également vain. La littérature était une farce. Le soir où il reçut le pamphlet de Greene : Visite à un Gentilhomme de la Campagne, il fit un immense feu de joie de ses cinquante-sept ouvrages poétiques ; il garda seulement Le Chêne parce que ce poème, très court, était le rêve de son enfance. Il n’avait plus confiance qu’en deux choses : les chiens et la nature ; un lissier, un buisson de roses. Toute la variété du monde, toute la complexité de la vie s’étant réduites à ceci : des chiens et un buisson. C’est tout. Avec la sensation d’avoir secoué un énorme amas d’illusions et de marcher nu désormais, il siffla ses chiens, et, à grandes enjambées s’enfonça dans le parc.

Il était resté si longtemps enfermé à écrire et à lire qu’il avait à demi oublié les douceurs de la nature – douceurs qui, en juin, peuvent être exquises. Il atteignit le sommet de cette colline d’où l’on peut voir, par beau temps, la moitié de l’Angleterre, avec encore une tranche d’Écosse et de Pays de Galles par-dessus le marché. Et lorsqu’il se jeta sous son chêne bien-aimé, il sentit qu’à condition de ne plus adresser un mot, de sa vie, à un autre homme ou à une femme ; de ne jamais voir ses chiens apprendre à parler ; enfin de ne jamais plus trouver sur son chemin de poète ni de princesse, il pourrait, sans grand déplaisir, aller jusqu’au bout de ses ans.

Orlando revint tous les jours ; les jours passèrent, puis les semaines, puis les mois, puis les ans. Orlando vit les hêtres se dorer, et les jeunes fougères dérouler leurs crosses ; il vit la lune en croissant puis en cercle ; il vit… mais le lecteur, sans doute, est capable d’imaginer le passage qui devrait suivre : chaque arbre, chaque végétal du voisinage y serait décrit d’abord vert, puis doré ; on y verrait comment les lunes se lèvent et les soleils se couchent ; comment le printemps suit l’hiver, l’automne suit l’été ; comment la nuit succède au jour et le jour à la nuit ; comment, après l’orage, revient un ciel serein ; comment rien ne change en deux ou trois siècles, hormis quelques grains de poussière et quelques toiles d’araignée qu’une vieille femme, à elle seule, vous époussette en une demi-heure – toutes choses qu’on peut, à y bien réfléchir, résumer en deux mots : « Du Temps passa (l’exacte quantité de temps pourrait être indiquée entre guillemets) et rien n’advint. »

Par malheur, le Temps qui fait s’épanouir et s’évanouir les animaux et les végétaux avec une ponctualité ahurissante, n’a pas sur l’esprit des humains un effet aussi simple. Bien au contraire, c’est l’esprit des humains qui exerce sa fantaisie sur le Temps devenu à son tour créature. Une heure, au creux de nos folles cervelles, peut s’étirer de cinquante et cent fois sa longueur d’horloge ; à l’inverse, elle n’est parfois qu’une seconde, exactement, sur le cadran de notre esprit. Ce désaccord bizarre entre le temps de l’horloge et le temps de l’esprit n’est pas assez connu et mériterait de longues études. Mais le domaine propre du biographe, nous l’avons dit, est singulièrement restreint : aussi nous bornerons-nous à une simple constatation. Lorsqu’un homme atteint la trentaine, comme Orlando, le temps des méditations devient pour lui prodigieusement long, celui des actes prodigieusement court. Ainsi Orlando donnait ses ordres et dirigeait ses vastes propriétés, chaque jour, en un clin d’œil ; mais, dès qu’il était seul sur la colline au pied du chêne, les secondes se gonflaient, s’arrondissaient : il semblait, à la fin, qu’elles ne dussent jamais choir. D’ailleurs, elles étaient comblées d’une étrange richesse. Orlando, déjà, trouvait devant lui des problèmes si vastes qu’ils ont fait hésiter les plus sages. « Qu’est-ce que l’amour ? » par exemple, ou « Qu’est-ce que l’amitié ? » « Qu’est-ce que la vérité ? » Mais il y a plus : à peine y rêvait-il, que tout son passé (qui lui semblait d’une longueur et d’une richesse incroyables) se précipitait dans la seconde en suspens, la distendait, l’amplifiait dix fois, la colorait de mille teintes, et déversait en elle le bric-à-brac universel.

À ces méditations (peu importe le nom qu’on leur donne) Orlando consacra des mois, des années de sa vie. Il ne serait pas exagéré de dire qu’il partait après déjeuner âgé de trente ans, et qu’il rentrait à la maison pour dîner âgé de cinquante-cinq au moins. Certaines semaines lui donnaient un siècle de plus, d’autres, trois secondes à peine. D’ailleurs, estimer la longueur de la vie humaine (nous n’osons rien dire des animaux) dépasse nos moyens : car, aussitôt que nous parlons de siècles, on nous rappelle qu’ils sont plus courts que la chute d’un pétale de rose. Des deux forces qui, alternativement et, ce qui est plus troublant encore, quelquefois à la même seconde, dominent nos cerveaux tristement stupides : la brièveté et la durée, Orlando était tantôt sous l’influence de l’une la déesse aux pieds d’éléphant, tantôt sous celle de l’autre, la déesse aux ailes d’éphémère. La vie lui paraissait d’une longueur prodigieuse. Cependant, elle passait comme un éclair. Mais, alors même que l’existence s’étirait à perte de vue, que les moments gonflés atteignaient leur extrême plénitude et qu’Orlando avait l’impression d’errer seul dans les immenses déserts de l’éternité, le temps manquait encore pour dérouler et déchiffrer les parchemins surchargés d’écritures que trente années parmi les hommes et les femmes avaient roulés si fin dans son cœur et dans son cerveau. Bien avant qu’Orlando en eût fini avec l’Amour (le chêne cependant avait ouvert ses feuilles et les avait répandues sur la terre une douzaine de fois), l’Ambition bousculait cet adversaire, s’emparait de l’esprit d’Orlando d’où elle était chassée à son tour par l’Amitié ou la Littérature. Et comme la première question – Qu’est-ce que l’Amour ? – n’avait pas été réglée, elle revenait soudain sous le moindre prétexte, sans prétexte même, refoulait la cohue des Livres, des Métaphores et des « Pourquoi vit-on ? » dans la marge où ils attendaient l’occasion de se ruer à nouveau dans la mêlée. Ce qui allongeait encore les débats, c’est qu’ils étaient abondamment illustrés non seulement de tableaux – par exemple la vieille Reine Élisabeth allongée sur la tapisserie de son lit en robe de brocart rose, une tabatière d’ivoire à la main et une épée damasquinée d’or à son côté – mais encore d’odeurs – elle était violemment parfumée – et de sons : les cerfs, ce jour d’hiver, bramaient dans Richmond Park. Ainsi la pensée de l’amour était tout irisée d’hiver et de neige ; de bûchers embrasés ; de femmes russes ; d’épées d’or ; de cerfs bramant ; de la bave du vieux Roi James ; de feux d’artifice et de butin en sacs dans les cales des voiliers corsaires. Chaque objet qu’il voulait extraire de son esprit apparaissait ainsi tout bourgeonnant, tout empêtré d’autres matériaux comme un morceau de verre sur qui, pendant son séjour d’un an au fond de la mer, ont foisonné os et libellules, monnaies et tresses de noyées.

« Encore une métaphore, par Zeus ! » s’exclamait Orlando à cette dernière pensée. (Elle donne au lecteur une idée des lacs et des détours où s’embarrassait son esprit ; rien d’étonnant que le chêne se fût épanoui et flétri tant de fois avant qu’Orlando en eût fini avec l’amour.) « Et à quoi bon ? » se demandait-il. « Pourquoi ne pas dire simplement, en quelques mots – » Alors il cherchait pendant une demi-heure, à moins que ce ne fût pendant deux ans et demi le moyen de dire simplement, en quelques mots, ce qu’est l’Amour « Une image pareille est évidemment fausse, disputait-il ; aucune libellule, sauf dans des circonstances très exceptionnelles, ne saurait vivre au fond de la mer. Et si la Littérature n’est pas Épouse et Compagne de lit de la Vérité, qu’est-elle donc ? Le diable m’emporte ! criait-il, pourquoi dire Compagne de lit quand on a déjà dit Épouse ? Pourquoi ne pas dire simplement ce qu’on veut dire, pas plus ? »

Alors il essayait de dire que l’herbe est verte, le ciel bleu, et d’adoucir par de telles offrandes l’esprit austère de la poésie : car, même de très loin, il ne pouvait s’empêcher de le révérer. « Le ciel est bleu, disait-il, l’herbe est verte. » Levant les yeux, il voyait au contraire que le ciel est semblable aux voiles que mille madones ont laissé tomber de leur chevelure ; que l’herbe frissonne, fuit et se fonce comme un envol de nymphes qu’apeure l’étreinte des sylvains velus, dans l’ombre des bois enchantés. « Ma parole, s’exclamait-il (car il avait pris la mauvaise habitude de parler haut), je ne vois pas qu’une façon de dire soit plus vraie que l’autre. Toutes deux sont horriblement fausses. » Alors, désespérant de jamais résoudre ces problèmes, de jamais savoir ce qu’est la poésie et ce qu’est la vérité, Orlando tombait dans un profond abattement.

Profitons de cet arrêt dans son soliloque pour faire une remarque. Orlando, étendu sur son coude par une journée de juin, formait un étrange spectacle et bien digne de réflexion. Comment cet homme beau et fort, en possession de tous ses moyens, en pleine santé comme le montraient ses joues et ses membres, comment cet homme qui n’eût pas hésité à mener une charge ou pousser une botte, pouvait-il être à ce point anéanti, énervé par la méditation, que, sur une question de poésie ou sur celle de sa propre valeur littéraire, il prît ainsi la timidité d’une petite fille qui se cache derrière la porte de la maison maternelle ? À notre sens, il avait été blessé aussi profondément par la façon dont Greene avait raillé sa tragédie que par celle dont la princesse avait raillé son amour. Mais revenons à nos moutons.

Orlando poursuivait sa méditation. Il ne cessait de regarder l’herbe et le ciel et de chercher ce qu’aurait dit à leur sujet un vrai poète, un poète dont les vers fussent publiés à Londres. La Mémoire cependant (dont nous avons déjà décrit les habitudes) tenait ferme devant ses yeux le visage de Nicolas Greene comme si cet homme sardonique et lippu, tout félon qu’il se fût montré, eût été pourtant la Muse en personne à qui Orlando dût rendre ses hommages. Orlando donc, par ce matin d’été, lui proposait un choix de phrases variées, les unes simples, les autres figurées, et Nick Greene, toujours, secouait la tête, ricanait, murmurait on ne sait quels mots sur La Gloâr, Cicéron, la poésie aujourd’hui morte. Orlando, à la fin, se dressa (l’hiver était venu : très froid) et proféra l’un des plus remarquables serments de sa vie, car il le liait à un esclavage qui n’a pas d’égal en rigueur. « Que je sois damné, dit-il, si jamais j’écris encore un seul mot, ou si même j’essaie d’écrire encore un seul mot pour plaire à Nick Greene ou à la Muse. Bien, mal, ou indifféremment, j’écrirai, à partir de ce jour, pour ne complaire que moi-même. » Ayant dit, il fit le geste de déchirer tout un paquet de manuscrits et d’en jeter les débris au visage de cet homme ricaneur et lippu. Aussitôt, comme un chien hargneux plonge et fuit dès qu’on feint de ramasser une pierre, la Mémoire fit plonger et disparaître l’image de Nick Greene et mit à la place – rien du tout.

Orlando néanmoins poursuivit sa méditation. C’est qu’il avait matière à méditer. En déchirant ses manuscrits, il avait déchiré du même geste ce rouleau dûment roulé, dûment scellé, par lequel, dans la solitude de son cabinet, il s’était nommé lui-même, comme le Roi nomme les Ambassadeurs, premier poète de sa race, premier écrivain de son siècle, accordant à son âme immortelle pérennité, à son corps une tombe qu’ombrageraient sans cesse les lauriers et les étendards intangibles de l’admiration populaire, perpétuellement. Si éloquent que fût ce parchemin, Orlando le déchira donc pour le jeter dans la caisse à ordures. « La Renommée, dit-il, est semblable – et puisqu’il n’y avait plus de Nick Greene pour l’arrêter, il se lança dans une véritable rébellion d’images : nous choisirons seulement deux ou trois d’entre les plus douces – à une camisole de force qui ligote les mouvements ; à une cotte d’argent qui oppresse le cœur ; à un bouclier peint qui recouvre un épouvantail, etc., etc. » Le sens commun de toutes ses phrases était que la Renommée entrave et comprime, tandis que l’obscurité enveloppe un homme comme un brouillard ; l’obscurité est sombre, vaste et libre ; l’obscurité permet à l’esprit de poursuivre son chemin sans entrave. Sur l’homme obscur est répandue la très gracieuse effusion de l’ombre. Nul ne sait où il va ni d’où il vient. Il peut chercher la vérité et la dire ; lui seul est libre, lui seul est véridique, lui seul connaît la paix. Ainsi Orlando sous son chêne glissait à une douce quiétude, et les racines, sur la terre, si dures qu’elles fussent, lui étaient un lit presque confortable.

Longtemps il resta perdu dans sa méditation sur la valeur de l’obscurité, la joie de n’avoir point de nom, d’être comme une vague qui revient se confondre avec le corps profond de l’océan ; l’obscurité, songeait-il, délivre l’esprit des courbatures de l’envie et du dépit ; fait courir dans les veines les eaux libres de la générosité et de la grandeur d’âme ; permet de donner et de prendre sans souci de remerciements ou de louanges ; et c’est ainsi, sans doute, qu’ont vécu tous les grands poètes, poursuivit-il (sa connaissance du grec ne lui permettait pas d’étayer solidement sa thèse) ; Shakespeare, sans doute, a écrit ainsi ; les bâtisseurs de cathédrales bâti ainsi, de façon anonyme, en hommes qui ont besoin, non de remerciements, non de louanges personnelles, mais de travailler à leur œuvre le jour et peut-être, le soir, de boire un peu d’ale. « Quelle admirable vie ! songea-t-il en s’étirant sous le chêne. Et pourquoi ne pas en jouir dès maintenant ? » Cette pensée le frappa comme une balle. L’ambition chut comme un plumet. Guéri des brûlures d’un amour trahi, d’une vanité châtiée, de toutes les piqûres, de tous les coups d’aiguilles que les orties de l’existence ne lui avaient pas épargnés aux temps de son ambition mais ne pouvaient plus infliger aujourd’hui à un homme insoucieux de la gloire, il ouvrit ses yeux, qui étaient restés ouverts tout ce temps mais pour ne voir que des pensées, et vit, étendue à ses pieds, dans un creux de la terre, sa maison.

Elle s’étalait dans le soleil matinal du printemps. On eût dit plutôt d’une ville – mais d’une ville bâtie, non de-çà de-là, suivant le caprice de tel ou tel, mais prudemment, par un seul architecte ayant une seule idée dans la tête. Les cours, les bâtiments, gris, rouges ou violacés, s’étalaient avec ordre et symétrie ; certaines cours étaient ovales, d’autres carrées ; on y voyait tantôt une fontaine, tantôt une statue ; certains bâtiments étaient bas, d’autres aigus ; ici était une chapelle, là un beffroi ; dans les vides s’étalaient de vastes prairies du vert le plus vif, des bosquets de cèdres, des corbeilles de fleurs brillantes ; l’ensemble était comme sanglé – tout était si bien disposé cependant que chaque partie semblait avoir la place de s’étendre à son aise – par la courbe d’un mur massif ; et la fumée de cheminées sans nombre, perpétuellement, se bouclait dans le ciel. Cette demeure vaste et pourtant ordonnée où peuvent loger un millier d’hommes et peut-être deux mille chevaux, songea Orlando, des artisans aux noms inconnus l’ont bâtie. Ici ont vécu pendant plus de siècles que je n’en puis compter, les obscures générations de mon obscure famille. Aucun de ces Richard, John, Anne, Élisabeth, n’a laissé derrière soi un témoignage de sa personne ; tous, cependant, œuvrant ensemble, de leurs épées, de leurs aiguilles, de leurs étreintes, de leurs enfantements, à la fin, ont laissé ceci.

Jamais la maison n’avait paru si noble, si humaine.

Pourquoi donc Orlando avait-il désiré s’élever au-dessus de ses ancêtres ? Il semblait vain, impertinent au dernier point de vouloir renchérir sur cette œuvre anonyme, sur le labeur de ces mains disparues. Mieux valait partir inconnu, laissant derrière soi une arche, un cellier, un mur où mûrissent les pêches que brûler comme un météore qui s’évanouit sans poussière. Car, après tout, dit-il, en s’échauffant à la contemplation de la grande maison couchée dans la verdure, les lords et les dames inconnues qui vécurent là n’oublièrent jamais de mettre à part quelque chose pour les hommes qui leur succéderaient, pour le toit qui risquait de se fendre, pour l’arche qui risquait de tomber. Il y avait toujours un coin chaud pour le vieux berger dans la cuisine ; toujours à manger pour les affamés ; leurs coupes étaient toujours luisantes, fussent-ils malades, et leurs fenêtres toujours illuminées, fussent-ils mourants. Tout lords qu’ils fussent, ils acceptaient de descendre dans l’ombre en compagnie du chasseur de taupes ou du maçon. Nobles obscurs, bâtisseurs oubliés ! – En ces termes Orlando apostrophait ses aïeux avec une chaleur qui réduisait à rien les accusations de froideur, d’indifférence, de mollesse dont quelques critiques l’avaient accablé (et en fait, bien souvent, une vertu que nous recherchons se trouve précisément derrière le mur à quoi nous tournons le dos), en ces termes il apostrophait sa maison et sa race avec la plus émouvante éloquence ; mais, arrivé à la péroraison – et qu’est-ce qu’un morceau d’éloquence sans péroraison ? – il bafouilla. Il eût aimé finir sur quelque fleur de rhétorique, crier qu’il allait marcher sur leurs traces, apporter sa pierre à leur édifice. Si l’on considérait pourtant que l’édifice couvrait déjà neuf acres de terrain, lui apporter même une seule pierre paraissait superflu. Pouvait-on parler de meubles dans une péroraison ? Pouvait-on parler de chaises, de tables et de descentes de lit ? Car, quoi que demandât la péroraison, voilà bien de quoi la maison avait besoin. Laissant donc son discours en suspens jusqu’à nouvel ordre, Orlando descendit la colline à grands pas : il avait résolu de se dévouer à l’ameublement du château. L’ordre de venir l’accompagner, toute affaire cessante, fit monter les larmes aux yeux de la bonne vieille Mrs. Grimsditch, très vieille en effet maintenant. Côte à côte, ils parcoururent la maison.

Le porte-serviettes, dans la chambre du Roi (« et c’était le bon Roi Jacques, MyLord », dit-elle, donnant à entendre par là que depuis belle lurette un Roi n’avait pas dormi sous leur toit ; mais les jours odieux du Parlement étaient passés, et de nouveau il y avait une Couronne en Angleterre), le porte-serviettes était boiteux ; il n’y avait pas de support pour les aiguières dans le petit cabinet menant à l’appartement du domestique de Madame la Duchesse ; Mr. Greene, avec son horreur de pipe, avait fait une tache sur le tapis : elle et Judy avaient eu beau frotter, elles n’avaient pu la faire disparaître. En vérité, lorsque Orlando voulut estimer au total ce que lui coûterait, en fauteuils de bois de rose, en cabinets de bois de cèdre, en bassins d’argent, en coupes de Chine, et en tapis persans l’ameublement, sans exception, des trois cent soixante-cinq pièces de sa demeure, il vit bien que ce ne serait pas une bagatelle : les quelques milliers de livres qui restaient de son revenu ne lui serviraient guère qu’à tapisser trois ou quatre galeries, garnir la salle de festin de beaux fauteuils sculptés, enfin payer les miroirs d’argent massif et les fauteuils, d’argent également (Orlando avait une passion folle pour ce métal) qu’il destinait aux chambres à coucher royales.

Orlando se mit au travail très sérieusement : il nous suffira, pour le prouver, d’entrouvrir ses livres de comptes. Jetons un coup d’œil sur une liste d’achats qu’il fit à cette époque ; les prix sont notés dans la marge – mais nous les omettrons.

« Plus, cinquante paires de couvertures d’Espagne, avec les rideaux en taffetas rouge et blanc ; la pente étant de satin blanc brodé de soie rouge et blanche…

« Plus, soixante-dix chaises de satin jaune, et soixante tabourets assortis avec leur couverture de bougran…

« Plus, soixante-sept tables de noyer…

« Plus, dix-sept douzaines de caves, chaque douzaine contenant cinq douzaines de verres de Venise…

« Plus, cent deux tapis, chacun de quatre-vingt-dix pieds…

« Plus, quatre-vingt-dix-sept coussins de damas rouge galonnés et dentelés d’argent avec les tabourets de tissu d’or et les sièges de même…

« Plus, cinquante candélabres, chacun de douze bougies… »

Déjà – c’est l’effet qu’ont sur nous les listes – nous commençons à bâiller. Mais si nous nous arrêtons, c’est que ce catalogue est fastidieux, non pas qu’il est fini. Il compte encore quatre-vingt-dix-neuf pages et le débours total montait à plusieurs milliers de livres, c’est-à-dire à des millions de notre monnaie. Ainsi passaient les jours ; mais dans la nuit encore on trouvait Lord Orlando estimant à combien lui reviendrait le nivellement d’un million de taupinières, en payant les hommes vingt sols de l’heure ; ou encore combien il fallait de tonnes de clous à onze sols la coquille pour réparer la palissade qui faisait le tour du parc sur quinze milles de circonférence, etc.

Cette énumération, nous le répétons, est fastidieuse, car un buffet ressemble fort à un autre buffet, et une taupinière ne diffère pas essentiellement d’un million d’autres. Orlando, cependant, dut faire quelques beaux voyages et rencontra quelques plaisantes aventures. C’est ainsi qu’il occupa toute une ville de dentellières aveugles, près de Bruges, à la confection de rideaux pour un lit à ciel d’argent. De même son aventure avec un Maure de Venise qui lui vendit enfin (mais seulement à la pointe de l’épée) son cabinet de laque, vaudrait peut-être, sous une autre plume, la peine d’être contée. D’ailleurs, ce travail ne manquait pas de variété ; un jour arrivaient au château, traînés depuis le Sussex par des attelages, des arbres immenses qu’on allait scier de long puis clouer pour le parquetage d’une galerie ; le jour suivant, c’était un coffre de Perse bourré de laine et de sciure, d’où Orlando extrayait enfin une seule assiette ou la topaze d’une bague.

Un jour vint pourtant où il n’y eut plus dans les galeries place pour une autre table ; sur les tables pour un autre cabinet ; dans le cabinet pour une autre coupe ; dans la coupe pour une autre poignée de « pot-pourri »(3) ; il n’y avait place pour rien nulle part ; bref, la maison était meublée. Dans le jardin, les boules-de-neige, les crocus, les hyacinthes, les magnolias, les roses, les lis, les asters, toutes les variétés de dahlias ; les poiriers et les pommiers et les cerisiers et les mûriers, plus une quantité énorme de massifs rares et fleuris, d’arbres toujours verts et de plantes vivaces poussaient si épais sur les racines les uns des autres qu’on ne voyait pas une main de terre sans fleurs, ni un lé de pelouse sans ombre. De plus, Orlando avait lâché dans le jardin des oiseaux sauvages aux plumes brillantes et deux ours de Malaisie dont la hargne cachait, il en était sûr, de bons cœurs fidèles.

Tout était prêt maintenant ; et quand, le soir venu, on alluma les innombrables chandeliers d’argent, quand les souffles légers sans cesse errant dans les galeries firent palpiter doucement la tapisserie bleu et gris (on croyait voir galoper les chasseurs et fuir Daphné) ; quand l’argent scintilla, quand s’alluma la laque et pétilla le feu ; quand les fauteuils sculptés tendirent leurs bras vides ; que les dauphins au long des murs nagèrent, avec mainte sirène sur le dos ; quand tout ceci et plus encore fut achevé selon son goût, Orlando, entouré de ses chiens courants, se promena dans la maison et se sentit heureux. Il avait maintenant, songea-t-il, de quoi nourrir sa péroraison. Peut-être ne serait-il pas mal de reprendre le discours en entier. Pourtant, comme il passait en revue les galeries, il eut l’impression d’un certain vide. Des fauteuils et des tables, tout dorés, tout sculptés qu’ils soient ; des sofas, même s’ils reposent sur des pattes de lion ou des cols de cygne ; des lits, fussent-ils même en duvet de cygne le plus doux, ne nous satisfont pas s’ils demeurent vacants. Des gens assis, des gens couchés, les améliorent étonnamment. Aussitôt donc, Orlando inaugura une série de réceptions magnifiques où se rencontrèrent toute la noblesse et la gentry du voisinage. D’un seul coup, les trois cent soixante-cinq chambres furent pleines pour un mois. Les invités se coudoyèrent dans les cinquante-deux escaliers du château. Trois cents domestiques grouillèrent dans les offices. Il y avait festin presque tous les soirs. Rien d’étonnant qu’en un très petit nombre d’années Orlando ait vu la trame de son velours et sa fortune dissipée plus qu’à moitié. En revanche, il avait acquis l’estime de ses voisins, bon nombre d’offices dans le Comté, et l’avantage de recevoir chaque année une douzaine au moins de volumes dédiés à Sa Seigneurie en termes platement obséquieux par des poètes reconnaissants. Car, si Orlando prit grand soin à cette époque de ne se lier en rien avec des écrivains et de garder ses distances avec les dames de naissance étrangère, cependant il fit toujours preuve d’une extrême générosité envers les femmes et les poètes qui l’adoraient également.

Mais au plus fort des réjouissances, quand tous ses hôtes festoyaient librement, Orlando éprouvait souvent le désir d’être seul et se retirait dans son cabinet. Là, derrière une porte close, assuré du secret, il sortait un vieux manuscrit dont il avait cousu les feuilles avec un fil de soie volé dans la boîte à ouvrage de sa mère et qui portait en titre, d’une grosse écriture arrondie d’écolier : Le Chêne. Poème. Il écrivait sur ce cahier jusqu’au carillon de minuit et bien plus tard encore. Mais, comme il effaçait autant de vers qu’il en ajoutait, leur nombre, souvent, à la fin de l’an, avait en somme plutôt diminué ; et il semblait bien qu’à force d’écrire, ce poème, un jour, dût enfin cesser d’être écrit. C’est qu’en effet la « manière » d’Orlando – qui est du ressort de l’histoire littéraire plus que du nôtre – avait étonnamment changé. Orlando avait épuré les fleurs de son style ; ployé son exubérance. L’âge de la prose congelait ces sources brûlantes. Au-dehors même, dans la vraie nature, on voyait moins de guirlandes suspendues ; les buissons d’aubépine eux-mêmes étaient moins épineux et moins enchevêtrés. Peut-être le goût des choses était-il plus fade ; le miel et la crème, peut-être, paraissaient moins exquis au palais. Les rues, d’ailleurs, étaient moins boueuses, plus nettes, les maisons mieux éclairées : l’effet de ces changements sur le style n’est pas niable.

Un jour qu’avec un labeur épuisant Orlando ajoutait une ligne ou deux à son cahier – Le Chêne. Poème. – une ombre traversa le coin de sa prunelle. Comme il le vit bientôt, ce n’était pas une ombre, mais la très haute silhouette d’une dame qui traversait, en capuchon et mantille, le carré devant ses fenêtres. Cette cour étant la plus privée du château et la dame étant inconnue, Orlando s’étonna de l’y voir. Trois jours plus tard, même apparition et le mercredi, en plein jour, encore. À ce coup, Orlando résolut de la suivre. Apparemment, elle n’avait pas la moindre peur d’être découverte, puisqu’elle ralentit le pas à son approche, et, soudain, le regarda en plein visage. Toute autre femme, surprise ainsi dans le particulier d’un lord, aurait eu peur ; toute autre femme avec ce visage, cette coiffure, cet aspect, se fût couvert la tête de sa mantille. C’était moins une dame, en effet, qu’une hase ; une hase saisie, mais têtue ; une hase peureuse, dominée soudain par une audace absurde et sans limites ; une hase toute droite sur son séant, qui considère le chasseur avec d’énormes yeux bombés ; des oreilles raides mais tremblotantes ; un nez pointé mais tout tordu de tiraillements. Cette hase, d’ailleurs, avait six pieds de taille, et portait au surplus une coiffe bizarrement surannée qui la faisait paraître encore plus grande. Face à face avec Orlando, elle fixa sur lui un regard où la timidité et l’audace se combinaient étrangement.

D’abord, avec une révérence correcte mais un peu raide, elle s’excusa de son intrusion. Puis se dressant à nouveau de toute sa taille, qui devait bien avoir six pieds deux pouces, elle se présenta – mais avec un tel caquetage de rires nerveux, tant de hi ! hi ! et de ho ! ho ! qu’Orlando la crut échappée d’un asile – comme l’archiduchesse Harriet Griselda de Finster-Aarhorn et Scand-op-Boom, en territoire roumain. Elle désirait par-dessus tout, dit-elle, faire la connaissance d’Orlando. Elle avait pris un logement au-dessus de la boutique d’un boulanger, près des grilles du parc. Elle avait vu le portrait d’Orlando : c’était l’image exacte d’une de ses sœurs – heu ! heu ! – morte depuis longtemps. Elle était venue à la Cour anglaise. La Reine était sa cousine. Le Roi était un très bon garçon mais se couchait rarement sans être soûl. Suivirent quelques hi ! hi ! puis quelques ho ! ho ! Bref, il n’y avait rien à faire qu’à la prier d’entrer et lui offrir un verre de vin.

À l’intérieur, elle reprit la hauteur naturelle à une archiduchesse roumaine. N’était qu’elle montra une connaissance des vins assez rare chez une dame, et fit sur les armes à feu, sur les coutumes de chasse dans son pays quelques remarques non dépourvues de bon sens, à coup sûr la conversation eût manqué de chaleur. Se redressant d’un bond, à la fin, elle annonça qu’elle viendrait rendre visite à Orlando le jour suivant, plongea pour une nouvelle et prodigieuse révérence, et se retira. Le jour suivant, Orlando sortit à cheval. Le jour suivant, il tourna le dos ; le troisième, il tira le rideau. Le quatrième, il plut ; Orlando, qui ne pouvait décemment tenir une dame sous l’averse, et qui, d’autre part, n’était pas ennemi de toute société, la pria d’entrer et lui demanda son avis sur une armure qui avait appartenu à un de ses ancêtres : était-elle l’ouvrage de Jacobi ou bien de Topp ? Lui, penchait pour Topp. Elle soutint une opinion contraire… peu importe laquelle. Il importe par contre, pour la suite de notre histoire, de savoir que l’archiduchesse Harriet, pour illustrer sa thèse sur le jeu des pièces d’attache, prit la jambière d’or en main et l’ajusta à la jambe d’Orlando.

Que jamais gentilhomme ne se dressa sur une paire de jambes plus élégantes que celles de notre héros, nous l’avons déjà dit.

Fut-ce la façon dont elle attacha la boucle de la cheville ; ou son attitude penchée ; ou la longue réclusion d’Orlando ; ou la sympathie naturelle qui existe toujours entre des sexes différents ; ou le bourgogne ; ou le feu ? On peut hésiter à fixer son blâme ; il n’est pas douteux, en tout cas, qu’il faille blâmer d’un côté ou d’autre, quelqu’un ou quelque chose, quand un gentilhomme de la naissance d’Orlando, recevant chez lui une dame de qualité, et une dame nettement plus âgée que lui, avec un visage de quatre pans, des yeux ahuris et un accoutrement assez ridicule – en pleine chaleur l’archiduchesse portait la veste et le manteau de chasse – il n’est pas douteux, disons-nous, qu’il faille blâmer quelqu’un ou quelque chose, quand un si noble gentilhomme devient la proie de certaine passion avec une violence si soudaine qu’il est obligé de quitter la pièce.

Mais, dira-t-on, quel genre de passion ? Et la réponse doit avoir double visage comme l’Amour lui-même. Car l’Amour… mais laissons l’Amour pour l’instant, et rapportons les faits réels :

Lorsque l’archiduchesse Harriet Griselda se courba pour attacher la boucle, Orlando entendit, de façon soudaine et inexplicable, très loin, battre les ailes de l’Amour. La palpitation assourdie de ce doux plumage réveilla en lui mille souvenirs d’eaux grondantes, de grâce adorable dans la neige, et d’exécrable perfidie dans le dégel ; le son grandit ; Orlando rougit et trembla ; et il se sentit ému comme il avait pensé ne plus l’être jamais ; il allait élever les mains, permettre à l’oiseau de beauté de se poser sur ses épaules lorsque – horreur ! – un craquement retentit et s’accrût, le fracas de corbeaux s’abattant sur un arbre ; l’air s’assombrit d’ailes rudes et noires ; des voix croassèrent ; des brins de paille churent, des branchettes, des plumes, et pesamment tomba sur ses épaules le plus lourd et le plus répugnant des oiseaux : le vautour. C’est alors que notre héros bondit hors de la pièce et manda son valet de pied reconduire l’archiduchesse Harriet à sa voiture.

Car l’Amour – nous pouvons maintenant revenir à lui – possède deux visages, l’un blanc et l’autre noir ; deux corps, l’un lisse, l’autre velu. Il a deux mains, deux pieds, deux queues ; il a de chaque membre, en vérité, un double exactement contraire, mais si étroitement lié à lui qu’on ne peut l’en disjoindre. Lorsque l’amour d’Orlando s’élança, il tournait vers lui son visage blanc, il offrait son corps lisse et doux. Il grandit, grandit, s’approcha, coupant le flot pur des brises heureuses. Tout à coup (à la vue de l’archiduchesse sans doute), il vira, montra l’autre face ; apparut noir, velu, immonde ; et ce fut Lubricité le Vautour, au lieu d’Amour l’Oiseau de Paradis qui vint s’affaler, flasque, dégoûtant, sur les épaules de notre héros. D’où la fuite d’Orlando, d’où l’envoi du valet de pied.

On ne se défait pas si aisément d’une harpie. Non seulement l’archiduchesse garda ses appartements chez le boulanger, mais Orlando, de jour, de nuit, fut désormais hanté par les fantômes les plus répugnants. C’est en vain, semblait-il, qu’il avait meublé sa maison d’argent, recouvert ses murs de tapisseries, puisque à tout moment un oiseau fienteux pouvait venir s’installer sur sa table. Il était là comme chez lui, battant de l’aile entre les chaises ; on le voyait se dandiner sans grâce sur le plancher des galeries. Soudain, de tout son poids, il se perchait sur un écran à feu. Chassé, il revenait encore, cognait si fort à la fenêtre qu’à la fin la vitre éclatait.

Alors, comprenant que sa maison devenait inhabitable et qu’il devait prendre des mesures pour en finir, sans plus tarder Orlando fit ce que n’importe quel jeune homme eût fait à sa place ; il pria le Roi Charles de l’envoyer comme Ambassadeur Extraordinaire à Constantinople. Le Roi se promenait dans Whitehall. Nell Gwyn, suspendue à son bras, le bombardait de noisettes. Quel malheur, soupira cette âme tendre, que de si belles jambes dussent s’expatrier !

Mais les destins sont inflexibles ; Nell Gwyn ne put rien faire qu’envoyer par-dessus son épaule un baiser à Orlando sur son bateau.

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