Orlando

IV

Avec quelques-unes des guinées que lui avait laissées la vente de sa dixième perle, Orlando s’était acheté un trousseau complet de vêtements féminins à la mode du temps, et c’est dans les habits d’une jeune Anglaise de qualité qu’elle était maintenant assise sur le pont de l’Enamoured Lady. Par un fait étrange, mais vrai, elle n’avait jusqu’alors accordé à son sexe que très peu d’attention. Peut-être les pantalons turcs qu’elle portait furent-ils cause de cette indifférence ; d’ailleurs les bohémiennes, hormis un ou deux détails importants, diffèrent très peu des bohémiens. Mais lorsqu’elle sentit les jupons s’enrouler autour de ses jambes, lorsque le capitaine vint lui offrir, très galamment, de faire déployer pour elle une tente au-dessus du pont, Orlando, prenant tout à coup conscience des peines et des privilèges de sa position, sursauta. Mais ce sursaut n’avait pas le sens qu’on pouvait lui attribuer.

Il n’était pas causé, voulons-nous dire, par cette simple et seule idée : ma pureté est en péril. Normalement, une charmante jeune femme seule n’eût pensé à rien d’autre ; tout l’édifice de l’économie féminine est fondé sur cette pierre ; la pureté est pour les femmes le diamant, la clef de voûte ; elles la défendent avec rage et meurent si on la leur ravit. Mais quand on a été homme pendant trente ans ou à peu près, et Ambassadeur par-dessus le marché, quand on a tenu dans ses bras une reine et, s’il faut en croire la tradition, deux ou trois autres dames d’un rang moins élevé ; quand on a été l’époux d’une Rosita Lolita, etc., on ne sursaute pas pour si peu. Non, le sursaut d’Orlando fut un de ces mouvements complexes qu’on n’épuise pas en un tournemain. Personne, il faut le dire, n’a jamais accusé Orlando d’être un de ces esprits légers qui courent au terme des choses en un instant. Il lui fallut tout le temps de son voyage pour extraire de son sursaut le sens et la moralité : nous allons la suivre à sa propre allure.

« Seigneur, songea-t-elle quand elle fut remise de son sursaut, en s’étirant de tout son long sous la tente, voilà une façon bien agréable de vivre sans rien faire. Mais, songea-t-elle en ruant des deux jambes, le diable soit de toutes ces jupes qui vous traînent sur les talons ! Pourtant l’étoffe (de la brocatelle fleurie) est la plus exquise du monde. Jamais je n’ai vu ma peau (elle posa la main sur son genou) paraître avec tant d’avantage. Cependant, pourrais-je sauter par-dessus bord et nager dans cet appareil ? Non ! Je devrais donc m’abandonner aux bras d’un matelot. Puis-je consentir à cela ? Oui ou non, puis-je… ? » Elle hésita. C’est le premier nœud dans le mol écheveau de sa discussion.

Le déjeuner survint sans qu’elle l’eût dénoué ; et ce fut le capitaine lui-même – le capitaine Nicholas Benedict Bartolus, marin d’aspect fort distingué, – qui se chargea de le faire à sa place en lui offrant une tranche de bœuf fumé. « Un peu de gras, Madame ? Permettez-moi d’en découper pour vous un tout petit morceau, menu, menu comme votre ongle. » À ces mots, Orlando sentit un frisson délicieux la parcourir des pieds à la tête. Un chant d’oiseaux s’éleva ; les torrents grondèrent. Elle reconnut l’indescriptible sentiment de plaisir qu’elle avait éprouvé en voyant Sacha pour la première fois, une centaine d’années auparavant. Mais alors elle poursuivait, maintenant elle fuyait. Quelle est l’extase la plus grande ? Celle de l’homme ou celle de la femme ? Peut-être éprouvent-ils la même ? Non, songea-t-elle, celle-ci est la plus délicieuse (poliment elle refusait) – refuser, le voir s’assombrir. Eh bien, soit ! puisqu’il insistait, mais un tout petit morceau, un soupçon ! Voilà qui était le plus délicieux de tout : céder, le voir sourire : « Non, songea-t-elle, en s’étendant à nouveau sur le pont et en reprenant sa discussion, il n’y a pas de bonheur plus céleste : résister puis céder, céder puis résister. Cela jette l’âme dans un ravissement que rien d’autre ne peut donner. Je me demande même, poursuivit-elle, si je ne vais pas me jeter par-dessus bord pour le plaisir d’être sauvée par un matelot, après tout. »

(Nous prions le lecteur de se souvenir qu’Orlando était comme un enfant qui entre en possession d’un jardin ou d’une armoire à jouets ; ses raisonnements ne conviendraient pas à des femmes mûres qui ont eu le temps dans leur vie de se familiariser avec tout cela.)

« Mais comment diable appelions-nous, nous autres, jeunes gars, dans les sabords de la Marie-Rose, les filles qui se jettent par-dessus bord pour le plaisir d’être sauvées par un matelot ? dit-elle. Nous avions un mot pour les désigner. Ah ! nous les appelions… (Il nous faut omettre le mot ; il était par trop malsonnant et faisait un drôle d’effet sur les lèvres d’une dame.) Seigneur ! Seigneur ! cria de nouveau Orlando en conclusion de ses pensées, dois-je donc maintenant respecter l’opinion de l’autre sexe, si monstrueuse que je la trouve ? Puisque je porte des jupes, puisqu’il m’est impossible de nager, puisque j’ai besoin d’un matelot pour me sauver, morbleu ! cria-t-elle, il le faudra bien ! » Sur quoi une humeur noire la saisit. Elle était d’un naturel candide, ennemie de toute équivoque et les mensonges l’ennuyaient. Ces façons de biaiser lui semblaient une dérobade. « Pourtant, réfléchit-elle, la brocatelle fleurie – le plaisir d’être sauvée par un matelot – si l’on n’arrivait à eux qu’en biaisant, biaiser devenait légitime sans doute. » Elle se souvint que, jeune homme, elle avait exigé des femmes qu’elles fussent obéissantes, chastes, parfumées, et revêtues d’atours délicieux. « Pour ces désirs d’antan, réfléchit-elle, je devrai désormais payer de ma propre personne, car les femmes (si j’en crois mon expérience naissante) ne sont naturellement ni obéissantes, ni chastes, ni parfumées, ni revêtues d’atours délicieux. Elles n’atteignent à ces grâces, qui sont pour elles l’unique moyen de goûter aux joies de l’existence, que par la plus fastidieuse discipline. Il faut, songea-t-elle, se coiffer, et cette opération, à elle seule, me prendra une heure chaque matin ; il faut se mirer dans la glace, une autre heure ; il faut se corseter et se lacer ; se laver et se poudrer ; quitter la soie pour la dentelle et la dentelle pour le brocart ; il faut demeurer chaste du premier de l’an à la Saint-Sylvestre… » À ces mots, elle agita le pied avec tant d’impatience qu’elle découvrit bien un pouce ou deux de son mollet. Un marin, perché dans la hune et qui, par hasard, à cette minute, regardait vers le pont, en eut un tel sursaut que le pied lui manqua : ce fut miracle s’il en réchappa. « Quoi ! songea Orlando, la vue de mes chevilles peut entraîner la mort d’un honnête garçon chargé sans doute d’une femme et d’une famille : en toute humanité, je dois donc les garder couvertes. » Pourtant ses jambes n’étaient pas le moindre de ses charmes. Orlando tomba dans une méditation profonde : l’étrange embarras s’il faut que tous les charmes d’une femme soient couverts de peur qu’un marin ne choie de sa hune ! « Que la vérole les ronge ! » dit-elle enfin. Elle venait d’apprendre ce qu’en d’autres circonstances on lui eût enseigné tout enfant : les responsabilités sacrées de la femme.

« Et voilà bien le dernier juron auquel j’aurai droit ! songea-t-elle, dès que j’aurai posé le pied sur le sol d’Angleterre ; je n’aurai pas le droit non plus de fendre la tête à un homme, de le traiter de menteur, de tirer mon épée et de le pourfendre, de siéger au milieu de mes pairs, de porter une couronne, de marcher en procession, de condamner un homme à mort, de commander à une armée, de caracoler dans Whitehall sur un palefroi ni de porter sur ma poitrine soixante-douze médailles diverses. Mon seul droit, dès que j’aurai posé le pied sur le sol anglais, sera de servir le thé en demandant à ces messieurs comment ils l’aiment. « Le sucrez-vous, Monsieur ? Avez-vous accoutumé d’y mêler de la crème ? » Tandis qu’elle susurrait ces derniers mots, elle comprit soudain avec horreur quel mépris pour l’autre sexe (le sexe fort) avait aujourd’hui remplacé dans son âme la gloriole de jadis. « Ils tombent de leur hune, songea-t-elle, parce qu’ils voient les chevilles d’une femme ; ils s’habillent en polichinelles et plastronnent dans les rues pour capter les regards des femmes ; ils refusent aux femmes la moindre instruction de peur d’être un jour leur risée ; ils rampent aux pieds de quelque mauviette en jupons ; puis ils s’en vont par le monde avec l’air d’être les rois de la création. Ciel ! songea-t-elle, quels pantins ils ont fait de nous, quels pantins nous sommes ! » L’ambiguïté de ces paroles semble montrer qu’à ce moment Orlando distribuait impartialement ses blâmes aux deux sexes parce qu’elle n’appartenait à aucun ; et, en effet, elle paraissait vivre, pour l’instant, dans une oscillation perpétuelle ; elle était homme ; elle était femme ; elle connaissait les secrets, partageait les faiblesses des deux camps. C’était un état d’esprit déroutant, avec des sautes à donner le tournis, et aucune des douceurs de l’ignorance. Orlando était comme une plume dans cet ouragan. Ce n’est donc pas merveille, à force d’opposer ainsi un sexe à l’autre pour les trouver alternativement pleins des plus lamentables faiblesses – sans être jamais sûre d’appartenir à aucun – ce n’est donc pas merveille, dis-je, qu’Orlando fût prête à fondre en larmes et à crier qu’elle voulait revenir en Turquie pour être à nouveau bohémienne ; lorsque, en une gerbe d’éclaboussures, l’ancre s’enfonça dans la mer ; les voiles s’affalèrent sur le pont : le bateau (Orlando était restée plongée dans des réflexions si profondes qu’elle n’avait rien vu depuis plusieurs jours) venait d’être mis à l’ancre devant la côte d’Italie. Le capitaine lui fit demander aussitôt s’il aurait le plaisir et l’honneur de l’emmener dans sa vedette jusqu’à la-côte.

Lorsqu’elle revint le matin suivant, elle s’étendit à sa place, sous la tente, et avec la plus grande bienséance disposa les plis de sa robe autour de ses chevilles.

Ignorantes et pauvres comme nous sommes en face de l’autre sexe, songea-t-elle en reprenant la phrase qu’elle n’avait pas achevée le jour précédent, armés de pied en cap comme ils le sont, après nous avoir interdit jusqu’à la connaissance de l’alphabet (et dès cette entrée en matière, il est clair que, pendant la nuit, une secrète évolution l’avait fait pencher du côté féminin : elle parlait maintenant plutôt comme une femme et non, semblait-il, sans une certaine satisfaction), pourtant – ils tombent de la hune. » Ayant dit ces mots, elle bâilla longuement et s’endormit. Lorsqu’elle se réveilla, le bateau filait sous un bon vent et longeait de si près la côte que les villages, perchés au bord de la falaise, ne paraissaient retenus de glisser dans l’eau que par la cale d’un roc énorme ou les racines torses d’un vieil olivier. Du pont, Orlando put sentir le parfum des oranges qu’un million d’arbres, lourds de fruits, faisaient flotter comme un nuage. Une troupe de dauphins bleus, de temps à autre, bondissaient prestement dans l’air d’un coup de queue. Orlando étira ses bras (les bras, avait-elle appris déjà, n’ont pas des effets aussi fatals que les jambes) et remercia le ciel de ne pas devoir caracoler dans Whitehall sur un cheval de guerre ni même condamner un homme à mort. « Mieux vaut, songea-t-elle, être vêtue d’ignorance et de pauvreté qui sont les habits sévères de notre sexe ; mieux vaut laisser à d’autres le gouvernement et la discipline du monde ; mieux vaut être quitte d’ambition guerrière, volonté de puissance et autres désirs virils si l’on peut ainsi jouir sans partage des plus exaltantes ivresses que connaisse l’esprit humain, je veux dire, prononça-t-elle à voix haute, comme toujours lorsqu’elle était profondément émue, la contemplation, la solitude, l’amour. »

« Dieu soit loué de m’avoir faite femme ! » cria-t-elle ; mais, sur le point de s’abandonner à cette extrême folie – rien n’est plus affligeant chez une femme ou chez un homme – qu’est l’orgueil de son propre sexe, elle s’arrêta sur le mot singulier qui, déjouant tous nos efforts, a fini par se glisser au bout de notre dernière phrase : l’Amour. « L’Amour ! » dit Orlando. Et à l’instant (car telle est sa violence) l’amour prit une forme humaine (car tel est son orgueil). Les autres pensées se contentent de rester abstraites : celle-ci n’a de cesse qu’elle n’ait revêtu chair et sang, mantille et jupons, pourpoint et haut-de-chausse. Et comme Orlando n’avait jamais aimé que des femmes et que la nature humaine se fait toujours tirer l’oreille avant de s’adapter aux conventions nouvelles, quoique femme à son tour, ce fut une femme encore qu’elle aima ; et si la conscience d’appartenir au même sexe eut un effet quelconque sur elle, ce fut d’aviver et d’approfondir ses sentiments masculins d’autrefois. C’est que tous les soupçons, tous les mystères jadis obscurs lui devenaient clairs aujourd’hui. Ces ténèbres d’erreur qui séparent les sexes, cette zone d’obscurité où flottent tant de choses troubles, s’illuminaient enfin et, s’il faut en croire le poète(6) unissant le Beau et le Vrai, la tendresse d’Orlando dut gagner en beauté ce qu’elle perdit en mensonge. Enfin, elle connaissait la vraie Sacha ! L’ardeur de cette découverte, la chasse aux trésors ainsi révélés l’emplirent d’une telle extase, d’un tel ravissement qu’elle eut la sensation d’un boulet de canon explosant à ses oreilles, lorsque, soudain, une voix mâle dit : « Voulez-vous me permettre, Madame ? » Une poigne mâle la fit se lever, et des doigts mâles, avec un trois-mâts tatoué sur le médius, furent pointés vers l’horizon.

« Les falaises d’Angleterre, Madame », dit le capitaine, et de la main qu’il avait pointée vers l’horizon, il salua. Orlando, à ces paroles, eut un second sursaut encore plus violent que le premier.

« Seigneur Jésus ! » cria-t-elle.

Par bonheur, la vue de la terre natale, après une longue absence, excusait à la fois le sursaut et l’exclamation, sans quoi elle eût été fort en peine d’expliquer au capitaine Bartolus la furieuse tempête d’émotions contradictoires qui l’assaillit à cet instant. Comment lui dire qu’elle, cette femme qui tremblait à son bras, avait été Duc et Ambassadeur ? Comment lui expliquer qu’elle, enveloppée maintenant comme un lis dans les plis de sa brocatelle, avait fracassé des crânes, connu l’amour de femmes légères au milieu des sacs de butin, dans des navires de pirates, par les soirs d’été fleuris de tulipes, bourdonnant d’abeilles, de Wapping Old Stairs ? Elle-même ne pouvait s’expliquer la violence du sursaut qui l’avait secouée quand la dextre virile du capitaine lui avait montré les falaises des Îles Britanniques.

« Refuser, puis céder, murmura-t-elle, quel délice ! poursuivre et conquérir, quelle noblesse ! comprendre et raisonner, quelle grandeur ! » Aucun des termes ainsi accouplés ne lui semblait faux ; pourtant, à mesure que s’approchaient les falaises crayeuses, elle se sentit coupable, profanée, impure, ce qui, pour une femme qui n’avait pas accordé une pensée au péché, était au moins étrange. Les falaises grandirent, grandirent, jusqu’au moment où l’on vit nettement les cueilleurs de salicornes. À les regarder, Orlando sentit trottiner dans son âme comme un fantôme narquois qui va bientôt ramasser les plis de sa robe et s’évanouir dans les airs, Sacha-la-perdue, Sacha-le-Souvenir dont elle venait à l’instant même d’éprouver la réalité surprenante – Sacha qui, sentit-elle, par sa mimique, ses moues et ses grimaces, témoignait tout son irrespect aux falaises et aux cueilleurs de salicornes ; et lorsque les marins, de leurs voix nasillardes, entonnèrent : « Allons, adieu, Dames d’Espagne ! » les mots éveillèrent un écho dans l’âme triste d’Orlando : si grands que fussent le confort, la richesse, l’influence et le rang que cette terre pouvait lui promettre (car Orlando ne doutait pas de rencontrer sur son chemin un noble prince et de régner à ses côtés sur la moitié du Yorkshire), si elle promettait en même temps le joug des conventions, l’esclavage, la fraude, l’amour renié, le corps ligoté, les lèvres cousues, la voix étouffée, Orlando, alors, se rembarquerait sur ce bateau même, remettrait voile vers les bohémiens.

Soudain, malgré le tumulte de ses pensées, elle vit s’élever devant elle, comme un dôme de marbre lisse et blanc, une apparition nouvelle : cet objet, réel ou rêvé, affecta si vivement l’imagination fiévreuse d’Orlando qu’elle arrêta sur lui sa songerie comme on voit un essaim vibrant de libellules se poser, avec une joie visible, sur la cloche de verre couvrant un tendre végétal. Quelque chose dans la forme lui rappela, suivant les hasards de la mémoire, un souvenir très vieux mais très vivace : cet homme avec son front énorme, dans le salon de Twitchett, cet homme qui, assis à la table, écrivait ou plutôt regardait, mais quoi ? non pas elle, à coup sûr ; pas un instant il n’avait paru voir, planté devant lui dans tous ses atours, le délicieux petit garçon – pourquoi le nier ? – qu’elle était à cette époque ; et toutes les fois qu’Orlando songeait à lui, cette pensée faisait s’étendre à son entour, comme sur les eaux turbulentes la lune qui se lève, une surface de calme argent. La main d’Orlando (l’autre était encore en possession du capitaine) se posa sur son sein où elle avait caché les pages de son poème. Ce contact agit comme un talisman. La préoccupation, l’incertitude où elle était de son sexe et de ses devoirs s’évanouirent ; Orlando ne pensa plus qu’à la gloire de la poésie, et les grands vers de Marlowe, de Shakespeare, de Milton et de Ben Jonson bondirent, et graves, grondèrent, comme une cloche d’or que heurte un battant d’or, dans cette tour de cathédrale qu’était maintenant son esprit. En fait, l’image d’un dôme de marbre, vision si vague tout d’abord qu’elle avait rappelé à Orlando un front de poète et fait lever en elle tout un vol d’absurdes pensées, n’était pas imaginaire mais vraie ; et lorsque le navire remonta la Tamise devant une brise favorable, l’image, avec tout son cortège d’associations, s’effaça devant le réel qui n’était, ni plus ni moins, que le dôme d’une vaste cathédrale s’élevant dans une dentelle de flèches blanches.

« Saint-Paul », dit le capitaine Bartolus debout à son côté. « La Tour de Londres, poursuivit-il. L’hôpital de Greenwich élevé en mémoire de la Reine Marie par son époux feu Sa Majesté Guillaume III. L’Abbaye de Westminster. Le Parlement. » À leur nom, un à un, ces édifices fameux se levaient. C’était un beau matin de septembre. Une myriade de barques s’entrecroisaient de rive à rive. Rarement spectacle plus gai ou plus attrayant accueillit un voyageur à son retour. Orlando, penchée à la proue, restait muette d’étonnement. Ses yeux, trop longtemps, n’avaient connu que la nature ou les sauvages pour ne pas être éblouis par ces splendeurs urbaines. Ainsi le dôme qu’elle voyait était celui de Saint-Paul que Mr. Wren avait bâti pendant son absence. Tout à côté jaillit au sommet d’une colonne l’éclair d’une chevelure d’or. Le capitaine Bartolus était là pour lui apprendre le nom du monument ; il y avait eu la peste et le feu pendant son absence, dit-il. Malgré ses efforts pour retenir ses larmes, Orlando sentit ses yeux se mouiller ; mais, par bonheur, elle se souvint que les pleurs siéent aux femmes et put laisser couler les siens. Voici donc, songea-t-elle, le lieu de ce grand carnaval. Voici où se dressait (les vagues à cette place clapotaient aujourd’hui allégrement) le Pavillon du Roi. Voici où elle avait rencontré Sacha pour la première fois. Et voici à peu près (elle plongea son regard dans les eaux scintillantes) la place où l’on avait accoutumé de voir, gelée dans son bateau, la marchande des quatre-saisons avec des pommes au creux de sa jupe. Splendeur et corruption s’étaient évanouies. Évanouies la nuit obscure, les cataractes monstrueuses, les eaux sauvages du dégel. Là où l’on avait vu se ruer, tournoyante, la horde des icebergs jaunâtres avec, accrochées à leurs flancs, des grappes de malheureux épouvantés, flottait une couvée de cygnes immaculés, souples, superbes. Londres elle-même avait complètement changé depuis le dernier séjour d’Orlando. Elle avait gardé le souvenir d’un amas de petites maisons noires aux fronts de scarabées. Les têtes des rebelles grimaçaient sur les piques de Temple Bar. Le cailloutis des rues était parsemé de déchets et d’ordures. Maintenant, du navire qui longeait Wapping, elle voyait s’ouvrir au passage des routes larges en bon alignement. D’énormes coches aux attelages bien nourris attendaient à la porte des maisons dont les fenêtres rondes, les vitres larges, les marteaux polis témoignaient de l’aisance et de la paisible dignité de leurs propriétaires. Des dames en robes de soie fleurie (elle braqua la lunette du capitaine) marchaient sur des trottoirs surélevés. Des citoyens en vestes brodées prenaient des prises de tabac au coin des rues, sous des réverbères. D’après le sujet des enseignes peintes qui se balançaient un peu partout dans le vent, Orlando prit une idée rapide du tabac, des étoffes, de la soie, de l’or, de l’argenterie, des gants, des parfums et des mille denrées que l’on vendait dans les boutiques. Elle ne put aussi, tandis que le bateau glissait vers son ancrage près de London Bridge, que jeter un coup d’œil vers les fenêtres des cafés – le temps de voir, sur des terrasses, puisque le temps était beau, un grand nombre de citoyens décents qui, assis bien à l’aise, des soucoupes de porcelaine devant eux, des pipes en terre à la portée de la main, écoutaient la gazette que l’un d’eux lisait à haute voix, non sans l’interrompre souvent par des éclats de rire ou par des commentaires. Étaient-ce là des tavernes, étaient-ce là des beaux esprits, étaient-ce là des poètes ? demanda-t-elle au capitaine Bartolus. Il lui apprit obligeamment qu’à ce moment même – si elle voulait bien tourner la tête un peu à gauche et regarder dans la direction de son index – là – ils étaient en train de dépasser le « Cocotier » où – précisément le voici – l’on pouvait voir Mr. Addison en train de prendre son café ; quant aux deux autres gentlemen – « voyez, Madame, un peu à droite du réverbère, un bossu et l’autre comme vous et moi » – c’étaient Mr. Dryden et Mr. Pope(7). « De tristes coquins », dit le capitaine, entendant par là qu’ils étaient papistes, « mais des hommes de talent tout de même », ajouta-t-il en se précipitant vers l’arrière pour surveiller les dispositions d’accostage.

« Addison, Dryden, Pope », répéta Orlando, comme si ces mots eussent formé une incantation. Un instant, elle revit les hautes montagnes dominant Brousse. L’instant d’après, elle avait posé le pied sur sa terre natale.

Mais Orlando devait apprendre à ses dépens ce que pèsent les émois, les palpitations d’un cœur passionné devant la Loi, la Loi d’airain plus dure que les pierres de London Bridge, plus implacable que 14 gueule des canons. À peine était-elle rentrée dans sa maison de Blackfriars qu’une nuée de courriers, émissaires de Bow Street et autres cours de justice, vint l’avertir qu’elle devait se porter partie dans trois procès majeurs à elle intentés durant son absence, sans compter d’innombrables litiges mineurs, les uns émanant, les autres dépendant des principaux. Les charges essentielles relevées contre elle étaient 1° qu’elle était morte et ne pouvait, par suite, rien détenir en légitime propriété ; 2° qu’elle était une femme, ce qui revenait très sensiblement au même ; 3° qu’elle était un duc anglais, lequel ayant épousé une dame Rosita Lolita, danseuse, avait eu d’elle trois fils, lesquels, déclarant maintenant leur père décédé, réclamaient tous ses biens comme leur étant dus. Répondre à d’aussi graves accusations allait demander, naturellement, du temps et de l’argent. Cependant, tous ses biens étaient mis sous scellés et ses titres prononcés en suspens tant que les procès seraient en chicane. Ce fut dans cette position hautement ambiguë, sans savoir elle-même si elle était vivante ou morte, homme ou femme, duc ou inexistante, qu’Orlando descendit par poste jusqu’à sa maison de campagne où, en attendant l’arrêt de la Cour, la Loi lui permettait de résider dans le plus strict état d’incognito ou incognita selon le tour que prendraient les choses.

Elle arriva par un beau soir de décembre ; la neige tombait ; les ombres violettes avaient la même inclinaison, exactement, que dans sa vision de Brousse. La grande maison s’étalait, plus semblable à une ville qu’à une maison, brune et bleue, rose et pourpre dans la neige, toutes ses cheminées fumant activement comme animées d’une vie personnelle. Orlando ne put retenir un cri lorsqu’elle aperçut sa masse paisible couchée au centre des prairies. Quand le coche jaune, entrant dans le parc, roula dans l’allée au milieu des arbres, les daims fauves dressèrent leur tête attentive et l’on dit qu’au lieu de montrer leur timidité coutumière ils suivirent le coche pour se masser enfin dans la cour où il s’arrêta. Quand la marche fut abaissée et qu’Orlando mit pied à terre, les uns balancèrent leurs andouillers, les autres frappèrent le sol de leurs sabots. L’un d’entre eux, même, rapporte-t-on, vint s’agenouiller dans la neige devant elle. Orlando étendit la main vers le marteau, mais déjà la porte s’ouvrait toute grande : et dans la lueur des flambeaux et des torches qu’ils élevaient à bout de bras, voici qu’apparurent Mrs. Grimsditch, Mr. Dupper et toute la maison de serviteurs groupée pour l’accueillir. Mais le bon ordre de la cérémonie fut interrompu d’abord par Canute, le chien courant, qui manqua de renverser Orlando dans la violence et l’ardeur de ses caresses ; puis par Mrs. Grimsditch qui, hors d’elle, voulant esquisser une révérence, suffoqua d’émotion et ne put que balbutier : MiLord ! Milady ! Milady ! MiLord ! jusqu’au moment où Orlando la réconforta d’un franc baiser sur chaque joue. Alors Mr. Dupper se mit à lire dans un parchemin, mais l’aboiement des chiens, les chasseurs soufflant dans leurs trompes, et les cerfs bramant à la lune dans le désordre de la cour envahie firent bientôt une confusion si générale que rien n’avança plus que la foule des serviteurs, après s’être pressée autour de sa maîtresse et lui avoir témoigné de toutes les façons possibles l’immense joie de son retour, se dispersa comme devant aux quatre coins de la maison.

Pas un doute ne s’éleva sur l’identité d’Orlando avec l’Orlando de jadis. Et si le moindre soupçon avait effleuré un esprit humain, l’attitude des cerfs et des chiens aurait suffi à la réfuter, car les créatures muettes sont, comme chacun sait, de bien meilleurs juges que nous en matière de reconnaissance. D’ailleurs, comme le dit Mrs. Grimsditch, par-dessus sa tasse de thé de Chine à Mr. Dupper, le soir même, s’ils devaient avoir maintenant, au lieu d’un Lord, une Lady, ils n’auraient pu la souhaiter plus aimable, et elle serait bien embarrassée, pour sa part, s’il lui fallait choisir entre eux ; car ils avaient reçu du ciel autant de grâces l’un que l’autre ; autant dire deux pêches sur une branche ; et de fait, dit Mrs. Grimsditch en glissant à la confidence, elle avait toujours eu quelques soupçons (à ces mots elle hocha la tête d’un air mystérieux), la chose n’était pas pour elle une surprise (à ces mots elle hocha la tête avec l’air d’en savoir très long), dites plutôt un vrai soulagement ; car, entre les serviettes qui avaient besoin de reprises et les rideaux, dans le salon du chapelain, tout mangés de mites autour des franges, il était temps, en vérité, qu’il y eût une maîtresse dans la maison.

« Sans compter les jeunes maîtres et maîtresses qui viendront », ajouta Mr. Dupper qui, étant donné son saint ministère, avait le droit d’exprimer toute sa pensée sur des sujets aussi délicats.

Mais, tandis que les vieux serviteurs bavardaient à l’office, Orlando prit un chandelier d’argent et, une fois de plus, s’en fut errer dans les halls, les galeries, les cours, les chambres ; une fois de plus elle vit se pencher vers elle le sombre visage du Garde des Sceaux ou du Premier Chancelier, ses ancêtres ; puis elle s’assit sur un trône, s’allongea sur un canapé ; contempla la tapisserie, sa palpitation ; regarda galoper les chasseurs, fuir Daphné ; baigna sa main, comme elle avait aimé le faire, enfant, dans la flaque jaune de lumière qu’étalait le clair de lune en passant à travers le léopard héraldique de la fenêtre ; glissa dans une galerie sur le plancher, poli dessus mais, dessous, fruste ; mania la soie, le satin ; crut voir nager les dauphins des sculptures ; se brossa les cheveux avec la brosse d’argent du Roi Jacques ; enfouit son visage dans le pot-pourri, composé encore suivant la recette donnée à sa famille, quelques siècles auparavant, par le Conquérant en personne et avec les mêmes roses ; regarda le jardin, imagina le sommeil des crocus, les dahlias endormis ; vit le corps frêle et blanc des nymphes miroiter dans la neige devant les grands ifs noirs, le massif épais comme une maison ; vit les orangeries, les néfliers géants – tout, elle vit tout ; et chaque vision, chaque son (notre style imparfait échoue à les rendre) emplit son cœur d’une extase si forte, y fit couler un tel baume de joie qu’à la fin, morte de fatigue, elle entra dans la chapelle et se laissa tomber dans le vieux fauteuil rouge où ses ancêtres avaient accoutumé d’entendre le service. Alors elle alluma un « cheroot » (c’était une habitude qu’elle avait rapportée de l’Orient) et ouvrit le Livre de Prières.

C’était un petit livre relié de velours, cousu d’or, que Marie, Reine d’Écosse, avait tenu sur l’échafaud ; les yeux de la foi y décelaient encore une trace brunâtre qu’avait laissée, dit-on, une goutte du sang royal. Mais les pensées pieuses que sa vue fit monter dans l’âme d’Orlando et les mauvaises passions qu’elle y endormit, qui osera venir les dire, sachant, comme chacun, que de toutes les communions celle de l’âme avec son Dieu est la plus inscrutable ? Romanciers, poètes, historiens, tous laissent retomber leur main devant cette porte ; le croyant lui-même ne nous apporte pas plus de lumière. Le voit-on plus prêt à mourir, ou plus zélé à distribuer ses richesses ? Ne garde-t-il pas autant de servantes, autant de chevaux que le reste des hommes ? Pourtant, sa foi, s’il faut l’en croire, apprend à mépriser les richesses et à souhaiter la mort. Dans le Livre de Prières de la Reine, tout contre la tache de sang, étaient une boucle de cheveux et une miette de pâtisserie ; à ces reliques, Orlando ajouta un brin de tabac et, sans cesser de fumer et de lire, émue par l’humanité de ces débris hétéroclites – cheveux, pâtisserie, tache de sang, tabac – elle parvint à une émotion contemplative qui lui donna l’air de gravité convenable à ce lieu, mais sans qu’elle eût, dit-on, aucun commerce avec le Dieu habituel. Rien de plus arrogant que cette affirmation, pourtant si commune : « De tous les dieux un seul existe : le mien ; de toutes les religions une seule est valable : la mienne. » Orlando paraît avoir possédé une foi particulière. En cet instant, avec la plus grande ardeur religieuse du monde, elle dénombrait ses péchés et les imperfections qui s’étaient glissées en rampant dans sa vie spirituelle. La lettre S, songeait-elle, est le Serpent dans l’Éden du poète. Quoi qu’elle fît, il y avait encore beaucoup trop de ces reptiles maudits dans les premières strophes du Chêne. Mais les S n’étaient rien encore, à son opinion, comparés avec la terminaison « ant ». Le participe présent est le démon en personne, pensa-t-elle (puisque nous sommes dans un lieu où l’on croit au démon). Échapper à ses tentations est le premier devoir du poète, conclut-elle, car l’oreille est l’antichambre de l’âme ; la poésie peut corrompre et détruire plus sûrement que la luxure ou la poudre à canon. L’office du poète, poursuivit-elle, est donc le plus haut de tous. Ses mots touchent au but quand les autres en restent loin. Une niaise chanson de Shakespeare a plus fait pour les pauvres et les méchants que tous les prêcheurs et les philanthropes du monde. On ne saurait donc dépenser trop de temps ni un zèle trop pieux pour rendre plus fidèles les mots porteurs de notre message. Nous devons modeler nos phrases jusqu’à en faire l’enveloppe sans épaisseur de nos pensées. Les pensées sont divines, etc. Il est clair qu’Orlando se renfermait dans une religion que le temps avait encore renforcée pendant son absence, et qu’elle acquérait rapidement l’intolérance du croyant.

« Je vieillis, pensa-t-elle, en reprenant, à la fin, son flambeau. Je suis en train de perdre quelques illusions, dit-elle en fermant le livre de la Reine Marie, pour en gagner d’autres peut-être ! » et elle descendit parmi les tombes où gisaient les ossements de ses ancêtres.

Or, même les ossements de ses ancêtres, de Sir Miles, Sir Gervais et autres, avaient perdu quelque chose de leur sainteté depuis cette nuit où Rustum El Sadi avait montré d’un geste large les montagnes d’Asie. Orlando ne pouvait oublier que, seulement trois ou quatre siècles auparavant, ces squelettes avaient été des hommes cherchant à faire leur chemin dans le monde comme n’importe quel ambitieux moderne, qu’ils l’avaient fait en amassant des maisons et des charges, des jarretières et des rubans à la manière de tous les ambitieux, et que, cependant, des poètes, peut-être des génies, et des réduits, ayant opté pour la paix des champs, avaient dû payer ce choix d’une pauvreté extrême et mesuraient aujourd’hui des aunes d’étoffe dans le Strand, ou faisaient paître les troupeaux dans la campagne. Ces pensées emplirent Orlando de remords. Debout dans la crypte, elle pensa aux Pyramides d’Égypte, aux ossements qu’elles recouvrent ; et les vastes déserts montagneux qui dominent la mer de Marmara lui parurent à cet instant un lieu d’habitation plus beau que ce château avec toutes ses chambres où pas un lit ne manquait de sa courtepointe, et pas un plat d’argent de son couvercle assorti.

« Je vieillis, pensa-t-elle, son flambeau à la main. Je suis en train de perdre des illusions, pour en gagner de nouvelles peut-être », et par la longue galerie elle revint à sa chambre. Cette évolution était à la fois désagréable et fatigante. Mais passionnante aussi, songea-t-elle en présentant ses jambes au feu de bois (il n’y avait pas de matelot dans la pièce) : et elle passa en revue, comme une avenue de grands édifices, toutes les métamorphoses spirituelles qui avaient jalonné sa vie.

Jeune garçon, elle avait aimé le son des mots, et les syllabes tumultueuses qui s’envolent des lèvres lui paraissaient le comble de la poésie. Plus tard, Sacha aidant, sans doute, et la désillusion qu’elle lui avait apportée, dans cette frénésie violente étaient tombées quelques gouttes d’une noire liqueur qui avaient endormi son lyrisme. Puis, lentement, s’était ouvert en elle autre chose, des couloirs secrets, mille chambres qu’il fallait explorer à la torche, en prose, non en vers ; Orlando se rappelait avec quelle passion elle avait étudié alors ce docteur de Norwich, Browne, dont le livre était là, sous sa main. Dans cette pièce solitaire, après son affaire avec Greene, elle s’était formé, ou avait tenté de se former (car Dieu sait que ces croissances durent des siècles) un esprit capable de résistance. « J’écrirai, avait-elle dit, ce que j’aurai plaisir à écrire » ; et aussitôt elle avait rayé d’un seul trait vingt-six volumes. Aujourd’hui encore, cependant, malgré tous ses voyages, ses aventures, ses profondes méditations, ses pensées tournées, retournées d’un côté et d’autre, elle n’avait pas cessé de muer. Ce qu’apporterait l’avenir, Dieu seul le savait. Elle changeait sans cesse et peut-être changerait toujours. De hautes murailles spirituelles, des habitudes, semblait-il, aussi durables que la pierre, au seul toucher d’un esprit nouveau s’effondraient, s’évanouissaient comme des ombres, laissant apparaître, dans un ciel nu, le scintillement de fraîches étoiles. Orlando s’avança vers la fenêtre. En dépit du froid, elle ne put s’empêcher de l’ouvrir pour se pencher dans l’air humide de la nuit. Elle entendit aboyer un renard dans les bois, puis le bruit d’un faisan qui froissait des branches. Elle entendit bruisser, glisser la neige sur le toit et – floc ! – mollement tomber sur la terre. « Par ma vie, s’exclama-t-elle, voici qui est mille fois mieux que la Turquie ! Rustum, cria-t-elle, comme si elle discutait encore avec le bohémien (et par ce pouvoir nouveau de poursuivre une dispute et d’accabler un adversaire absent elle montrait de nouveau l’évolution de son âme), Rustum, vous aviez tort, ceci est mieux que la Turquie. Cheveux, pâtisserie, tabac – quel bric-à-brac nous compose, dit-elle (en songeant au Livre de Prières de la Reine Marie), notre esprit, quelle fantasmagorie, quel lieu de choses disparates ! Un instant, déplorant naissance et richesses, nous aspirons à une exaltation ascétique ; l’instant d’après nous ne pensons plus qu’au parfum d’une vieille allée, et nous pleurons au chant des grives. » Alors, déroutée, à l’ordinaire, par la multitude des choses inexpliquées qui nous apportent leur message sans laisser deviner leur sens, Orlando jeta son « cheroot » par la fenêtre et s’en fut se mettre au lit.

Le lendemain, reprenant le fil de ses pensées, elle sortit sa plume, son papier et se remit à travailler sur Le Chêne ; posséder en effet du papier et de l’encre à volonté, lorsqu’on a dû s’accommoder de mûres et de marges, est un délice inconcevable. Elle était en train de barrer une phrase dans le désespoir le plus profond et d’en écrire une nouvelle au sommet de l’extase lorsqu’une ombre noircit sa page. En hâte elle cacha son manuscrit.

Comme sa fenêtre donnait sur la plus intérieure des cours, comme elle avait enjoint à ses serviteurs de n’admettre personne, ne connaissait personne, et vivait elle-même légalement inconnue, Orlando fut d’abord surprise par cette ombre, puis indignée, puis enfin (quand elle en eut cherché et reconnu la cause) saisie d’une folle allégresse. Car c’était là une ombre familière, une ombre grotesque ; ce n’était rien moins que l’ombre de la très noble archiduchesse Harriet Griselda de Finster-Aarhorn et Scand-op-Boom, en territoire roumain. Avec des sauts de lièvre elle arpentait la cour, dans son vieil habit de chasse et son immuable manteau. Pas un cheveu de sa tête n’avait changé. Telle était donc la femme qui avait chassé Orlando d’Angleterre. Telle était l’aire du vautour obscène – tel était l’oiseau fatal, en personne. À la pensée qu’elle avait fui jusqu’en Turquie la séduction de ces charmes (bien éventés aujourd’hui) Orlando éclata de rire. Il y avait dans l’aspect de cette femme quelque chose d’indiciblement comique. Comme Orlando l’avait découvert déjà, on ne pouvait la comparer qu’à une hase monstrueuse. Elle en avait les yeux fixes, les joues flasques, le haut toupet. Elle s’arrêta soudain (exactement à la façon des lièvres qui se mettent sur leur séant dans les blés quand ils se croient à l’abri des curieux) et regarda fixement Orlando qui, de sa fenêtre, la regarda fixement en retour. Après qu’elles se furent ainsi regardées fixement pendant quelques minutes, il n’y avait plus rien à faire pour Orlando qu’à la prier d’entrer, et bientôt les deux dames échangèrent des politesses tandis que l’archiduchesse secouait la neige de son manteau.

« La peste soit des femmes, se dit Orlando en allant chercher dans le buffet un verre de vin, elles ne vous laissent jamais un moment de paix. Il n’existe pas d’espèce plus fureteuse, plus curieuse, plus intrigante. C’est pour échapper à cette grande perche que j’ai quitté l’Angleterre, et voilà que… » À ce moment elle se tourna pour présenter son plateau à l’archiduchesse, et – oh ! – ne vit plus qu’un gentilhomme vêtu de noir. Un paquet d’habits gisait dans le garde-cendres. Elle était seule avec un homme.

À ce coup de théâtre qui, d’une part, la ramenait à la conscience de son propre sexe (qu’elle avait complètement oublié) et, d’autre part, repoussait son hôte dans les régions lointaines du sexe adverse, doublement bouleversée, Orlando se sentit défaillir.

« Là, cria-t-elle en portant la main à son sein, quelle peur vous m’avez causée !

« Douce créature, s’écria l’archiduchesse en pliant un genou et en pressant du même geste un cordial contre les lèvres d’Orlando, pardonnez-moi ce stratagème ! »

Orlando sirota le vin tandis que l’archiduc, un genou en terre, lui baisait la main.

Bref, ils jouèrent leurs rôles d’homme et de femme pendant dix minutes avec beaucoup d’entrain pour en venir enfin à une conversation naturelle. L’archiduchesse (mais désormais nous devrons l’appeler l’archiduc) raconta son histoire : il était homme et l’avait toujours été. Il avait vu un portrait d’Orlando et en était tombé désespérément amoureux ; pour venir à ses fins il s’était habillé en femme et avait loué un appartement chez le boulanger ; la fuite d’Orlando pour la Turquie l’avait plongé dans le désespoir ; à son retour il avait appris sa métamorphose, s’était hâté de lui offrir ses services (à ce point, ses hi ! hi ! devinrent intolérables). Car elle était pour lui, dit l’archiduc Harry, et demeurerait éternellement le Prodige, la Perle et la Perfection de son sexe. Les trois P eussent été plus persuasifs sans ses étranges hi ! hi ! et les ho ! ho ! qui les entrecoupèrent fâcheusement. « Si c’est là de l’amour, se dit Orlando en regardant l’archiduc de l’autre côté du cendrier, et cette fois d’un point de vue féminin, il y a dans ce sentiment quelque chose de profondément ridicule. »

Cependant l’archiduc Harry, à deux genoux, faisait de sa tendresse la déclaration la plus passionnée. Il dit à Orlando qu’il avait amassé quelque chose comme vingt millions de ducats dans un coffre de son château. Pas un gentilhomme anglais ne possédait autant d’acres de terre que lui. La chasse y était excellente : il pouvait lui promettre un tableau mêlé de perdrix blanches et de coqs de bruyère comme pas une lande anglaise, voire même écossaise, ne pourrait lui en fournir. À dire vrai, les faisans avaient souffert de la pépie pendant son absence, et les daines avaient lâché leurs jeunes daims, mais tout pouvait être remis en ordre et le serait avec son aide lorsqu’ils vivraient en Roumanie, ensemble.

Pendant tout ce discours, d’énormes larmes naissaient de ses gros yeux et couraient dans les replis terreux de ses longues joues flasques.

Les hommes pleurent aussi fréquemment hors de propos que les femmes ; Orlando le savait par expérience ; mais elle apprenait peu à peu que les femmes se doivent d’être choquées quand les hommes leur laissent voir trop d’émotion. Elle fut donc choquée.

L’archiduc présenta ses excuses. Il se maîtrisa suffisamment pour dire qu’il allait se retirer mais qu’il reviendrait le lendemain prendre sa réponse.

Ceci se passait un mardi. Il vint le mercredi ; il vint le jeudi ; il vint le vendredi ; et il vint le samedi. Chaque visite, il est vrai, commençait, se poursuivait, ou s’achevait par une déclaration d’amour. Mais dans les intervalles il y avait assez de place pour de longs silences. Orlando et son hôte restaient de chaque côté du foyer. Parfois l’archiduc faisait tomber les pincettes et Orlando les ramassait. Puis l’archiduc se rappelait un jour avoir chassé l’élan en Suède, et Orlando demandait si c’était un très gros élan, et l’archiduc disait qu’il n’était pas aussi gros que le renne qu’il avait tué en Norvège, et Orlando demandait s’il avait jamais tué un tigre, et l’archiduc disait qu’il avait tué un albatros, et Orlando demandait (en réprimant à demi un bâillement) si un albatros était aussi gros qu’un éléphant, et l’archiduc disait… quelque chose de très sensé sans doute, mais qu’Orlando n’entendait pas, car elle regardait son écritoire, ou le ciel, ou la porte. Sur quoi l’archiduc disait : « Je vous adore » à l’instant même où Orlando disait : « Voyez, il commence à pleuvoir », et tous deux, dans un embarras horrible, rouges de honte, oubliaient de penser à ce qu’ils pourraient dire ensuite. En vérité, Orlando, à court d’esprit, ne savait plus de quoi parler ; elle allait être, pensait-elle, forcée de l’épouser, quand elle s’avisa d’un jeu qu’on nomme « Mouche-posée » et où l’on peut perdre de grandes sommes d’argent avec une très petite dépense d’esprit. Par cet artifice fort simple qui demandait seulement, pour être mis en œuvre, trois morceaux de sucre et une provision de mouches, on put surmonter l’embarras de la conversation et éviter la nécessité du mariage. En moins de rien, l’archiduc paria cinq cents livres contre un teston qu’une mouche allait se poser sur tel morceau et non sur tel autre. Ainsi les matinées passèrent : les deux partenaires surveillaient les mouches (qui étaient naturellement paresseuses à cette saison et passaient souvent une heure ou deux à faire le tour du plafond) jusqu’au moment où une belle mouche bleue faisait son choix et décidait du gain. Plusieurs centaines de livres changèrent de main à ce jeu : l’archiduc, effréné parieur, jurait qu’il n’avait fichtre rien à envier aux courses de chevaux et souhaitait d’y jouer toujours. Mais Orlando, s’en lassa vite.

« À quoi bon être une femme belle et jeune, se dit-elle, si je dois passer tous mes matins à regarder des mouches bleues en tête-à-tête avec un archiduc ? »

La vue seule du sucre lui fit bientôt horreur ; quant aux mouches, elles lui donnaient le tournis. Il devait y avoir un moyen d’en sortir, supposa-t-elle, mais elle était encore maladroite dans les artifices de son sexe, et puisqu’on ne lui permettait plus d’assommer son adversaire ou de le percer d’outre en outre, le seul moyen qu’elle trouva fut celui-ci : elle attrapa une mouche bleue, l’écrasa délicatement (c’était une mouche à demi morte déjà, sans quoi la bonté d’Orlando envers les animaux lui eût interdit ce geste) et la fixa, par une goutte de gomme arabique, sur un morceau de sucre. Pendant que l’archiduc contemplait le plafond, elle substitua adroitement ce morceau à celui sur qui elle avait misé, cria « Posée ! posée ! » et déclara qu’elle avait gagné son pari. Elle avait agi avec l’espoir que l’archiduc, si érudit en matière de sport et de courses, décèlerait la fraude ; alors, comme tricher à Mouche-posée est le plus horrible des crimes, et que des hommes, pour cette faute, ont été bannis de la société humaine à perpétuité et réduits à celle des singes sous les tropiques, elle avait calculé que l’archiduc serait assez énergique pour refuser désormais d’avoir rien de commun avec elle. Mais elle avait compté sans la simplicité de ce doux gentilhomme. Il n’était pas bon juge en matière de mouches. Une mouche morte avait pour lui toutes les apparences d’une vivante. Elle tricha vingt fois de suite et il lui paya plus de dix-sept mille deux cent cinquante livres (ce qui correspond environ à quarante mille huit cent quatre-vingt-cinq livres six shillings huit pence de notre monnaie) jusqu’au moment où Orlando tricha si grossièrement qu’il fut impossible, même à ses yeux innocents, de ne pas voir la fraude. Quand il connut enfin la vérité, une scène pénible éclata. L’archiduc se dressa de toute sa hauteur. Il devint pourpre. Des larmes roulèrent une à une le long de ses joues. Qu’elle lui eût gagné une fortune n’était rien ; il la lui donnait de bon cœur ; qu’elle l’eût trompé était quelque chose ; il était blessé de l’en savoir capable ; mais qu’elle eût triché à Mouche-posée était tout. Comment aimer une femme qui trichait au jeu ? Sur quoi il s’effondra complètement. Par bonheur, dit-il en recouvrant un peu de son sang-froid, il n’y avait pas eu de témoin. Et après tout, dit-il, elle n’était qu’une femme. Bref, magnanime, il allait pardonner, et s’inclinait déjà pour demander pardon de ses paroles violentes, lorsque Orlando, pour en finir, au moment où il courbait sa tête orgueilleuse, lui laissa tomber un petit crapaud entre la peau et la chemise.

On doit rendre cette justice à Orlando qu’elle aurait infiniment préféré une rapière. Un crapaud est une chose dégoûtante à cacher sur soi tout un matin. Mais quand les rapières sont interdites, il faut bien avoir recours aux crapauds. D’ailleurs, un mélange de crapauds et de rires réussit quelquefois où le froid acier échouerait. Elle rit. L’archiduc rougit. Elle rit. L’archiduc jura. Elle rit. L’archiduc claqua la porte.

« Dieu soit loué ! » s’écria Orlando en riant encore. Elle entendit le carrosse sortir de la cour à une furieuse allure. Le grondement des roues retentit sur la route. Il s’éloigna, de plus en plus faible. Enfin, il s’éteignit.

« Je suis seule », dit Orlando, puisque personne ne pouvait l’entendre.

Que le silence, après le bruit, soit plus profond, les savants en doutent encore. Mais que la solitude soit plus sensible après l’amour, bien des femmes en mettraient la main au feu. En écoutant mourir le roulement de cette voiture, Orlando sentit fuir loin, plus loin d’elle, toujours plus loin, un archiduc (peu lui importait), une fortune (peu lui importait), un titre (peu lui importait), l’établissement et la sécurité du mariage (peu lui importait), mais aussi la vie qui se retirait, et un amant. « La vie et un amant », murmura-t-elle ; elle se dirigea vers son écritoire, elle trempa sa plume dans l’encre et écrivit :

« La vie et un amant » – c’était un vers dont le rythme ni le sens n’avaient rien de commun avec ce qui le précédait – une dissertation sur la vraie manière de baigner les brebis pour éviter la rogne. En le relisant, Orlando rougit, répéta :

« La vie et un amant. » Puis, ayant posé sa plume, elle se rendit dans sa chambre, vint droit à son miroir et ordonna ses perles autour de son cou. Mais les perles ne paraissaient pas à leur avantage sur une matinée de cotonnade fleurie ; Orlando essaya d’une robe en taffetas gris tourterelle ; puis d’une autre fleur-de-pêcher ; puis d’une autre en brocart bordeaux. Peut-être fallait-il un nuage de poudre ; et si l’on faisait bouffer ses cheveux – ainsi – autour du front, les choses, peut-être, n’en iraient que mieux. Puis Orlando enfila des mules pointues, fit glisser à son doigt l’émeraude d’une bague. « Voyons », dit-elle quand tout fut prêt, et elle alluma les candélabres d’argent de chaque côté du miroir. Quelle femme n’eût rougi de plaisir au spectacle qu’Orlando vit soudain flamboyer dans la neige, car tout le miroir était parcouru de sentes neigeuses et elle-même apparaissait semblable à un feu, à un buisson ardent, tandis que les flammes des candélabres ceignaient sa tête d’un feuillage aux scintillements argentés ; ou bien encore la glace devenait une eau glauque, elle une sirène couverte de perles, une sirène au fond d’une grotte, chantant pour que les bateliers se penchent et tombent, tombent l’embrasser ; dure et douce, sombre et claire, elle avait un charme si capiteux que c’était grand’pitié, vraiment, de ne pas voir un homme, là, qui sût lui dire en bon français : « Le diable m’emporte, Madame, vous êtes l’amour incarné », ce qui était vérité pure. Orlando même (qui n’était pas vaine pourtant) le savait, puisqu’elle sourit de ce sourire involontaire qui naît sur les lèvres des femmes quand leur propre beauté, vision un instant étrangère, tremble comme une goutte, hésite comme une eau naissante, se forme et soudain leur fait face dans le cadre d’un miroir. Orlando sourit ce sourire, puis écouta et n’entendit rien que la brise dans les feuillages ; alors elle soupira : « La vie et un amant », pirouetta sur ses talons, fit voler vivement les perles de son cou, le satin de ses épaules, apparut en simples culottes de soie noire comme n’importe quel gentilhomme, et sonna. Lorsque arriva le domestique, elle lui ordonna de faire avancer immédiatement un carrosse à six chevaux. Des affaires urgentes l’appelaient à Londres. Une heure après le départ de l’archiduc, la voici partie à son tour.

Nous saisirons l’occasion de ce trajet – le paysage était un honnête paysage anglais qui ne demande pas de description – pour attirer l’attention du lecteur (mieux que nous n’aurions pu le faire alors) sur une ou deux observations glissées çà et là dans le cours de notre récit. On a peut-être remarqué, par exemple, qu’Orlando, surprise, cacha son manuscrit. On l’a vue ensuite se contempler longuement et attentivement dans son miroir ; et en ce moment même, tandis que son carrosse roulait vers Londres, elle sursautait, réprimait un cri toutes les fois que les chevaux galopaient un peu trop vite. Cette modestie pour son œuvre, cette vanité pour sa personne, cette crainte d’un accident, tout ceci semble présager que notre affirmation de naguère – Orlando, disions-nous, n’avait pas changé en devenant femme – cessait d’être absolument vraie. Orlando devenait, comme les femmes, un peu moins vaine de son cerveau ; comme les femmes, un peu plus vaine de sa personne. Sa sensibilité augmentait ici, diminuait là. Le changement d’habits, diront quelques philosophes, était pour beaucoup dans cette transformation. Le rôle des habits, disent-ils, ne se borne pas à nous tenir chaud. Ils changent le monde à nos yeux et nous changent aux yeux du monde. Lorsque le capitaine Bartolus, par exemple, vit la robe d’Orlando, il ordonna aussitôt de déployer une tente pour elle, il lui offrit à table une autre tranche de bœuf et la pria de descendre à terre dans sa vedette. À coup sûr Orlando n’aurait pas été l’objet de ces attentions délicates si l’étoffe de ses jupes, au lieu de flotter, avait été serrée autour de ses jambes en manière de culottes. Et quand nous sommes l’objet d’attentions délicates, nous sommes aussi tenus à quelque retour. Orlando avait fait la révérence, avait accepté, avait flatté l’humeur du bonhomme : elle n’en eût rien fait si le capitaine, au lieu de culottes, eût porté des jupes de femme, et au lieu de sa veste galonnée, un corsage de satin. Ainsi, comme on le soutiendrait avec quelque raison, ce sont peut-être les habits qui nous portent, et non pas nous qui les portons ; nous pouvons leur faire mouler notre bras ou notre poitrine, eux moulent à leur gré nos cœurs, nos cerveaux et nos langues. Chez Orlando, le port des habits féminins avait, au bout de quelque temps, modifié même les traits du visage. Comparez le portrait d’Orlando homme avec celui d’Orlando femme : l’identité des deux personnages n’est pas douteuse, et pourtant certains changements apparaissent. Cette main que l’homme garde libre pour saisir l’épée, la femme doit s’en servir pour empêcher la soie de glisser de ses épaules. L’homme regarde le monde bien en face, comme s’il était fait pour son usage, façonné pour son bon plaisir. La femme lui glisse un coup d’œil oblique, subtil, et même soupçonneux. Sous les mêmes habits, leur apparence eût été peut-être la même.

Tel est l’avis de quelques philosophes – des plus sages philosophes ; mais, tout compte fait, nous penchons pour l’avis contraire. La différence entre les sexes est, par bonheur, des plus profondes. Les habits ne sont qu’un symbole de la réalité enfouie au-dessous. Ce fut un changement intime qui poussa Orlando à choisir des vêtements et un sexe de femme. Peut-être exprima-t-elle par là, plus franchement qu’on ne le fait d’ordinaire, – la franchise était sa qualité dominante – une aventure fort commune quoique rarement avouée. Car nous touchons ici à un nouveau problème irrésolu. Si différents que soient les sexes, pourtant ils se combinent. Tout être humain oscille ainsi d’un pôle à l’autre, et bien souvent, tandis que les habits conservent seuls une apparence mâle ou femelle, au-dessous le sexe caché est le contraire du sexe apparent. Nul n’ignore les complications et les confusions qui en résultent. Mais ce n’est pas ici le lieu d’une étude complète : notons seulement les effets étranges de ce désordre dans le cas particulier d’Orlando.

C’est en effet ce mélange en elle des deux éléments, l’homme et la femme, dont tantôt l’un était victorieux et tantôt l’autre, qui donnait souvent à sa conduite un tour inattendu. Et le problème de son sexe était pour certains esprits curieux une source de perplexités : comment, par exemple, si Orlando était une femme, ne mettait-elle jamais plus de dix minutes à s’habiller ? Comment pouvait-elle apporter si peu d’attention au choix de ses robes et à leur fraîcheur ? Cependant, elle n’avait pas le formalisme d’un homme, l’ambition d’un homme. Elle possédait un cœur presque trop tendre. Jamais elle n’avait pu supporter de voir battre un âne ou noyer un chaton. Mais, d’un autre côté, elle détestait le ménage, se levait à l’aube, courait par les champs en été avant le lever du soleil. Pas un fermier n’aurait pu lui en remontrer sur les récoltes. Elle tenait tête aux meilleurs buveurs et se plaisait aux jeux de hasard. Bonne cavalière, elle pouvait mener six chevaux au galop sur London Bridge. Pourtant, avec l’audace et l’énergie d’un homme, elle tremblait comme une faible femme à la vue du danger couru par un autre. Elle éclatait en sanglots pour un rien, ignorait la géographie, jugeait les mathématiques insupportables et soutenait à l’occasion une de ces absurdités plus communes chez les femmes que chez les hommes, par exemple qu’aller vers le sud c’est descendre. Orlando était-elle donc plus homme que femme ? Il est difficile de le dire, et on ne saurait pour l’instant en décider, car son carrosse déjà roulait bruyamment sur les pavés. Elle avait atteint sa maison de la ville. On abaissait le marchepied, on ouvrait les grilles de fer. Elle entrait dans la demeure de son père, à Blackfriars qui, bien que la mode désertât ce faubourg, était encore un vaste hôtel plaisant avec des jardins en pente rapide vers la rivière, et un charmant bocage de noisetiers où faire la promenade.

Aussitôt installée, Orlando se mit en quête. Elle était venue chercher à la ville : la vie et un amant. Sur le premier de ces articles, on pouvait avoir quelques doutes ; quant au second, elle le trouva sans la moindre difficulté deux jours après son arrivée. Ce dernier événement eut lieu un mardi. Le jeudi elle alla faire une promenade à pied sur le Mail, comme c’était alors l’habitude des personnes de qualité. À peine y avait-elle fait deux tours qu’elle attira l’attention de quelques gens du commun venus là pour voir leurs maîtres. Au moment où Orlando dépassa le groupe, une femme vulgaire qui portait son enfant au sein fit un pas en avant, la dévisagea familièrement et cria : « Mais c’est-y pas Lady Orlando soi-même ? » Ses compagnons firent cercle et Orlando se trouva en un instant le point de mire d’une foule de bourgeois et de boutiquiers qui s’écrasaient pour contempler l’héroïne du procès célèbre. Car cette affaire avait excité dans le bas peuple un très vif intérêt. Orlando risquait fort d’être incommodée par la pression de cette populace – elle avait oublié que les dames ne se promènent pas seules, d’ordinaire, dans les lieux publics – quand, par bonheur, un gentilhomme de haute taille s’avança précipitamment et lui offrit la protection de son bras. C’était l’archiduc. Sa vue accabla et réjouit Orlando en même temps. Non seulement ce gentilhomme magnanime lui avait pardonné, mais, pour lui montrer qu’il prenait en bonne part sa plaisanterie du crapaud, il s’était procuré un bijou à l’image de cet animal et pressa Orlando de l’accepter avec l’expression renouvelée de sa flamme, tandis qu’il la reconduisait vers son carrosse.

Foule, duc et bijou mirent Orlando rentrant chez elle de la plus méchante humeur imaginable. Était-il impossible d’aller faire un tour sans être à demi étouffée, contrainte d’accepter un crapaud serti d’émeraudes et demandée en mariage par un archiduc ? Elle revint à de meilleurs sentiments les jours suivants lorsqu’elle trouva dans son courrier une demi-douzaine de billets provenant des plus grandes dames du pays – Lady Suffolk, Lady Salisbury, Lady Chesterfield, Lady Tavistock et autres – qui, après avoir rappelé en termes aimables les vieilles alliances qui unissaient leurs familles à la sienne, lui demandaient l’honneur de faire sa connaissance. Le lendemain, samedi, plusieurs de ces grandes dames vinrent lui rendre visite en personne. Le mardi suivant, vers midi, leurs valets de pied apportèrent des cartes d’invitation pour divers routs, dîners, et réunions dans un proche avenir ; et sans retard, mais non sans écume ni quelque fracas, Orlando fut lancée sur les eaux de la haute société londonienne.

Donner un aperçu véridique de la société londonienne à cette époque ou même à n’importe quelle époque, dépasse les moyens d’un biographe ou d’un historien. Seuls les écrivains, qui n’ont pour la vérité que peu de goût et aucun respect – nous voulons dire les romanciers et les poètes – réussiraient peut-être à traiter ce sujet, car il est un de ceux où la vérité n’existe pas. Rien ici n’existe. Tout n’est que vapeur – mirage. Pour nous expliquer clairement, Orlando rentrait de l’un de ces routs à trois ou quatre heures du matin avec des joues comme un arbre de Noël et des yeux comme des étoiles. Elle détachait une dentelle, parcourait une douzaine de fois toute la longueur de sa chambre, détachait une autre dentelle, s’arrêtait, et se remettait en marche. Souvent le soleil flamboyait sur les cheminées de Southwark avant qu’elle ait pu se décider à se mettre au lit. Et quand elle y était, elle restait une heure à virer, tourner, rire et soupirer avant de s’endormir enfin. Et la cause d’un tel émoi ? Le monde. Et qu’avait dit ou fait le monde pour mettre une dame raisonnable dans cet état ? À parler clair, rien. Le lendemain, Orlando avait beau mettre sa mémoire à la torture, elle ne pouvait se souvenir d’un seul mot qu’on pût vraiment appeler quelque chose. Lord O. s’était montré galant. Lord A., poli. Le marquis de C., charmant. Mr. M., amusant. Mais lorsqu’elle essayait de retrouver en quoi leur galanterie, leur politesse, leur charme ou leur esprit avait consisté, il fallait bien que sa mémoire fût en faute, puisqu’elle ne pouvait rien citer de précis. C’était toujours la même chose. Rien ne durait jusqu’au lendemain, mais l’excitation du moment était intense. Ainsi nous sommes forcés de voir dans le monde un de ces breuvages que les maîtresses de maison habiles servent chauds aux environs de Noël et dont la saveur dépend du mélange et de l’agitation convenables d’une douzaine d’ingrédients. Prenez l’un d’eux à part, il est insipide. Prenez à part Lord O., Lord A., Lord C., ou Mr. M., et chacun d’eux séparé n’est rien. Agitez-les ensemble, et ils se combinent pour donner la plus enivrante des saveurs, le plus séduisant des parfums. Cependant cette ivresse, cette séduction échappent entièrement à notre analyse. Au même instant donc, le monde est tout et le monde n’est rien. Le monde est le plus fort breuvage qui soit, et pourtant le monde n’a aucune réalité. De tels monstres sont l’affaire des romanciers et des poètes ; à force de riens, ils font des livres plus gros qu’eux ; nous leur cédons la place avec la meilleure grâce du monde.

Suivant l’exemple de nos prédécesseurs, nous dirons seulement, par suite, que la haute société, sous le règne de la Reine Anne, brillait d’un éclat sans pareil. Y être admise était le but de toute personne bien née. Les grâces y étaient suprêmes. Les pères en instruisaient leurs fils, les mères leurs filles. On ne jugeait parfaite l’éducation de ces jeunes gens des deux sexes que lorsqu’ils connaissaient à fond la science de l’attitude, l’art du salut et de la révérence, le maniement de l’épée ou de l’éventail, les soins de la bouche, le jeu de la jambe, le ploiement du genou, les diverses façons d’entrer dans un salon ou d’en sortir, enfin mille détails qui viendront aussitôt à la pensée de quiconque a jamais été dans le monde lui-même. Puisque Orlando avait mérité les louanges de la Reine Élisabeth pour sa façon de tendre une coupe d’eau de rose lorsqu’elle était un jeune garçon, on doit supposer qu’elle avait suffisamment d’expérience aujourd’hui pour affronter les juges mondains. Il est vrai que sa distraction la rendait gauche quelquefois ; elle était bien capable de penser à la poésie quand il aurait fallu penser au taffetas ; elle marchait d’une façon un peu trop dégingandée pour une femme, peut-être, et ses gestes abrupts pouvaient mettre en danger, à l’occasion, une tasse de thé.

Soit que cette légère maladresse suffît à contrebalancer la splendeur de son port, soit qu’il y eût dans son sang une goutte de trop de cette noire humeur qui courait dans les veines de toute sa race, il est certain qu’après une vingtaine de sorties dans le monde, on aurait pu déjà l’entendre murmurer (son épagneul Pippin était son unique confident) : « Quelque chose ne va pas, mais quoi ? » Ceci se passait le mardi 16 juin 1712 ; Orlando arrivait d’un grand bal à Arlington House ; c’était l’aube et Orlando retirait ses bas. « Cela m’est bien égal de ne plus voir personne de ma vie ! » cria-t-elle soudain, et elle fondit en larmes. Les amants ne lui manquaient pas, mais la vie qui, après tout, n’est pas sans importance, lui échappait. « Est-ce là, demanda-t-elle – mais il n’y avait personne pour répondre – est-ce là – elle n’en finit pas moins sa phrase – ce qu’ils appellent vivre ? » En signe de sympathie, l’épagneul tendit la patte. L’épagneul lécha Orlando. Orlando frappa l’épagneul. Orlando baisa l’épagneul. Bref, il régnait entre eux la sympathie la plus vraie qui puisse s’établir entre un chien et sa maîtresse. Mais dans ce commerce avec les animaux, il n’est pas niable que le défaut de paroles met un grand obstacle à des échanges un peu délicats. Ils agitent la queue ; ils ploient l’avant-train et bombent l’arrière ; ils se roulent, ils sautent, trépignent, gémissent, aboient, bavent, observent mille rites et inventent mille artifices, mais en vain ou presque, puisque la parole leur manque. Et voilà bien, songea Orlando en couchant doucement le chien sur le parquet, voilà bien ce que je reproche au grand monde d’Arlington House. Eux aussi agitent la queue, s’inclinent, se roulent, sautent, trépignent et bavent, mais la conversation leur reste inconnue. « Voici des mois que je vais dans le monde, dit Orlando en jetant un bas à travers la pièce, et je n’ai rien entendu que Pippin n’eût été capable d’exprimer. J’ai froid. J’ai faim. Je suis content. J’ai attrapé une souris. J’ai enterré un os. Un baiser sur mon nez, je vous prie. » C’était bien peu.

Comment Orlando avait-elle passé en si peu de temps de l’ivresse au dégoût ? On pourrait l’expliquer en supposant que ce mélange mystérieux « le monde » n’est pas bon ou mauvais en soi, mais contient un esprit volatil et puissant qui vous enivre quand vous le croyez (comme le croyait Orlando) délicieux, ou qui vous donne la migraine quand vous le croyez (comme le croyait Orlando) répugnant. Que la faculté du langage ait beaucoup à faire là-dedans, nous nous permettons d’en douter. Souvent une heure de silence est la plus exquise de toutes ; l’esprit le plus brillant peut être ennuyeux au-delà de toute expression. Mais laissons ceci aux poètes, et poursuivons notre récit.

Orlando envoya son second bas rejoindre le premier et se mit tristement au lit en jurant désormais de renoncer au monde. Mais c’était aller trop vite en besogne, comme l’avenir le montra bientôt. Dès son réveil, le lendemain matin, elle trouva sur sa table, parmi les invitations ordinaires, un billet d’une certaine grande dame, la Comtesse de R. Étant donné son serment de la veille, la seule explication que nous puissions donner de la conduite d’Orlando – en hâte elle dépêcha son courrier à R. House pour assurer la comtesse de l’immense plaisir qu’elle aurait à lui rendre visite – c’est qu’elle ressentait encore l’effet de ces trois noms mélodieux qu’avait laissé tomber dans son oreille, sur le pont de l’Enamoured Lady, le capitaine Nicolas Benedict Bartolus au moment où ils remontaient la Tamise. « Addison, Dryden, Pope », avait-il dit en montrant du doigt le Cocotier, et depuis ce jour, « Addison, Dryden, Pope », comme une incantation carillonnait dans la tête d’Orlando. Comment croire à tant de folie ? Pourtant, les faits sont là. Toute son expérience avec Nick Greene n’avait rien appris à Orlando. De tels noms exerçaient toujours sur elle la plus puissante fascination. Peut-être devons-nous croire à quelque chose, et puisque Orlando, nous l’avons dit, ne croyait pas aux divinités ordinaires, peut-être avait-elle transféré aux grands hommes sa part de crédulité. Distinguons pourtant. Les animaux, les soldats, les hommes d’État ne l’émouvaient en rien. Mais la seule pensée d’un grand écrivain suscitait dans son âme un tel élan de foi qu’elle en faisait presque un dieu invisible. En quoi son instinct, d’ailleurs, montrait du bon sens. Pour que l’âme puisse croire, sans doute faut-il que les yeux ne puissent pas voir. Sur le pont du bateau, c’est dans une sorte de vision mystique qu’Orlando avait entrevu ces grands hommes. Elle doutait que la tasse y fût vraiment en porcelaine et la gazette en papier. Lorsque Lord O., un jour, s’était vanté d’avoir dîné la veille avec Dryden, elle n’en avait pas cru un traître mot. Or, le salon de Lady R. avait la réputation d’être une antichambre du saint des saints où vivait le génie ; c’était là qu’hommes et femmes se réunissaient pour balancer des encensoirs et entonner des hymnes devant le buste du grand homme trônant dans une niche. Parfois le Dieu daignait apparaître en personne. Seules des intelligences éminentes étaient admises dans cette chapelle où l’on ne disait rien, paraît-il, qui ne fût spirituel.

Quel n’était donc pas le trouble d’Orlando lorsqu’elle entra dans le salon ! Elle trouva la compagnie déjà rassemblée en demi-cercle autour du feu. Lady R., une assez vieille dame au teint foncé avec une mantille de dentelle noire sur la tête, était assise dans un grand fauteuil au centre. Ainsi, quoique dure d’oreille, elle pouvait diriger la conversation tant à sa droite qu’à sa gauche. Tant à sa droite qu’à sa gauche étaient assis des hommes et des femmes de la plus haute distinction. Tous les hommes, disait-on, avaient été premiers ministres, et toutes les femmes, murmurait-on, avaient eu un roi pour amant. À coup sûr, tous étaient brillants, tous étaient fameux. Orlando salua très bas sans mot dire, et s’assit… Trois heures après, elle fit une profonde révérence et sortit.

Mais enfin, dira le lecteur exaspéré, que se passa-t-il entre-temps ? En trois heures, de si grands esprits n’ont pu que tenir les propos les plus spirituels, les plus profonds, les plus intéressants du monde. On serait tenté de le croire. Mais en fait ils ne dirent rien. C’est là une caractéristique curieuse qu’ont toujours partagée les plus brillantes sociétés du monde. La vieille Madame du Deffand et ses amis ont parlé pendant cinquante ans sans arrêt. Et qu’en reste-t-il ? Peut-être trois mots spirituels. Nous sommes donc libres de croire soit qu’on ne disait rien chez Madame du Deffand, soit qu’on n’y disait rien de spirituel, soit enfin que les trois paroles spirituelles durèrent dix-huit mille deux cent cinquante soirées, ce qui ne laisse pas beaucoup d’esprit à la part de chacune.

La vérité paraît être – si nous osons nous servir d’un tel mot pour un pareil sujet – que tous ces petits cercles vivent sous un enchantement. L’hôtesse est notre sibylle moderne. C’est une sorcière qui jette un charme sur ses invités. Dans telle maison, ils se croient heureux ; dans telle autre, spirituels ; dans une troisième, profonds. Ce sont autant d’illusions – que je ne songe pas à blâmer le moins du monde, car les illusions sont les choses les plus précieuses et les plus nécessaires de la vie, et la femme qui peut en créer une compte parmi les grandes bienfaitrices de l’humanité. Mais chacun sait que les illusions sont réduites en poudre lorsqu’elles se heurtent à la réalité : il s’ensuit donc qu’aucun bonheur réel, aucun esprit réel, aucune profondeur réelle ne sont tolérés dans les lieux où l’illusion règne. Ceci explique pourquoi Madame du Deffand n’a pas tenu plus de trois propos spirituels en cinquante ans. Si elle en avait tenu davantage, son cercle eût été détruit. Le mot d’esprit, en quittant ses lèvres, fauchait toute la conversation courante comme un boulet de canon fauche les fleurs des prés. Son fameux « mot de Saint-Denis » roussit jusqu’à l’herbe. Le désenchantement et le désespoir le suivirent. Pas une parole ne fut prononcée. « Par Dieu, Madame, épargnez-nous un autre mot semblable », crièrent plus tard ses amis, d’un seul accord. Et elle obéit. De presque dix-sept ans elle ne dit plus rien de mémorable et tout alla le mieux du monde. La belle et bonne douillette de l’illusion protégea son salon comme elle protégeait celui de Lady R. Les fidèles se croyaient heureux, se croyaient spirituels, se croyaient profonds, et puisqu’ils le croyaient, d’autres le croyaient encore plus fermement. Ainsi s’était accréditée la légende que le salon de Lady R. était un lieu de délices incomparables ; tous enviaient ceux qui avaient le bonheur d’y être admis ; et ceux-là s’enviaient eux-mêmes parce que les autres les enviaient. Un tel enchaînement n’a pas de fin – hormis celle que nous allons rapporter.

Un jour, en effet, un incident survint. Orlando, qui était là environ pour la troisième fois, avait encore l’illusion qu’elle écoutait les épigrammes les plus brillantes du monde ; en fait, le vieux général C. était tout bonnement en train de raconter avec force détails comment la goutte avait passé de sa jambe gauche à sa jambe droite, et Mr. L. se contentait de l’interrompre à chaque nom propre. « R. ? Oh ! je connais Billy R. comme ma poche. S. ? Mon meilleur ami. T. ? J’ai passé quinze jours avec lui dans le Yorkshire » – ce qui, par la vertu de l’illusion, apparaissait à tous comme les reparties les plus spirituelles, les réflexions morales les plus pénétrantes, et suscitait dans le salon un bruyant enthousiasme, quand soudain la porte s’ouvrit et livra passage à un petit homme dont Orlando ne saisit pas le nom. Bientôt elle fut envahie par une sensation curieusement désagréable. Les visages environnants lui apprirent qu’elle n’était pas la seule à ressentir cette gêne. Quelqu’un se plaignit d’un courant d’air. Un chat devait être caché sous le sofa, gémit la Marquise de C. On eût dit que leurs yeux, après un rêve exquis, s’ouvraient peu à peu pour voir un broc minable et une contrepointe sale. On eût dit que les vapeurs grisantes d’un vin délicieux lentement s’échappaient de leurs cerveaux. Le général parlait toujours, et Mr. L. se souvenait encore. Mais, de plus en plus, tous voyaient le cou apoplectique de l’un et la calvitie de l’autre. Quant à leurs propos – on ne pouvait rien imaginer de plus ennuyeux, de plus trivial. L’énervement devint général ; les dames, sous la protection de leurs éventails, bâillèrent. À la fin, Lady R. tapota sèchement, du sien, le bras de son fauteuil. Les deux causeurs se turent.

Alors le petit homme dit,

Il dit ensuite,

Il dit enfin(8).

Ces mots éclataient d’esprit vrai, de vraie sagesse, de vraie profondeur. Ils épouvantèrent l’auditoire. Un seul eût été bien assez pénible ; mais trois, coup sur coup, le même soir ! Pas un salon ne pouvait y survivre.

« Mr. Pope, dit la vieille Lady R. d’une voix qui tremblait de rage sarcastique, vous vous plaisez à montrer de l’esprit. » Le visage de Mr. Pope s’empourpra. Personne ne dit mot. Un silence mortel pesa sur l’assistance pendant vingt minutes. Puis, un à un, les fidèles se levèrent pour s’éclipser. Après une telle aventure, il était douteux qu’ils revinssent jamais. On pouvait entendre les porte-flambeaux appeler leurs carrosses jusqu’au bas de South Audley Street. Les portières battirent, le roulement des roues s’éloigna. Dans l’escalier, Orlando se trouva près de Mr. Pope. Son corps maigre et tordu était secoué d’émotions diverses. Ses yeux décochaient à la fois des traits de malice, de rage, de triomphe, d’esprit et de terreur (car il tremblait comme une feuille). Il avait l’air d’un reptile prêt à la détente avec le feu d’une topaze au front. Au même instant une étrange tempête d’émotions ballottait l’âme de la malheureuse Orlando. Elle était encore sous l’effet du désenchantement qui l’avait assaillie moins d’une heure auparavant : sous de tels chocs l’esprit titube. Tout prend une apparence dix fois plus triste et plus dénudée. C’est à de tels moments que l’esprit humain court les plus grands dangers, que des femmes prennent le voile, des hommes la tonsure. C’est à de tels moments que des riches font donation de tous leurs biens, et que des hommes heureux se tranchent la gorge avec un couteau à découper. Orlando aurait fait tout ceci de bon cœur, mais elle pouvait prendre un parti plus casse-cou encore, et elle le prit. Elle invita Mr. Pope à l’accompagner chez elle.

Car s’il faut être casse-cou pour entrer sans arme dans l’antre d’un lion, casse-cou pour affronter l’Atlantique dans une barque à rames, casse-cou pour jouer à cloche-pied au sommet de Saint-Paul, il faut l’être encore davantage pour rentrer chez soi en tête à tête avec un poète. Un poète combine en lui l’Atlantique et le lion. L’un nous noie et l’autre nous mord. Si nous échappons aux dents, nous succombons aux vagues. Un homme qui détruit les illusions est à la fois bête sauvage et flot. Les illusions sont à l’âme ce que l’atmosphère est à la terre. Détachez cette pellicule d’air tendre, et la plante meurt, la couleur se fane. La terre sur laquelle nous marchons n’est qu’un mâchefer : nous foulons de la marne, et des cailloux aigus nous déchirent les pieds. La vérité nous anéantit. La vie est un rêve. C’est le réveil qui nous tue. Qui nous vole nos rêves nous vole notre vie… (et cela peut continuer pendant six pages si vous le désirez ; mais c’est un style bien ennuyeux, autant l’abandonner).

À ce compte, Orlando aurait dû être réduite en cendres quand le carrosse s’arrêta devant sa maison de Blackfriars. Si elle en sortit, épuisée de fatigue il est vrai, mais encore de chair et d’os, ce ne fut que grâce à un fait sur lequel nous avons attiré déjà l’attention du lecteur. Moins clair nous voyons, et plus nous croyons. Or, les rues qui vont de Mayfair à Blackfriars étaient à cette époque fort mal éclairées. C’était mieux, il est vrai, qu’au siècle d’Élisabeth. Car alors le voyageur nocturne devait se fier aux étoiles ou à la torche rougeoyante d’un veilleur de nuit pour éviter de se rompre le col dans les sablières de Park Lane ou de s’égarer dans les bois de chênes labourés par les sangliers, sur la route de Tottenham Court. Mais tout de même l’éclairage était loin encore de la perfection moderne. Tous les deux cents mètres environ vacillait la lampe à huile d’un réverbère, mais les intervalles étaient, sur presque toute leur longueur, d’un noir de poix. Ainsi, pendant dix minutes Orlando et Mr. Pope étaient dans l’ombre ; puis, pendant une demi-minute, dans la lumière. Ces oscillations firent naître en Orlando un étrange état d’âme. À mesure que s’évanouissait la lumière, elle sentait un baume exquis l’envahir tout entière. « En vérité, c’est un grand honneur pour une jeune femme d’être en voiture avec Mr. Pope », pensait-elle bientôt en considérant de profil le nez de son voisin. « Je suis bénie entre toutes les femmes. À un demi-pouce de moi – en vérité je sens les rubans de son genou qui se pressent contre ma cuisse – est le plus grand génie de ce Royaume, Dominions inclus. Les siècles futurs penseront à nous avec curiosité et m’envieront furieusement. » Mais voici qu’approchait un nouveau réverbère. « Sotte que je suis, pensait-elle. La renommée et la gloire ne sont rien. Les siècles à venir se soucieront bien de moi et de Mr. Pope ! Et qu’est-ce qu’un « siècle », vraiment ? Et qu’est-ce que « nous » ? » Cette traversée de Berkeley Square ressemblait aux tâtonnements de deux fourmis aveugles un instant réunies par le hasard, sans intérêt ni but commun, dans le noir d’un désert. Orlando frissonnait. Mais de nouveau revenait l’ombre. L’illusion renaissait. « Comme son front est noble ! » pensait-elle (en prenant dans l’obscurité la bosse d’un coussin pour le front de Mr. Pope). « Quel poids de génie dans ce crâne ! Que d’esprit, de sagesse et de vérité ! Rien ne lui manque, en fait, de tous ces trésors qui ont pour les hommes plus de prix que la vie même. Vous êtes la seule lampe éternelle. Sans vous, l’humain pèlerinage s’accomplirait dans une ombre funeste (à ce moment, le carrosse roula dans une ornière de Park Lane et fit une embardée terrible). Sans génie à coup sûr, nous verserions, c’en serait fait de nous. Oh ! le plus auguste, le plus lumineux des phares ! » – Orlando apostrophait en ces termes la bosse du coussin lorsque la voiture passa sous l’un des réverbères de Berkeley Square. L’erreur fut dissipée. Mr. Pope avait un front comme tout le monde. « Petit misérable, pensa Orlando, voilà donc comme tu m’as trompée. J’ai pris cette bosse pour ton front. Quand on peut te voir clairement, quelle ignominie ! Quelle bassesse ! Maladif et mal bâti, je ne vois rien à vénérer en toi, mais fort à plaindre et fort à mépriser. »

Mais l’ombre revint et la colère d’Orlando changea d’objet quand elle ne vit plus que les genoux du poète.

« Que dis-je ? C’est moi qui suis une misérable », réfléchit-elle lorsqu’ils furent plongés de nouveau dans une obscurité complète. « Si vil que vous soyez, ne suis-je pas plus vile encore ? C’est vous qui me nourrissez, qui me protégez ; vous êtes l’épouvante des bêtes fauves et la terreur des tribus barbares ; vous avez tissé pour moi des habits avec les fils du ver à soie et des tapis avec la laine des troupeaux. Et si j’ai besoin d’adorer, n’avez-vous pas mis dans le ciel à mon intention votre propre image ? Ne trouvé-je pas partout la marque de votre sollicitude ? Quelle humilité, quelle gratitude, quelle docilité ne vous dois-je point en échange ? Je veux passer ma vie à vous servir, vous honorer, et vous obéir avec joie. »

À peine avait-elle achevé ce discours que le carrosse atteignit l’énorme réverbère au coin de ce qui est aujourd’hui Piccadilly Circus. La lumière éblouit Orlando et soudain elle vit, outre quelques créatures dégradées de son propre sexe, deux misérables nains perdus dans un désert affreux. Ils étaient également nus, solitaires, sans armes et impuissants à se porter un mutuel secours. Chacun avait assez d’ouvrage à s’occuper de son salut. Regardant Mr. Pope en plein visage : « Je ne puis pas plus vous adorer, pensa Orlando, que vous ne pouvez me protéger : ce sont là deux folies également vraies. La lumière de la vérité tombe sur nous avec une crudité impitoyable, et la lumière de la vérité nous va diablement mal à tous les deux. »

Comme de juste, pendant tout ce temps, ils n’avaient pas cessé d’échanger des propos agréables, selon l’usage des personnes bien nées et de bonne éducation, sur l’humeur de la Reine et la goutte du Premier Ministre, tandis que le carrosse, passant de l’ombre à la lumière, descendait Haymarket, suivait le Strand, remontait Fleet Street, et atteignait enfin la maison d’Orlando à Blackfriars. Depuis quelques instants déjà, les intervalles séparant les réverbères étaient mieux éclairés, et les réverbères éclairaient moins : l’aube venait de naître ; et ce fut dans la lumière égale mais confuse d’un matin d’été, au moment où tout est visible mais où rien ne l’est distinctement, qu’ils descendirent de carrosse, Mr. Pope offrant l’appui de sa main à Orlando et Orlando priant Mr. Pope, avec une révérence, de la précéder dans son hôtel, sans omettre le moindre rite de la civilité gracieuse.

Il ne faudrait pas déduire du passage précédent que le génie (il est vrai que ce mal a disparu des Îles Britanniques, feu Lord Tennyson, dit-on, ayant été le dernier à en souffrir) brille toujours d’un éclat égal ; s’il en était ainsi tout serait clair pour nous, et nous courrions le risque d’être brûlés vifs. Le génie fonctionne plutôt à la façon d’un phare qui jette un rayon, puis s’arrête pendant un certain temps ; seulement, plus capricieux dans ses manifestations, il peut lancer six ou sept éclairs coup sur coup (comme avait fait Mr. Pope cette nuit) et puis rentrer dans l’ombre pour une année ou pour toujours. Il est donc impossible de se guider d’après ses rayons, et les hommes de génie, dit-on, quand ils sont dans leur série noire, ne se distinguent pas du commun des mortels.

Ce fut une déception pour Orlando, mais un bonheur aussi. Car à partir de cette nuit elle vécut souvent dans la société d’hommes de génie. Et ils n’étaient pas si différents de nous qu’on aurait pu le croire. Addison, Pope, Swift, se révélèrent amateurs de thé. Ils aimaient les berceaux de verdure. Ils collectionnaient de petits morceaux de verre colorés. Ils adoraient les grottes. Les honneurs ne leur étaient pas désagréables. Les louanges leur étaient délicieuses. Ils portaient des habits tantôt gris, tantôt prune. Mr. Swift avait une belle canne de Malacca. Mr. Addison parfumait ses mouchoirs. Mr. Pope souffrait de maux de tête. Un peu de commérage ne leur faisait pas peur. Ils n’étaient pas, d’ailleurs, sans avoir leurs jalousies. (Nous notons ici au hasard quelques réflexions qui se présentèrent pêle-mêle à l’esprit d’Orlando.) D’abord elle s’en voulut de prendre garde à ces bagatelles et résolut de noter sur un cahier les discours mémorables de ces grands hommes ; mais la page demeura vide. Peu à peu, cependant, Orlando reprit son entrain ; déchira les cartes d’invitation aux réunions mondaines ; garda ses soirées libres ; attendit avec impatience la visite de Mr. Pope, de Mr. Addison, de Mr. Swift, etc. Si le lecteur veut bien consulter The Rape of the Lock ou le Spectator ou Les Voyages de Gulliver, il comprendra précisément ce que peuvent signifier ces mots mystérieux. En vérité, biographes et critiques pourraient s’épargner toute leur peine si les lecteurs voulaient bien suivre ce conseil. Car, lorsque nous lisons :

Si de la chaste Diane on a brisé les Vœux,

Ou fêlé par mégarde un Vase précieux,

Entaché son Honneur, gâté sa Brocatelle,

Oublié sa Prière ou son Loup de dentelle,

Perdu son Cœur, un Soir, ou ses perles, au Bal.

Mr. Pope en personne est devant nous, nous voyons frétiller sa langue comme celle d’un lézard, nous voyons ses yeux jeter des éclairs, et sa main trembler ; nous savons comment il aimait, comment il mentait, comment il souffrait. Bref, tous les secrets d’une âme d’écrivain, toutes les expériences de sa vie, toutes les qualités de son esprit, éclatent dans ses œuvres, et cependant il nous faut encore les gloses du critique et les récits des biographes. Le temps pèse bien lourd aux hommes : c’est la seule explication possible de telles monstruosités.

Pour nous, ayant lu une page ou deux du poème de Mr. Pope, nous savons exactement pourquoi Orlando le trouvait si amusant et si effrayant à la fois, pourquoi elle avait les joues si brûlantes et les yeux si brillants cet après-midi.

Mrs. Nelly frappa : Mr. Addison demandait à être introduit auprès de Madame. À ces mots, Mr. Pope se leva avec un sourire oblique, prit congé et s’en fut en boitillant. Mr. Addison entra. Pendant qu’il prend un siège, lisons le passage suivant du Spectator :

« Je tiens la femme pour un bel animal romanesque que l’on peut orner de fourrures et de plumes, de perles et de diamants, de métaux et de soieries. Le lynx, humblement, lui offrira sa peau pour une palatine. Le paon, le perroquet, le cygne s’associeront pour lui faire un manchon ; on fouillera la mer pour des coquilles, les roches pour des gemmes, et tous les règnes de la nature contribueront à l’embellissement d’un être qui en est l’ouvrage le plus achevé. Tout ceci je le passe aux femmes, mais pour ce jupon dont je vous parlais tout à l’heure, je n’y puis consentir, et je n’y consentirai point. »

Nous tenons notre auteur, tricorne et tout, au creux de notre paume. Une fois de plus, examinez-le sous la loupe. Ne voyez-vous pas, avec une netteté prodigieuse, jusqu’aux plis de son bras ? N’avez-vous pas devant les yeux les moindres rides, les moindres pentes de son esprit, sa bénignité, sa timidité, son urbanité, jusqu’au fait qu’il épousa une comtesse et mourut, à la fin, de façon très respectable ? Tout est parfaitement clair. Mais à peine Mr. Addison a-t-il dit son mot qu’on cogne à la porte, et Mr. Swift, qui a toujours eu ces façons tranchantes, entre sans se faire annoncer. Un moment, je vous prie ! Où sont Les Voyages de Gulliver ? Les voici ! Lisons un passage du Voyage chez les Houyhnms :

« Je jouissais alors d’une parfaite Santé de Corps et d’une entière Tranquillité d’Esprit ; je n’avais à souffrir ni la Trahison ou l’Inconstance d’un Ami, ni les violences d’un Ennemi avoué ou secret. Je n’étais pas contraint par Vénalité, Flatterie ou Maquerellage d’acquérir la Faveur d’un Grand ou de son Mignon. Je n’avais besoin d’aucune Barrière contre l’Oppression ou le Vol, Là, pas de Médecin pour détruire mon corps, ni d’Avocat pour ruiner ma Fortune ; pas d’Espion pour guetter mes Paroles, mes Actes, et forger contre moi des Accusations pour de l’Argent ; pas de Railleurs, de Censeurs, de Calomniateurs, de Voleurs, de Bandits, de Cambrioleurs, de Juges, de Maquereaux, de Bouffons, de Pipeurs, de Politiciens, de Beaux-Esprits, pas de Bavards suant l’Ennui… »

Arrêtez, arrêtez, de grâce ! Cette grêle de mots va nous écorcher vifs, et vous-même à la suite. Rien de plus cru que la violence de cet homme. Il est si rude et pourtant si propre ; si brutal et pourtant si bon ! Lui qui méprise le monde entier, le voici qui câline une petite fille ; il finira – qui en doute ? dans un asile de fous.

Orlando donc leur versait du thé et parfois, quand il faisait beau, les emmenait chez elle, à la campagne, où elle les traitait royalement dans la Salle Ronde ; elle y avait pendu tous leurs portraits en cercle ; ainsi Mr. Pope ne pouvait l’accuser d’avoir donné la priorité à Mr. Addison ou réciproquement. Ils étaient fort spirituels d’ailleurs (mais leur esprit est tout entier dans leurs livres) et ils enseignèrent à Orlando l’essentiel du style qui est d’avoir toujours un ton de voix naturel. C’est une qualité qui ne s’acquiert que par l’oreille : sans cette éducation directe, il est vain de chercher à l’imiter ; l’habile Greene lui-même n’y parviendrait pas ; cette vague de naturel naît de l’atmosphère, frôle les meubles de sa volute, roule, s’évanouit ; nul ne la ressaisira jamais, et moins que personne ceux qui, un demi-siècle plus tard, dressent l’oreille et s’efforcent. Orlando l’apprit simplement en écoutant se nuancer la voix de ses hôtes ; son propre style changea ; elle écrivit des vers coulants, fort spirituels, et en prose traça quelques portraits. Tandis qu’elle apprenait ainsi à mieux écrire, elle prodiguait son vin, glissait sous l’assiette de ses compagnons, à dîner, quelques billets de caisse qu’ils prenaient fort aimablement, agréait leurs dédicaces, et se jugeait hautement honorée par cet échange.

Ainsi les jours fuyaient et l’on pouvait souvent entendre Orlando se dire à elle-même, avec une emphase peut-être un tantinet suspecte : « Par mon âme, quelle vie ! » (car elle était toujours à la recherche de cette denrée). Mais les circonstances la forcèrent bientôt à considérer les choses de plus près.

Un jour, elle versait du thé à Mr. Pope ; celui-ci (comme n’importe qui peut le devenir d’après les vers cités plus haut), tout contracté dans son fauteuil, l’observait de ses yeux brillants.

« Seigneur, pensa-t-elle en levant les pinces à sucre, comme les femmes des siècles futurs m’envieront ! Et pourtant » – elle s’arrêta, car il fallait s’occuper de Mr. Pope. Et pourtant – complétons sa pensée – lorsque quelqu’un dit : « Comme les siècles futurs m’envieront ! » on peut être sûr qu’il se sent tout à fait mal à l’aise dans le présent. Cette vie était-elle aussi amusante, aussi flatteuse, aussi glorieuse en réalité qu’après avoir passé entre les mains des mémorialistes ? D’abord, Orlando détestait positivement le thé ; en second lieu, l’intelligence, si divine, si adorable qu’elle soit, a l’habitude de loger dans les plus éreintées des carcasses où elle a bientôt dévoré les autres vertus humaines, si bien que, souvent, là où l’Esprit est le plus développé, le Cœur, les Sens, la Grandeur d’âme, la Charité, la Tolérance, la Bienveillance, etc., n’ont pas la place de respirer. Ajoutez à ceci la haute opinion que les poètes ont d’eux-mêmes et la basse opinion qu’ils ont des autres ; les inimitiés, les guerres, les envies, les disputes où ils sont engagés sans cesse ; la volubilité qu’ils mettent à en faire part ; la rapacité avec laquelle ils exigent votre sympathie ; et vous verrez qu’en somme (disons-le à voix basse de peur que les beaux esprits ne nous entendent), il est plus difficile, plus pénible même de servir le thé qu’on ne le croit généralement. Mais ce n’est pas tout : il y a encore (de nouveau nous allons baisser la voix de peur que les femmes ne nous entendent) le petit secret que les hommes se transmettent ; Lord Chesterfield l’a murmuré à l’oreille de son fils avec la recommandation expresse de n’en rien dire : « Les femmes ne sont que de grands enfants… Un homme de bon sens batifole avec elles, joue, plaisante et les flatte, mais rien de plus. » Comme les enfants entendent toujours ce qu’on veut leur cacher (fussent-ils même de grands enfants), le secret a dû transpirer, et la cérémonie du thé en devient d’autant plus curieuse. Une femme sait fort bien que même si un bel esprit lui envoie ses poèmes, loue son jugement, sollicite ses critiques et boit son thé, ceci ne signifie pas le moins du monde qu’il respecte ses opinions, qu’il admire son intelligence, et se refusera le plaisir, puisque la rapière n’est pas admise, de la transpercer avec sa plume. Si bas que nous le murmurions, tout ceci, dis-je, doit avoir fui par quelque fente ; si bien que, même avec le pot de crème en suspens et les pinces à sucre au bout des doigts, il peut arriver aux dames de s’énerver quelque peu, de regarder quelque peu par la fenêtre, de bâiller quelque peu, et – ploc ! – de laisser tomber d’assez haut – comme fit Orlando ce jour-là – le sucre dans le thé de Mr. Pope. Nul mortel ne fut jamais plus prompt à soupçonner une insulte et plus rapide à se venger que Mr. Pope. Il se tourna vers Orlando et lui décocha aussitôt l’original d’un trait fameux qu’on trouvera dans ses Portraits de femmes. Il devait par la suite le polir longuement mais la version première était déjà assez piquante. Orlando reçut le trait avec une révérence. Mr. Pope prit congé avec un salut. Orlando, pour rafraîchir ses joues, – elle avait vraiment l’impression que ce petit homme l’avait giflée – s’en fut errer dans le bocage de noisetiers au fond du jardin. La brise fraîche agit bientôt sur elle. À son étonnement Orlando découvrit qu’elle était fort soulagée de se trouver seule. Elle regarda les joyeuses batelées qui remontaient la rivière à a rame. Sans aucun doute ce spectacle lui remit à l’esprit un ou deux incidents de sa vie passée. Elle s’assit et médita profondément sous un saule magnifique. Elle demeura là jusqu’au moment où les étoiles apparurent dans le ciel. Alors elle se leva, prit le chemin du retour, entra dans sa maison, alla droit à sa chambre et verrouilla la porte. Puis elle ouvrit un placard où pendaient encore un grand nombre des habits qu’elle avait portés jadis quand elle était un jeune homme élégant, et choisit un costume de velours noir richement orné de dentelles vénitiennes. Il était un peu passé de mode, à vrai dire, mais il lui allait à la perfection et lui donnait l’exacte silhouette d’un jeune Lord. Elle fit un tour ou deux devant le miroir pour s’assurer que les jupes ne lui avaient pas fait perdre l’aisance de ses jambes et sortit secrètement.

C’était une belle nuit du début d’avril. Les lueurs de milliers d’étoiles fondues dans la clarté d’une lune en croissant, encore renforcée par les réverbères, créaient une lumière infiniment seyante à la silhouette humaine et à l’architecture de Mr. Wren. Une exquise tendresse estompait les formes : elles semblaient toujours sur le point de se dissoudre, et toujours une goutte d’argent leur rendait à la fois l’acuité et la vie. Voilà l’image de la conversation, songea Orlando (en se laissant aller à une absurde rêverie), voilà l’image de la société, de l’amitié, de l’amour tels qu’ils devraient être. Car, Dieu sait pourquoi, au moment où nous venons de perdre toute foi dans les relations humaines, une composition purement fortuite d’arbres et de granges, une meule, une charrette soudain nous offrent un symbole si parfait de l’idéal inaccessible, que nous nous remettons à chercher. Tout en faisant ces réflexions, Orlando entra dans Leicester Square. Les édifices y avaient une symétrie aérienne, et pourtant exacte, inconnue dans le jour. Le dais du ciel paraissait un lavis adroitement passé dans le contour des cheminées et des toitures. Au centre du square, sous un platane, une jeune femme assise dans une pose abattue, un bras pendant, l’autre posé sur ses genoux, semblait l’image même de la simplicité, de la grâce et de la désolation. Orlando la salua d’un geste large comme fait un galant qui présente en public ses respects à une élégante. La jeune femme leva la tête. La perfection en était exquise. La jeune femme leva les yeux. Orlando les vit briller d’un éclat qui resplendit parfois sur les théières mais rarement dans un visage humain. À travers ce glacis d’argent, la jeune femme laissa monter vers lui (car il était un homme pour elle) un regard d’appel, d’espoir, d’appréhension, de crainte. Elle se leva ; elle accepta son bras. Car – est-il besoin d’insister ? – elle était de celles qui, le soir venu, fourbissent leurs charmes pour l’étalage commun où ils attendront, à leur place, le plus haut acheteur. La jeune femme conduisit Orlando à la chambre où elle logeait dans Gerrard Street. Quand il la sentit à son bras, légèrement appuyée et pourtant suppliante, Orlando retrouva les sentiments qui conviennent à l’homme. Elle en eut l’apparence, les impressions et les paroles. Mais comme elle avait été femme elle-même, et très récemment, Orlando soupçonna que la timidité de cette fille, ses réponses hésitantes, sa gaucherie pour faire tourner la clef dans la serrure, le drapé de sa cape et la langueur de son poignet n’étaient affichés que pour complaire sa propre virilité. Ils montèrent l’escalier, et les soins qu’avait pris cette pauvre créature pour orner sa chambre et pour cacher le fait qu’elle n’avait pas d’autre pièce, pas un instant ne trompèrent Orlando. La feinte éveilla son mépris, la vérité sa pitié. À voir ainsi le comique transparaître derrière le tragique, et réciproquement, Orlando finit par ne plus savoir si elle devait rire ou pleurer. Cependant Nell – c’était le nom de la jeune femme, – avait déboutonné ses gants, tout en cachant soigneusement le pouce gauche qui aurait eu besoin d’une reprise, puis s’était retirée derrière un écran. Elle devait mettre du rouge à ses joues, arranger ses vêtements, enrouler autour de son cou un foulard propre. Elle ne cessait de bavarder comme font les femmes pour amuser leurs amoureux, mais Orlando eût juré, d’après le ton de sa voix, qu’elle pensait à autre chose. Lorsque tout fut à point, elle ressortit, prête – mais la patience d’Orlando était à bout. Partagée entre la colère, l’amusement et la pitié, elle jeta le masque et avoua qu’elle était une femme.

À ces mots, Nell partit d’un éclat de rire qu’on aurait pu entendre de l’autre côté de la route.

« Eh bien, ma chère, dit-elle quand elle fut remise, je ne suis pas fâchée de l’apprendre. Car je vous flanque mon billet (avec quelle rapidité, en découvrant qu’elles étaient du même sexe, elle avait changé de manières, abandonné ses façons plaintives et suppliantes !) je vous flanque mon billet que les hommes, ce soir, me portaient sur les nerfs. Quelle poisse ! » Sur quoi elle attisa le feu, fit flamber un bol de punch et fit à Orlando le récit de sa vie entière. Mais c’est la vie d’Orlando qui nous occupe pour l’instant : il est donc inutile de rapporter ici les aventures de cette autre dame, mais à coup sûr jamais Orlando n’avait vu les heures passer si vite ni si joyeusement. Pourtant Mrs. Nell n’avait pas une paillette d’esprit dans la tête, et quand le nom de Mr. Pope vint dans la conversation, elle demanda innocemment si c’était un parent de Pope, le perruquier de Jermyn Street. Cependant le charme du naturel, l’attrait de la beauté sont si forts que le récit de la pauvre fille, tout entrelardé d’expressions populacières eut pour Orlando la saveur d’un vin, après les belles phrases qu’elle avait coutume d’entendre, et elle finit par conclure que le mépris de Mr. Pope, la condescendance de Mr. Addison et le secret de Lord Chesterfield lui gâteraient toujours un peu la société des beaux esprits sans qu’elle cessât pour cela d’admirer profondément leurs œuvres.

Ces pauvres créatures, apprit-elle (car Nell lui fit connaître Prue, et Prue Kitty, et Kitty Rose), formaient une société à elles : Orlando y fut bientôt admise. Chacune faisait le récit des aventures qui l’avaient enfin jetée dans sa condition présente. Plusieurs d’entre elles étaient filles naturelles de comtes, et l’une même était plus proche qu’il n’aurait fallu sans doute, de la personne royale. Aucune n’était trop misérable ou trop pauvre pour n’avoir pas dans sa poche quelque mouchoir ou quelque anneau qui lui tenait de pedigree. Elles s’asseyaient donc autour du bol de punch qu’Orlando s’était chargée d’emplir généreusement, et l’on racontait là maintes bonnes histoires, et l’on échangeait là maintes remarques plaisantes, car, lorsque les femmes se réunissent, – mais, chut ! – elles prennent toujours garde que les portes soient bien fermées et que pas un mot de leur conversation ne soit imprimé. Elles n’ont qu’un désir, c’est – chut ! vous dis-je – c’est bien un pas d’homme qu’on entend dans l’escalier ? Nous allions avouer quel est leur seul désir quand l’arrivée de ce monsieur nous a ôté les mots de la bouche. Les femmes n’ont pas de désir, dit ce monsieur, entrant dans le parloir de Nell ; rien que des affectations. Sans désirs (Nell lui a donné ce qu’il demandait et il est parti), leur conversation ne peut avoir d’intérêt pour personne. « Chacun sait », écrit Mr. S. W., « que, quand les hommes ne sont pas là pour les stimuler, les femmes ne trouvent plus rien à se dire. Seules, elles ne parlent pas, elles égratignent. » Mais on ne s’égratigne pas indéfiniment ; si donc les femmes ne peuvent pas causer ensemble et si, comme chacun sait (Mr. T. R. l’a prouvé), « incapables de toute affection pour des personnes de leur sexe, elles se détestent réciproquement », que peuvent bien faire les femmes lorsqu’elles se réunissent ?

Mais ce n’est pas une question qui mérite l’attention d’un homme raisonnable : nous autres, biographes, qui partageons avec les historiens le privilège de n’avoir point de sexe, passons outre, et, après avoir noté simplement qu’Orlando trouvait de grands charmes à la compagnie des femmes, laissons à ces messieurs le soin de prouver, comme ils aiment tant le faire, que c’est une chose impossible.

Rendre un compte exact et minutieux de la vie d’Orlando à cette époque, devient de plus en plus malaisé. En vain nous fouillons l’ombre, en vain nous tâtonnons dans les cours mal éclairées, mal pavées, mal aérées que l’on trouvait alors aux environs de Gerrard Street et de Drury Lane : si parfois nous croyons voir passer Orlando, c’est pour la reperdre aussitôt. Les difficultés sont encore accrues par le fait qu’elle prit à ce moment l’habitude de changer d’habits suivant qu’elle jugeait commode de paraître homme ou femme. C’est ainsi qu’elle est souvent mentionnée dans les mémoires de l’époque sous le nom de Lord un tel qui en fait était son cousin. On lui attribue les traits de générosité d’Orlando et jusqu’à ses poèmes. Il ne semble pas qu’elle ait éprouvé la moindre difficulté à jouer ces différents rôles : en fait la nature de son sexe changeait plus fréquemment que ne peuvent l’imaginer ceux qui ont toujours porté un seul genre d’habits ; il est très certain qu’elle récolta ainsi double moisson ; les plaisirs de la vie furent accrus pour elle, et ses expériences multipliées. Elle échangeait contre la rigueur des pantalons la séduction des jupons, et connaissait la joie d’être aimée des deux sexes également.

Un croquis rapide de sa journée nous la montrerait donc, au matin, parmi ses livres, dans une robe de Chine d’un genre ambigu ; puis, dans le même costume, en train de recevoir un ou deux protégés (car elle payait plusieurs douzaines de pensions) ; après quoi elle faisait un tour dans le jardin, grimpait sur les noisetiers, et les culottes courtes devenaient indispensables ; elle les quittait pour mettre la robe de taffetas fleuri qu’exigeaient une promenade en voiture à Richmond et les propositions de mariage de quelque noble gentilhomme ; de retour à la ville elle endossait une robe couleur tabac comme en portent les hommes de loi, et s’en allait dans les cours de justice voir ce qu’il advenait de ses procès car sa fortune se dissipait d’heure en heure sans qu’une décision parût plus proche qu’un siècle auparavant ; enfin, lorsque la nuit tombait, le plus souvent muée de pied en cap en noble gentilhomme, Orlando courait la ville à la recherche des aventures.

Lorsqu’elle rentrait de ces expéditions – la gazette du temps fourmille à ce propos d’anecdotes où l’on voit Orlando se battre en duel, commander une frégate du Roi, danser nue sur un balcon, et s’enfuir avec une certaine dame aux Pays-Bas où le mari, dit-on, les suivit (mais qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? Nous nous refusons à l’examiner) – lorsqu’elle rentrait, disions-nous, de ces divertissements, quels qu’ils fussent, elle se plaisait quelquefois à passer sous les fenêtres d’un café où elle pouvait voir sans être vue les beaux esprits du temps, et imaginer à sa fantaisie, d’après leurs gestes, les propos sages, spirituels ou malicieux qu’ils tenaient sans doute, mais dont elle n’entendait pas le premier mot ; ce qui était peut-être un avantage ; c’est ainsi qu’un soir elle se tint peut-être une demi-heure à regarder sur une jalousie trois ombres qui buvaient du thé à la même table dans une maison de Bolt Court.

Jamais comédie ne fut aussi intéressante. Orlando aurait voulu crier bravo ! bravo ! N’était-ce pas, en effet, le plus beau des drames… une page déchirée au plus épais du roman humain ? Il y avait la petite ombre aux lèvres boudeuses qui frétillait sur sa chaise, inquiète, trépidante, empressée ; il y avait l’ombre penchée (une femme) qui plongeait son index crochu dans la tasse pour reconnaître le niveau du thé, car elle était aveugle ; enfin il y avait le lourd profil romain roulant dans son vaste fauteuil – l’homme qui se tordait les doigts de façon étrange et laissait ballotter sa tête d’une épaule à l’autre tout en engloutissant d’énormes gorgées de son thé. Docteur Johnson, Mr. Boswell et Mrs. Williams, tels étaient les noms de ces trois ombres. Orlando était si absorbée par ce spectacle qu’elle en oublia de penser combien les siècles futurs l’envieraient, quoique, probablement, ils dussent l’envier à cette occasion. Elle ne pouvait que regarder, regarder toujours. À la fin, Mr. Boswell se leva. Il salua la vieille femme avec un air acerbe. Mais ensuite, comme il s’inclina humblement devant la grande ombre romaine qui, se levant soudain de toute sa hauteur, oscillante et superbe, roula vers lui les plus magnifiques périodes qu’aient jamais prononcées des lèvres humaines ; du moins c’est ce que crut Orlando, car elle n’entendit pas un seul des mots échangés par les trois ombres pendant tout le temps qu’ils burent leur thé.

Une nuit enfin, après l’une de ces flâneries, elle revint chez elle et monta dans sa chambre. Elle quitta sa veste garnie de dentelles et, en culotte et chemise, se mit à la fenêtre. Il y avait je ne sais quel émoi dans l’air qui l’empêchait de se mettre au lit. Une brume blanche s’étendait sur la ville, car c’était une nuit de gel au milieu de l’hiver. Un spectacle magnifique s’étalait sous les yeux d’Orlando. Elle pouvait voir Saint-Paul, la Tour, l’Abbaye de Westminster avec toutes les flèches et les dômes de la Cité, les formes douces des rives du fleuve, les courbes larges et opulentes des halls et des bâtiments publics. Au nord s’élevaient les collines douces et rases de Hampstead ; à l’ouest les rues et les squares de Mayfair luisaient d’un clair rayonnement. Sur ce panorama ordonné et serein, les étoiles se penchaient, scintillaient, nettes, dures, dans un ciel sans nuages. L’extrême limpidité de l’atmosphère laissait voir l’arête de chaque toit et le chapeau de chaque cheminée ; on eût compté les pavés dans les rues. Orlando ne put s’empêcher de comparer le bon ordre de ce spectacle avec l’entassement confus et irrégulier qu’avait été la Cité de Londres sous le règne d’Élisabeth. Alors, se souvenait-elle, la ville, si on peut l’appeler par ce nom, n’était qu’un simple amas de maisons accolées qui se pressaient sans ordre sous ses fenêtres à Blackfriars. Les étoiles se reflétaient dans des trous profonds d’eau stagnante au milieu de la rue. Une ombre noire, au coin où s’ouvrait, à cette époque, la taverne, pouvait fort bien être le cadavre d’un homme assassiné. Orlando avait encore dans l’oreille les gémissements d’ivrognes, blessés pendant ces ripailles nocturnes, qu’elle avait entendus, quand sa nourrice élevait jusqu’à la fenêtre aux panneaux diamantés le petit garçon qu’elle était alors. Des bandes de ruffians, hommes et femmes entremêlés avec un cynisme inexprimable, rôdaient par les rues en hurlant des refrains sauvages, des éclairs de bijoux aux oreilles et des lueurs de couteaux aux poings. Par une nuit semblable on pouvait voir se profiler à l’horizon la masse opaque des forêts de Highgate et de Hampstead qui tordaient sur le ciel leur enchevêtrement échevelé. Çà et là, au sommet des collines proches, se dressait un roide gibet avec son cadavre cloué pourrissant ou se desséchant sur sa croix. Le danger et l’incertitude, la luxure et la violence, la poésie et l’ordure grouillaient, bourdonnaient et puaient sur les grands chemins tortueux de l’époque élisabéthaine. Orlando avait encore dans les narines ces odeurs d’une nuit d’été dans les petites chambres et les ruelles étroites de la Cité. Aujourd’hui – elle se pencha vers la fenêtre – tout était lumière, ordre et sérénité. On entendit sur les pavés le roulement d’un carrosse. Puis monta le cri lointain d’un veilleur de nuit : « Minuit juste et gelée blanche. » Il n’avait pas plutôt prononcé ces mots que le premier coup de minuit sonna. Alors Orlando découvrit un petit nuage qui s’était rassemblé derrière le dôme de Saint-Paul. Elle le vit, à mesure que les coups sonnaient, s’élargir, s’assombrir, s’étendre avec une extraordinaire rapidité. Au même instant une brise légère s’éleva, et lorsque retentit le sixième coup, toute la partie orientale du ciel était couverte d’une ombre irrégulière et mouvante, tandis que l’ouest et le nord restaient clairs. Puis le nuage s’étala vers le nord. L’un après l’autre les points culminants de la ville sombrèrent. Seul Mayfair, toutes lumières dehors, brillait par contraste d’un éclat plus vif que jamais. Au huitième coup, quelques vedettes galopantes du nuage fondirent sur Piccadilly. Elles parurent se grouper et avancer avec une rapidité extraordinaire vers l’ouest. Tandis que frappaient les neuvième, dixième et onzième coups, une ombre énorme croula et couvrit Londres. Et quand le douzième coup de minuit sonna, la nuit était complète. Un noir déluge tumultueux avait noyé la ville. Tout n’était que ténèbres, que doute, que chaos. Le XVIIIe siècle avait vécu, le XIXe venait de naître.

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