Orlando

V

Le lourd nuage gonflé qui, le premier jour du XIXe siècle, couvrait non seulement Londres mais la totalité des Îles Britanniques, s’arrêta, ou, plutôt, ne s’arrêta pas d’obéir aux fluctuations des tempêtes, assez longtemps dans ce coin du ciel pour avoir des effets extraordinaires sur tous les êtres vivant dans son ombre. Le climat anglais parut bouleversé. Il pleuvait souvent, mais seulement par averses fantasques qui reprenaient sitôt finies. Le soleil brillait, comme de juste, mais emmitouflé par tant de nuages et dans un air si saturé d’eau, que ses rayons perdaient leurs couleurs ; et les violacés, les orangés, les rouges ternes avaient remplacé dans le paysage les teintes plus solides du XVIIIe siècle. Sous le dais de ce ciel meurtri et chagrin, le vert des choux paraissait moins intense, et la neige était d’un blanc sale. Mais ceci n’était rien : bientôt s’insinua dans chaque maison l’humidité, le plus insidieux des ennemis ; on peut derrière des persiennes narguer le soleil, et narguer le gel devant un bon feu ; mais l’humidité pénètre chez nous, furtivement, lorsque nous dormons. On ne l’entend pas, on ne la sent pas, et elle est partout. L’humidité gonfle le bois, moisit la marmite, rouille le fer, pourrit la pierre. Et elle agit de façon si pateline qu’il nous faut soulever un coffre, un seau à charbon, et les voir s’émietter soudain, pour soupçonner enfin l’ennemi d’être dans la place.

Ainsi, de façon insensible et furtive, sans que rien marquât le jour ou l’heure de l’altération, le tempérament de l’Angleterre changea, et personne ne s’en aperçut. Rien pourtant ne fut épargné. Les rudes gentilshommes campagnards qui jusque-là s’étaient assis joyeusement devant un repas de bœuf et d’ale dans une salle à manger dessinée, peut-être, par les frères Adam, avec une dignité classique, soudain furent pris d’un frisson. Les douillettes apparurent ; on se laissa pousser la barbe ; on attacha les pantalons étroitement par des sous-pieds. Et ce froid qui montait aux jambes, le gentilhomme campagnard eut tôt fait de le communiquer à sa maison ; les meubles furent capitonnés ; les tables et les murs, couverts ; et rien ne resta nu. Alors un changement de régime devint indispensable. On inventa le « muffin » et le « crumpet »(9). Le café, après le dîner, supplanta le porto, et comme le café exigeait un salon où on pût le boire, comme le salon exigeait des globes, les globes des fleurs artificielles, les fleurs artificielles des cheminées bourgeoises, les cheminées bourgeoises des pianos, les pianos des ballades pour salons, les ballades pour salons, en sautant un ou deux intermédiaires, une armée de petits chiens, de carrés en tapisserie, et d’ornements en porcelaine, le « home » – qui avait pris une importance extrême – changea du tout au tout.

Au-dehors, cependant, par un nouvel effet de l’humidité, le lierre s’était mis à croître avec une profusion inouïe. Les maisons, jusque-là de pierre nue, furent étouffées sous le feuillage. Pas un jardin, si rigide que fût son dessin original, qui ne possédât maintenant sa pépinière, son coin sauvage et son labyrinthe. Le peu de jour qui pénétrait dans les chambres d’enfants filtrait à travers des épaisseurs vertes, et le peu de jour qui entrait dans les salons où vivaient les adultes, hommes et femmes, traversait des rideaux de peluche écarlate ou brune. Mais les changements ne se limitèrent pas à l’extérieur des êtres. L’humidité pénétra plus avant. Les hommes sentirent le froid dans leur cœur, le brouillard humide dans leur esprit. En un effort désespéré, pour donner à leurs sentiments un nid plus chaud, un creux quelconque où se blottir, ils essayèrent de tous les moyens tour à tour. L’amour, la naissance et la mort furent emmaillotés de belles phrases. Les deux sexes, de plus en plus, s’éloignèrent l’un de l’autre. Aucune conversation ouverte ne fut plus tolérée. Les évasions et les hypocrisies patelines se multiplièrent dans les deux camps. Les orgies de lierre et d’arbres vivaces à l’extérieur des maisons eurent pour contrepartie exacte une identique fécondité à l’intérieur. La vie d’une femme normale devint une succession de naissances. Elle se mariait à dix-neuf ans, et à trente était mère de quinze ou dix-huit enfants ; car il y avait grande abondance de jumeaux. Ainsi naquit l’Empire Britannique ; ainsi – car on ne saurait arrêter l’humidité ; elle envahit l’encrier comme les boiseries – les phrases se gonflèrent, les adjectifs se multiplièrent, les poèmes lyriques devinrent épiques, et les bagatelles qui formaient jadis des essais d’une colonne prirent l’ampleur d’encyclopédies en dix ou vingt volumes. Le cas d’Eusébius Chubbs montre bien ce que durent être, devant ce spectacle, les réactions d’un homme sensible, conscient de son impuissance. On trouve à la fin de ses mémoires un passage où Chubbs raconte qu’un beau matin, après avoir pondu trente-cinq pages in-folio « à propos de rien », il vissa le couvercle de son encrier et partit faire un tour dans le jardin. Il se trouva bientôt en pleine pépinière. D’innombrables feuilles bruissaient et luisaient au-dessus de sa tête. Il eut l’impression « qu’il écrasait la poussière de millions d’autres sous ses pieds ». Une épaisse fumée montait d’un feu d’herbes mouillées au bout du jardin. Il réfléchit qu’aucun feu sur la terre ne pourrait jamais consumer ce vaste encombrement de végétaux. Partout où il jetait les yeux, c’était la même végétation rampante. Les concombres « roulaient dans l’herbe jusqu’à ses pieds ». Des choux-fleurs géants entassaient étage sur étage, finissaient par atteindre, dans son imagination troublée, la hauteur des ormeaux eux-mêmes. Les poules, sans arrêt, pondaient des œufs d’une couleur bâtarde. Il se souvint avec un soupir de sa propre fécondité et de sa pauvre femme qui, à cet instant même, était au lit dans les douleurs de ses quinzièmes couches : comment, dans ces conditions, blâmer la volaille ? Il leva les yeux vers le ciel. Est-ce que les cieux eux-mêmes, ou plutôt ce grand frontispice des cieux, le ciel, n’apportait pas à cet ouvrage l’assentiment, que dis-je, l’encouragement de la divinité ? Là, été comme hiver d’un bout de l’an à l’autre bout de l’an, les nuages roulaient, se culbutaient – comme des baleines ? réfléchit-il, comme des éléphants plutôt ? Mais en vain. Chubbs ne pouvait échapper à l’image qu’exigeaient de lui mille hectares aériens ; le ciel entier, largement étalé sur les Îles Britanniques, n’était qu’un vaste lit de plumes, et la fécondité indistincte du jardin, de la chambre et du poulailler trouvait en lui son modèle suprême. Chubbs rentra chez lui, écrivit le passage ci-dessus, posa sa tête sur un four à gaz, et lorsqu’on le trouva dans cette attitude, il était trop tard pour le ranimer.

Tandis que cette évolution se poursuivait par toute l’Angleterre, Orlando pouvait bien se confiner dans sa maison de Blackfriars, et prétendre que le climat était toujours le même ; qu’on pouvait encore dire ce qui vous plaisait et porter des culottes ou des jupes selon son bon plaisir. Un jour vint, pourtant, où elle dut à son tour reconnaître que les temps avaient changé. Un après-midi, au début du siècle, elle traversait Saint-Jame’s Park dans son vieux carrosse à panneaux lorsqu’un rayon de soleil (il en filtrait quelques-uns de temps à autre, mais rarement) se fraya avec peine un chemin entre les nuages qu’il marbrait, en passant, d’étranges couleurs prismatiques. Un tel spectacle était assez extraordinaire après les cieux clairs et uniformes du XVIIIe siècle pour inciter Orlando à baisser la glace et à regarder. Les nuages puce et rose flamand la firent songer avec une angoisse délicieuse (qui montre à quel point l’humidité l’avait déjà touchée) à des dauphins mourant dans les mers Ioniennes. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsque, en frappant la terre, le rayon de soleil parut faire surgir, ou illuminer, une pyramide, ou une hécatombe, ou un trophée peut-être (cela ressemblait vaguement à une table de banquet) – en tout cas le conglomérat d’objets les plus hétéroclites, les plus disparates qu’on puisse imaginer, empilés à la va-comme-je-te-pousse en un prodigieux monticule là où s’élève maintenant la statue de la Reine Victoria. Aux bras d’une énorme croix d’or surchargée de fleurons sur fond de filigranes étaient drapés de noirs voiles de veuves et de blancs voiles nuptiaux ; à d’autres excroissances diverses, on avait accroché des palais de cristal, des barcelonnettes, des casques guerriers, des couronnes mortuaires, des pantalons, des favoris, des pièces montées pour mariages, des canons, des arbres de Noël, des télescopes, des monstres disparus, des globes terrestres, des cartes, des éléphants et des instruments mathématiques, le tout pesant, comme une armure gigantesque, à droite sur un personnage féminin habillé de blancheurs flottantes, à gauche sur un bourgeois bedonnant en redingote et en pantalon à damier. L’incongruité de ces objets, la juxtaposition de ces draperies sommaires et de ce costume complet, l’extravagance des différentes couleurs, leur bariolage de plaid, plongèrent Orlando dans l’affliction la plus profonde. Elle n’avait jamais vu dans sa vie rien d’aussi indécent, d’aussi hideux et d’aussi monumental à la fois. C’était peut-être, c’était à coup sûr, un effet du soleil sur l’air chargé de pluie ; ce cauchemar s’évanouirait à la première brise ; pourtant ce cauchemar avait bien l’air, quand sa voiture le longea, de vouloir durer toujours. Rien, sentit-elle en se laissant tomber dans le coin de son carrosse, – ni vent ni pluie, ni soleil ni tonnerre – ne pourrait jamais jeter à bas cet édifice extravagant. Les nez s’ébrécheraient, sans doute, les trompettes se rouilleraient, mais n’importe, on les verrait encore pointant vers l’est, l’ouest, le sud, le nord, éternellement. Quand son carrosse se lança sur la pente de Constitution Hill, Orlando jeta un regard en arrière. Oui, le cauchemar était toujours là, baigné d’une lumière placide qui – elle tira sa montre de son gousset – était, naturellement, la lumière de midi. Aucune autre n’aurait pu être si prosaïque, si terre à terre, si étrangère à toute idée d’aube ou de crépuscule, si apparemment calculée pour durer éternellement. Orlando prit la décision de ne plus regarder. Dans ses veines, déjà, le sang ralentissait son cours. Mais le plus surprenant fut qu’en face de Buckingham Palace une rougeur vive et singulière s’épandit soudain sur ses joues : un pouvoir supérieur parut la contraindre à baisser les yeux et à regarder ses genoux. Horreur ! elle était en culottes noires. Elle ne cessa de rougir jusqu’à sa maison de campagne, ce qui, si l’on considère le temps que prennent quatre chevaux à couvrir au trot quarante miles, apparaîtra, nous l’espérons, comme une preuve signalée de sa chasteté.

Une fois chez elle, cédant au besoin désormais le plus impérieux de sa nature, Orlando s’enveloppa du mieux qu’elle put dans une couverture de Damas arrachée de son lit. Puis elle expliqua à la veuve Bartholomew (qui avait succédé à la bonne vieille Grimsditch dans les fonctions d’intendante) qu’elle se sentait glacée.

« Pardi, Madame, nous le sommes tous, dit la veuve en poussant un profond soupir. Les murs, ils coulent », dit-elle avec une curieuse et lugubre satisfaction ; et l’on vit bien qu’il lui suffisait de poser la main sur les panneaux de chêne pour y laisser la trace de ses doigts. Le lierre avait poussé avec une telle profusion que de nombreuses fenêtres étaient complètement bouchées. La cuisine était si obscure qu’on pouvait à peine y distinguer une marmite d’une passoire. On avait pris un pauvre chat noir pour du charbon et on l’avait jeté à la pelle sur le feu. La plupart des femmes portaient déjà trois ou quatre jupons de flanelle rouge quoiqu’on fût en août.

« Mais c’est-y vrai, Mâm’? » demanda la bonne femme en serrant les bras autour de son buste, tandis que son crucifix d’or se soulevait sur sa poitrine, « que la Reine, Dieu la bénisse, porte une… heu… une… » La bonne femme hésita et rougit.

« Une crinoline », dit Orlando pour la tirer d’embarras (car le mot avait atteint Blackfriars). Mrs. Bartholomew approuva de la tête. Déjà les larmes coulaient le long de ses joues, mais, tout en pleurant, elle souriait. Car il était doux de pleurer. N’étaient-elles pas toutes de faibles femmes ? qui portaient des crinolines pour mieux cacher le fait ; le grand fait ; le seul fait ; mais néanmoins le déplorable fait ; le fait que toute femme modeste refusait de laisser paraître jusqu’au moment où il paraissait malgré tout ; bref, le fait qu’elle était en mal d’enfant ? Que dis-je ! en mal de quinze ou vingt enfants, si bien qu’une femme modeste passait le plus clair de sa vie à cacher un scandale qui, au moins une fois par an, finissait par éclater.

« Les muffins, ils sont au chaud, dit Mrs. Bartholomew en se tamponnant les yeux, ils sont au chaud dans la bibliothèque. »

Et, enveloppée dans sa couverture de Damas, c’est devant un plat de muffins qu’Orlando aujourd’hui dut s’asseoir.

« Les muffins, ils sont au chaud dans la bibliothèque. » Orlando flûta l’horrible phrase populacière avec l’accent « distingué » de Mrs. Bartholomew. Non, décidément, elle ne boirait pas son thé ; elle détestait trop ce breuvage douceâtre. C’est dans cette pièce, se souvint-elle, que la Reine Élisabeth, campée devant le feu avec, à la main, une chope de bière, en avait soudain assené un grand coup sur la table en entendant Lord Burghley se servir irrespectueusement de l’impératif au lieu du subjonctif. « Petit homme, petit homme, avait-elle dit, – Orlando l’entendait encore – est-ce que « devez » est un mot qu’on puisse adresser aux princes ? » et pan ! la chope avait frappé contre la table ; on voyait encore la marque.

Mais lorsque Orlando se leva d’un bond, à la seule pensée qu’on pût donner des ordres à cette grande Reine, elle s’empêtra dans sa couverture et retomba dans son fauteuil avec un juron. Demain il lui faudrait acheter vingt mètres au moins de basin noir, supposait-elle, pour faire une jupe. Et puis (elle rougit), il lui faudrait acheter une crinoline, et puis (elle rougit) une barcelonnette, et puis une autre crinoline, et ainsi de suite… Les rougeurs sur son visage paraissaient et disparaissaient dans l’alternance la plus exquise de pudeur et de honte. On pouvait voir l’esprit du siècle souffler le froid et le chaud sur ses joues. Et si l’esprit du siècle soufflait sans trop de suite, puisqu’on rougissait de la crinoline avant de rougir du mari, il faut en accuser la position ambiguë d’Orlando (son sexe était encore douteux) et la vie de désordre qu’elle avait menée jusqu’alors.

À la fin, la couleur de ses joues redevint fixe et l’esprit du siècle – si ce l’était en effet – parut s’apaiser pour un temps. Alors Orlando sentit contre son sein, sous sa chemise, comme un médaillon ou une relique d’amour. Elle y porta la main, mais ne tira rien de semblable ; c’était un rouleau de papier couvert de taches, sali par la mer, le sang, les voyages ; c’était le manuscrit de son poème Le Chêne. Elle l’avait porté sur elle pendant tant d’années maintenant et dans des circonstances si hasardeuses, que la plupart des pages étaient salies, d’autres déchirées ; la disette de papier qu’elle avait dû subir pendant son séjour chez les bohémiens l’avait contrainte à surcharger les marges, à écrire en travers : il finissait par ressembler, ce manuscrit, à une reprise faite avec beaucoup de conscience. Orlando revint à la première page, et lut la date « 1586 » tracée de sa propre écriture de jeune garçon. Voici près de trois cents ans qu’elle travaillait sur ce manuscrit. Il était temps d’en finir. Cependant elle se prit à tourner les pages, jeter un regard de-çà de-là, à lire, à sauter, à méditer tout en lisant. Qu’elle avait peu changé en tant d’années ! Elle avait été un garçon taciturne, épris de la mort, comme sont les jeunes garçons ; puis elle avait été amoureux et volubile ; quelquefois elle avait tâté de la prose et quelquefois du drame. Pourtant, à travers ces métamorphoses, elle était demeurée, réfléchit-elle, la même dans le fond. Toujours méditative et repliée sur soi, toujours attendrie par les animaux et la nature, toujours passionnée pour la campagne et les saisons.

Après tout, songea-t-elle en se levant et en marchant vers la fenêtre, rien n’a changé. La maison, le jardin sont précisément comme ils étaient. On n’a pas changé un fauteuil de place, pas vendu un bibelot. Voici les mêmes allées, les mêmes gazons, les mêmes arbres et le même étang où vit, j’en jurerais, la même carpe. Évidemment, la Reine Victoria est sur le trône au lieu de la Reine Élisabeth, mais quelle différence…

Cette pensée n’avait pas plutôt pris forme que, comme pour la refouler, la porte s’ouvrit toute grande, et l’on vit entrer d’un pas martial Basket, le maître d’hôtel, et Bartholomew l’intendante qui venaient desservir le thé. Orlando, qui sortait justement sa plume de l’encre et se disposait à noter quelques réflexions sur l’éternité de toute chose, fut fâchée de se voir soudain interrompue par une tache qui s’étendit bientôt en méandres autour du bec. Quelque malformation, pensa-t-elle, la plume devait être fendue ou sale. Elle la plongea de nouveau dans l’encre. La tache s’agrandit. Elle essaya de poursuivre sa phrase : aucun mot ne vint. Alors, elle se mit à orner la tache d’ailes et de favoris et la transforma en un monstre à tête ronde, quelque chose entre un rat et un ara. Mais quant à écrire de la poésie avec Basket et Bartholomew dans la pièce, impossible. Elle n’avait pas plutôt dit : impossible, qu’à son étonnement et son alarme la plume se mit à virer et à caracoler avec une aisance prodigieuse. La page fut bientôt couverte de la plus élégante écriture penchée, à l’italienne ; c’étaient des vers, les plus insipides qu’elle eût jamais lus de sa vie.

Je ne suis rien qu’un anneau vil

De la vie, pesante chaîne.

La foi de nos serments, faut-il,

Faut-il qu’elle demeure vaine ?

 

La jeune fille tout en pleurs,

Larmes d’amour, larmes d’absence,

De la lune sous les pâleurs,

Murmurera-t-elle…

Orlando avait écrit d’un trait, tandis que Bartholomew et Basket, grognant et grondant dans la pièce, attisaient le feu, rangeaient les muffins.

De nouveau, elle trempa sa plume dans l’encre, et, de nouveau, sa plume repartit :

Hélas ! Je ne vis plus sur sa face amaigrie

Cet incarnat que l’aube infuse dans les cieux.

Son visage était pâle ; et la flamme flétrie

Qu’allumait à ses joues un mal mystérieux

Avait le rouge éclat des cierges funéraires…

Mais, par bonheur, d’un geste brusque, Orlando renversa l’encrier sur la page désormais à l’abri, espéra-t-elle, de tout regard humain. Elle se sentit toute frissonnante, toute bouleversée. Pouvait-on rien imaginer de plus répugnant que ce flot d’encre ruisselant en cascade d’inspiration involontaire ? Que lui arrivait-il ? Était-ce l’humidité ? Bartholomew ? Basket ? Qu’était-ce donc ? se demanda-t-elle. Mais la pièce était vide. Personne ne lui répondit, à moins qu’on ne prît pour une réponse les larmes de la pluie dégouttant sur le lierre.

Alors Orlando, debout devant la fenêtre, éprouva une extraordinaire vibration, un frémissement qui la parcourait tout entière : elle eut l’impression d’être un instrument fait de mille cordes métalliques sur lequel la brise ou des doigts errants eussent multiplié les gammes. Cette vibration traversait tantôt ses orteils, tantôt sa moelle. Les plus étranges sensations se propageaient le long de ses fémurs. Il lui sembla que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Ses bras gémirent et chantèrent comme devaient gémir et chanter, vingt ans plus tard environ, les fils télégraphiques. Mais tout ce frémissement parut à la fin se concentrer sur ses mains ; puis sur une seule main ; puis sur un seul doigt de cette main, et se réduire enfin à un anneau de sensibilité trémulante autour du second doigt de la main gauche. Orlando l’éleva pour voir la cause de ce phénomène et ne vit rien. Rien que l’énorme émeraude solitaire donnée jadis par la Reine Élisabeth. Eh bien ? demanda-t-elle, n’était-ce pas assez ? Cette pierre, de la plus belle eau, valait au moins dix mille livres. Alors la vibration, si bizarre que cela paraisse (souvenons-nous pourtant que nous touchons ici aux manifestations les plus obscures de l’âme humaine), la vibration sembla répondre : « Non, ce n’est pas assez » ; et non contente de répondre elle sembla prendre un ton inquisiteur pour demander : « Et que signifient cette absence, cet étrange oubli ? » – tant que la pauvre Orlando finit par avoir positivement honte du second doigt de sa main gauche sans savoir le moins du monde pourquoi. Sur ces entrefaites, Bartholomew entra pour demander quelle robe Madame la Duchesse mettrait ce soir. Orlando, dont les sens étaient devenus plus vifs, jetant les yeux sans retard sur la main gauche de Bartholomew, vit sans retard ce qu’elle n’avait jamais remarqué auparavant : un anneau épais, d’un jaune vaguement bilieux, encerclait le troisième doigt ; à sa propre main, ce doigt était nu.

« Faites-moi voir votre anneau, Bartholomew », dit-elle en étendant la main pour le prendre.

Frappée en pleine poitrine par quelque vaurien, Bartholomew n’eût pas pris une autre attitude. Elle recula d’un bond, serra le doigt et le rejeta en arrière avec la dernière noblesse. « Non », dit-elle, l’air digne et résolu, Madame la Duchesse pouvait regarder s’il lui plaisait, mais quant à ôter son alliance, ni l’Archevêque, ni le Pape, ni la Reine Victoria sur son trône ne sauraient l’y contraindre. Son Thomas la lui avait passée au doigt il y avait vingt-cinq ans six mois trois semaines ; elle avait dormi avec, travaillé avec, fait la lessive avec, prié avec et elle entendait bien être enterrée avec. N’était-ce pas, crut comprendre Orlando – mais la voix de Mrs. Bartholomew était toute brisée d’émotion – n’était-ce pas d’après le lustre de son anneau qu’on lui assignerait sa place parmi les anges, et cet éclat ne serait-il pas terni à jamais si elle s’en dessaisissait, fût-ce une seconde ?

« Dieu tout-puissant ! dit Orlando à la fenêtre en considérant les badineries des pigeons. Dans quel monde nous vivons, en vérité ! » Tant de complications l’ahurissaient. L’univers entier lui semblait porter une alliance d’or. Elle s’en fut dîner. Les alliances pullulaient. Elle se rendit à l’église. Les alliances étaient partout. Elle sortit en voiture. En or ou en simili, minces, épaisses, grossières, polies, leur lueur terne était à toutes les mains. Les boutiques de joailliers étaient pleines, non plus des fausses pierres et des diamants qui scintillaient encore dans le souvenir d’Orlando, mais d’anneaux, mais de cercles simples et nus. D’ailleurs, des mœurs nouvelles, remarqua Orlando, régnaient maintenant chez les villageois. Il n’était pas rare, jadis, de rencontrer un jeune gars contant fleurette à une fille sous quelque haie d’aubépines. Orlando, alors, effleurait tous ces couples d’un claquement de son fouet, éclatait de rire et passait son chemin. Aujourd’hui, tout était changé. Les couples, de leur pas égal et pesant, se traînaient au milieu de la route, dans une union indissoluble. Le bras droit de la femme, invariablement, était passé sous le bras gauche de l’homme qui tenait fermement entrelacés aux siens les doigts de sa compagne. Souvent le nez des chevaux les touchait sans les émouvoir, et lorsqu’ils bougeaient, c’était tout d’une pièce, lourdement, qu’ils se rangeaient sur le côté de la route. Orlando supposa, par force, qu’on avait fait une nouvelle découverte physiologique ; que ces gens, on ne sait comment, avaient été soudés l’un à l’autre, couple à couple ; mais qui avait fait la découverte, et quand ? Orlando ne pouvait répondre. Il ne semblait pas que ce fût la nature. Quand elle regardait les cerfs ou les lapins ou ses lévriers, elle ne voyait pas que la nature en eût modifié les mœurs ou les eût amendés – au moins depuis le siècle d’Élisabeth. Il n’y avait encore d’alliance indissoluble chez un animal de sa connaissance. Fallait-il imputer la chose à la Reine Victoria ou à Lord Melbourne ? Étaient-ils les promoteurs de cette grande découverte : le mariage ? Pourtant, réfléchit-elle, on disait la Reine grand amateur de chiens et Lord Melbourne grand amateur de femmes. Tout cela était bien étrange, bien dégoûtant ; en vérité, il y avait dans cette union indissoluble de deux corps quelque chose qui répugnait à sa décence ou à son sens de l’hygiène. Cependant, les pensées qu’Orlando ruminait ainsi s’accompagnaient de si tintantes titillations dans le doigt malade qu’elle pouvait difficilement maintenir en ordre ses idées. Elles étaient languissantes et aguicheuses comme les fantaisies d’une petite bonne. Elles la faisaient rougir. Il suffisait peut-être d’acheter un de ces horribles anneaux et de le porter comme tout le monde. C’est ce qu’elle fit ; couverte de honte, elle glissa la bague à son doigt dans l’ombre d’un rideau ; mais sans résultat. La titillation persista plus violente et plus indignée que jamais. Orlando ne ferma pas l’œil de cette nuit. Le matin suivant, elle prit la plume pour écrire : mais tantôt sa tête était vide et la plume laissait tomber l’une après l’autre de grosses larmes d’encre, tantôt, symptôme encore plus alarmant, la plume trottait d’elle-même, s’épanchait en discours melliflus sur une mort trop prompte et la corruption universelle, et Orlando préférait le vide. Il semble bien, en effet – le cas d’Orlando en est une preuve – que nous écrivions non seulement avec nos doigts, mais avec toute notre personne. Le nerf qui dirige les mouvements de notre plume s’enroule autour de nos moindres fibres, plonge dans notre cœur et perce notre foie. Le siège du mal chez Orlando paraissait être la main gauche, mais, à vrai dire, elle se sentait toute parcourue du poison. À la fin, elle fut contrainte d’envisager le plus désespéré des remèdes : renoncer, céder, se soumettre à l’esprit du siècle, et, pour tout dire, prendre un mari.

On a suffisamment marqué déjà combien cette décision contrariait ses inclinations naturelles. Lorsque le roulement du carrosse de l’archiduc s’était éteint, le cri qui était monté aux lèvres d’Orlando était : « La Vie ! Un Amant ! » et non pas : « La Vie ! Un Mari ! » Et c’est à la poursuite de ce but qu’elle était partie pour la ville, qu’elle était allée par le monde, comme on l’a montré dans le chapitre précédent. Mais l’esprit du siècle est inflexible : s’il ne fait que courber ceux qui lui cèdent, il écrase celui qui voudrait le braver. Orlando s’était pliée d’elle-même à l’esprit élisabéthain, à l’esprit de la Restauration, à celui du XVIIIe siècle : c’est pourquoi elle s’était à peine aperçue des changements qui survenaient de siècle en siècle. Mais l’esprit du XIXe lui était violemment antipathique : elle fut donc brisée et ressentit sa défaite plus cruellement que jamais. Il est probable qu’un esprit humain a sa place assignée dans le temps ; les uns naissent de telle époque, les autres de telle autre. Et maintenant qu’Orlando était une femme adulte – en vérité elle avait dépassé la trentaine d’un an ou deux – son ossature morale était formée : la plier dans le mauvais sens lui était intolérable.

Elle se tenait donc tristement à la fenêtre du salon (Bartholomew avait ainsi baptisé la librairie), tout appesantie par la crinoline qu’elle avait adoptée avec soumission. C’était le plus lourd, le plus morne des vêtements qu’elle eût jamais portés. Aucun n’avait à ce point entravé ses mouvements. Elle ne pouvait plus traverser le jardin à grandes enjambées avec ses chiens, ou monter prestement au sommet de la côte pour se jeter à terre sous le chêne. Ses jupes ramassaient les feuilles mouillées et la paille. Son chapeau à fleurs prenait le vent. Ses souliers minces étaient aussitôt trempés et crottés. Ses muscles avaient perdu leur souplesse. Elle imagina bientôt des voleurs cachés derrière les lambris, et, pour la première fois de sa vie, connut, au long des corridors, la peur des spectres. Et, de degré en degré plus humble, elle finit par se prosterner devant la doctrine nouvelle (quel qu’en fût l’auteur, la Reine Victoria ou un autre), d’après laquelle chaque homme et chaque femme a dans le monde une âme sœur prédestinée qui la soutient et qu’elle soutient jusqu’au moment où vient la mort séparatrice. Il serait bon, sentit-elle, de s’appuyer ; de s’asseoir ; oh ! oui, de s’étendre et de ne plus jamais, jamais, jamais se relever. Ainsi l’esprit pesait sur elle malgré tout son orgueil passé, et tandis qu’elle se laissait glisser vers un caveau étrange et assez étouffant, les titillations et les trémolos, naguère si insinuants, si accusateurs, se transmuaient en mélodies célestes, prenaient le son des harpes que frôlent les doigts blancs des anges musiciens, et finissaient par remplir tout son être d’une séraphique harmonie.

Mais sur qui pouvait-elle s’appuyer ? Elle posa la question aux vents sauvages de l’automne. (Octobre était venu, en effet, humide comme à l’ordinaire.) Non pas sur l’archiduc ; il avait épousé une très grande dame, et voici bien longtemps qu’il chassait le lièvre en Roumanie ; ni sur Mr. M. ; il était devenu catholique ; ni sur le marquis de C. ; il cousait des sacs au bagne de Botany Bay ; ni sur Lord O. ; il y avait belle lurette que les poissons en avaient fait leur nourriture. De façon ou d’autre, tous les vieux amis d’Orlando avaient disparu ; quant aux Nell et aux Kit de Drury Lane, si haut qu’Orlando les tînt dans son estime, ce n’étaient tout de même pas des appuis suffisants.

« Sur qui ? » demanda-t-elle – et, le regard levé vers les nuages tourbillonnants, les mains jointes, à genoux sur le banc de la fenêtre, elle était la frappante image de la faiblesse féminine – « sur qui pourrais-je m’appuyer ? » Ses mots prenaient forme d’eux-mêmes, ses mains se joignaient d’elles-mêmes, sans son assentiment, comme sa plume avait écrit. Ce n’était pas Orlando qui parlait, mais l’esprit du siècle. En tout cas, personne ne répondit. Les freux s’abattaient pêle-mêle dans les nuées violacées de l’automne. La pluie, enfin, avait cessé et le ciel, irisé soudain, incita Orlando à mettre son chapeau à plumes et ses petits souliers lacés, pour faire, avant le dîner, un tour de promenade.

« Tout le monde a son âme-sœur sauf moi », songea-t-elle en traînant à travers la cour une rêverie désolée. Les freux, par exemple ; Canute et Pippin même – si éphémères que fussent leurs liaisons – semblaient, ce soir, avoir trouvé chacun un partenaire. « Et moi, cependant, leur maîtresse à tous, songea-t-elle en considérant les fenêtres du hall, innombrables, et blasonnées, je vis dépareillée, à l’écart, solitaire. »

De telles pensées ne lui étaient jamais venues auparavant. Maintenant elles la tenaient à leur merci. Au lieu de pousser la grille elle-même, elle tapota de sa main gantée pour que le portier vînt la lui ouvrir. Il faut bien s’appuyer sur quelqu’un, songea-t-elle, ne fût-ce que sur un portier ; et elle désira presque rester avec lui pour l’aider à griller sa côtelette sur un seau de charbons ardents, mais sa timidité l’empêcha de parler. Elle s’en fut donc errer seule dans le parc, d’abord craintive et défaillante à l’idée que des braconniers, des chasseurs ou même des écoliers en maraude pourraient s’étonner de voir aller seule une grande dame.

À chaque pas, nerveuse, elle regardait autour d’elle : une forme masculine n’était-elle pas cachée derrière cette touffe de genêts ? Ne risquait-elle pas d’être chargée par une vache ? Mais il n’y avait personne que les freux palpitant dans le ciel. Une plume d’un bleu d’acier tomba sur la bruyère. Orlando aimait les plumes d’oiseaux sauvages. Jeune garçon, elle les collectionnait. Elle ramassa celle-ci et la piqua sur son chapeau. L’air vif, soufflant sur ses esprits, en ranima la flamme. Les freux, toujours, tourbillonnaient, tournoyaient par-dessus sa tête ; les plumes tombaient, une à une, miroitaient dans l’air violacé ; alors, elle les suivit, sa longue mante flottant derrière elle, à travers la lande et sur la colline. Depuis des années elle n’avait pas marché si loin. Elle avait ramassé dans l’herbe six plumes, lissé entre ses doigts, pressé contre ses lèvres leur luisante douceur, lorsqu’elle vit miroiter au flanc de la colline un étang argenté, mystérieux comme le lac où Sir Bedivere jeta l’épée d’Arthur. Une plume solitaire trembla dans l’air et tomba au centre des eaux. Alors une étrange extase s’empara d’Orlando. Elle eut envie, sauvagement, de suivre les oiseaux jusqu’au bout du monde, de se jeter dans l’herbe spongieuse et d’y boire l’oubli, tandis que résonnerait sur sa tête le rauque éclat de rire des freux. Elle pressa le pas ; courut ; buta ; sur les rudes racines de bruyère elle trébucha, elle tomba. Elle s’était démis la cheville. Elle ne pouvait plus se lever. Mais elle gisait heureuse. Le parfum de la reine des prés et du myrte écossais lui emplit les narines. Le rauque éclat de rire des freux lui emplit les oreilles. « J’ai trouvé mon âme-sœur, murmura-t-elle, c’est la lande. Je suis l’épouse de la nature », dit-elle dans un souffle, se livrant avec ivresse dans les plis de sa mante aux froids embrassements de l’herbe, au fond du creux, près de l’étang. « C’est ici que je m’étendrai (une plume tomba sur son front). J’ai trouvé pour couronne un feuillage plus vert que le laurier vivace. Mon front sera toujours glacé. Voici des plumes d’oiseaux sauvages, de hiboux et d’engoulevents. Mes rêves seront des rêves sauvages. Mes mains n’auront pas d’anneau nuptial, poursuivit-elle en le faisant glisser de son doigt. Les racines s’entrelaceront autour d’elles. Ah ! soupira-t-elle, en pressant voluptueusement sa tête contre l’oreiller spongieux, j’ai poursuivi le bonheur pendant bien des siècles et je ne l’ai pas trouvé ; la gloire, et elle s’est évanouie entre mes doigts ; l’amour, et je ne l’ai pas connu ; la vie – et, vois, la mort est meilleure. J’ai connu bien des hommes et bien des femmes, poursuivit-elle, et je n’en ai compris aucun. Mieux vaut que je gise ici, dans la paix, avec seulement le ciel au-dessus de moi, comme ce bohémien me l’enseigna voici bien des années. C’était en Turquie. » Elle perça du regard la merveilleuse écume dorée qu’avait soulevée dans le ciel le tournoiement incessant des nuages ; bientôt elle y vit un sentier où des chameaux marchaient en une longue file à travers des déserts rocheux, parmi des nuages de poussière rouge ; puis, lorsque les chameaux furent passés, seules demeurèrent des montagnes très hautes pleines de précipices et de rocs aigus, et Orlando crut entendre les clochettes d’un troupeau de chèvres tinter dans leurs passes, tandis que fleurissaient aux plis des monts des champs d’iris et de gentianes. Puis le ciel changea, et les regards d’Orlando, lentement, s’abaissèrent, plus bas, plus bas, jusqu’à la terre noircie de pluie : l’énorme crête des South Downs roulait en une seule vague le long de la côte ; et par des brèches de la terre, on voyait la mer, sillonnée de navires ; Orlando crut entendre un canon gronder très loin sur la mer et pensa d’abord : « C’est l’Armada, puis : Non, c’est Nelson », et se souvint alors que toutes ces guerres étaient finies, que ces navires étaient des navires marchands qui se hâtaient vers leurs affaires et que les voiles, sur la rivière aux mille contours, étaient des bateaux de plaisance. Elle vit encore le bétail épars sur les champs sombres, moutons et vaches ; elle vit les lumières s’allumer çà et là aux fenêtres des fermes, les lanternes circuler au milieu des troupeaux pendant la ronde du bouvier ou du pâtre ; puis les lumières s’éteignirent et les étoiles apparurent, tout l’entrelacs des étoiles au ciel. En vérité, Orlando s’endormait, les plumes humides sur le visage, l’oreille pressée contre le sol, lorsqu’elle entendit, très loin là-dessous – était-ce un marteau frappant l’enclume ou bien le battement d’un cœur ? Tic toc, tic toc, ainsi martelait, ou ainsi battait, l’enclume ou le cœur, dans la terre ; jusqu’au moment où le bruit changea, sembla-t-il, et devint un trot de cheval ; un, deux, trois, quatre, compta Orlando ; le cheval trébucha ; puis (il approchait, approchait), elle entendit le craquement d’une branche, la succion des sabots dans la terre humide et molle. Le cheval arrivait sur Orlando. Elle s’assit. Sombre et dressé contre un ciel d’aube tigré de jaune, dans une palpitation de pluviers, un homme à cheval apparut. Il tressaillit. Le cheval s’arrêta.

« Madame, cria l’homme en sautant à terre, vous êtes blessée !

– Je suis morte, Monsieur », répliqua-t-elle.

Quelques minutes après, ils étaient fiancés.

Le lendemain matin, au petit déjeuner, il lui dit son nom : Marmaduke Bonthrop Shelmerdine, Esquire.

« Je le savais ! » s’écria-t-elle, car il y avait en lui on ne sait quoi de romantique et de chevaleresque, de passionné, de mélancolique, et cependant de résolu, qui s’accordait avec ce nom sauvage, empanaché de noir – ce nom qui, pour l’esprit d’Orlando, avait l’éclat d’acier des ailes de freux, le rauque éclat de rire de leurs cris, la sifflante et souple descente de leurs plumes dans un étang argenté, outre mille autres qualités que l’on va décrire bientôt.

« Moi, je m’appelle Orlando », dit-elle. Il l’avait deviné. Car, expliqua-t-il, si l’on voit un navire, toutes voiles dehors dans le soleil, qui, venant des mers du sud, cingle à travers la Méditerranée, on dit tout de suite « Orlando ! »

En fait, quoique liés depuis fort peu de temps, ils avaient deviné l’un de l’autre, en deux secondes au plus, comme il advient toujours entre amoureux, toutes les choses de quelque importance ; il ne leur restait plus que de menus détails à échanger : leur nom, leur adresse ; s’ils étaient mendiants ou propriétaires. Lui possédait un château dans les Hébrides, mais en ruine, dit-il. Les mouettes festoyaient dans le hall. Il avait été soldat, marin et explorateur en Orient. Il allait maintenant rejoindre à Falmouth sa brigantine, mais le vent était tombé, et il fallait que la brise soufflât du sud-ouest pour qu’il pût mettre à la voile. Orlando, vite, regarda par la fenêtre de la salle où ils déjeunaient, le léopard doré de la girouette. Par bonheur, la queue, pointée franchement vers l’est, demeurait ferme comme un roc. « Oh ! Shel, ne me quittez pas, cria-t-elle. Je suis folle d’amour pour vous. » Ces mots avaient à peine passé ses lèvres qu’un terrible soupçon jaillit simultanément dans leurs esprits.

« Vous êtes une femme, Shel ! cria-t-elle.

– Vous êtes un homme, Orlando ! » cria-t-il.

Jamais depuis le commencement du monde on ne vit pareilles protestations ni démonstrations pareilles. Quand ils se rassirent, un peu plus tard elle lui demanda ce qu’il entendait par cette histoire du sud-ouest. Où devait-il aller ?

« Au Cap Horn », dit-il brièvement, et il rougit(10). (Car les hommes devaient rougir comme les femmes, mais pas tout à fait pour les mêmes raisons.) En le pressant de toutes les manières et par un grand usage de son intuition, Orlando finit par comprendre qu’il avait consacré sa vie à la plus magnifique et la plus désespérée des aventures – doubler le Cap Horn en pleine tempête. Il avait vu ses mâts arrachés ; ses voiles déchirées en minces rubans (il fallut lui extorquer cet aveu) ; quelquefois le navire avait coulé, et il était demeuré seul survivant sur un radeau avec un biscuit.

« Je crois que c’est à peu près tout ce qu’on peut faire maintenant », dit-il d’un air confus, et il se servit plusieurs énormes cuillerées de confiture de fraises. La vision qu’elle eut soudain de cet enfant (car il n’était guère plus qu’un enfant) suçant des pastilles de menthe, qu’il adorait, au plus fort de la tempête, quand les mâts se rompaient, quand les étoiles chaviraient, quand lui-même devait hurler ses ordres brefs – couper ceci, jeter cela par-dessus bord – fit monter les larmes aux yeux d’Orlando ; et ces larmes étaient les plus douces qu’elle eût jamais versées. « Je suis une femme, pensa-t-elle, une vraie femme enfin. » Du fond du cœur elle remercia Bonthrop de lui avoir donné cette joie rare et inattendue. N’était qu’elle boitait du pied gauche, elle serait venue s’asseoir sur ses genoux.

« Shel, mon chéri, reprit-elle, dis-moi… » Et ils parlèrent ainsi pendant deux heures et plus, peut-être sur le Cap Horn, peut-être non ; et à quoi bon écrire ici ce qu’ils se dirent ? Ils se connaissaient si bien qu’ils pouvaient dire n’importe quoi (ce qui revient à ne rien dire) ; se confier de ces choses étonnamment stupides et prosaïques, comme une recette d’omelette ou l’adresse du meilleur bottier de Londres, qui n’ont aucun éclat quand on les rapporte, mais qui sont, dans l’original, d’une éblouissante beauté. Voici en effet que, grâce à la sage économie de la nature, notre esprit moderne peut presque se dispenser de langage ; les expressions les plus communes conviennent, puisque aucune expression ne convient ; ainsi la conversation la plus ordinaire est souvent la plus poétique, et la plus poétique est précisément celle qu’on ne peut écrire. Nous allons donc laisser ici un large blanc pour indiquer qu’il y a trop à dire.

Après que ce genre de conversation eut duré quelques jours :

« Orlando, ma bien-aimée », commençait Shel, quand un bruit de pas lui fit interrompre sa phrase : Basket, le maître d’hôtel, vint annoncer qu’il y avait au bas de l’escalier un couple de pandores chargés d’un pli de la Reine.

« Qu’ils montent ! » dit Shelmerdine avec le ton bref d’un capitaine sur sa dunette, et en se composant d’instinct une attitude, debout devant la cheminée, les mains au dos. Deux officiers, en uniforme vert bouteille, un bâton à la hanche, entrèrent dans la pièce et se mirent au garde-à-vous. Les formalités terminées, ils remirent à Orlando, en main propre, comme le portait leur ordre, un document légal d’aspect fort impressionnant à en juger par les cachets de cire, les rubans, les serments et les signatures qui tous étaient de la plus haute importance.

Orlando le parcourait des yeux, puis, en suivant les lignes de l’index, lut les passages qui suivent, comme les plus significatifs :

« Les jugements ont été prononcés, lut-elle à voix haute… Les uns en ma faveur, comme par exemple… d’autres non. Le mariage turc est annulé (j’étais Ambassadeur à Constantinople, Shel, expliqua-t-elle). Les enfants sont prononcés illégitimes (ils disaient que j’avais eu trois fils de Pepita, une danseuse espagnole). Ils n’héritent donc pas, ce qui est pour le mieux… Le sexe ? Ah ! Voyons un peu le sexe ! Mon sexe, lut-elle avec quelque solennité, est prononcé indiscutablement et sans l’ombre d’un doute (que vous disais-je tout à l’heure, Shel ?) féminin. Les biens, désormais hors de séquestre à perpétuité, seront transmis et légués par legs exclusif aux héritiers mâles issus de moi, ou, à défaut de mariage… » mais ici elle fut impatientée par tout ce verbiage légal et dit : « Mais comme il n’y aura pas défaut de mariage ni d’héritiers, on peut considérer le reste comme lu. » Sur quoi elle apposa sa propre signature sous celle de Lord Palmerston, et entra dans cet instant en la possession indisputée de tous ses titres, de sa maison et de son revenu, qui était maintenant fort réduit, car les frais du procès avaient été prodigieux, et si le jugement la laissait de nouveau infiniment noble, il la laissait aussi excessivement pauvre.

Quand on connut la nouvelle (et la rumeur publique volait bien plus vite que le télégramme qui l’a supplantée), le village entier fut en fête.

[On attela des chevaux pour le seul plaisir de les dételer. On traîna sans arrêt des barouches et les landaus vides tout au long de la grand’rue et dans les deux sens. On prononça des discours devant l’auberge du Bœuf et on y répondit du Cerf. La ville fut illuminée. Des flacons dorés furent soigneusement cachetés et mis sous globe. Des pièces d’or furent dûment cachées sous des pierres. On fonda des hôpitaux. On inaugura les Clubs du Rat et du Moineau. On brûla en effigie sur la place du Marché des douzaines de femmes turques et des vingtaines de jeunes rustres qui laissaient pendre de leur bouche une banderole portant ces mots : « Je suis un vil prétendant. » On vit bientôt les poneys crème de la Reine trotter dans l’avenue pour porter à Orlando l’ordre de venir dîner et dormir au château cette nuit même. Comme dans une occasion précédente, une avalanche d’invitations couvrit la table d’Orlando : la Comtesse de R., Lady Q., Lady Palmerston, la Marquise de P., Mrs. W. E. Gladstone et d’autres encore espéraient la voir bientôt, rappelaient les vieilles alliances unissant leurs familles, etc.] – le tout fort à sa place entre crochets, pour la bonne raison que ces événements ne furent, dans la vie d’Orlando, qu’une parenthèse sans importance. Elle la sauta pour suivre le texte. Tandis que flamboyaient les feux de joie sur la place du Marché, elle était au fond des bois sombres avec le seul Shelmerdine. Il faisait si beau que les arbres étendaient sur leurs têtes des branches absolument immobiles ; lorsqu’une feuille tombait, elle tombait, tachetée de rouge et d’or, avec une telle lenteur qu’on pouvait la voir pendant une demi-heure voleter et voltiger, jusqu’au moment où elle se posait enfin sur le pied d’Orlando.

« Raconte-moi, Mar », disait-elle (et l’on doit expliquer ici qu’Orlando, lorsqu’elle appelait son compagnon par la première syllabe de son premier nom, était dans un état rêveur, amoureux, consentant, domestique, un peu langoureux : des bûches résineuses brûlent et embaument, c’est le soir, mais pas encore l’heure de s’habiller, avec un rien d’humidité peut-être dans l’air du dehors, assez pour faire luire les feuilles, mais pas assez pour arrêter le chant du rossignol parmi les azalées ; on entend aussi dans les fermes lointaines des chiens qui aboient, un cocorico – le lecteur doit imaginer tout cela dans sa voix –) « raconte-moi, Mar, disait-elle, ton histoire du Cap Horn. » Alors Shelmerdine construisait sur le sol un petit modèle du Cap avec des branchettes et des feuilles mortes et une ou deux coquilles de limaçons vides.

« Voici le nord, disait-il. Voilà le sud. Le vent vient à peu près par là. Maintenant, le brick fait voile droit à l’ouest. Nous venons juste de replier le petit perroquet de misaine. Et alors tu vois, ici où il y a ce brin d’herbe, il est saisi par le courant, marqué – où sont ma carte et mon compas ? Ah ! parfait, merci – par cette coquille d’escargot. Le courant frappe le brick juste à bâbord : il faut donc amener le foc, si nous ne voulons pas être charriés à tribord, vers cette feuille de hêtre – car il faut bien que tu comprennes, ma chérie – » et il continuait sur ce ton, et elle, écoutant chaque mot, en saisissait le sens exact : je veux dire qu’elle voyait, sans qu’il eût besoin d’en rien dire, la phosphorescence des vagues, les glaçons qui s’entrechoquent dans les toiles ; elle voyait Shel grimper à la pointe d’un mât dans la tempête ; là, réfléchir sur la destinée de l’homme ; redescendre ; boire un whisky-soda ; faire escale ; succomber aux charmes d’une négresse ; se repentir ; raisonner ; lire Pascal ; se résoudre à écrire de la philosophie ; acheter un singe ; discuter en lui-même le sens véritable de la vie ; décider en faveur du Cap Horn, et ainsi de suite. À l’instant, elle devinait tout cela et mille autres choses encore. Et quand elle répondait : « Oui, les négresses sont séduisantes, n’est-ce pas ? » alors qu’il venait de lui dire que sa provision de biscuits s’épuisait, il était délicieusement surpris de voir à quel point elle avait su le comprendre.

« Es-tu bien sûre de n’être pas un homme ? » demandait-il anxieusement ; elle répondait en écho :

– Est-il possible que tu ne sois pas une femme ? » et il leur fallait en faire la preuve sans plus tarder. Chacun d’eux était à ce point surpris par l’immédiate sympathie de l’autre, c’était une telle révélation qu’une femme pût se montrer l’égale d’un homme par la tolérance et la liberté du langage, et un homme l’égal d’une femme par l’étrangeté et la subtilité, qu’ils devaient en faire la preuve aussitôt.

Ils ne se lassaient pas de converser ainsi, ou plutôt de comprendre, ce qui est devenu l’art essentiel de la conversation dans une époque où les mots sont si pauvres en comparaison des idées que « n’avoir plus de biscuits » doit signifier « embrasser une négresse dans la nuit quand on vient de lire pour la dixième fois la philosophie de Monseigneur Berkeley » (d’où il suit que seuls les grands maîtres du style peuvent dire la vérité ; lorsqu’on rencontre un écrivain simplet, on peut conclure, sans aucun doute, que le pauvre homme ment).

Ils conversaient donc ; puis Orlando, lorsque ses pieds étaient suffisamment couverts de feuilles tachetées de l’automne, se levait, fuyait seule au cœur des bois, laissant Bonthrop assis au milieu de ses coquilles de limaçons, occupé à faire des modèles du Cap Horn. « Bonthrop, disait-elle, je m’en vais », et lorsqu’elle l’appelait de son deuxième nom « Bonthrop », le lecteur doit comprendre qu’elle désirait la solitude, voyait son compagnon et elle comme deux taches dans le désert, mais souhaitait rencontrer la mort seule : car les gens meurent chaque jour, à dîner, ou comme ceci, dehors, dans les bois automnaux ; et tandis que les feux de joie flamboyaient et que Lady Palmerston ou Lady Derby l’invitaient chaque soir, le désir de mourir envahissait Orlando, et quand elle disait « Bonthrop », en fait elle disait « Je suis morte », elle poursuivait son chemin comme un spectre entre les hêtres d’une pâleur fantomatique, et s’enfonçait dans la solitude avec le sentiment que c’en était fini de ce bruit, de cette agitation minuscule et que désormais, libre, elle pouvait enfin aller de l’avant – tout cela le lecteur doit l’entendre dans sa voix lorsqu’elle disait « Bonthrop » ; et je le prie d’ajouter aussi, pour mieux éclairer le sens du mot, que, pour Bonthrop lui-même, ce vocable avait un sens mystique de séparation, d’isolement, qui le faisait penser à des esprits errant sur le pont de son bateau au-dessus de mers insondables.

Après quelques heures de mort, un geai soudain criait « Shelmerdine » ; alors Orlando se baissait pour cueillir un de ces crocus d’automne, qui ont, dans certains esprits, le sens courant de ce mot ; elle le joignait à la plume de geai tournoyante et bleue qui tombait à travers le feuillage des hêtres, et les mettait tous deux dans son sein. Puis elle criait « Shelmerdine » et le mot volait comme une flèche de tous côtés à travers le bois et venait frapper Shelmerdine assis, toujours occupé à construire des modèles, dans l’herbe, avec des coquilles de limaçons. Quand il voyait Orlando et l’entendait venir vers lui avec le crocus et la plume de geai dans son sein, il criait « Orlando », ce qui signifiait (et l’on doit se souvenir que lorsque des couleurs brillantes comme le bleu et le jaune se mêlent dans notre regard, un peu de leur poudre reste à nos pensées) tout d’abord les fougères qui se ploient et s’écartent comme creusées par une étrave ; puis, ainsi qu’on l’avait prévu, l’apparition d’un navire, toutes voiles dehors tanguant et roulant comme dans un rêve, avec, dirait-on, toute une armée de jours ensoleillés devant lui pour son voyage ; et le navire fend le flot, roulant d’ici, roulant de là, avec une noble indolence, chevauche la crête de cette vague, plonge dans le creux de cette autre, soudain vous surplombe (de votre toute petite barque, une vraie coquille de noix, vous levez la tête pour le voir) avec ses immenses voiles tremblantes et – oh ! – les voiles, d’un coup, tombent sur le pont – tout comme Orlando tombait dans l’herbe à côté de son compagnon.

Huit ou neuf jours s’étaient écoulés de la sorte ; mais le dixième, le vingt-six octobre, Orlando était couchée dans la fougère, tandis que Shelmerdine lui disait des vers de Shelley (dont il savait par cœur les œuvres complètes), lorsqu’une feuille, lentement détachée de la cime d’un arbre, soudain vint fouetter allègrement le pied d’Orlando. Une seconde feuille suivit, puis une troisième. Orlando frissonna, pâlit. C’était le vent. Shelmerdine – mais il serait plus adéquat à ce moment de l’appeler Bonthrop – bondit sur ses pieds.

« Le vent ! » cria-t-il.

Ensemble ils coururent à travers bois, tandis que le vent leur plaquait des feuilles sur le corps ; ils coururent vers la grande cour, à travers la grande cour, puis dans les petites, suivis de domestiques épouvantés qui plantaient là leurs balais et leurs casseroles, finirent par s’engouffrer dans la chapelle où l’on alluma des cierges un peu partout avec toute la diligence imaginable, l’un cognant contre un banc, l’autre mouchant une mèche fumeuse. Les cloches sonnèrent. Les gens accoururent. Enfin parut Mr. Dupper qui tenait encore les bouts de sa cravate blanche et demandait son livre de prières. On lui jeta le livre de prières de la Reine Marie ; il chercha promptement, fit voler les pages et dit : « Marmaduke Bonthrop Shelmerdine et Lady Orlando, agenouillez-vous ! » et ils s’agenouillèrent, et on les vit, puis on ne les vit plus suivant la palpitation, contre les vitraux, des ailes d’ombre et de lumière ; et dans le battement de portes innombrables et dans un bruit de vaisselle de cuivre, l’orgue, soudain, gronda, tour à tour fort ou faible, et Mr. Dupper, très vieux maintenant, tenta d’élever la voix au-dessus du tumulte, mais sans réussir à se faire entendre, puis tout se tut pendant un instant et un mot – sans doute « les griffes de la mort » – jaillit haut et clair, tandis que les valets de ferme ne cessaient d’arriver en foule, le râteau ou le fouet encore à la main, les uns chantant à pleine gorge et les autres priant, puis un oiseau buta contre le vitrail, puis éclata un coup de tonnerre, si bien que personne n’entendit le mot « obéissez » et que nul ne vit, hors un éclair d’or, l’anneau passer d’une main à l’autre. Tout n’était que désordre et mouvement. Les deux époux se levèrent, l’orgue tonna, les éclairs jaillirent, l’averse ruissela ; Lady Orlando, son alliance au doigt, sortit dans la cour malgré sa robe mince, saisit l’étrier oscillant (car le cheval avait déjà le mors et la bride et l’écume au flanc) ; l’offrit à son mari qui monta d’un saut, et le cheval fit un bond en avant, et Orlando, debout, cria « Marmaduke Bonthrop Shelmerdine », à quoi il répondit « Orlando », et les mots montèrent d’un trait et tournoyèrent de compagnie comme des faucons parmi les beffrois, et de plus en plus haut, et de plus en plus loin, et de plus en plus vite, tant qu’à la fin leurs syllabes craquèrent et churent en pluie sur le sol ; et elle rentra.

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