Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

Paris et Londres en 1793 – Le Marquis de Saint-Évremont

de Charles Dickens
Partie 1
RÉSURRECTION.

Chapitre 1 En 1775.

C’était le meilleur et le pire de tous les temps, le siècle de la folie et celui de la sagesse ; une époque de foi et d’incrédulité ; une période de lumières et de ténèbres, d’espérance et de désespoir, où l’on avait devant soi l’horizon le plus brillant, la nuit la plus profonde ; où l’on allait droit au ciel et tout droit à l’enfer.

Bref, c’était un siècle si différent du nôtre,que, suivant l’opinion des autorités les plus marquantes, on ne peut en parler qu’au superlatif, soit en bien, soit en mal.

En ce temps-là, un roi pourvu d’une forte mâchoire, et une reine ayant un laid visage, régnaient en Angleterre, pendant qu’un roi pourvu d’une mâchoire non moins forte, et une reine ayant un beau visage, occupaient le trône de France.

Dans l’un et dans l’autre pays, il était plus clair que le cristal, pour tous les grands de l’État, que le miracle de la multiplication des pains se renouvelait tous les jours, et que l’ordre des choses établi ne devait jamais changer.

À cette époque favorisée du ciel, desrévélations de l’autre monde étaient, comme aujourd’hui, concédéesà la Grande-Bretagne.

Un prophète, simple garde du corps, avaitannoncé que le jour où mistress Southcott accomplirait savingt-cinquième année, un gouffre, déjà prêt à s’ouvrir,engloutirait Londres et Westminster ; et c’est tout au pluss’il y avait douze ans que l’esprit de Cock-Lane avait frappé sesmessages, absolument comme les esprits de l’année dernière(entièrement dépourvus d’originalité) nous ont frappé lesleurs.

De simples nouvelles, d’un ordre beaucoup plusterrestre, étaient parvenues depuis peu en Angleterre, relativementà un congrès formé en Amérique par des sujets de laGrande-Bretagne ; nouvelles qui, chose étrange, acquirent plusd’importance pour les humains que toutes les communicationstransmises par la race des médiums.

La France, moins favorisée en matière despiritisme, roulait avec quiétude sur une pente d’une douceurinfinie. Elle faisait du papier monnaie qu’elle se hâtait dedépenser ; et, sous la conduite de ses pasteurs chrétiens, sedivertissait à des actes remplis d’humanité, par exemple, à brûlervif un jeune homme, après lui avoir coupé les mains et arraché lalangue, pour ne pas s’être agenouillé, sous la pluie, en l’honneurd’une procession de moines crasseux, qui passait à cinquante mètresde l’endroit où il se trouvait.

Le jour de ce martyre, il poussait dans lesgrands bois de France et de Norvège des arbres que le Destin,puissant bûcheron, avait déjà marqués pour être abattus, afin quede leurs madriers on pût construire un échafaudage mobile, pourvud’un couteau et d’un sac, et dont l’histoire devait garder unterrible souvenir.

Ce jour-là, sous les hangars de quelques-unsdes laboureurs qui cultivaient les terres des environs de Paris,s’abritaient de grossières charrettes couvertes de boue, flairéespar les cochons et servant de perchoir aux volailles, que la Mort,fermière universelle, avait déjà choisies pour en faire lespourvoyeuses de la hache révolutionnaire.

Mais, bien qu’ils agissent sans cesse, leDestin et la Mort ne travaillent qu’en silence, et personnen’entendait le bruit étouffé de leurs pas, d’autant plus qu’ilsuffisait de soupçonner leur éveil, pour se faire accuser detraîtrise et d’athéisme.

En Angleterre, c’est à peine s’il y avaitassez d’ordre, et si la vie et les biens des habitants étaientsuffisamment protégés pour justifier la jactance nationale. Desvols à main armée, d’audacieuses effractions, avaient lieu chaquenuit au sein même de la capitale. Les familles étaient publiquementaverties de ne pas quitter la ville sans avoir déposé leurs meubleschez le tapissier, afin d’être plus sûres de les retrouver à leurretour. Le brigand nocturne se transformait, à la clarté du soleil,en marchand de la Cité ; reconnu et défié par son confrère, ill’arrêtait en vertu de son titre de capitaine, lui cassaitgalamment la tête, et s’enfuyait à cheval.

Le courrier tombait dans une embuscade oùl’attendaient sept voleurs ; trois de ceux-ci étaient tués parle garde qui accompagnait les dépêches, et qui, manquant demunitions, était tué à son tour par le quatrième bandit ;après quoi la malle était pillée à loisir.

Le lord-maire de Londres, ce puissantpotentat, se voyait contraint d’obéir à un détrousseur qui luidemandait la bourse ou la vie, et qui dépouillait l’illustrepersonnage, en présence de ses nombreux laquais.

Les prisonniers se battaient avec la geôle, etla loi, dans sa majesté, déchargeait à bout portant ses espingolessur les mutins.

Des filous enlevaient les croix de diamant surla poitrine des nobles lords, jusque dans les salons de la cour.Des mousquetaires allaient au quartier Saint-Gilles pour y saisirdes marchandises de contrebande ; la canaille tirait sur lesmousquetaires, les mousquetaires sur la canaille, et personne nes’inquiétait d’un fait qui s’éloignait peu de la voie commune.

Au milieu de tout cela le bourreau, fortoccupé, était mis sans cesse en réquisition. Tantôt il pendait enlongues rangées des criminels de toute espèce ; tantôt ilétranglait le samedi un briseur de volets arrêté le mardiprécédent ; le matin il marquait à Newgate les gens à ladouzaine, et le soir il brûlait des pamphlets à la porte deWestminster. Aujourd’hui, c’était la vie d’un horrible assassinqu’il allait prendre ; demain, celle d’un misérable qui avaitvolé douze sous à l’enfant d’un fermier.

Tout cela se passait en France et enAngleterre en l’an de grâce 1775 ; et dans ce milieu, tandisque le Destin et la Mort travaillaient inaperçus, les deux rois àla forte mâchoire, et les deux reines, l’une belle, l’autre laide,marchaient avec fracas portant leur droit divin d’une main haute etferme. Ainsi, disons-nous, cette bonne vieille année 1775conduisait leurs grandeurs, et des myriades d’infimes créatures,sur les divers chemins qu’elles avaient à parcourir.

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