Paul et Virginie

Paul et Virginie

de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre

PRÉAMBULE

Voici l’édition in-4° de Paul et Virginie que j’ai proposée par souscription. Elle a été imprimée chez P. Didot l’aîné, sur papier vélin d’Essonnes. Je l’ai enrichie de six planches dessinées et gravées par les plus grands maîtres, et j’y ai mis en tête mon portrait, que mes amis me demandaient depuis longtemps.

Il y a au moins deux ans que j’ai annoncé cette souscription. Si plusieurs raisons m’avaient décidé à l’entreprendre, un plus grand nombre m’aurait obligé à y renoncer.Mais j’ai regardé comme le premier de mes devoirs de remplir mes engagements avec mes souscripteurs. Sous ce rapport, l’histoire de mon édition ne pourrait intéresser qu’un petit nombre de personnes&|160;: cependant, comme elle me donnera lieu de faire quelques réflexions utiles aux gens de lettres sans expérience, en les éclairant de celle que j’ai acquise, sur les contrefaçons, les souscriptions, les journaux, et les artistes, j’ai lieu de croire qu’elle ne sera indifférente à aucun lecteur. On verra au moins comme, avec l’aide de la Providence, je suis venu à bout de tirer cette rose d’un buisson d’épines.

Le premier motif qui m’engagea à faire une édition recherchée de Paul et Virginie, fut le grand succès de ce petit ouvrage. Il n’est au fond qu’un délassement de mes Études dela Nature, et l’application que j’ai faite de ses lois au bonheurde deux familles malheureuses. Il ne fut publié que deux ans aprèsles premières, c’est-à-dire en 1786&|160;: mais l’accueil qu’ilreçut à sa naissance surpassa mon attente. On en fit des romances,des idylles, et plusieurs pièces de théâtre. On en imprima lesdivers sujets sur des ceintures, des bracelets, et d’autresajustements de femme. Un grand nombre de pères et surtout de mèresfirent porter à leurs enfants venant au monde les surnoms de Paulet de Virginie. La réputation de cette pastorale s’étendit danstoute l’Europe. J’en ai deux traductions anglaises, une italienne,une allemande, une hollandaise, et une polonaise&|160;; on m’apromis de m’en envoyer une russe et une espagnole. Elle est devenueclassique en Angleterre. Sans doute j’ai obligation de ce succès,unanime chez des nations d’opinions si différentes, aux femmes,qui, par tout pays, ramènent de tous leurs moyens les hommes auxlois de la nature. Elles m’en ont donné une preuve évidente en ceque la plupart de ces traductions ont été faites par des dames oudes demoiselles. J’ai été enchanté, je l’avoue, de voir mes enfantsadoptifs revêtus de costumes étrangers par leurs mains maternellesou virginales. Je me suis donc cru obligé à mon tour de les ornerde tous les charmes de la typographie et de la gravure françaises,afin de les rendre plus dignes du sexe sensible qui les avait sibien accueillis.

Sans doute ils lui sont redevables d’uneréputation qui s’étend, dès à présent, vers la postérité. Déjà lesMuses décorent de fables leur berceau et leur tombeau, comme sic’étaient des monuments antiques. Non seulement plusieurs famillesconsidérables se font honneur d’être leurs alliées, mais un boncréole de l’Île de Bourbon m’a assuré qu’il était parent du S.Géran. Un jeune homme nouvellement arrivé des Indes orientales m’afait voir depuis peu une relation manuscrite de son voyage. Il yraconte qu’il s’est reposé sur la vieille racine du cocotier plantéà la naissance de Paul&|160;; qu’il s’est promené dans l’Embrasureoù l’ami de Virginie aimait tant à grimper, et qu’enfin il a vu leNoir Domingue âgé de plus de cent vingt ans[1], etpleurant sans cesse la mort de ces deux aimables jeunes gens&|160;;il ajouta que, quoiqu’il eût vérifié les principaux événements deleur histoire, il avait pris la liberté de s’écarter de mes récitsdans quelques circonstances légères, persuadé que je voudrais bienlui permettre de les publier avec leurs variantes. J’y consentis,en lui faisant observer que, de mon temps, cette ouverture dusommet de la montagne qu’on appelle l’Embrasure, m’avait paru àplus de cent pieds de hauteur perpendiculaire. Au reste, je luirecommandai fort d’être toujours exact à dire la vérité, etd’imiter dans ses récits ce héros protégé de Minerve, qui avaitbeaucoup moins voyagé que lui, mais qui avait vu des choses bienplus extraordinaires.

En vérité, s’il m’est permis de le dire, jecrois que mon humble pastorale pourrait fort bien m’acquérir unjour autant de célébrité que les poèmes sublimes de l’Iliade et del’Odyssée en ont valu à Homère. L’éloignement des lieux comme celuides temps en met les personnages à la même distance, et les couvredu même respect. J’ai déjà un Nestor dans le vieux Domingue, et unUlysse dans mon jeune voyageur. Les commentaires commencent ànaître&|160;; il est possible qu’à la faveur de mes amis, etsurtout de mes ennemis, qui se piquent d’une grande sensibilité àmon égard, elle me prépare autant d’éloges après ma mort que mesautres écrits, où je n’ai cherché que la vérité, m’ont attiré depersécutions pendant ma vie.

Cependant, je l’avoue, un autre motif plustouchant que celui de la gloire m’a engagé à faire une belleédition de Paul et Virginie&|160;: c’est le désir paternel delaisser à mes enfants, qui portent les mêmes noms, une éditionexécutée par les plus habiles artistes en tout genre, afin qu’ellene pût être imitée par les contrefacteurs. Ce sont eux qui ontdépouillé mes enfants de la meilleure partie du patrimoine quiétait en ma disposition. Les gens de lettres se sont assez plaintsde leurs brigandages&|160;; mais ils ne savent pas que ceux qui seprésentent aujourd’hui pour s’y opposer sont souvent plus dangereuxque les contrefacteurs eux-mêmes. Ils en jugeront par deux traitsencore tout récents à ma mémoire.

Il y a environ deux ans et demi qu’un homme,moitié libraire, moitié homme de loi, vint m’offrir ses servicespour Lyon. Il allait, me dit-il, dans cette ville qui remplit deses contrefaçons les départements du midi, et même la capitale. Ilétait revêtu des pouvoirs de plusieurs imprimeurs et libraires poursaisir les contrefaçons de leurs ouvrages, et s’était obligé defaire tous les frais de voyage et de saisie, à la charge de leurtenir compte du tiers des amendes et des confiscations. Il m’offritde se charger de mes intérêts aux mêmes conditions. Nous ensignâmes l’acte mutuellement. Il partit. À peine était-il arrivé àLyon que je reçus de cette ville quantité de réclamations deslibraires qui se plaignaient de ses procédures, attestaient leurinnocence, leur qualité de père de famille, etc. De son côté monfondé de procuration me mandait qu’il faisait de fort bonnesaffaires&|160;; qu’il me suppliait de ne m’en point mêler, et de lelaisser le maître de disposer de tout, suivant nos conventions. Jeme gardai donc bien de l’arrêter dans sa marche, et je me félicitaide recevoir incessamment de lui des fonds considérables, que jedevais verser dans l’édition que je me proposais de faire. Maisdeux ans et demi se sont écoulés sans que j’aie entendu parler delui, quelques recherches que j’en aie faites.

Il y a environ dix-huit mois qu’unimprimeur-libraire me fit la même proposition pour Bruxelles&|160;:j’y consentis. Il traita de fripon et de vagabond celui que j’avaischargé à Lyon de mes intérêts. À peine arrivé à Bruxelles, il memanda qu’il avait saisi plusieurs de mes ouvragescontrefaits&|160;; et après m’avoir engagé à employer mon créditpour lui faire obtenir des jugements de condamnation, je n’en aipas plus entendu parler que de l’autre.

J’avais sans doute compté sur des fonds moinscasuels pour entreprendre une édition de Paul et Virginie. Engagédepuis huit ans dans des procès à l’occasion de la succession dupère de ma première femme&|160;; et voyant que les créanciers decette succession, non contents de la dévorer en frais, quoiquedéclarée par la justice plus que suffisante pour en acquitter lesdettes, avaient jeté leurs hypothèques sur mes biens propres,quelque peu considérables qu’ils fussent, j’avais craint quel’incendie ne se portât vers l’avenir, et ne consumât jusqu’auxespérances patrimoniales de mes enfants. J’avais donc rassemblétout ce que j’avais d’argent comptant, et je l’avais placé dans lacaisse d’escompte du commerce, pour leur servir après moi dedernière ressource, ainsi qu’à ma seconde femme, qui leur tenaitlieu de mère. C’était là que je portais toutes mes économies&|160;;c’était sur ce capital que je fondais l’espoir de mon édition. Lasomme était déjà si considérable que je l’aurais employée à acheterune bonne métairie, si je n’avais craint de livrer à des créanciersinconnus le berceau de mes enfants et l’asile de ma vieillesse, enl’exposant au soleil.

Mais une révolution de finance, à laquelle jene m’attendais pas, renversa à la fois mes projets de fortunepassés, présents et futurs. La caisse d’escompte fut supprimée. Jen’imaginai rien de mieux que de transporter mes fonds dans celled’un de ses actionnaires, ami de mes amis, et jouissant d’une sibonne réputation, que ses commettants venaient de le nommer un deleurs derniers administrateurs. Je lui confiai mon argent à un trèsmodique intérêt, et le priai, sous le secret, d’en disposer aprèsmoi en faveur de mes deux enfants en bas âge, et de ma femme, parportions égales. Il me le jura, et trois mois et demi après il mefit banqueroute.

J’avais éprouvé de grandes pertes dans laRévolution pour un homme né avec bien peu de fortune. On m’avaitôté la place d’intendant du jardin des plantes&|160;: mais je nel’avais pas demandée. Louis XVI m’y avait nommé de son propremouvement. J’avais perdu deux pensions, mais je ne les avais passollicitées. Les contrefaçons m’avaient fait un tortconsidérable&|160;; mais c’était plutôt un manque de bénéficequ’une perte réelle. Ici c’était les fruits de mes longs travauxqui s’évanouissaient dans ma vieillesse, emportant avec euxl’espoir de ma famille. Cependant Dieu me donna plus de force pouren supporter la perte que je ne l’avais espéré. Ce qui m’en semblade plus rude, ce fut de l’annoncer à ma femme. Je ne pouvais cachercet énorme déficit à ma compagne et à la tutrice de mes enfants. Jele lui annonçai donc avec beaucoup de ménagement. Quelle fut masurprise, lorsqu’elle me dit d’un grand sang-froid&|160;:«&|160;Nous nous sommes bien passés de cet argent jusqu’à présent,nous nous en passerons bien encore. Je me sens assez de couragepour supporter avec toi la mauvaise fortune comme la bonne. Mais,crois-moi, Dieu ne nous abandonnera pas.&|160;»

Je rendis grâces au ciel de mon malheur. Enperdant à peu près tout ce que j’avais, je découvrais un trésorplus précieux que tous ceux que la fortune peut donner. Quelle dot,quelles dignités, quels honneurs, peuvent égaler pour un père defamille les vertus d’une épouse&|160;?

Environ dans le même temps, on diminua d’uncinquième un bienfait annuel que je recevais du gouvernement. J’yfus d’autant plus sensible que j’en attribuai alors la cause à unedispute dans laquelle je m’étais engagé au sujet de ma nouvellethéorie des courants et des marées de l’océan.

Cependant, malgré ces contretemps réunis, jene perdis point courage. Je levai les yeux au ciel. Je medis&|160;: «&|160;Puisque je suis né dans un monde où on repoussela vérité et où on accueille les fictions, tirons partie de cellede mes enfants adoptifs, en faveur de mes propres enfants. Lesfonds me manquent pour mon édition de Paul et Virginie, mais jepeux la proposer par souscriptions. Il y a quantité de gens richesqui se feront un plaisir de les remplir. Plusieurs m’y invitentdepuis longtemps.&|160;»

Je m’arrêtai donc à ce projet, et je me hâtaid’en imprimer les prospectus. Je crus en augmenter l’intérêt en yparlant d’une partie de mes pertes. Enfin j’étais si persuadéqu’elles produiraient un grand effet, que je traitai sur-le-champavec des artistes pour commencer les dessins qui m’étaientnécessaires. Je fixai même à un terme assez prochain la clôture dessouscriptions, pour n’en être pas accablé. En effet, pour en avoirtout de suite un bon nombre, je les avais mises à un tiersau-dessous de la vente de l’ouvrage et je n’en demandais d’avanceque la moitié. Une foule de gens officieux se chargea de répandreces prospectus dans la capitale, les départements, et même danstoute l’Europe. Au bout de quelque temps, quelques-uns d’entre euxm’apportèrent des listes assez nombreuses de personnages riches,grands amateurs des arts, et surtout fort sensibles, qui mepriaient d’inscrire leurs noms, mais ils ne m’envoyaient pointd’argent.

Je leur fis dire que je regardais unesouscription comme un traité de commerce entre un entrepreneur sansargent et des amateurs qui en ont de superflu, par lequel il leurdemandait des avances pour l’exécution d’un ouvrage qu’ils’engageait à leur livrer à une époque fixe, en diminuant pour euxseuls une partie du prix de la vente&|160;; que ces avancesm’étaient nécessaires pour en faire moi-même à des artistes&|160;;ce qui m’était impossible si je n’en recevais de messouscripteurs&|160;; et qu’enfin je ne pouvais regarder comme telsque ceux qui concouraient aux frais de mon édition.

Des raisons si justes et si simples ne firentaucune impression sur eux. Je ne pus même les faire goûter à unministre d’une cour étrangère, chargé spécialement par sasouveraine de me remettre une lettre où elle me témoignait le plusgrand désir d’être sur la liste de mes souscripteurs. Il avaitaccompagné cette lettre d’un billet plein de compliments. Il merencontra deux ou trois fois dans le monde, où il me dit, aprèsbien des révérences, qu’il se faisait un véritable reproche d’avoirdifféré si longtemps de remplir les désirs de sa souveraine&|160;;qu’il se ferait honneur de m’apporter lui-même l’argent de sasouscription. En vain je passai chez lui pour lui en épargner lapeine, il ne s’y trouva point. Comme ces scènes eurent lieuplusieurs fois, je cessai de m’y prêter. Je ne connais point deprimatum et d’ultimatum dans les affaires. Ma première parole estaussi ma dernière. La liste de mes souscripteurs n’a donc point étéhonorée du nom de cette souveraine, parce que son ministre n’a pasjugé à propos de remplir ses intentions. Mais si jamais j’en trouveune occasion sûre, je prendrai la liberté de lui en faire parvenirun des exemplaires, comme un hommage que j’aime à rendre à sesdésirs, à son rang, et à ses vertus.

Au reste je ne fus pas surpris qu’un ministrelivré à la politique fît peu de cas de la souscription d’unepastorale&|160;; mais je le fus beaucoup, je l’avoue, de n’enrecevoir aucune de l’Angleterre. Quoique je n’aie jamais été danscette île, j’ai lieu de croire que mes ouvrages m’y ont faitbeaucoup d’amis. Ma Théorie des mers y a un grand nombre departisans. Des familles des plus illustres m’y ont offert un asileavant cette guerre, et plusieurs Anglais de toutes conditions mesont venus voir alors à Paris. Des savants célèbres y ont traduitmes Études de la Nature&|160;; mais on y a fait surtout un si grandnombre de traductions de Paul et Virginie, que l’original françaisy est devenu un livre classique. C’est ce que m’apprit il y aenviron trois ans un de nos émigrés ci-devant fort riche. Ils’était réfugié à Londres, où il ne trouva d’autre ressource que dese faire libraire. À son retour en France, il vint me remercierd’avoir vécu fort à son aise de la seule vente de Paul et Virginie.Je fus sensiblement touché du bonheur que j’avais eu de lui êtreutile par mon ouvrage, et surtout du témoignage de sareconnaissance. Je me rappelai, si on peut comparer les petiteschoses aux grandes, que les Athéniens, prisonniers de guerre eterrants en Sicile, ne subsistèrent qu’en récitant des vers destragédies d’Euripide, et qu’à leur retour à Athènes ils vinrent enfoule remercier ce grand poète d’avoir été si bien accueillis à lafaveur de ses ouvrages.

Encore une fois, je ne veux établir ici aucunobjet de comparaison entre Euripide et moi&|160;; mais je cite cetrait à l’honneur immortel des muses françaises, qui, comme cellesd’Athènes, peuvent apporter par tout pays des consolations auxvictimes de la guerre et de la politique. Comment se faisait-ildonc que les Anglais vissent avec tant d’indifférence le prospectusde la magnifique édition d’une pastorale si fort de leur goût, etdans des circonstances semblables à celles où se trouvait le pèrede famille qui en était l’auteur&|160;? est-ce l’amour de lapatrie, qui, leur faisant regarder l’argent comme le nerf desintérêts publics, ne leur permet pas d’en laisser passer la pluspetite partie de chez eux chez les nations avec lesquelles ils sonten guerre&|160;? préfèrent-ils l’intérêt de leur commerce à celuide l’humanité&|160;? Mais je leur offrais un monument des artscommerçable et d’un plus grand prix que les avances que j’enattendais. Se méfient-ils des souscriptions françaises&|160;? Quoiqu’il en soit, il ne m’en est venu qu’une seule de ce riche pays,où se rend, dit-on, tout l’or de l’Europe, et où tant d’offresgénéreuses m’avaient été faites&|160;; encore m’a-t-elle étéenvoyée par le fils d’une dame anglaise de mes amies domiciliéedepuis longtemps en France. Quelle est donc la cause de cetteindifférence&|160;? Je l’ignore&|160;; mais elle a été presquegénérale dans le reste de l’Europe, malgré le grand nombre deprospectus que j’y ai répandus.

À la vérité, je m’étais fait une loi, surtoutdans ma patrie, de ne faire aucune démarche directe ou indirectepour solliciter des souscriptions, de quelque homme que ce pûtêtre. C’était, comme je l’ai dit, un monument de littérature,illustré par le concours de nos plus célèbres artistes, dont jeproposais l’exécution aux riches amateurs. À la vérité j’y avaisparlé de l’intérêt de mes enfants ruinés. Il est possible qu’enexprimant ce sentiment il me soit échappé quelques expressionspaternelles trop tendres, qui sont bien goûtées par les gens dumonde sur nos théâtres et dans nos romans, mais qui sont rejetéespar eux dans l’usage ordinaire de la vie à cause de leursensibilité extrême. Ils voient avec intérêt un infortuné sur lascène, mais ils en détournent la vue dans la société. Je pense doncavoir éprouvé, sans m’en douter, la vérité de cet adage confirmépar les imprudents qui s’adressent confidentiellement à eux dansleurs peines&|160;: «&|160;Plus on se découvre, plus on afroid.&|160;»

Cependant les trompettes et les cloches denotre renommée n’avaient pas encore sonné&|160;; mon prospectusn’avait point encore été annoncé par les journalistes&|160;: ilsattendaient, suivant leur usage, le jugement que le monde enporterait pour y confirmer leurs opinions&|160;; mais voyant quesur ce point comme sur bien d’autres il n’en avait aucune, ils sedécidèrent à lui en donner.

Le premier qui emboucha sa trompette en mafaveur fut le Journal de Paris. Son rédacteur me trouva d’abordfort à plaindre d’en être réduit à parler si souvent au public demes affaires particulières. Il remarqua qu’il était fort au-dessousde ma grande réputation d’écrivain d’être obligé de recourir auxsouscriptions. Je crois même qu’il me renouvela à ce sujet leconseil d’ami qu’il m’avait plusieurs fois donné dans son journal,de ne me plus mêler d’écrire sur les marées, où je n’entendaisrien, et d’en laisser le soin à nos astronomes. Je crus d’abord quec’était une pierre qui me tombait de la lune&|160;; mais ce n’étaitpas lui qui me la jetait&|160;: au contraire il se pénétra si biende mes malheurs et de leurs causes, qu’il oublia de parler desbeautés de mon édition future. Qui n’aurait pas connu sa franchiseaurait cru entendre le maître d’école qui tance l’enfant tombé dansla Seine en jouant imprudemment sur ses bords. Il me regardait sansdoute comme tombé dans la mer en me jouant avec mon système desmarées.

Si, en effet, je ne m’étais pas senti couler àfond, j’aurais pu lui dire que, m’étant occupé toute ma vie desintérêts du public, j’avais cru qu’il m’était permis del’intéresser quelquefois aux miens, sans prétendre devenir chef departi&|160;; qu’il ne dédaignait pas lui-même de captiver sabienveillance en lui annonçant chaque jour les événements heureuxet malheureux, et jusqu’à la vente des plus petits meubles de lacapitale&|160;; que la banqueroute presque totale que j’avaiséprouvée était un événement public, et que j’étais aussi fondé àm’en plaindre que lui des différents cabinets de l’Europe, dont ilrévélait avec tant de sagacité les projets de malveillance.J’aurais pu lui rappeler que le revenu de son journal n’était fondéque sur des souscriptions&|160;; que Voltaire s’était honoré d’unesemblable ressource en faisant imprimer les œuvres de PierreCorneille au profit de la petite-nièce de ce grand poète&|160;;qu’en ma qualité de père de famille, j’avais pu faire imprimer unepastorale au profit de mes enfants ruinés, avec d’autant plus deraison que par des lois modernes, qui ne lui étaient pas inconnues,sur les propriétés littéraires des gens de lettres, mes enfantsdevaient être privés des miennes dix ans après ma mort.

J’aurais pu lui alléguer d’autres raisons pourjustifier mon droit naturel et acquis de raisonner sur la cause desmarées&|160;; mais un homme submergé ne peut plus parler. Je menoyais en effet&|160;; les souscriptions me venaient de loin à loinet en très petit nombre. Des artistes, qu’il fallait payercomptant, travaillaient avec activité&|160;: j’allais manquer defonds et engager mes dernières ressources, lorsque après Dieu unebranche me sauva du naufrage. Un libraire, homme de bien,M.&|160;Déterville, vint me demander la permission d’imprimer uneédition in-8° de mes Études de la Nature, sous mon nom, etsemblable à mon édition originale in-12, à quelques transpositionsprès, avec le privilège de la vendre à son profit pendant cinq ans,moyennant six mille six cents livres, dont il me paierait le tiersd’avance, et les deux autres tiers dans le cours de l’année. Jeremerciai la Providence, qui m’envoyait à point nommé une partiedes fonds qui m’étaient nécessaires. Nous signâmes mutuellement, lelibraire et moi, l’acte de nos conventions, qui toutes ont étéremplies jusqu’à présent. Cette édition a paru en l’an XII (1804).Il y avait environ trois mois qu’elle était en vente quand un jeunehomme de mes amis, qui se destine aux lettres, entra chez moitenant à sa main un journal. Quoique naturellement gai, il avaitl’air sombre.

–&|160;Que m’apportez-vous là, luidis-je&|160;?

Mon ami. – Une nouvelle méchanceté duJournal des Débats&|160;: vous en êtes l’objet.

Moi. – Vous me surprenez. J’aitoujours cru son rédacteur bien disposé pour mes ouvrages.

Mon ami. – Avez-vous été le voir àl’occasion de votre nouvelle édition&|160;?

Moi. – Non, je ne l’ai même jamaisvu. Il est journaliste&|160;; et j’ai pour maxime que quand ondonne à un particulier le pouvoir de nous honorer, on lui donne enmême temps celui de nous déshonorer.

Mon ami. – Lisez, lisez&|160;; vousverrez comme il parle de vous. Il dit que vous n’êtes propre qu’àfaire des romans&|160;; que votre Théorie des marées n’est qu’unroman&|160;; que vous avez la manie d’en parler sans cesse&|160;;que vos principes de morale sont exagérés&|160;; que vous n’avezaucune connaissance en politique. Pardonnez-moi si je répète sesinjures, mais j’en suis indigné. Ce sont des personnalités dontvous devez vous faire justice.

Moi. – Je lis rarement ce journal,parce que je trouve sa critique amère et souvent injuste. Sonrédacteur est d’ailleurs un homme d’esprit&|160;; mais ses satiresrépugnent à mes principes de morale&|160;; voilà peut-être pourquoiil les trouve exagérés. Quant à mon ignorance en politique, iln’est guère question de cette science moderne dans mes Études de laNature. Mais pourquoi en a-t-il parlé&|160;?

Mon ami. – C’est peut-être que vosennemis lui auront dit que vous ambitionniez quelque place.

Moi. – Voyons donc ce redoutablefeuilleton. Et après l’avoir lu tout entier&|160;:

Je ne trouve point, lui dis-je, que j’aie tantà m’en plaindre. D’abord il commence par me blâmer, et finit par melouer. Celui qui veut nuire fait précisément le contraire&|160;: illoue au commencement, et blâme à la fin. Le premier paraît unennemi impartial qui est forcé enfin de reconnaître vos bonnesqualités&|160;; le second semble être un ami équitable qui nedemande qu’à vous louer, mais qui est contraint ensuite d’avouervos défauts, par le sentiment de la justice. L’un et l’autre saventbien que la dernière impression est la seule qui reste dans la têtedu lecteur. C’est le dernier coup de la cloche qui la faitlongtemps vibrer.

Mon ami. – Permettez-moi de vous direque tout journaliste qui condamne une opinion ou même qui la loueest tenu de motiver sa critique ou son éloge. Bayle est là-dessusun vrai modèle. Lorsqu’il réfute une erreur, il y supplée lavérité. Tout critique qui se conduit autrement est ou ignorant oude mauvaise foi. Le vôtre est à la fois l’un et l’autre.

Moi. – Oh&|160;! cela est tropfort&|160;: il ne me blâme que sur le fond des choses qu’iln’entend pas, et peut-être qu’on le charge de blâmer&|160;; mais ilme loue de bonne foi sur le style. Il dit positivement que je suisun des plus grands écrivains du siècle.

Mon ami. – Voilà un beléloge&|160;!

Moi. – Sans doute, et l’un des plusbeaux qu’on puisse donner aujourd’hui. Quel est l’homme de loi, parexemple, qui ne serait plus flatté de passer dans les affaires pourun fameux orateur que pour un bon juge&|160;? La forme est tout, lefond est peu de chose. Celui-ci n’intéresse que les particuliersmis en cause&|160;; celle-là regarde le public, qui donne lesréputations. Sachez donc que le rédacteur du feuilleton m’a donnéla plus grande des louanges, et qu’il la préférerait pour lui-mêmeà toutes celles dont on voudrait l’honorer, comme d’être juste, bonlogicien, penseur profond, observateur éclairé. Les ancienspensaient à peu près là-dessus comme les modernes. Beaucoup deRomains en faisaient le principal mérite de Cicéron. J’ai ouï direque ce père de l’éloquence latine, passant un jour sur la place auxharangues, quelques citoyens oisifs qui s’y promenaientl’entourèrent et le prièrent de monter à la tribune. «&|160;Quevoulez-vous que j’y fasse&|160;? leur dit-il, je n’ai rien à vousdire.&|160;» «&|160;N’importe, s’écrièrent-ils, parlez-noustoujours. Que nous ayons le plaisir d’entendre vos périodes, sibelles, si harmonieuses, qui flattent si délicieusement lesoreilles.&|160;» Je crois que M. de La Harpe nous a conservé cebeau trait dans son Cours de littérature française. Il le trouvaitadmirable, et le citait comme une preuve du grand goût que lesRomains avaient pour l’éloquence.

Mon ami. – C’est nous les représentercomme des imbéciles. Quel goût pouvaient-ils trouver à entendreparler à vide&|160;? Je sais qu’il est commun à beaucoup de noslecteurs de journaux, mais le journaliste des Débats, qui ne saitpoint faire de belles périodes, remplit tant qu’il peut sonfeuilleton de malignité&|160;: voilà pourquoi il a tant de vogue.Il sait bien que le nombre des méchants est encore plus grand quecelui des imbéciles.

Moi. – Ne comptez-vous pour rienl’éloge si pur que le critique a fait de Paul etVirginie&|160;?

Mon ami. – Quoi&|160;! ne voyez-vouspas que c’est pour se donner à lui-même un air de sensibilité quile rende recommandable à une multitude de ses lecteurs qui seplaignent sans cesse d’en avoir trop, tandis qu’ils se repaissenttous les jours de ses sarcasmes&|160;? Vos ennemis louent lamoindre partie de vos travaux, pour se donner le droit, comme vosamis, de blâmer les plus importantes. Oui, je vous le dis avecfranchise, les journalistes sont des pirates qui infestent toute lalittérature, ainsi que les contrefacteurs. Ceux-ci, moinscoupables, n’en veulent qu’à l’argent&|160;; les autres, soudoyéspar divers partis, attaquent les réputations de ceux qui netiennent à aucun. Ils se coalisent entre eux, quoique sous diverspavillons&|160;; ils font la guerre aux morts et aux vivants. Quelsera désormais le sort des gens de lettres qui, sous les auspicesdes Muses, se dirigent vers la fortune et la gloire&|160;? À peineun jeune homme riche de ses seules études s’embarque sur la mer desopinions humaines, qu’il est coulé à fond en sortant du port&|160;:il ne lui reste d’autre ressource que de prendre parti avec lesbrigands. C’est alors que, presque sans peine et sans travail, ilsera payé, redouté, honoré, et pourra parvenir à tout.

Moi. – Vous tombez vous-même dans ledéfaut que vous leur reprochez. La passion vous rend injuste. Nosjournalistes ne sont point des pirates&|160;: ce sont, pourl’ordinaire, de paisibles paquebots qui passent et repassent sur lefleuve de l’oubli, qu’ils appellent fleuve de mémoire, nosfugitives réputations. Amis et ennemis, tous leur sontindifférents. Ils n’ont d’autre but, au fond, que de remplir leurbarque, afin de gagner honnêtement leur vie.

Ce n’est pas une petite affaire de mettre tousles jours à la voile avec une nouvelle cargaison. Un journaliste àvide serait capable de remplir ses feuilles de leur proprecritique. J’en ai eu un jour une preuve assez singulière. Und’entre eux, voulant plaire à un parti puissant qui le protégeait,s’avisa d’attaquer ma Théorie du mouvement des mers. Comme iln’entendait pas plus celle des astronomes que la mienne, il me futaisé de le réfuter. Je lui répondis par un autre journal, etj’insérai dans ma réponse quelques légères épigrammes sur sa doubleignorance. Je crus qu’il en serait piqué. Point du tout. Ilm’écrivit tendrement pour se plaindre de ce que je n’avais pas euassez de confiance en lui pour lui adresser ma réponse, enm’assurant que, quoiqu’il y fût maltraité, il l’aurait impriméeavec la fidélité la plus exacte, et qu’elle aurait fait le plusgrand honneur à ses feuilles. Il est clair qu’il n’avait eu, en meprovoquant, d’autre but que l’innocent désir de gagner de l’argenten remplissant son journal. Peu de temps après, il fut obligé d’yrenoncer. Cependant les mathématiciens qui l’avaient arméd’arguments contre moi et poussé en avant comme leur championvinrent à son secours. Ils lui firent avoir une place à la foislucrative et honorable. Il y a apparence que, s’il eût imprimé maréponse, il serait resté journaliste. Mais comme les objectionsqu’il m’avait faites paraissaient toutes seules sur son champ debataille, elles avaient un certain air victorieux dont son partipouvait fort bien se féliciter comme d’un triomphe.

Mon ami. – Celui dont vous vousmoquez était un de ces oiseaux innocents qui voltigent autour desgreniers pour y ramasser quelques grains. Mais le Journal desDébats est un oiseau de proie&|160;: son plaisir est de s’acharneraux réputations d’écrivains célèbres, surtout après leur mort.Comment ne traite-t-il pas ce pauvre Jean-Jacques&|160;! A-t-ilbesoin de quelque philosophe d’une grande autorité en morale&|160;?c’est Jean-Jacques qu’il loue. Ses lecteurs accoutumés à serepaître de sa malignité viennent-ils à s’ennuyer de seséloges&|160;? c’est Jean-Jacques qu’il déchire&|160;; il le dénoncecomme la source de toute corruption.

Moi. – Il en agit donc avec lui commeles matelots portugais avec S. Antoine de Pade ou de Padoue. Cesbonnes gens ont une petite statue de ce saint au pied de leur grandmât. Dans le beau temps ils lui allument des cierges&|160;; dans lemauvais ils l’invoquent&|160;; mais dans le calme ils lui disentdes injures et le jettent à la mer au bout d’une corde, jusqu’à ceque le bon vent revienne.

Mon ami. – Vous en riez&|160;; maiscela n’est pas plaisant pour la réputation des gens de lettres.Voyez comme les journaux de parti en ont agi avec Voltaire pendantsa vie. Ils l’ont fait passer pour un fripon qui vendait sesmanuscrits à plusieurs libraires à la fois, et pour un lâchesuperstitieux sans cesse effrayé de la crainte de la mort. Enfin sacorrespondance secrète et intime pendant trente ans a étépubliée&|160;; elle a prouvé qu’il était l’homme de lettres le plusgénéreux&|160;; qu’il donnait le produit de la plupart de sesouvrages à ses libraires, à des acteurs, et à des gens de lettresmalheureux&|160;; que, presque toujours malade, il s’était si bienfamiliarisé avec l’idée de la mort, qu’il se jouait perpétuellementdes fantômes que la superstition a placés au-delà des tombeaux,pour gouverner les âmes faibles pendant leur vie. Aujourd’hui leJournal des Débats poursuit sa mémoire, et, ce qui est le comble del’absurdité, il veut faire passer pour un imbécile l’écrivain deson siècle qui avait le plus d’esprit. Oui, quand je vois dans unfeuilleton un grand homme, utile au genre humain par ses talents etses travaux, mis en pièces par des gens de lettres éclairés de seslumières, qui n’ont imité de lui que les arts faciles et germainsde médire et de flatter&|160;; et quand je lis ensuite à la fin dece même feuilleton l’éloge d’un misérable charlatan, je crois voirun taureau déchiré dans une arène par une meute de chiens qu’il anourris des fruits de ses labeurs, ainsi que les spectateursbarbares de son supplice, tandis que ces mêmes animaux, dressés àlécher les jarrets d’un âne, terminent cette scène féroce par unecourse ridicule.

Moi. – Le calomniateur est un serpentqui se cache à l’ombre des lauriers pour piquer ceux qui s’yreposent. Homère a eu son Zoïle&|160;; Virgile, Bavius etMaevius&|160;; Corneille, un abbé d’Aubignac, etc. La fleur la plusbelle a son insecte rongeur.

Mon ami. – J’en conviens&|160;; maisil n’y a jamais eu chez les anciens d’établissements littérairesuniquement destinés à déchirer les gens de lettres tous les joursde la vie. Le nombre s’en augmente sans cesse. Il y a déjà plus dejournalistes que d’auteurs. Ceux-ci abandonnent même leurslaborieux et stériles travaux pour le lucratif métier de raisonner,à tort et à travers, sur ceux d’autrui.

Moi. – Vous avez raison. Mais cegenre de littérature a aussi son utilité. Combien de citoyensoccupés de leurs affaires ne sont pas à portée de savoir ce qui sepasse en politique, dans les lettres, et dans les arts&|160;? Ilstrouvent dans les journaux des connaissances tout acquises, quin’exigent de leur part aucune réflexion. L’âme a besoin denourriture comme le corps&|160;; et il est remarquable que lenombre des journaux s’est accru chez nous, à mesure que celui dessermons y a diminué.

Mon ami. – Et c’est par cela même queje les trouve dangereux. En donnant des raisonnements tout faits,ils ôtent la faculté de raisonner et celle d’être juste, par desjugements dictés souvent par l’esprit de parti. Ils paralysent à lafois les esprits et les consciences. Ceux qui les lisenthabituellement s’accoutument à les regarder comme des oracles.Entrez dans nos cafés, et voyez la quantité de gens qui oublientleurs amis, leur commerce, et leur famille, pour se livrer à cetteoisive occupation. Qu’en rapportent-ils chez eux&|160;? quelquemaxime de morale&|160;? quelque principe de conduite&|160;? non,mais un sarcasme bien mordant, ou une calomnie impudente contre desgens de lettres estimables.

Moi. – Au moins, vous en excepterezquelques journalistes sensés, tels que le Moniteur, le Publiciste,etc.&|160;; quant aux autres, je n’ai point trop à m’enplaindre.

Mon ami. – Comment&|160;! pas même deceux qui traitent de romans vos Études, où vous avez employé trenteans d’observations&|160;?

Moi. – Plût à Dieu qu’ils fussentpersuadés que mes Études sont des romans comme Paul etVirginie&|160;! Les romans sont les livres les plus agréables, lesplus universellement lus, et les plus utiles. Ils gouvernent lemonde. Voyez l’Iliade et l’Odyssée, dont les héros, les dieux, etles événements sont presque tous de l’invention d’Homère&|160;;voyez combien de souverains, de peuples, de religions, en ont tiréleur origine, leurs lois, et leur culte. De nos jours même, quelempire ce poète exerce encore sur nos académies, nos arts libéraux,nos théâtres&|160;! C’est le dieu de la littérature del’Europe.

Mon ami. – je vous avoue que je suisfort dégoûté de la nôtre. Je ne veux plus courir dans une carrièreoù des études pénibles vous attendent à l’entrée, l’envie et lacalomnie au milieu, des persécutions et l’infortune à la fin.

Moi. – Quoi&|160;! n’auriez-vouscultivé les lettres que dans la vaine espérance d’être honoré deshommes pendant votre vie&|160;? Rappelez-vous Homère.

Mon ami. – Qui voudrait cultiver lesMuses sans cette perspective de gloire qu’elles prolongent au loinsur notre horizon&|160;? Elle consola sans doute Homère pendant savie. Voyez comme elle s’est étendue après sa mort.

Moi. – Sans doute la gloire acquisepar les lettres est la plus durable. Ce n’est même qu’à sa faveurque les autres genres de gloire parviennent à la postérité. Maisles monuments qui l’y transmettent n’ont pas l’esprit de vie commeceux de la nature. Ils sont de l’invention des hommes, et parconséquent caducs et misérables comme eux. Qu’est-ce qu’un livre,après tout&|160;? il est pour l’ordinaire conçu par lavanité&|160;; ensuite il est écrit avec une plume d’oie, au moyend’une liqueur noire extraite de la galle d’un insecte, sur dupapier de chiffon ramassé au coin des rues. On l’imprime ensuiteavec du noir de fumée. Voilà les matériaux dont l’homme, parvenu àla civilisation, fabrique ses titres à l’immortalité. Il en composeses archives, il y renferme l’histoire des nations, leurs traités,leurs lois, et tout ce qu’il conçoit de plus sacré et de plus dignede foi. Mais qu’arrive-t-il&|160;? À peine l’ouvrage paraît au jourque des journalistes se hâtent d’en rendre compte. S’ils en disentdu mal, le public le tourne en ridicule&|160;; s’ils le louent, descontrefacteurs s’en emparent. Il ne reste bientôt à l’auteur que ledroit frivole de propriété, que les lois ne lui peuvent assurerpendant sa vie, et dont elles dépouillent ses enfants peu d’annéesaprès sa mort. Que se proposait-il donc dans sa péniblecarrière&|160;? de plaire aux hommes, à des êtres qui, comme le ditMarc-Aurèle, se déplaisent à eux-mêmes dix fois le jour. Oh&|160;!mon ami, un homme de lettres doit se proposer un but plus sublimedans le cours de sa vie. C’est d’y chercher la vérité. Comme lalumière est la vie des corps, dont elle développe avec le tempstoutes les facultés, la vérité est la vie de l’âme, qui lui doitpareillement les siennes. Quel plus noble emploi que de la répandredans un monde encore plus rempli d’erreurs et de préjugés que laterre n’est couverte au nord de sombres forêts&|160;?

Le philosophe doit extirper les erreurs dusein des esprits, pour y faire germer la vérité, comme un laboureurextirpe les ronces de la terre pour y planter des chênes. Si denoires épines en ont épuisé tous les sucs, si le sol en est pleinde roches, son rude travail n’est pas perdu&|160;: ses nerfs enacquièrent de nouvelles forces.

Mon ami. – Je travaillerai aussi pourla vérité sans tant de fatigues. Je me ferai journaliste. Jem’assoirai au rang de mes juges.

Moi. – Pourriez-vous vous abaisser àservir les haines d’autrui&|160;? N’en doutez pas, il y a deshommes qui n’aspirent qu’au retour de la barbarie. Ils seréjouissent de voir les gens de lettres en guerre. Ils excitententre eux des querelles pour les livrer au mépris public. S’ils lepouvaient, ils crèveraient les yeux au genre humain&|160;: ils lepriveraient de la lumière comme de la vérité, pour le mieuxasservir.

Mon ami. – Dieu me préserve d’êtrejamais de leur nombre&|160;! Je ferai le journal des journaux. Lesauteurs fournissent aux journalistes la plupart des idées et destirades dont ils remplissent leurs feuilles&|160;; les journalistesme fourniront à leur tour la malignité dont j’aurai besoin. Jetournerai contre eux leurs propres flèches, et je m’attireraibientôt tous leurs lecteurs.

Moi. – Si jamais vous entreprenez desfeuilles périodiques, faites-les dignes d’une âme généreuse et deshautes destinées où s’élève la France. Encouragez, à leurnaissance, les talents timides, en vous rappelant les faiblesdébuts de Corneille, de Racine, et de Fontenelle. Préparez ausiècle nouveau des artistes, des poètes, des historiens. Ce n’estpoint de héros dont il manque, c’est d’écrivains capables de lescélébrer. N’insérez dans vos feuilles que ce qui méritera lessouvenirs de la postérité. Mettez-y les découvertes du génie et lesactes de vertu en tout genre. Ne craignez pas que vos jeunestalents fléchissent sous de si nobles fardeaux&|160;; ils n’enprendront qu’un vol plus assuré&|160;; et la reconnaissance desraces futures suffira pour les rendre illustres. Vos feuillesdeviendront pour la France ce que sont depuis tant de siècles pourla Chine les annales de son empire.

En parcourant cette carrière, que vous indiquel’amour de la patrie, étendez de temps en temps vos regards sur lesautres parties du monde&|160;; votre journal renfermera un jour lesarchives du genre humain.

Mon jeune ami se leva, me serra la main, et seretira plein d’émotion.

Pour moi je redoublai de zèle pour mon éditionde Paul et Virginie. Les plus célèbres artistes s’en occupaient.J’éprouvai d’abord plusieurs mois de retard à l’occasion dequelques-uns d’entre eux appelés à composer et à dessiner lesmagnifiques costumes du couronnement de l’empereur. Mais je fusbien plus retardé par les graveurs. Je suis fâché de le dire,quoique nous eussions signé mutuellement les époques auxquelles ilsm’en devaient livrer les planches, aucun d’eux n’a rempli sesengagements. Ils m’ont donné pour excuse que la beauté des dessinsles avait menés bien plus loin qu’ils ne croyaient&|160;; qu’ilsétaient jaloux de rendre leur burin rival du crayon et du pinceaudes grands maîtres. Cependant ils devaient considérer, avant tout,qu’ils étaient artistes, c’est-à-dire des professeurs de moralechargés, ainsi que les gens de lettres, de transmettre à lapostérité des traits de vertu, et par conséquent d’en donnereux-mêmes l’exemple&|160;; que la première base de la vertu est laprobité, et celle de la probité de tenir scrupuleusement sesengagements&|160;; qu’enfin en manquant de parole à ceux qui onttraité avec eux, ils les obligent à leur tour d’en manquer àd’autres, et les exposent de plus à des pertes considérables.

D’un autre côté, comme ces longs retardementsont contribué en effet à la perfection de mon ouvrage, je me sensobligé d’en témoigner ma reconnaissance. Je ne me tiens pas quitteenvers eux du seul emploi de leur temps et de leurs talents, quandje les ai payés. Je me sens encore plus redevable au zèle qu’ils yont mis dans l’espèce de concours où ils ont employé à l’envi leurscrayons et leur burin, autant par affection pour ma pastorale que,j’ose dire, pour son auteur. Plusieurs même de ceux qui m’ontfourni des dessins ont voulu que je les tinsse de leur seuleamitié. Je les nommerai donc tour à tour dans l’explication que jevais donner des figures. Je tâcherai de les faire connaître,quoique la plupart n’aient pas besoin de mes annonces pour êtreavantageusement connus du public.

Les figures de cette édition sont au nombre desept. J’en ai donné les programmes. La première, qui est aufrontispice, est mon portrait. Les six autres sont tirées de Paulet Virginie, et représentent les principales époques de leur vie,depuis leur naissance jusqu’à leur mort.

Mon portrait est tiré d’après moi, à mon âgeactuel de soixante-sept ans. Je l’ai fait dessiner et graver surles demandes réitérées de mes amis. On y lit mon nom au bas encaractères romains, avec les simples initiales de mes deux premiersprénoms&|160;: Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre.J’observerai que dans l’ordre naturel de mes prénoms, Bernardinétait le second, et Henri le troisième. Mais cet ordre ayant étéchangé, par hasard, au titre de la première édition de mes Études,Henri s’y est trouvé le second, et Bernardin le troisième. J’ai eubeau réclamer leur ancien ordre, le public n’a plus voulu s’yconformer. Il en est résulté que beaucoup de personnes croient queBernardin de Saint-Pierre est mon nom propre. J’ai cru devoirmoi-même obéir à la volonté générale, en les signant quelquefoistous deux ensemble. Cette observation peut paraître frivole&|160;;mais j’y attache de l’importance, parce qu’il me semble que lepublic, en ajoutant un nouveau nom à mon nom de famille, m’a enquelque sorte adopté.

Au-dessous du portrait on voit dans des nuagesle globe de la terre en équilibre sur ses pôles couverts de deuxocéans rayonnants de glaces. Il a le soleil à son équateur&|160;;et en lui présentant tour à tour les sommets glacés de ses deuxhémisphères, il en varie deux fois par an les pondérations, lescourants, et les saisons. Cette devise, que j’ai fait graver surmon cachet, a une légende qui peut aussi bien s’appliquer aux loismorales de la nature qu’à ses lois physiques&|160;: Stat inmedio virtus, librata contrariis. «&|160;La vertu est stableau milieu, balancée par les contraires.&|160;» Ce portrait, avecses accessoires, a été dessiné au crayon noir par M.&|160;Lafitte,qui a remporté à l’Académie de peinture de Paris le grand prix deRome, au commencement de notre révolution. On a de lui plusieursouvrages très estimés, entre autres un gladiateur expirant.Personne ne dessine avec plus de promptitude et d’exactitude.M.&|160;Ribault, élève de M.&|160;Ingouf, a gravé ce dessin, toutau burin, avec une fidélité qui rivalise celle (sic) du crayon del’original. Il ne manque à ce jeune homme qu’une célébrité dont sestalents me paraissent bien dignes.

Le premier sujet de la pastorale a pour titre,Enfance de Paul et Virginie. On lit au-dessous ces parolesdu texte, Déjà leurs mères parlaient de leur mariage sur leursberceaux.

Madame de la Tour et Marguerite les tiennentsur leurs genoux, où ils se caressent mutuellement. Fidèle, leurchien, est endormi sous leur berceau. Près de lui est une pouleentourée de ses poussins. La négresse Marie est en avant, sur uncôté de la scène, occupée à tisser des paniers. On voit au loinDomingue, qui ensemence un champ&|160;; et plus loin l’Habitant,leur voisin, qui arrive à la barrière. À droite et à gauche de cetableau plein de vie sont les deux cases des deux amies. Près del’une est un bananier, la plante du tabac, un cocotier qui sort deterre près d’une flaque d’eau, et d’autres accessoires rendus avecbeaucoup de vérité. Au loin on découvre les montagnes pyramidalesde l’Île de France, des Palmiers, et la mer.

Ce paysage, ainsi que ses personnages remplisde suavité, est de M.&|160;Lafitte, qui a dessiné mon portrait. Ila été d’abord gravé à l’eau-forte par M.&|160;Dussault, qui excelleen ce genre de préparation, et gravé ensuite au burin relevé depointillé par M.&|160;Bourgeois de la Richardière, jeune artistequi, après avoir quitté ses premières études pour obéir à la voixde la patrie qui l’appelait aux armées, les a reprises avec unenouvelle vigueur. Il a gravé un grand portrait de l’empereurNapoléon Bonaparte, et plusieurs autres ouvrages goûtés du public.J’ai dit que trois artistes, en comptant le dessinateur, avaientconcouru à exécuter le sujet de cette première planche&|160;; il yen a dans la suite où quatre et même plus ont mis la main. C’est unusage assez généralement adopté aujourd’hui par les graveurs lesplus distingués. Ils prétendent qu’un sujet en est mieux traitélorsque ses diverses parties sont exécutées par divers artistesdont chacun excelle dans son genre. Ainsi l’entrepreneur en donned’abord le sujet, et en fait faire le dessin&|160;; il le livreensuite à un graveur, qui en fait exécuter tour à tour l’eau-forte,le paysage, les figures, et met le tout en harmonie. Après quoi ungraveur en lettres y met l’inscription. C’est aux connaisseurs àjuger si ces procédés, de mains différentes, perfectionnent l’art.Ils ont été employés souvent par les grands maîtres en peinture,qui, à la vérité, entreprenaient d’immenses travaux, comme desgaleries et des plafonds. Les graveurs disent, de leur côté, queles longs travaux du burin, dans un petit espace, ne demandent pasmoins de temps que ceux du pinceau sur de larges voûtes et devastes pans de mur. Les amateurs semblent de leur avis, carplusieurs recherchent les simples eaux-fortes, et les préfèrentquelquefois aux estampes finies. C’est par cette raison que j’en aifait tirer un certain nombre d’exemplaires, comme je l’ai dit dansla feuille d’avertissement insérée dans cette édition. J’y ai mêmeparlé de quatre autres sujets in-8° de Paul et Virginie, tirés surin-4°, dessinés et gravés par M.&|160;Moreau le jeune, qu’on peutréunir dans le même exemplaire, attendu qu’ils représentent desévénements différents.

La seconde planche a pour sujet Paultraversant un torrent, en portant Virginie sur ses épaules. Il apour titre, Passage du torrent, et pour inscription cesparoles du texte, N’aie pas peur, je me sens bien fort avectoi.

Le fond représente les sites bouleversés desmontagnes de l’Île de France où les rivières qui descendent deleurs sommets se précipitent en cascades. Ce fond âpre, rude etrocailleux, relève l’élégance, la grâce et la beauté des deuxjeunes personnages qui sont sur le devant, dans la fleur d’unevigoureuse adolescence. Paul, au milieu des roches glissantes etdes eaux tumultueuses, porte sur son dos Virginie tremblante. Ilsemble devenu plus léger de sa belle charge, et plus fort du dangerqu’elle court. Il la rassure d’un sourire, contre la peur si bienexprimée dans l’attitude craintive de son amie, et dans ses yeuxorbiculaires. La confiance de son amante, qui le presse de sesbras, semble naître ici, pour la première fois, du courage del’amant&|160;; et l’amour de l’amant, si bien rendu par ses tendresregards et son sourire, semble naître à son tour de la confiance deson amante.

On trouvera peut-être que ces deux charmantesfigures sont un peu fortes, comparées avec quelques-unes de cellesqui les suivent&|160;; mais on doit considérer qu’elles sont plusrapprochées de l’œil du spectateur. Qui ne voudrait voir la beautéde leurs proportions encore plus développées&|160;? Aussi l’auteurse propose-t-il d’en faire un tableau grand comme nature. Ce sujetl’emportera, à mon avis, sur celui de l’amoureux Centaure, quiporte sur sa croupe, à travers un fleuve, la tremblante Déjanire.Comment le Guide a-t-il pu choisir pour sujet de son charmantpinceau un monstre composé de deux natures incompatibles&|160;?Comment une bouche humaine pourrait-elle alimenter à la foisl’estomac d’un homme et celui d’un cheval&|160;? Cependant on ensupporte la vue sans peine, et même avec plaisir&|160;: tantl’autorité d’un grand nom et celle de l’habitude ont depouvoir&|160;! Elles nous font adopter, dès l’enfance, les plusétranges absurdités au physique et au moral, sans que nous soyonsmême tentés, dans le cours de la vie, d’y opposer notre raison.

Je dois le beau dessin de M.&|160;Girodet àson amitié. Il m’en a fait présent. Il serait seul capable de luifaire une grande réputation, si elle n’était déjà florissante parle charme et la variété de ses conceptions. Il y réunit toujoursles grâces naïves de la nature à l’étude sévère de l’antique. Onreconnaît ici l’auteur des tableaux du bel Endymion endormi dansune forêt, éclairé de la lumière amoureuse de la déesse desnuits&|160;; d’Hippocrate, refusant l’or et la pourpre du roi dePerse, qui voulait l’attirer à son service&|160;; et de l’Apothéosede nos guerriers dans le palais d’Ossian. Je pense que le premiereût fait à Athènes le plus bel ornement du salon d’Aspasie&|160;;que le second eût été placé sous le péristyle de quelque templepour y servir à jamais d’exemple de patriotisme&|160;; et qu’enfinle troisième eût été peint sur la voûte du Panthéon&|160;; mais iloccupe, chez nous, une place plus honorable dans le palais del’empereur, l’illustre chef de nos héros.

Le paysage de mon dessin a été gravé àl’eau-forte par M.&|160;Dussault, dont j’ai déjà parlé&|160;; et legroupe des deux figures l’a été au pointillé et au burin parM.&|160;Roger, qui excelle dans ce genre. Il a bien voulu suspendreses nombreux travaux pour s’occuper de celui-ci, si digne du burind’un grand maître.

La troisième planche représente l’arrivée deM.&|160;de&|160;la Bourdonnais. Elle porte au titre, Arrivée deM.&|160;de&|160;la Bourdonnais&|160;; et pour inscription,Voilà ce qui est destiné aux préparatifs du voyage demademoiselle votre fille, de la part de sa tante. Cet illustrefondateur de la colonie française de l’Île de France arrive dans lacabane de madame de la Tour, où les deux familles sont rassembléesà l’heure du déjeuner. Il fait poser sur la table, par un de sesNoirs, un gros sac de piastres. À la vue du gouverneur, tous lespersonnages se lèvent, et toutes les physionomies changent. Ilannonce à madame de la Tour que cet argent est destiné au départprochain de sa fille. Madame de la Tour, tournée vers elle, luipropose d’en délibérer. Virginie et son ami Paul sont dansl’accablement&|160;; Domingue, qui n’a jamais vu tant d’argent à lafois, en est dans l’admiration&|160;; enfin jusqu’au chien Fidèle ason expression. Il flaire le gouverneur, qu’il n’a jamais vu, ettémoigne par son attitude que cet étranger lui est suspect.J’observerai ici que la figure de M.&|160;de&|160;la Bourdonnais ale mérite particulier d’être ressemblante. Elle a été dessinée etretouchée d’après la gravure qui est à la tête des Mémoires de savie. On me saura gré sans doute de donner ici une notice duphysique et du moral de ce grand homme. J’en suis redevable à sapropre fille, Madame Mahé de la Bourdonnais, aujourd’hui veuve deMonlezun Pardiac, qui a honoré cette édition de sa souscription.Dans une de ses lettres, où elle se félicite de concourir à unmonument qui intéresse la gloire de son père, voici le portraitqu’elle me fait de sa personne.

«&|160;Mon père avait de beaux yeux noirs,ainsi que les sourcils&|160;; son nez était long et sa bouche unpeu grande… Il avait peu d’embonpoint. Il était de taille médiocre,n’ayant que cinq pieds et quelques lignes de hauteur, d’ailleurs setenant très bien. Il portait une perruque à la cavalière quiimitait les cheveux… Son air était vif, spirituel et très gai…

«&|160;Sa principale vertu était l’humanité.Les monuments qu’il a établis à l’Île de France sont garants decette vérité…&|160;»

En effet j’ai vu dans cette île, où j’ai servicomme ingénieur du roi, non seulement des batteries et des redoutesqu’il avait placées aux lieux les plus convenables, mais desmagasins et des hôpitaux très bien distribués. On lui doit surtoutun aqueduc, de plus de trois quarts de lieue, par lequel il a amenéles eaux de la petite rivière jusqu’au Port-Louis, où, avant lui,il n’y en avait pas de potable. Tout ce que j’ai vu dans cette îlede plus utile et de mieux exécuté était son ouvrage.

Ses talents militaires n’étaient pas moindresque ses vertus et ses talents d’administrateur. Nommé gouverneurdes Îles de France et de Bourbon, il battit avec neuf vaisseauxl’escadre de l’amiral Peyton qui croisait sur la côte de Coromandelavec des forces très supérieures. Après cette victoire, il futassiéger aussitôt Madras, n’ayant pour toute armée de débarquementque dix-huit cents hommes, tant blancs que noirs. Après avoir priscette métropole du commerce des Anglais dans l’Inde, il retourna enFrance. Des divisions s’étaient élevées entre lui etM.&|160;Dupleix, gouverneur de Pondichéry. Aussitôt après sonarrivée dans sa patrie, il fut accusé d’avoir tourné à son profitles richesses de sa conquête, et en conséquence, il fut mis à laBastille sans autre examen. On lui opposait, comme principal témoinde ce délit, un simple soldat. Cet homme assurait, sur la foi duserment, qu’après la prise de Madras, étant en faction sur un desbastions de cette place, il avait vu, la nuit, des chaloupesembarquer quantité de caisses et de ballots sur le vaisseau deM.&|160;de&|160;la Bourdonnais. Cette calomnie était appuyée àParis du crédit d’une foule d’hommes jaloux qui n’avaient jamaisété aux Indes, mais, par tout pays, sont toujours prêts à détruirela gloire d’autrui. Le vainqueur infortuné de Madras assurait qu’ilétait impossible qu’on eût pu voir du bastion indiqué par le soldatcette embarcation, quand même elle aurait eu lieu. Mais il fallaitle prouver&|160;; et suivant la tyrannie exercée alors envers lesprisonniers d’État, on lui avait ôté tous moyens de défense. Ils’en procura de toute espèce par des procédés fort simples, quidonneront une idée des ressources de son génie. Il fit d’abord unelame de canif avec un sou-marqué, aiguisé sur le pavé, et en taillades rameaux de buis, sans doute distribués aux prisonniers, auxfêtes de Pâques. Il en fit un compas et une plume. Il suppléa aupapier par des mouchoirs blancs, enduits de riz bouilli, puisséchés au soleil. Il fabriqua de l’encre avec de l’eau et de lapaille brûlée. Il lui fallait surtout des couleurs pour tracer leplan et la carte des environs de Madras&|160;: il composa du jauneavec du café, et du vert avec des liards chargés de vert-de-gris etbouillis. Je tiens tous ces détails de sa tendre fille, quiconserve encore avec respect ces monuments du génie qui rendit laliberté à son père. Ainsi, muni de canif, de compas, de règle, deplume, de papier, d’encre et de couleurs de son invention, iltraça, de ressouvenir, le plan de sa conquête, écrivit son mémoirejustificatif, et y démontra évidemment que l’accusateur qu’on luiopposait était un faux témoin, qui n’avait pu voir du bastion où ilavait été posté, ni le vaisseau commandant, ni même l’escadre. Ilremit secrètement ces moyens de défense à l’homme de loi qui luiservait de conseil. Celui-ci les porta à ses juges. Ce fut un coupde lumière pour eux. On le fit donc sortir de la Bastille, aprèstrois ans de prison. Il languit encore trois ans après sa sortie,accablé de chagrin de voir toute sa fortune dissipée, et de n’avoirrecueilli de tant de services importants que des calomnies et despersécutions. Il fut sans doute plus touché de l’ingratitude dugouvernement que de la jalousie triomphante de ses ennemis. Jamaisils ne purent abattre sa franchise et son courage, même dans saprison. Parmi le grand nombre d’accusateurs qui y vinrent déposercontre lui, un directeur de la Compagnie des Indes crut lui faireune objection sans réponse en lui demandant comment il avait sibien fait ses affaires, et si mal celles de la Compagnie.«&|160;C’est, lui répondit la Bourdonnais, que j’ai toujours faitmes affaires, d’après mes lumières, et celles de la Compagnied’après ses instructions.&|160;»

Bernard-François Mahé de la Bourdonnais naquità Saint-Malo en 1699, et est mort en 1754, âgé d’environcinquante-cinq ans. Ô vous qui vous occupez du bonheur des hommes,n’en attendez point de récompense pendant votre vie&|160;! Lapostérité seule peut vous rendre justice. C’est ce qui est enfinarrivé au vainqueur de Madras et au fondateur de la colonie del’Île de France. Joseph Dupleix, son rival de gloire et de fortunedans l’Inde, et le plus cruel de ses persécuteurs, mourut peu detemps après lui, ayant éprouvé une destinée semblable, lesdernières années de sa vie, par une juste réaction de laProvidence. Le gouvernement donna à la veuve de M.&|160;de&|160;laBourdonnais une pension de 2&|160;400 livres, par un brevet quihonore de ses regrets la mémoire de son époux&|160;; enfin sarespectable fille me mande aujourd’hui que les habitants de l’Îlede France viennent, de leur propre mouvement, de lui faire àelle-même une pension en mémoire des services qu’ils ont reçus deson père.

Je crois qu’aucun de mes lecteurs ne trouveramauvais que je me sois un peu écarté de mon sujet, pour rendremoi-même quelques hommages aux vertus d’un grand homme malheureux,à celles de sa digne fille et d’une colonie reconnaissante. Ledessin original de cette gravure a été fait parM.&|160;Gérard&|160;: on reconnaît dans cette composition la toucheet le caractère de l’école de Rome où il est né. Mais ce quim’intéresse encore davantage, je la dois à son amitié, ainsi que jedois la précédente à celle de son ami M.&|160;Girodet&|160;; il adésiré concourir avec lui en talents et en témoignages de sonestime à la beauté de mon édition.

Ce dessin a été gravé à l’eau-forte, au burin,et au pointillé par M.&|160;Mécou, élève et ami de M.&|160;Roger,qui, n’ayant pu s’en charger lui-même, à cause de deux autresdessins qu’il gravait pour moi, n’a trouvé personne plus digne desa confiance et de la mienne que M.&|160;Mécou, dont les talentssont déjà célèbres par plusieurs charmants sujets du MuséeImpérial, très connus du public, entre autres par la jeune femmequi pare sa négresse.

La quatrième planche représente la séparationde Paul et de Virginie&|160;; on y lit pour titre, Adieux dePaul et de Virginie&|160;; et pour épigraphe, ces paroles dutexte, Je pars avec elle, rien ne pourra m’en détacher. Lascène se passe au milieu d’une nuit éclairée de la pleinelune&|160;; il y a une harmonie touchante de lumières et d’ombresqui se fait sentir jusqu’à l’entrée du port. Madame de la Tour sejette aux pieds de Paul au désespoir, qui saisit dans ses brasVirginie défaillante à la vue du vaisseau où elle doit s’embarquerpour l’Europe, et qu’elle aperçoit au loin dans le port, prêt àfaire voile. Marguerite, mère de Paul, l’habitant et Marie,accourent hors d’eux-mêmes autour de ce groupe infortuné.

Cette scène déchirante a été dessinée parM.&|160;Moreau le jeune, si connu par ses belles et nombreusescompositions qui enrichissent la gravure depuis longtemps&|160;: ilcomposa en 1788 les quatre sujets de ma petite édition in-18. Onpeut voir en leur comparant celui-ci que l’âge joint à un travailassidu perfectionne le goût des artistes. Celui que M.&|160;Moreaum’a fourni est d’une chaleur et d’une harmonie qui surpassentpeut-être tout ce qu’il a fait de plus beau dans ce genre. Maisl’estime que je porte à ses talents m’engage à le prévenir quel’usage qu’il fait de la sépia dans ses dessins est peu favorable àleur durée&|160;: on sait que la sépia est une encre naturelle quisert au poisson qui en porte le nom à échapper à ses ennemis. Ilest mou et sans défense, mais au moindre danger il lance sept ouhuit jets de sa liqueur ténébreuse, dont il s’environne comme d’unnuage, et qui le fait disparaître à la vue. Les artistes ont trouvéle moyen d’en faire usage dans les lavis&|160;; ils en tirent destons plus chauds et plus vaporeux que ceux de l’encre de la Chine.Mais soit qu’en Italie, d’où on nous l’apporte tout préparé, on ymêle quelque autre couleur pour le rendre plus roux&|160;; soitqu’il soit naturellement fugace, il est certain que ces bellesnuances ne sont pas de durée. J’en ai fait l’expérience dans lesquatre dessins originaux de ma petite édition faite il y a dix-septans, dont il ne reste presque plus que le trait. Cette fugacité aété encore plus sensible dans mon dernier dessin. Cette nuit, où iln’y avait de blanc que le disque de la lune, est devenue, en moinsd’un an, un pâle crépuscule&|160;: peut-être cet affaiblissementgénéral de teintes a-t-il été produit par la négligence du graveur,qui a exposé ce dessin au soleil. Au reste, comme les couleurs àl’huile qu’emploie la peinture sont sujettes aux mêmesinconvénients, il faut plutôt en accuser l’art, qui ne peutatteindre aux procédés de la nature. Le noir du bois d’ébène duredes siècles exposé à l’air&|160;; il en est de même des couleursdes plumes et des poils des animaux. Je me suis permis ici ceslégères observations pour l’utilité générale des artistes et lagloire particulière de M.&|160;Moreau le jeune, dont les dessinssont dignes de passer à la postérité, ainsi que sa réputation. Lagravure ne m’a pas donné moins d’embarras que le dessinoriginal&|160;; l’artiste qui avait entrepris de le graver aemployé un procédé nouveau qui ne lui a pas réussi&|160;; il m’arendu, au bout d’un an, ma planche à peine commencée autiers&|160;; j’en ai été pour mes avances&|160;; il a falluchercher un autre artiste pour l’achever&|160;; mais nul n’a voulula continuer. Heureusement M.&|160;Roger m’a découvert un jeunegraveur, M.&|160;Prot, plein de zèle et de talent, qui l’arecommencée, et l’a mise seul à l’eau-forte, au burin et aupointillé en six mois, dans l’état où on la voit aujourd’hui.

La cinquième planche représente le naufrage deVirginie&|160;; le titre en est au bas avec ces paroles du texte,Elle parut un ange qui prend son vol vers les cieux. On nevoit qu’une petite partie de la poupe et de la galerie du vaisseaule S. Géran&|160;; mais il est aisé de voir à la solidité de sesmembres et à la richesse de son architecture que c’est un grosvaisseau de la Compagnie française des Indes. Une lame monstrueuse,telle que sont celles des ouragans des grandes mers, s’engouffredans le canal où il est mouillé, engloutit son avant, l’incline àbâbord, couvre tout son pont, et s’élevant par-dessus lecouronnement de sa poupe, retombe dans la galerie dont elle emporteune partie de la balustrade. Les feux semblent animer ses eauxécumantes, et vous diriez que tout le vaisseau est dévoré par unincendie. Virginie en est environnée&|160;; elle détourne les yeuxde sa terre natale, dont les habitants lui témoignent d’impuissantsregrets, et du malheureux Paul, qui nage en vain à son secours,prêt à succomber lui-même à l’excès de son désespoir, autant qu’àcelui de la tempête. Elle porte une main pudique sur ses vêtementstourbillonnés par les vents en furie&|160;; de l’autre, elle tientsur son cœur le portrait de son amant qu’elle ne doit plus revoir,et jette ses derniers regards vers le ciel, sa dernière espérance.Sa pudeur, son amour, son courage, sa figure céleste, font de cemagnifique dessin un chef-d’œuvre achevé.

Comment M.&|160;Prud’hon a-t-il pu renfermerde si grands objets dans un si petit espace&|160;? où a-t-il trouvéles modèles de ces mobiles et fugitifs effets que l’art ne peutposer, et dont la nature seule ne nous présente que de rapidesimages&|160;; une vague en furie dans un ouragan, et une âmeangélique dans une scène de désespoir&|160;? Cette conception atrouvé ses expressions dans l’âme sensible, les ressouvenirs, etles talents supérieurs d’un artiste déjà très connu des gens degoût. À la fois dessinateur, graveur et peintre, on lui doit desenfants et des femmes remarquables par leur naïveté et leur grâce.Il exposa il y a quelques années au salon un grand tableau de laVérité qui descend du ciel sur la terre&|160;; mais, il fautl’avouer, sa figure quoique céleste n’y fut guère mieux accueilliedu public que si elle y fût descendue en personne. Elle ne dutmême, peut-être, qu’à l’indifférence des spectateurs de n’y êtrepas critiquée et persécutée. Cependant elle était toute nue, etaussi belle qu’une Vénus&|160;; mais comme elle portait le nom dela Vérité, peu de gens s’en occupèrent. Si M.&|160;Prud’hon réussitpar la pureté de ses crayons et l’élégance de ses formes à rendredes divinités, il intéresse encore davantage, selon moi, enreprésentant des mortelles. Ses femmes ont dans leurs proportions,leurs attitudes, et leurs physionomies riantes, un laisser-aller,un abandon, des grâces, un caractère de sexe inimitables&|160;: sesenfants potelés, naïfs, gais, sont dignes de leurs mères. Il estselon moi le La Fontaine des dessinateurs, et il a avec ce premierde nos poètes encore plus d’une ressemblance par sa modestie, safortune, et sa destinée. Puisse ce peu de lignes concourir àétendre sa réputation jusque dans les pays étrangers&|160;! Sonbeau dessin y justifiera suffisamment mes éloges.

M.&|160;Roger, son élève et son ami, qui en asenti tout le mérite, a désiré le graver en entier&|160;; il avoulu accroître sa réputation du dessin d’un maître qui l’avait siheureusement commencée, et lui rendre ainsi ce qu’il en avait reçu.Il a donc retardé de nouveau le cours de ses travaux ordinairespour s’occuper entièrement du naufrage de Virginie. Sa planche arendu toutes les beautés de l’original, autant qu’il est possibleau burin de rendre toutes les nuances du pinceau. Je me trouveheureux d’avoir fait concourir à la célébrité de mon édition deuxamis également modestes et également habiles dans leur genre&|160;;mais il me semble que je suis plus redevable à M.&|160;Prud’hon,quoique je n’aie eu de lui qu’un seul dessin, parce que je lui doisd’avoir eu une seconde gravure de M.&|160;Roger.

La sixième et dernière planche a pour titre,Les Tombeaux, et pour inscription, On a mis auprès deVirginie, au pied des mêmes roseaux, son ami Paul, et autour d’euxleurs tendres mères et leurs fidèles serviteurs. Ellereprésente une allée de bambous qui conduit vers la mer&|160;; elleest éclairée par les derniers rayons du soleil couchant&|160;: onaperçoit, entre quatre gerbes de ces bambous, trois tombesrustiques sur lesquelles sont écrits, deux à deux, les noms de laTour et de Marguerite, de Virginie et de Paul, de Marie et deDomingue. On voit, un peu en avant de celle du milieu, le squeletted’un chien&|160;: c’est celui de Fidèle, qui est venu mourir dedouleur, près de la tombe de Paul et de Virginie.

On n’aperçoit dans cette solitude aucun êtrevivant&|160;; ici reposent à jamais, sous l’herbe, tous lespersonnages de cette histoire&|160;: les premiers jeux del’heureuse enfance de Paul et de Virginie sur des genoux maternelsles amours innocents de leur adolescence, les dons funestes de lafortune, leur cruelle séparation, leur réunion encore plusdouloureuse, n’ont laissé près de leurs humbles tertres aucunmonument de leur vie. On n’y voit ni inscriptions, ni bas-reliefs.L’art n’y a gravé que leurs simples noms, mais la nature y a placé,pour tous les hommes, de plus durables et de plus éloquentsressouvenirs. Ces roseaux gigantesques qui murmurent toujours,agités par les moindres vents, comme les faibles et orgueilleuxmortels&|160;; ces flots lointains qui viennent, l’un aprèsl’autre, expirer sur le rivage, comme nos jours fugitifs sur celuide la vie&|160;; ce vaste océan d’où ils sortent et retournent sanscesse, image de l’éternité, nous disent que le temps nous entraîneaussi vers elle.

Je dois le dessin de cette compositionmélancolique et touchante à M.&|160;Isabey. Son amitié a voulu m’enfaire un présent dont je m’honore. Je m’étais adressé à lui pourexécuter ce sujet, où il ne devait y avoir aucun personnagevivant&|160;; et j’étais sûr d’avance qu’il réussirait par l’artparticulier que je lui connais d’harmonier la lumière et lesombres, et d’en tirer des effets magiques. Il a réussi au-delà demes espérances. Il a rendu les bambous avec la plus exacte vérité.Leur perspective fait illusion. Il est si connu et si estimé parses portraits d’une ressemblance frappante, par ses grandescompositions, telles que Bonaparte passant ses gardes en revue, queses ouvrages n’ont pas besoin de mes éloges. Celui-ci suffiraitpour rendre mon édition célèbre.

L’eau-forte en a été faite parM.&|160;Pillement le jeune qui excelle, au jugement de tous lesgraveurs, à faire celle des paysages. Elle a été terminée au burinpar M.&|160;Beauvinet, dont j’ai déjà parlé avec éloge. Il suffitde dire que l’auteur du dessin a été très satisfait de l’exécutionde ces deux artistes.

M.&|160;Dien, imprimeur en taille-douce, quim’a été indiqué par M.&|160;Roger, comme très recommandable par saprobité et son talent, a tiré toutes les feuilles de mes septplanches, en y comprenant le portrait. M.&|160;Dien, son frère, ena gravé la lettre.

Comme plusieurs de mes souscripteurs ontsouscrit pour des exemplaires coloriés, les auteurs des dessins onteu la complaisance de colorier chacun une épreuve de la gravure quien était résultée pour servir de modèle. D’après euxM.&|160;Langlois, imprimeur dans ce genre, et si avantageusementconnu par ses belles fleurs, en a mis les planches en couleur, etles a retouchées au pinceau.

M.&|160;Didot l’aîné, si célèbre par la beautéde ses éditions, en a imprimé le texte&|160;; il en a revu lesépreuves avec moi, et m’a aidé plus d’une fois de ses utilesobservations.

Enfin M.&|160;Bradel en a cartonné et étiquetéles exemplaires.

On voit que je n’ai rien négligé pour enrichiret perfectionner cette édition. J’ai eu le bonheur d’y faireconcourir une partie des plus fameux artistes de mon temps. Quoiquela plupart aient diminué, par affection pour l’ouvrage et pourl’auteur, le prix ordinaire de leurs travaux, et que quelques-unsmême m’aient fait présent de leurs dessins, je puis assurer que lesseuls frais de dessins et de gravures me reviennent à plus de11&|160;000 livres. Chaque dessin m’en coûte 300&|160;; chaqueplanche gravée de Paul et Virginie 1&|160;000&|160;; celle duportrait 2&|160;400, sans les exemplaires à fournir. Si on y ajouteles frais de papier vélin, d’impression en taille-douce, de celledu texte, de celle des exemplaires coloriés, leur retouche aupinceau, la gravure en lettres, le cartonnage, etc., elle me coûteau moins 20&|160;000 francs, sans les frais de vente. Je ne parlepas du temps, des courses, et des inquiétudes que m’ont coûtés àmoi-même ces différents travaux, ainsi que des frais d’impressionde ce préambule que je n’avais pas promis à messouscripteurs&|160;: j’espère les avoir dédommagés, autant qu’ilétait en moi, de leur longue attente.

Je leur ai de mon côté beaucoupd’obligations&|160;; ils sont venus d’eux-mêmes à mon secours, sansque j’en aie fait solliciter aucun. Comme souscripteurs ils sont enpetit nombre, mais comme amis ils sont beaucoup. C’est avec leursavances que j’ai commencé mon entreprise&|160;; sans elles je nel’eusse jamais osé. Ainsi je puis dire que c’est à elles que lepublic doit cette édition&|160;; elles ne se montaient qu’à4&|160;500 livres, moitié du prix total des souscriptions que j’aireçues&|160;; elles m’ont porté bonheur. Quand elles ont cessé,j’ai pu y joindre, bientôt après, les 6&|160;600 livres qui m’ontété offertes par un libraire. Ce qu’il y a de très remarquable,c’est que ces deux sommes réunies, qui font environ 11&|160;000livres, sont précisément ce que je devais payer pour frais dedessins, et de gravures.

Je suis entré dans ces détails pour remerciermes souscripteurs, leur donner quelque idée du prix des travaux desartistes, de l’embarras de mon entreprise&|160;; et leur montrerqu’il y a une providence qui se manifeste aussi bien au milieu dudésordre de nos sociétés que dans l’ordre de la nature.

Je venais de traverser des temps derévolution, de guerre, de procès, de banqueroute, de calomniesaudacieuses, de persécutions sourdes, et d’anarchie en tout genre,lorsque Bonaparte prit en main le gouvernail de l’empire. Sonpremier soin fut de conjurer les vents&|160;; il renferma ceux del’opinion dans des outres, et les força de souffler dans sesvoiles.

… regemque dedit qui fœdere certo

Et premere et laxas sciret dare jussushabenas.

«&|160;Il leur donna un roi qui, d’après desordres supérieurs et des moyens infaillibles, pût leur lâcher ouleur retenir les rênes.&|160;»

Le Journal de Paris est rentré dans sa sphère,celui des Débats est devenu journal impérial, et sans doute serendra digne de ce titre auguste&|160;; les nuages de mon horizonse sont élevés, et j’ai fait voile enfin vers le port.

Les fonds de mon édition tiraient à leur fin,et j’avais besoin encore d’environ 9&|160;000 livres pour en soldertous les comptes. Le banquier dont j’avais éprouvé la faillite,voyant que je ne voulais pas accepter les vingt-cinq pour centqu’il m’avait offerts, et que j’étais décidé à réclamer le bien demes enfants devant les tribunaux, me proposa de joindre à son offrepour 9&|160;000 francs de billets sur une maison solvable, payablesd’années en années. Enfin, sa vertueuse sœur venant à son secoursme pria d’accepter, pour les 12&|160;000 livres restant de macréance sur son frère, une maison de campagne qui avait coûté aumoins cette somme à bâtir. Bien des gens ne s’en seraient passouciés, surtout à cause de son éloignement&|160;; c’était un biennational à sept lieues et demie de Paris. Cependant, le désir devoir cette affaire terminée, et l’exemple de la sœur me rendirentfacile envers le frère. Je terminai avec lui, et je recueillisainsi les débris de mon naufrage. Toutefois quand j’eus examiné àloisir ma nouvelle acquisition, je trouvai qu’elle avait avec monbonheur plus de convenance que je ne l’avais d’abord imaginé. Elleest à mi-côte, en bon air&|160;; la vue, quoiqu’un peu sauvage, enest riante&|160;; ce sont des coteaux nus et escarpés, mais bordésà leur base d’une belle lisière de prairies qu’arrose l’Oise etqui, en se perdant en portions de cercle à l’horizon, forment auloin, avec d’autres coteaux, de charmants amphithéâtres. En face,de l’autre côté de l’Oise, sont de vastes plaines bien cultivées.Le jardin, qui n’est que de cinq quarts d’arpent, a été planté avecgoût&|160;: ce sont des espaliers couronnés de cordons de vignes,des arbres fruitiers à mi-côte au milieu des gazons, des carrés delégumes entourés de bordures de fleurs, des bosquets où quelquesarbres étrangers se mêlent avec ceux du pays, de petits cheminsbordés de fraisiers, qui circulent et aboutissent partout à denouveaux points de vue. Enfin, il y a un peu de tout ce qui peutservir aux besoins et aux plaisirs d’une famille&|160;; la mienneen fut enchantée&|160;: il semblait que la maison eût étédistribuée pour elle, tant elle est commode et solide. Des caves etdes puits creusés dans le roc, deux basses-cours entourées degranges, d’écuries, de remises, et ombragées de beaux noyers&|160;;c’était un asile tout à fait convenable à un père de famille, et àun homme de lettres, tel que je le désirais depuis longtemps.C’est, comme je l’ai dit, un bien national&|160;; c’était unpresbytère dont le curé a péri sur l’échafaud dans larévolution&|160;: mais c’était pour moi deux nouveaux motifsd’intérêt. Tant de particuliers m’avaient enlevé mon bien que je nem’y fiais plus. Je pensais au contraire que si la nation mereprenait jamais celui-ci, elle aurait honte d’achever dedépouiller mes enfants, et qu’elle les dédommagerait d’une manièreou d’une autre. Quant à ce que cette maison avait été l’habitationd’un malheureux pasteur, elle ne faisait qu’accroître l’intérêt queje prenais pour elle. Les lieux les plus intéressants pour moi sontceux qui ont été habités par des infortunés qu’on peut supposeravoir été victimes de leur vertu, ou de leur innocence&|160;: il mesemble que leur ombre me protège. Comme je n’ai jamais connu mondevancier, cette supposition m’est aussi aisée à faire en sa faveurqu’en celle des anciens habitants de la Grèce et de Rome, dont lesruines ne m’inspirent aujourd’hui de l’intérêt que par l’idée queje me forme de leurs vertus, et de leurs malheurs. C’est toujours àun sentiment moral de vertu, de gloire, de splendeur, enfin àquelque chose de céleste, que se rapporte le respect des noms etdes lieux&|160;; j’étends le mien jusqu’au nom de ce village quis’appelle Aeragni&|160;: j’imagine qu’il vient d’Ara-ignis, autelde feu. Je me fonde sur ce qu’il y en a, aux environs, un du mêmenom&|160;; et d’autres qui s’appellent Mont-igni, mont de feu.

Tant de convenances physiques et morales meplaisaient beaucoup&|160;; mais il se rencontrait un grand obstacleà leur jouissance, je n’avais pas les moyens d’occuper cetteagréable solitude. Sa distance de Paris, qui était pour moi unmérite de plus, me devenait très coûteuse, par les frais d’alléeset de venues, seul ou en famille, à Paris, où j’avais des devoirs àremplir toutes les semaines. Il fallait de plus fournir aux fraisd’un nouvel ameublement, et terminer ceux de mon édition. Toutesces dépenses ne pouvaient s’accorder avec mon revenu. Je me résolusdonc de la louer si j’en trouvais l’occasion[2].Homère dit que Jupiter a deux tonneaux au pied de son trône, l’unplein de biens, l’autre de maux, dont il nous envoiealternativement une des deux mesures. Mais il a oublié de nous direque chacune de ces mesures est double. Le bonheur ainsi que lemalheur ne vient guère seul.

Je me trouvai bientôt en état d’arranger etd’occuper ma maison des champs, au moment où je m’y attendais lemoins.

Un de mes souscripteurs m’invita, il y aenviron un an et demi, à le venir voir à sa campagne. C’est unjeune père de famille dont la physionomie annonce les qualités del’âme. Il réunit en lui toutes celles qui distinguent le fils, lefrère, l’époux, le père, et l’ami de l’humanité. Il me prit enparticulier, et me dit «&|160;Il y a cinq ans que nous ne noussommes vus. Je n’en ai pas moins conservé le désir de vous êtreutile. Ma fortune, que je dois à la nation, m’en donne aujourd’huiles moyens. Je n’en peux faire un meilleur usage qu’en vous enoffrant une petite portion. Ajoutez à mon bonheur en me donnant lesmoyens de contribuer au vôtre&|160;: Je vous prie d’accepter deuxmille écus de pension, avec un titre ou sans titre, comme vous levoudrez. Je ne veux pas gêner votre liberté, nécessaire à vostravaux&|160;; je ne désire que vous la conserver.&|160;» «&|160;Etmoi, lui répondis-je, permettez que je ne vous sois attaché que parles liens de la reconnaissance.&|160;» Ce philosophe, si digne d’untrône, si quelque trône était digne de lui, est le prince josephBonaparte.

Ô mon généreux bienfaiteur, aimable protecteurdes lettres, puisse cette édition, entreprise en faveur de mesenfants, être un monument de la reconnaissance de leur père enverstoi&|160;! puissé-je moi-même la reproduire par de nouveaux sujetsplus dignes de ton âme philanthrope&|160;! Je suis vieux. Manavigation est déjà avancée. Mais si la Providence, qui a dirigé mafaible nacelle au milieu de tant d’orages, retarde encore dequelques années mon arrivée au port, je les emploierai à rassemblerd’autres études. Les fleurs tardives de mon printemps promettentencore quelques fruits pour mon automne. Si les rayons d’une auroreorageuse ont fait éclore les premiers, les feux d’un paisiblecouchant mûriront les derniers. J’ai décrit le bonheur passager dedeux enfants élevés au sein de la nature par des mèresinfortunées&|160;; j’essaierai de peindre le bonheur durable d’unpeuple ramené à ses lois éternelles par des révolutions.

Espérons de nos malheurs passés notre félicitéà venir. Ce n’est que par des révolutions que l’intelligence divineelle-même développe ses ouvrages et les conduit de perfections enperfections.

Elle n’a point renfermé dans un petit gland lechêne robuste couvert de son vaste feuillage. Elle n’y a déposé quele germe fragile de ses premiers éléments. Mais elle ordonne auxeaux du ciel et de la terre de le nourrir, aux rochers de recevoirdans leurs flancs ses racines profondes, aux tempêtes de lesraffermir par leurs secousses, au soleil de les féconder, auxsaisons de couvrir tour à tour ses bras noueux de verdure, defleurs et de fruits, aux années de corroborer son tronc par denouveaux cylindres, de l’élever au-dessus des forêts, et d’en faireun monument durable pour les animaux et pour les hommes.

Il en est de même de notre globe&|160;; iln’est pas sorti de ses mains tel que nous le voyons aujourd’hui.Elle a chargé les siècles de le rouler dans les cieux, et de ledévelopper dans des périodes qui nous sont inconnus. Elle le créad’abord dans la région des ténèbres et des hivers, enseveli sous unvaste océan de glaces, comme un enfant dans l’amnios au seinmaternel. Bientôt son centre et ses pôles furent aimantés dediverses attractions par le soleil qui parut à son orient. Ses eauxéchauffées dans cette partie de son équateur se levèrent en brumesépaisses dans l’atmosphère, dilatées par la chaleur&|160;; lesvents les voiturèrent dans les airs, les pôles encore gelés lesattirèrent, et les fixèrent en nouveaux océans de glaces auxextrémités de son axe, qu’ils tinrent en équilibres (sic) par leursmobiles contrepoids. Devenu plus léger à son orient, il éleva sonoccident, encore immobile de froid et plus pesant, vers le soleilqui l’attirait. Alors il circula sur lui-même, en balançant sespôles dans le cercle de l’année, autour de l’astre qui lui donnaitle mouvement et la vie. Bientôt à la surface de ses mers fluides,demi-épuisées par les mers aériennes et glaciales, qui en étaientsorties, apparurent les sommets graniteux de ses continents et deses îles, comme les premiers ossements de son squelette.

Peu à peu ses eaux marines saturées de lumièreet de sels, étendirent autour d’eux leurs alluvions, et lestransformèrent en vastes couches de roches calcaires, comme leseaux aériennes se changent en bois dans les végétaux, et la sèvedes végétaux en sang, en chair dans les animaux. Ainsi se formèrentdans la région des tempêtes, les rochers et les durs minéraux, cesossements et ces nerfs de la terre, où devaient s’attacher commedes muscles les vastes croupes des montagnes, et qui devaientsupporter le poids des continents. Leurs fondements caverneux, etencore mal assis, en paraissant à la lumière, se raffermirent pardes tremblements&|160;; et de leurs affreuses collisions, destourbillons de fumée s’élevèrent à la surface des mers, quiannoncèrent les premiers volcans dont les feux devaient lesépurer.

D’autres bouleversements préparèrent d’autresorganisations&|160;; le globe, surchargé sur ses pôles de deuxocéans de glace de poids inégaux et versatiles, les présenta tour àtour au soleil&|160;; et tour à tour de vastes courants ensortirent qui labourèrent, chacun pendant six mois, ses deuxhémisphères. Celui du nord creusa d’abord les contours de cetimmense canal où l’Atlantique, semblable à un fleuve, renfermeaujourd’hui ses eaux et les verse deux fois par jour entre l’ancienet le nouveau monde. Celui du sud, au contraire, descendant d’unseul glacier, placé au sein du vaste océan de son hémisphère, etfaisant équilibre avec la plus grande partie des continentsopposés, versa une seule fois par jour sur leurs rivages ses flotsdivergents dans le même temps et du même côté que le soleil enembrasait le pôle de ses rayons. Les torrents demi-glacés qui s’enprécipitèrent découpèrent alors les côtes de l’ancien monde ennombreux archipels, en vastes baies et en longs promontoires.

Le globe est un vaisseau céleste, sphérique,sans proue et sans poupe, propre à voguer, dans tous les sens, danstoute l’étendue des cieux. Le soleil en est l’aimant et lecœur&|160;; l’océan est le sang dont la circulation le rend mobile.L’astre du jour en opère le systole et le diastole, le flux et lereflux, par sa présence et son absence, par le jour et la nuit, parl’été et l’hiver, par les mers fluides et glaciales. Les pôles duglobe changent avec les siècles par les diverses pondérations deses océans glacés. Il a été un temps où ceux qu’il a aujourd’huidans notre méridien étaient dans notre équateur&|160;; où nos zonestorrides étaient projetées dans nos zones tempérées et glaciales,et celles-ci dans nos torrides&|160;; où les hivers régnaient surd’autres contrées, et où les mers glacées s’échappaient de leurempire par d’autres canaux. Il en est de même des autres planètes.Leurs sphères, diversement inclinées vers le soleil, sont dans lesmains de la Providence comme ces cylindres de musique dont ilsuffit de relever ou d’abaisser les axes de quelques degrés pour enchanger tous les concerts.

Ce ne fut sansdoute que quand elle l’eut fait passer, si j’ose dire, par lespériodes successifs de l’enfance, de l’adolescence, de la puberté,qu’elle créa tour à tour les végétaux, les animaux, et leshommes[i],comme elle fait produire successivement à un arbre, après certainpériode d’années, des feuilles, des fleurs, et des fruits. Mais cefut dans les temps où le globe élevait à peine quelques portions deses continents à la surface des mers, que les torrents de ses pôlescouverts de glace, et ceux de ces montagnes les plus élevées,creusèrent, en se précipitant, les nombreux amphithéâtres que lesoleil devait éclairer de divers aspects, sous les mêmes latitudes.Ils excavèrent ces vallées vastes et profondes où errentaujourd’hui d’innombrables troupeaux. Ils escarpèrent les cimesaériennes de ces rochers qui font le charme de nos perspectives.Les tempêtes de l’atmosphère ajoutèrent à leur beauté. Ellestransportèrent dans les airs les premières semences des forêts quicroissent sur leurs inaccessibles plateaux.

Ce fut l’Océan qui, de siècles en siècles,épuisant ses eaux par d’innombrables productions, éleva ens’abaissant les sommets de ses îles primitives&|160;; et enreculant ses bords, les plaça au sein des continents. Ce sont leursantiques pyramides qui couronnent à diverses hauteurs les chaînesdes montagnes. Les unes sont couvertes de verdure, d’autres sonttoutes nues comme aux jours de leur naissance&|160;; d’autres,toujours entourées de neiges et de glaces, semblent au niveau despôles&|160;; d’autres vomissent des tourbillons épais de flammessulfureuses et bitumineuses, et paraissent avoir leur fondement auniveau des mers qui les alimentent. Les pics du Ténérif et del’Etna réunissent ce double empire, et du sein des glaces et desfeux versent au loin l’abondance et la fécondité&|160;: toutes cespyramides aériennes, dont la plupart s’élèvent au-dessus de lamoyenne région de l’air, ont pour bases les corps marins quientourèrent leurs premiers berceaux. Toutes attirent, aujourd’hui,autour d’elles les vapeurs et les orages de l’atmosphère. Tantôtelles s’en couvrent comme d’un voile, et disparaissent à lavue&|160;; tantôt elles découvrent la tête, ou les flancs de leurslongs obélisques. Si le soleil alors les frappe de ses rayons illes colore d’or et de pourpre, et répand sur leurs robes mobilestoutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Elles apparaissent, au seindes tonnerres, comme des divinités bienfaisantes&|160;; les croupesqui les supportent deviennent autant de mamelles qui répandent detoutes parts des pluies fécondantes&|160;; les cavernes profondesde leurs flancs sont des urnes d’où elles versent les fleuves quifertilisent les campagnes jusqu’aux bords de l’Océan leur père, etinvitent les navigateurs à aborder sur ces mêmes rivages dont ellesétaient l’épouvante dans les temps de leur origine.

Chaque siècle diminue l’empire de l’Océantempétueux, et accroît celui de la terre paisible&|160;: voyezseulement les collines qui bordent de part et d’autre nosvallées&|160;; elles portent à leurs contours saillants lesempreintes des dégradations des fleuves qui remplissaient jadis deleurs eaux tout l’intervalle qui les sépare. Le sol même desvallées et de leurs couches horizontales, ainsi que les coquillagesfluviatiles disséminés dans toute sa largeur attestent qu’il a étéformé sous les eaux. Mais jetez les yeux sur les terres les plusélevées de notre hémisphère&|160;; l’antique Scandinavie, séparéeautrefois de la Norvège et du continent par de bruyants détroitsqui communiquaient de la mer Glaciale à la mer Baltique, a cesséd’être une île. J’ai marché moi-même dans le fond de leurs bassinsde granit&|160;; la mer Baltique, où j’ai navigué, baisse d’unpouce tous les quarante ans&|160;: on voit des diminutionssemblables dans les mers de l’hémisphère austral. La nouvelleHollande, dont les montagnes escarpées s’élèvent au-dessus desnuages, étend aujourd’hui ses flancs sablonneux au-dessus desflots&|160;; elle montre déjà au sein de ses marais saumâtres descolonies florissantes d’Européens, jadis les fléaux de leurpatrie&|160;: dans toutes les mers, des foules d’îles naissantes etde rochers à demi submergés soulèvent, à travers les vaguesirritées, leurs têtes noires couronnées de fucus, de glaïeuls, etde varechs. À leurs couleurs brunes et empourprées, à leurs bruitsconfus et rauques, aux nappes d’écume qui bouillonnent autourd’eux, on dirait de vieux tritons qui se disputent avec fureur dejeunes néréides. Un jour, ces écueils si redoutables aux marinsoffriront des asiles aux bergères&|160;; après de nombreusestempêtes le détroit qui sépare l’Angleterre de la France sechangera en guérets. Après d’interminables guerres, les Anglais etles Français verront leurs intérêts réunis comme leurterritoire.

Il en sera de même du genre humain. Dieu l’adestiné à jouir de ses bienfaits par tout le globe. Il en a fait unpetit monde où il a renfermé tous les désirs et les besoins desêtres sensibles. Il l’a formé comme un seul homme qu’il faitd’abord passer par l’enfance, entouré d’une nuit d’ignorance et depréjugés, mais dont il aimante la tête de la lumière de la raison,et le cœur de l’instinct de la vertu, afin qu’il puisse gouvernerses passions et se diriger vers ces facultés divines, comme leglobe qu’il habite autour du soleil. Il voulut que ces donscélestes ne se développassent dans les nations, comme dans lesindividus, que par leur expérience et celle de leurs semblables. Ilvoulut même que les intérêts du genre humain ne se composassent unjour que des intérêts de chaque homme. Chaque peuple a eu donc uneenfance imbécile, une adolescence crédule, et une jeunesse sansfrein. Lisez seulement les histoires de notre Europe, vous la voyeztour à tour couverte de Gaulois, de Grecs, de Romains, de Cimbres,de Goths, de Visigoths, de Vandales, d’Alains, de Francs, deNormands, etc., qui s’exterminent les uns après les autres, et laravagent comme les flots d’une mer débordée. L’histoire de chacunde ces peuples ne présente qu’une suite non interrompue de guerres,comme si l’homme ne venait au monde que pour détruire sonsemblable. Ces temps anciens, si vantés pour leur innocence etleurs vertus héroïques, ne sont que des temps de crimes etd’erreurs dont la plupart, pour notre bonheur, n’existent plus.L’absurde idolâtrie, la magie, les sorts, les oracles, le culte desdémons, les sacrifices humains, l’anthropophagie, les guerrespermanentes, les incendies, les famines, l’esclavage, la polygamie,l’inceste, la mutilation des hommes, les droits de naufrage, lesdroits d’aubaine, etc., désolaient alors nos malheureuses contrées,et sont relégués aujourd’hui sur les côtes de l’Afriqueinhospitalière, ou dans les sombres forêts de l’Amérique. Il en estde même de plusieurs maladies du corps aussi communes que celles del’âme, telles que les pestes innombrables, les lèpres, la ladrerie,les obsessions ou convulsions, etc. Que dire des mensongesreligieux qui illustraient des forfaits et consacraient desorigines absurdes et criminelles encore révérées de nosjours&|160;? Que de héros, que nous font admirer nos écoles, quin’étaient au fond que des scélérats&|160;; le féroce Achille,Ulysse le perfide, Agamemnon le parricide, la famille entièred’Atrée, et tant d’autres aussi criminels qui se prétendaientdescendus des dieux et des déesses, le plus souvent changés enbêtes&|160;! Il semble que le monde moral ait roulé autrefois,comme le physique, sur d’autres pôles. Cependant des bienfaiteursdu genre humain s’élevèrent de siècles en siècles au-dessus de sesbrigandages. Hercule, Esculape, Orphée, Linus, Confucius, Lockman,Lycurgue, Solon, Pythagore, Socrate, Platon, etc., civilisent peu àpeu ces hordes de barbares. Ils déposent parmi eux les éléments dela concorde, des lois, de l’industrie, de religions plus humaines.Ils apparaissent dans les siècles passés au-dessus de leursnations, comme des sources inépuisables de sagesse, de lumière, etde vertus, qui ont circulé jusqu’à nous de générations engénérations, semblables à ces fleuves descendus des sommets aériensdes montagnes lointaines, qui traversent depuis des siècles, desrochers, des marais, des sables, pour venir féconder nos plaines etnos vallons.

Déjà sur ces mêmes terres où les druidesbrûlaient des hommes, les philosophes les appellent pour leséclairer du flambeau de la raison. Les Muses du nord, del’occident, et surtout les françaises, planent sur l’Europe,unissent leurs lyres, et, y joignant leurs voix mélodieuses,enchaînent par leurs concerts les cœurs de ses habitants. Ce sontelles qui ont brisé en Amérique les fers des noirs enfants del’Afrique, et défriché ses forêts par des mains libres. Elles enont exporté une foule de jouissances, et elles y ont transporté, del’Europe et de l’Asie, des cultures et des troupeaux utiles, denouveaux végétaux, des habitants plus humains, et des législationsévangéliques. Ô vertueux Penn, divin Fénelon, éloquentJean-Jacques, vos noms seront un jour plus révérés que ceux desLycurgue et des Platon&|160;! La superstition n’élève plus cheznous, comme autrefois, de temples à Dieu par la crainte desdémons&|160;; la philosophie les a dissipés à la lumière de l’astredu jour. Elle montre la terre couverte des bienfaits de ladivinité, et les cieux remplis de ses soleils. Que de découvertesutiles&|160;! que d’inventions hardies&|160;! que d’établissementshumains inconnus à l’antiquité&|160;! Ce sont les vertus des grandshommes qui ont fait descendre du ciel sur la terre les flambeaux dela vérité&|160;; hélas&|160;! souvent, persécutées et fugitives,elles n’en éclairent le monde ténébreux qu’après de longuessecousses et de nombreuses révolutions.

Mais les femmes ont contribué plus que lesphilosophes à former et à réformer les nations. Elles ne pâlirentpoint les nuits à composer de longs traités de morale&|160;; ellesne montèrent point dans des tribunes pour faire tonner les lois. Cefut dans leurs bras qu’elles firent goûter aux hommes le bonheurd’être tour à tour, dans le cercle de la vie, enfants heureux,amants fidèles, époux constants, pères vertueux. Elles posèrent lespremières bases des lois naturelles. La première fondatrice d’unesociété humaine fut une mère de famille. En vain un législateur, unlivre à la main, déclara de la part du ciel que la nature étaitdénaturée, qu’elle était odieuse même à son auteur&|160;: elles semontrèrent avec leurs charmes, et le fanatique tomba à leurspieds.

Ce fut autour d’elles que, dans l’origine, leshommes errants se rassemblèrent et se fixèrent. Les géographes etles historiens ne les ont point classées en castes et en tribus.Ils n’en ont point fait des portions de monarchies ou derépubliques. Les hommes naissent asiatiques, européens, français,anglais&|160;; ils sont cultivateurs, marchands, soldats&|160;;mais par tout pays les femmes naissent, vivent, et meurent femmes.Elles ont d’autres devoirs, d’autres occupations, d’autresdestinées que les hommes. Elles sont disséminées parmi eux pourleur rappeler surtout qu’ils sont hommes, et maintenir, malgré leslois politiques, les lois fondamentales de la nature. Semblables àces vents harmoniés avec les rayons du soleil, ou avec leurabsence, qui varient les températures des pays qu’ils fécondent enles réchauffant, ou les rafraîchissant de leurs haleines, on nepeut les circonscrire dans aucune carte, ni en faire hommage àaucun souverain. Ils n’appartiennent qu’à l’atmosphère. Ainsi lesfemmes n’appartiennent qu’au genre humain. Elles le rappellent sanscesse à l’humanité par leurs sentiments naturels et même par leurspassions.

C’est par cette influence qu’elles conserventsouvent un peuple depuis son origine jusqu’à ses derniers débris.Voyez ceux qui n’ont plus maintenant ni autels, ni trône, nicapitale, tels que les Guèbres, les Arméniens, les juifs, lesMaures d’Afrique&|160;; ils sont roulés par les siècles et lesévénements, de contrées en contrées&|160;; mais leurs femmes enlient encore entre eux les individus par les aimants multipliés defilles, de sœurs, d’épouses, de mères. Elles les maintiennent parles mêmes lois qui les ont rassemblés. Leurs hordes errantes sontsemblables aux antiques monuments de leurs empires, qui gisentrenversés, malgré les ancres de fer qui en liaient les assises. Envain l’Océan en roule les granits dans ses flots, aucune pierre nese délite&|160;: tant est fort le ciment naturel qui en conglomérales grains dans la carrière.

Non seulement les femmes réunissent les hommesentre eux par les liens de la nature, mais encore par ceux de lasociété. Remplies pour eux des affections les plus tendres, ellesles unissent à celles de la divinité, qui en est la source. Ellessont les premiers et les derniers apôtres de tout culte religieuxqu’elles leur inspirent, dès la plus tendre enfance. Ellesembellissent tout le cours de leur vie. Ils leur sont redevables del’invention des arts de première nécessité, et de tous ceuxd’agrément. Elles inventèrent le pain, les boissons agréables, lestissus des vêtements, les filatures, les toiles, etc. Ellesamenèrent les premières à leurs pieds les animaux utiles et timidesqu’ils effrayaient par leurs armes, et qu’elles subjuguèrent pardes bienfaits. Elles imaginèrent pour plaire aux hommes leschansons gaies, les danses innocentes, et inspirèrent à leur tourla poésie, la peinture, la sculpture, l’architecture, à ceuxd’entre eux qui désirèrent conserver d’elles de précieuxressouvenirs. Ils sentirent alors se mêler à leurs passionsambitieuses l’héroïsme et la pitié. Ils n’avaient imaginé au milieude leurs guerres cruelles et permanentes que des dieux redoutables,un Jupiter foudroyant, un noir Pluton, un Neptune toujours encourroux, un Mars sanglant, un Mercure voleur, un Bacchus toujoursivre&|160;; mais à la vue de leurs femmes chastes, douces,aimantes, laborieuses, ils conçurent dans les cieux des divinitésbienfaisantes. Remplis de reconnaissance pour les compagnes de leurvie, ils leur élevèrent des monuments plus nombreux et plusdurables que des temples. Ils donnèrent d’abord, dans toutes leslangues, des noms féminins à tout ce qu’ils trouvèrent de plusaimable et de plus doux sur la terre, à leurs diverses patries, àla plupart des rivières qui les arrosaient, aux fleurs les plusodorantes, aux fruits les plus savoureux, aux oiseaux qui avaientle plus de mélodie.

Mais tout ce qui leur sembla mériter dans lanature des hommages plus étendus par une beauté ou par une utilitésupérieure reçut d’eux des noms de déesses, c’est-à-dire de femmesimmortelles. Elles eurent leur séjour dans les cieux et leursdépartements sur la terre. Ainsi ils féminisèrent et déifièrent lalumière, les étoiles, la nuit, l’aurore. Ils attribuèrent lesfontaines aux naïades, les ondes azurées de la mer aux néréides,les prairies à Palès, les forêts aux dryades. Ils distribuèrent deplus grands départements à des déesses d’un plus haut rang, l’airavec ses nuages majestueux à Junon, la mer paisible à Téthys, laterre et ses riches minéraux à Cybèle, les bêtes fauves à Diane, etles moissons à Cérès. Ils caractérisèrent les puissances de l’âme,source de toutes leurs jouissances, comme celles de la nature. Ilsfirent des déesses des vertus qui les fortifiaient, des grâces quiles rendaient sensibles, des Muses qui les inspiraient, de Minerve,mère de toute industrie. Enfin ils donnèrent à la déesse quiréunissait tous les charmes de la femme le nom de Vénus, plusexpressif sans doute que celui d’aucune divinité. Ils luiattribuèrent pour père Saturne ou le Temps, pour berceau l’Océan,pour compagnons de sa naissance les jeux, les ris, les grâces, pourépoux le dieu du feu, pour enfant l’amour, et pour domaine toute lanature.

En effet tout objet aimable a sa vénusté,c’est-à-dire une portion de cette beauté ineffable qui engendre lesamours. La plus touchante en est sans doute la sensibilité, cetteâme de l’âme qui en anime toutes les facultés. Ce fut par elle queVénus subjugua le dieu indomptable de la guerre.

Ce n’est pas que les femmes aient reçu du cielplus de perfections que les hommes. Soumises par la nature même deleurs charmes aux influences de la déesse des grâces, dont l’astredes nuits était autrefois le symbole, et en porte encore le nomchez les peuples sauvages, par la variété de ses phases, ellesbrillent dans le cours des mois d’une lumière douce et paisible,mais inconstante et inégale. Cependant elles attirent à elles etdissipent les feux qui dévorent les cœurs ambitieux des hommes,semblables aux feux du soleil, qui embrasent l’horizon pendant lejour et ne s’éteignent que dans le sein des nuits. Ainsi lesdéfauts d’un sexe et les excès de l’autre se compensentmutuellement&|160;; et ces deux moitiés humaines en contrastecomposent sur la terre une harmonie parfaite, semblable à celle desdeux astres de la lumière, conjugués dans les cieux.

Ô femmes, c’est par votre sensibilité que vousenchaînez les ambitions des hommes&|160;! Partout où vous avez jouide vos droits naturels, vous avez aboli les éducations barbares,l’esclavage, les tortures, les mutilations, le pal, les croix, lesroues, les bûchers, les lapidations, le hacher par morceaux, ettous les supplices cruels de l’antiquité, qui étaient bien moinsdes punitions d’une justice équitable que des vengeances d’unepolitique féroce. Partout vous avez été les premières à honorer devos larmes les victimes innocentes de la tyrannie, et à faireconnaître les remords aux tyrans. Votre pitié naturelle vous donneà la fois l’instinct de l’innocence et celui de la véritablegrandeur. C’est vous qui conservez et embellissez de vos souvenirsles renommées des conquérants magnanimes, dont les vertusgénéreuses protégèrent les faibles, et surtout votre sexe. Tels ontété les Cyrus, les Alexandre, les Charlemagne&|160;; sans vous ilsne nous seraient pas plus recommandables que les Tamerlan, lesBajazet, les Attila. Mais le sang des nations subjuguées élève envain de sombres nuages autour de leurs grands colosses&|160;; ausouvenir de leurs bienfaits vous étendez sur eux des rayons dereconnaissance qui les font briller sur notre horizon de toutl’éclat de la vertu.

Vous êtes les fleurs de la vie. C’est dansvotre sein que la nature verse les générations et les premièresaffections qui les font éclore. Vous civilisez le genre humain, etvous en rapprochez les peuples bien mieux par des mariages que ladiplomatie par des traités. Vous êtes les âmes de leur industrie etde leur navigation. C’est pour vous procurer de nouvellesjouissances que les puissances maritimes vont chercher aux Indesles plus douces et les plus riches productions de la terre et dusoleil. Pline dit que déjà de son temps ce commerce se faisaitprincipalement pour vous. Vous formez entre vous par toute la terreun vaste réseau, dont les fils se correspondent dans le passé, leprésent, et l’avenir&|160;; se prêtent mutuellement des forces.Vous enchaînez de fleurs ce globe dont les passions cruelles deshommes se disputent l’empire.

Ô Françaises, c’est pour vous que l’Indiennedonne aujourd’hui la transparence au coton et le plus vif éclat àla soie&|160;! Ce fut pour vous que les filles d’Athènesimaginèrent ces robes commodes et charmantes, si favorables à lapudeur et à la beauté que le sage Fénelon lui-même les trouvaitbien préférables à tous les costumes gênants et orgueilleux denotre ancien régime. La révolution vous en a revêtues, et elles ontajouté à vos grâces naturelles. Mères et nourrices de notreenfance, quel pouvoir vos charmes n’ajoutent-ils pas à vosvertus&|160;? Vous êtes les reines de nos opinions et de notreordre moral. Vous avez perfectionné nos goûts, nos modes, nosusages, en les simplifiant. Vous êtes les juges nés de tout ce quiest décent, gracieux, bon, juste, héroïque. Vous répandezl’influence de vos jugements dans toute l’Europe, et vous en avezrendu Paris le foyer. C’est dans ses murs, à votre vue, ou par vossouvenirs, que nos soldats s’animent à la défense de lapatrie&|160;: c’est dans ces mêmes murs que les guerriersétrangers, qui ont porté contre eux des armes malheureuses,viennent en foule, dans les trop courts intervalles de la paix,oublier à vos pieds tous leurs ressentiments.

Notre langue vous doit sa clarté, sa pureté,son élégance, sa douceur, tout ce qu’elle a d’aimable et de naïf.Vous avez inspiré et formé nos plus grands poètes et nos plusfameux orateurs. Vous protégez dans vos cercles l’écrivainsolitaire qui a eu le bonheur de vous plaire et le malheurd’irriter des factions jalouses. À vos regards modestes, aux douxsons de votre voix, le sophiste audacieux se trouble, le fanatiquesent qu’il est homme, et l’athée qu’il existe un Dieu. Vos larmestouchantes éteignent les torches de la superstition, et vos divinssourires dissipent les froids arguments du matérialisme.

Ainsi sur les rivages de l’Islande, après delongs hivers, la reine des mers boréales, la montagne de l’Hécla,couronnée de volcans, vomit des tourbillons de feux et de fumées àtravers des pyramides de glace qui semblent menacer lescieux&|160;: mais lorsque le globe, au signe des Gémeaux, achèved’incliner le pôle nord vers le soleil, les vents du printemps quinaissent sous l’empire de l’astre du jour joignent leurs tièdeshaleines à ses rayons ardents. Les flancs de la montagne alors seréchauffent&|160;: une chaleur souterraine s’étend sous la coupolede glace qui la surmonte et lui refuse bientôt tout appui. D’abordses sommets orgueilleux se précipitent dans ses cratères brûlants,en éteignent les feux, pénètrent dans ses longs souterrains, etjaillissent autour de sa base en hautes gerbes d’eaux noires etbouillantes. Ses fondements caverneux s’affaissent sur leurspropres piles, glissent, et s’écroulent en énormes rochers dans lesein des mers qu’ils menaçaient d’envahir. Les bruits affreux deleurs chutes, les sombres murmures de leurs torrents, lesrugissements des phoques et des ours marins qui les habitaient,sont répétés au loin par les échos d’Horrillax et du Vaigaths. Lespeuples riverains de l’Atlantique voient avec effroi ces glaciersterreux voguer, renversés, le long de leurs rivages. Entraînés parleurs propres courants, sous les formes fantastiques de temples, dechâteaux, ils vont rafraîchir les mers torridiennes, et fonder,dans leurs flots attiédis, des écueils que l’hiver suivant nereverra plus.

Cependant la montagne désolée apparaît, àtravers les brumes de ses neiges fondues et les dernières fumées deses volcans, nue, hideuse, ses collines dégradées et montrant àdécouvert ses antiques ossements. C’est alors que les zéphyrs, quil’ont dépouillée du manteau des hivers, la revêtissent (sic) de larobe du printemps. Ils accourent en foule des zones tempérées,portant sur leurs ailes les semences volatiles des végétaux. Ilstapissent de mousses, de graminées, et de fleurs, ses flancsdéchirés et ses plaies profondes. Les oiseaux de la terre et deseaux y déposent leurs nids. En peu d’années, de vastes bosquets decèdres et de bouleaux sortent de ses cratères éteints. Une nouvelleadolescence la pénètre de toutes les influences du soleil pendantun jour de plusieurs mois.

Sa beauté même s’accroît de celle des longuesnuits du pôle. Quand l’hiver, à la faveur de leurs ténèbres, relèveson trône, étend sur lui son manteau d’hermine, et prépare àl’océan de nouvelles révolutions, la lune circule tout autour etlui renvoie une partie des rayons du soleil qui l’abandonne.L’aurore boréale le couronne de ses feux mobiles et agite autour delui ses drapeaux lumineux. À ce signal céleste les rennes fuientvers de moins âpres contrées&|160;; elles aperçoivent, à la lueurde ces clartés tremblantes, l’Hécla au milieu des mers hérissées deglaçons&|160;; et elles viennent, en bramant, chercher dans sesvallées profondes de nouveaux pâturages. Des légions de cygnestracent autour de sa cime de longues spirales, et, joyeux dedescendre sur cette terre hospitalière, font entendre au haut desairs, des accents inconnus à nos climats. Les filles d’Ossian,attentives, suspendent leurs chasses nocturnes pour répéter surleurs harpes ces concerts mélodieux&|160;; et bientôt de nouveauxPauls viennent chercher parmi elles de nouvelles Virginies.

Il en sera de même de notre dernièrerévolution. Déjà la France apparaît au-dessus des orages. Les feuxgémeaux de Castor et de Pollux étincellent sur sa tête, dans unciel d’azur. Ils annoncent la fin de nos affreuses tempêtes. ÔNapoléon, que ta puissante étoile repousse au loin ces ambitionseffrénées qui rugissent encore autour de nos frontières&|160;! Ettoi, Joseph, seconde, de ta bienfaisante philanthropie, ton frèretoujours victorieux&|160;! Convertis les ambitions du dedans,taciturnes et sombres, en amour de la concorde et de la paix.Puissent vos noms fraternels, en harmonie comme vos talents et vosvertus, devenir pour la postérité l’époque d’une nouveau période degloire et de bonheur&|160;! puisse-t-elle vous confondre dans sesressouvenirs et être un jour en doute qui de vous deux a le mieuxmérité de sa reconnaissance&|160;!

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer