Philosophie de l’ameublement

Philosophie de l’ameublement

d’ Edgar Allan Poe

Dans la décoration intérieure, si ce n’est dans l’architecture extérieure de leurs résidences, les Anglais excellent. Les Italiens n’ont qu’un faible sentiment en dehors des marbres et des couleurs.En France, meliora probant, deteriora sequuntur ; les Français sont une race trop coureuse pour entretenir ces talents domestiques dont ils ont d’ailleurs la très-délicate intelligence, ou du moins le sens élémentaire et juste. Les Chinois et la plupart des peuples orientaux ont une imagination chaude mais mal appropriée. Les Écossais sont de trop pauvres décorateurs. Les Hollandais ont peut-être l’idée vague qu’on ne fait pas un rideau avec de la gratte. En Espagne, ils sont tout rideaux – une nation qui raffole de pendaisons. Les Russes ne se meublent pas. Les Hottentots et les Kickapoos sont bien dans leur voie naturelle. Seuls, les Yankees vont à rebours du bons sens. Comment cela se fait, il n’est pas difficile de le comprendre. Nous n’avons pas d’aristocratie de naissance, et conséquemment ayant – chose naturelle et inévitable – fabriqué à notre usage une aristocratie de dollars, l’étalage de la richesse a dû prendre ici la place et remplir l’office du luxe nobiliaire dans les pays monarchiques. Par une transition facile à saisir et également facile à prévoir, nous avons été amenés à noyer dans la pure ostentation toutes les notions de goût que nous pouvions posséder. Parlons d’une façon moins abstraite. En Angleterre, par exemple, un pur étalage de mobilier coûteux serait beaucoup moins propre que chez nous à créer une idée de beauté relativement au mobilier, ou de goût naturel dans le propriétaire ; – et cela,d’abord pour cette raison que la richesse, ne constituant pas la noblesse, n’est pas en Angleterre l’objet le plus élevé de l’ambition ; en second lieu, parce que, là, la vraie noblesse de naissance, se restreignant aux strictes limites du goût légitime, évite plutôt qu’elle n’affecte cette pure somptuosité àlaquelle une jalousie de parvenu peut quelquefois atteindre avecsuccès. Le peuple imitera les nobles, et le résultat est unediffusion générale du sentiment juste. Mais, en Amérique, lamonnaie courante étant le seul blason de l’aristocratie, l’étalagede cette monnaie peut être généralement considéré comme le seulmoyen de distinction aristocratique ; et la populace, quicherche toujours ses modèles en haut, est insensiblement amenée àconfondre les deux idées, entièrement distinctes, de somptuosité etde beauté. Bref, le coût d’un article d’ameublement est devenu, àla fin, pour nous, le seul critérium de son mérite au point de vuedécoratif ; et ce critérium, une fois adopté, a ouvert laroute vers une foule d’erreurs analogues dont on peut suivrefacilement l’origine jusqu’à la principale sottise primordiale. Ilne peut rien exister de plus directement choquant pour l’œil d’unartiste que l’arrangement intérieur de ce qu’on appelle auxÉtats-Unis – c’est-à-dire en Appallachie – un appartement bienmeublé. Son défaut le plus ordinaire est un manque d’harmonie. Nousparlons de l’harmonie d’une chambre comme nous parlerions del’harmonie d’un tableau ; car tous les deux, la chambre et letableau, sont également soumis à ces principes indéfectibles, quigouvernent toutes les variétés de l’art ; et l’on peut direqu’à très-peu de chose près, les lois par lesquelles nous jugeonsles qualités principales d’un tableau suffisent pour apprécierl’arrangement d’une chambre. Il y a quelquefois lieu d’observer unmanque d’harmonie dans le caractère des diverses pièces del’ameublement, mais plus généralement dans leurs couleurs ou dansleurs modes d’adaptation à leur usage naturel. Très-souvent l’œilest offensé par leur arrangement anti-artistique. Les lignesdroites sont trop visiblement prédominantes, trop continuées sansinterruption, ou rompues trop rudement par des angles droits. Siles lignes courbes interviennent, elles se répètent avec uneuniformité déplaisante. Par une précision outrée, tout l’aspectd’une belle chambre se trouve complètement gâté. Les rideaux sontrarement bien disposés ou bien choisis, relativement aux autresdécorations. Avec un ameublement complet et rationnel, les rideauxsont hors de place, et un vaste volume de draperies, de quelquenature qu’elles soient, dans n’importe quelles circonstances, estinconciliable avec le bon goût, – la quantité convenable ainsi quel’ajustement convenable dépendant du caractère de l’effet général.La question des tapis est mieux comprise depuis ces derniers tempsque dans les anciens jours ; mais nous commettons souvent deserreurs dans le choix de leurs dessins et de leurs couleurs. Letapis, c’est l’âme de l’appartement. C’est du tapis que doiventêtre déduites non-seulement les couleurs, mais aussi les formes detous les objets qui reposent dessus. Il est permis à un juge endroit coutumier d’être un homme ordinaire ; un bon juge entapis doit être un homme de génie. Cependant nous avons entendudiscuter de tapis, avec l’air d’un mouton qui rêve[3], maint gaillard absolument incapabled’arranger lui-même ses favoris. Chacun sait qu’un grand tapis peutêtre revêtu de grands dessins, et qu’un petit doit être couvert depetits ; – mais ce n’est pas là, bien entendu, le fin fond dela doctrine. En ce qui regarde le tissu, le tapis de Saxe est leseul admissible. Le tapis de Bruxelles est lepassé-plus-que-parfait du style et celui de Turquie est le goûtdans sa définitive agonie. Relativement aux dessins, un tapis nedoit pas être barbouillé, enjolivé comme un Indien Riccaree, – touten craie rouge, ocre jaune et plumes de coq. Pour être bref, desfonds visibles avec des dessins éclatants, circulaires oucycloïdes, mais sans aucune signification, sont, dans le cas enquestion, des lois inviolables. L’abomination des fleurs ou desimages d’objets familiers de toute sorte devrait être exclue deslimites de la chrétienté. En somme, qu’il s’agisse de tapis, derideaux, de tapisseries ou d’étoffes pour divans, tout article dece genre doit être orné d’une manière strictement arabesque. Quantà ces anciens tapis qu’on trouve encore de temps à autre dans leshabitations du vulgaire, ces tapis où s’étalent et rayonnentd’énormes dessins, séparés par des bandes et brillant de toutes lescouleurs de l’arc-en-ciel, à travers lesquelles il est impossiblede distinguer un fond quelconque, ils ne sont qu’une méchanteinvention d’une race de complaisants du siècle et d’amoureuxpassionnés de l’argent, enfants de Baal et adorateurs de Mammon, –espèces de Benthams qui, pour épargner la pensée et économiserl’imagination, ont d’abord inventé le barbare kaléidoscope, et puisont établi des compagnies à fonds communs pour le faire tourner àla vapeur. L’éclat est la principale hérésie de la philosophieaméricaine de l’ameublement, hérésie qui naît, comme il est facilede le reconnaître, de cette perversion du goût dont nous parlionstout à l’heure. Nous sommes violemment affolés de gaz et de verre.Le gaz, dans la maison, est complètement inadmissible. Sa lumière,vibrante et dure, est offensante. Quiconque a une cervelle et desyeux refusera d’en faire usage. Une lumière douce, ce que lesartistes appellent un jour froid, donnant naturellement des ombreschaudes, fera merveille, même dans une chambre imparfaitementmeublée. Il n’y eut jamais d’invention plus charmante que celle dela lampe astrale. Nous parlons, bien entendu, de la lampe astraleproprement dite, de la lampe d’Argand, avec son abat-jour primitifde verre poli et uni, et sa lumière de clair de lune, uniforme ettempérée. L’abat-jour de verre taillé est une triste invention dudémon. L’empressement avec lequel nous l’avons adopté, d’abord àcause de son étincellement, mais surtout parce qu’il est pluscoûteux, est un bon commentaire de la proposition que nous avonsémise en commençant. Nous pouvons affirmer que celui qui emploiedélibérément l’abat-jour de verre taillé est radicalement privé degoût, ou qu’il est un aveugle serviteur des caprices de la mode. Lalumière qui jaillit d’une de ces vaniteuses abominations estinégale, brisée et douloureuse. Elle suffit pour gâter une masse debons effets dans un ameublement soumis à sa détestable influence.Elle est un mauvais œil qui détruit spécialement plus de la moitiédu charme de la beauté des femmes. En matière de verre, nouspartons généralement de faux principes. Le caractère principal duverre, c’est l’éclat, – et quel monde de choses détestables ce seulmot suffit à exprimer ! Les lumières trémoussantes, inquiètes,peuvent être quelquefois agréables (elles le sont toujours pour lesenfants et les idiots) ; mais, dans la décoration d’unechambre, elles doivent être scrupuleusement évitées. Je dirai plus: les lumières constantes, si elles sont trop énergiques, sontelles-mêmes inadmissibles. Ces énormes et insensés lustres de verretaillés à facettes, éclairés au gaz, et sans abat-jour, qui sontsuspendus dans nos salons les plus à la mode, peuvent être citéscomme la quintessence du faux goût et le superlatif de la folie. Lapassion de l’éclat – cette idée s’étant confondue, comme nousl’avons déjà observé, avec celle de magnificence générale – nous aconduits aussi à l’emploi exagéré des miroirs. Nous recouvrons lesmurs de nos appartements de grandes glaces anglaises, et nous nousimaginons avoir fait là quelque chose de fort beau. Or, la pluslégère réflexion suffirait pour convaincre quiconque a un œil dudétestable effet produit par de nombreux miroirs, spécialement parles plus grands. En faisant abstraction de sa puissance réflective,le miroir présente une surface continue, plane, incolore, monotone,– une chose toujours et évidemment déplaisante. Considéré commeréflecteur, il contribue fortement à produire une monstrueuse etodieuse uniformité, et le mal est ici aggravé, non pas seulement enproportion directe du moyen, mais dans une raison constammentcroissante. De fait, une chambre avec quatre ou cinq glaces,distribuées à tort et à travers, est, au point de vue artistique,une chambre sans aucune forme. Si à ce défaut nous ajoutons larépercussion du miroitement, nous obtenons un parfait chaosd’effets discordants et désagréables. Le rustre le plus naïf, enentrant dans une chambre ainsi enjolivée, sentira immédiatementqu’il y a là quelque chose d’absurde, bien qu’il lui soitabsolument impossible d’assigner une cause à son malaise. Supposonsle même individu conduit dans une chambre meublée avec goût : illaissera éclater une exclamation de plaisir et de surprise. Unmalheur qui naît de nos institutions républicaines, c’est qu’ici unhomme possédant une grosse bourse n’a généralement qu’unetrès-petite âme à mettre dedans. La corruption du goût fait partieet pendant de l’industrie des dollars. À mesure que nous devenonsriches, nos idées se rouillent. Donc, ce n’est pas parmi notrearistocratie (encore moins en Appallachie) que nous chercherons lahaute spiritualité du boudoir anglais. Mais nous avons vu dans lamouvance d’Américains de fortune moderne des appartements qui, aumoins par leur mérite négatif, pourraient rivaliser avec lescabinets raffinés de nos amis d’outre-mer. En ce moment même, nousavons présente à l’œil de notre esprit une petite chambre sansprétentions, dans la décoration de laquelle il n’y a rien àreprendre. Le propriétaire est assoupi sur un sofa ; le tempsest frais ; il est près de minuit ; nous ferons uncroquis de la chambre pendant qu’il sommeille. La forme en estoblongue ; – trente pieds de long environ, et vingt-cinq delarge ; – c’est une forme qui donne les commodités ordinairesles plus grandes pour l’arrangement d’un mobilier. Elle n’a qu’uneporte, qui n’est rien moins que large, placée à l’un des bouts duparallélogramme, et que deux fenêtres, placées à l’autre bout. Cesdernières sont larges et descendent jusqu’au plancher, profondémentenfoncées d’ailleurs, et ouvrant sur une véranda italienne. Leurscarreaux sont de verre pourpre, encadrés dans un châssis de bois depalissandre, plus massif que d’ordinaire. Elles sont garnies, àl’intérieur du renfoncement, de rideaux d’un épais tissu d’argentadapté à la forme de la fenêtre et tombant librement à petits plis.En dehors de la niche sont des rideaux de soie cramoisie,excessivement riche, frangés d’un large réseau d’or et doublés dumême tissu d’argent dont est fait également le store extérieur. Iln’y a pas de corniches ; mais tous les plis de l’étoffe (quisont plutôt fins que massifs et ont ainsi un air de légèreté)sortent de dessous un entablement doré, d’un riche travail, quifait tout le tour de la chambre à la ligne de jonction du plafondet des murs. La draperie s’ouvre et se ferme au moyen d’une épaissecorde d’or qui l’enveloppe négligemment et qui se résout facilementen un nœud ; on ne voit ni patères ni aucun mécanisme. Lescouleurs des rideaux et de leurs franges, le cramoisi et l’or, semontrent partout avec profusion et déterminent le caractère de lachambre. Le tapis, un tissu de Saxe, a un demi-pouce d’épaisseur,et son fond, également cramoisi, est simplement relevé par uneganse d’or, analogue à la corde qui enserre les rideaux, faisantlégèrement saillie sur le fond, et se promenant à travers, demanière à former une série de courbes brusques et irrégulières,l’une passant de temps en temps par-dessus l’autre. Les murs sontrevêtus d’un papier satiné d’une couleur argentée, tigré de petitsdessins arabesques de la même couleur cramoisie dominante, mais unpeu affaiblie. Plusieurs peintures coupent çà et là l’étendue dupapier. Ce sont principalement des paysages d’un style imaginatif,tels Les Grottes des fées, de Stanfield, ou L’Étang lugubre, deChapman. Il y a néanmoins trois ou quatre têtes de femmes, d’unebeauté éthéréenne, – des portraits dans la manière de Sully.Chacune de ces peintures est d’un ton chaud mais sombre. Elles necontiennent pas ce qu’on appelle de brillants effets. De toutesémane un sentiment de repos. Aucune n’est de petite dimension. Lestrop petits tableaux donnent à une chambre cet aspect moucheté, quiest le vice de plus d’un bel ouvrage d’art fastidieusementretouché. Les cadres sont larges, mais peu profonds, richementsculptés, mais ils ne sont ni mats ni travaillés à jour. Ils ont,tous, tout l’éclat de l’or bruni. Ils reposent à plat sur les murset ne sont pas suspendus par des cordes, de manière à pencher. Ilest vrai que les tableaux gagnent souvent beaucoup dans cetteposition ; mais l’aspect général d’une pièce s’en trouve gâté.On n’aperçoit qu’une seule glace, qui d’ailleurs n’est pastrès-grande. Sa forme est presque circulaire, et elle est suspenduede telle façon que le propriétaire ne peut y voir son imagereflétée d’aucun des principaux sièges de la chambre. Deux largessofas, très-bas, en bois de palissandre et en soie cramoisiebrochée d’or, forment les seuls sièges, à l’exception de deuxcauseuses, également en palissandre. Il y a un piano (enpalissandre), sans housse, et tout ouvert. Une table octogone,faite uniquement du plus beau marbre incrusté d’or, est placée prèsd’un des sofas. Cette table n’a pas non plus de tapis ; enfait de draperies, les rideaux ont été jugés suffisants. Quatrevastes et magnifiques vases de Sèvres, dans lesquels s’épanouit uneprofusion de fleurs aussi odorantes qu’éclatantes, occupent lesautres angles légèrement arrondis de la chambre. Un hautcandélabre, soutenant une petite lampe antique pleine d’une huilefortement parfumée, s’élève près de la tête de mon ami assoupi.Quelques tablettes, légères et gracieuses, dorées sur leurstranches, et suspendues par des cordelettes de soie cramoisie àglands d’or, supportent deux ou trois cents volumes magnifiquementreliés. En dehors de cela, il n’y a pas d’autres meubles, exceptéune lampe d’Argand, avec un simple globe de verre poli d’unecouleur pourpre, qui par une unique et mince chaîne d’or estsuspendue au plafond, lequel est creusé en voûte et fort élevé, etrépand sur toutes choses une lumière à la fois tranquille etmagique.

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