Pierrette

Pierrette

d’ Honoré de Balzac

A MADEMOISELLE ANNA DE HANSKA.

Chère enfant, vous la joie de toute une maison, vous dont la pèlerine blanche ou rose voltige en été dans les massifs de Wierzchownia, comme un feu follet que votre mère et votre père suivent d’un oeil attendri, comment vais-je vous dédier une histoire pleine de mélancolie ? Ne faut-il pas vous parler des malheurs qu’une jeune fille adorée comme vous l’êtes ne connaîtra jamais, car vos jolies mains pourront un jour les consoler ?Il est si difficile, Anna, de vous trouver, dans l’histoire de nos mœurs, une aventure digne de passer sous vos yeux, que l’auteur n’avait pas à choisir ; mais peut-être apprendrez-vous combien vous êtes heureuse en lisant celle que vous envoie

Votre vieil ami,

DE BALZAC.

 

 

En octobre 1827, à l’aube, un jeune homme âgé d’environ seize ans et dont la mise annonçait ce que la phraséologie moderne appelle si insolemment un prolétaire, s’arrêta sur une petite place qui se trouve dans le bas Provins. A cette heure, il put examiner sans être observé les différentes maisons situées sur cette place qui forme un carré long. Les moulins assis sur les rivières de Provins allaient déjà. Leur bruit répété par les échos de la hauteville, en harmonie avec l’air vif, avec les pimpantes clartés du matin, accusait la profondeur du silence qui permettait d’entendre les ferrailles d’une diligence, à une lieue, sur la grande route.Les deux plus longues lignes de maisons séparées par un couvert de tilleuls offrent des constructions naïves où se révèle l’existence paisible et définie des bourgeois. En cet endroit, nulle trace decommerce. A peine y voyait-on alors les luxueuses portes cochèresdes gens riches&|160;! s’il y en avait, elles tournaient rarementsur leurs gonds, excepté celle de monsieur Martener, un médecinobligé d’avoir son cabriolet et de s’en servir. Quelques façadesétaient ornées d’un cordon de vigne, d’autres de rosiers à hautetige qui montaient jusqu’au premier étage où leurs fleursparfumaient les croisées de leurs grosses touffes clairsemées. Unbout de cette place arrive presque à la grande rue de la basseville. L’autre bout est barré par une rue parallèle à cette granderue et dont les jardins s’étendent sur une des deux rivières quiarrosent la vallée de Provins.

Dans ce bout, le plus paisible de la place, le jeune ouvrierreconnut la maison qu’on lui avait indiquée : une façade en pierreblanche, rayée de lignes creuses pour figurer des assises, où lesfenêtres à maigres balcons de fer décorés de rosaces peintes enjaune sont fermées de persiennes grises. Au-dessus de cette façade,élevée d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, trois lucarnesde mansarde percent un toit couvert en ardoises, sur un des pignonsduquel tourne une girouette neuve Cette moderne girouettereprésente un chasseur en position de tirer un lièvre. On monte àla porte bâtarde par trois marches en pierre. D’un côté de laporte, un bout de tuyau de plomb crache les eaux ménagèresau-dessus d’une petite rigole, et annonce la cuisine&|160;; del’autre, deux fenêtres soigneusement closes par des volets gris oùdes cœurs découpés laissent passer un peu de jour, lui parurentêtre celles de la salle à manger. Dans l’élévation rachetée par lestrois marches et dessous chaque fenêtre, se voient les soupirauxdes caves, clos par de petites portes en tôle peinte, percées detrous prétentieusement découpés. Tout alors était neuf. Dans cettemaison restaurée et dont le luxe encore frais contrastait avec levieil extérieur de toutes les autres, un observateur eûtsur-le-champ deviné les idées mesquines et le parfait contentementdu petit commerçant retiré. Le jeune homme regarda ces détails avecune expression de plaisir mélangée de tristesse : ses yeux allaientde la cuisine aux mansardes par un mouvement qui dénotait unedélibération. Les lueurs roses du soleil signalèrent sur une desfenêtres du grenier un rideau de calicot qui manquait aux autreslucarnes. La physionomie du jeune homme devint alors entièrementgaie, il se recula de quelques pas, s’adossa contre un tilleul etchanta sur le ton traînant particulier aux gens de l’Ouest cetteromance bretonne publiée par Bruguière, un compositeur à qui nousdevons de charmantes mélodies. En Bretagne, les jeunes gens desvillages viennent dire ce chant aux mariés le jour de leursnoces.

Nous v’nons vous souhaiter bonheur en mariage,

A m’sieur votre époux

Aussi ben comm’à vous. On vient de vous lier, madam’lamariée,

Avec un lien d’or

Qui n’délie qu’à la mort. Vous n’irez plus au bal, à nos jeuxd’assemblée&|160;;

Vous gard’rez la maison

Tandis que nous irons. Avez-vous ben compris comm’il vousfallait être

Fidèle à vot’époux :

Faut l’aimer comme vous. Recevez ce bouquet que ma main vousprésente.

Hélas&|160;! vos vains honneurs

Pass’ront comme ces fleurs.

Cette musique nationale, aussi délicieuse que celle adaptée parChateaubriand à Ma sœur, te souvient-il encore, chantée au milieud’une petite ville de la Brie champenoise, devait être pour uneBretonne le sujet d’impérieux souvenirs, tant elle peint fidèlementles mœurs, la bonhomie, les sites de ce vieux et noble pays. Il yrègne je ne sais quelle mélancolie causée par l’aspect de la vieréelle qui touche profondément. Ce pouvoir de réveiller un monde dechoses graves, douces et tristes par un rhythme familier et souventgai, n’est-il pas le caractère de ces chants populaires qui sontles superstitions de la musique, si l’on veut accepter le motsuperstition comme signifiant tout ce qui reste après la ruine despeuples et surnage à leurs révolutions. En achevant le premiercouplet, l’ouvrier, qui ne cessait de regarder le rideau de lamansarde, n’y vit aucun mouvement. Pendant qu’il chantait lesecond, le calicot s’agita. Quand ces mots : Recevez ce bouquet,furent dits, apparut la figure d’une jeune fille. Une main blancheouvrit avec précau- tion la croisée, et la jeune fille salua par unsigne de tête le voyageur au moment où il finissait la penséemélancolique exprimée par ces deux vers si simples :

Hélas&|160;! vos vains honneurs

Pass’ront comme ces fleurs.

L’ouvrier montra soudain, en la tirant de dessous sa veste, unefleur d’un jaune d’or très-commune en Bretagne et sans doutetrouvée dans les champs de la Brie où elle est rare, la fleur del’ajonc.

– Est-ce donc vous, Brigaut&|160;? dit à voix basse la jeunefille.

– Oui, Pierrette, oui. Je suis à Paris, je fais mon tour deFrance&|160;; mais je suis capable de m’établir ici, puisque vous yêtes.

En ce moment, une espagnolette grogna dans la chambre du premierétage, au-dessous de celle de Pierrette. La Bretonne manifesta laplus vive crainte et dit à Brigaut : – Sauvez-vous&|160;! L’ouvriersauta comme une grenouille effrayée vers le tournant qu’un moulinfait faire à cette rue qui va déboucher dans la grande rue,l’artère de la basse ville&|160;; mais, malgré sa prestesse, sessouliers ferrés, en retentissant sur le petit pavé de Provins,produisirent un son facile à distinguer dans la musique du moulin,et que put entendre la personne qui ouvrait la fenêtre.

Cette personne était une femme. Aucun homme ne s’arrache auxdouceurs du sommeil matinal pour écouter un troubadour en veste,une fille seule se réveille à un chant d’amour. Aussi était-ce unefille, et une vieille fille. Quand elle eut déployé ses persiennespar un geste de chauve-souris, elle regarda dans toutes lesdirections et n’entendit que vaguement les pas de Brigaut quis’enfuyait. Y a-t-il rien de plus horrible à voir que la matinaleapparition d’une vieille fille laide à sa fenêtre&|160;? De tousles spectacles grotesques qui font la joie des voyageurs quand ilstraversent les petites villes, n’est-ce pas le plusdéplaisant&|160;? il est trop triste, trop repoussant pour qu’on enrie. Cette vieille fille, à l’oreille si alerte, se présentaitdépouillée des artifices en tout genre qu’elle employait pours’embellir : elle n’avait ni son tour de faux cheveux ni sacollerette. Elle portait cet affreux petit sac en taffetas noiravec lequel les vieilles femmes s’enveloppent l’occiput, et quidépassait son bonnet de nuit relevé par les mouvements du sommeil.Ce désordre donnait à cette tête l’air menaçant que les peintresprê- [Mademoiselle Rogron]

tent aux sorcières. Les tempes, les oreilles et la nuque, assezpeu cachées, laissaient voir leur caractère aride et sec&|160;;leurs rides âpres se recommandaient par des tons rouges peuagréables à l’oeil et que faisait encore ressortir la couleur quasiblanche de la camisole nouée au cou par des cordons vrillés. Lesbâillements de cette camisole entr’ouverte montraient une poitrinecomparable à celle d’une vieille paysanne peu soucieuse de salaideur. Le bras décharné faisait l’effet d’un bâton sur lequel onaurait mis une étoffe. Vue à sa croisée, cette demoiselleparaissait grande à cause de la force et de l’étendue de son visagequi rappelait l’ampleur inouïe de certaines figures suisses. Saphysionomie, où les traits péchaient par un défaut d’ensemble,avait pour principal caractère une sécheresse dans les lignes, uneaigreur dans les tons, une insensibilité dans le fond qui eût saiside dégoût un physionomiste. Ces expressions alors visibles semodifiaient habituellement par une sorte de sourire commercial, parune bêtise bourgeoise qui jouait si bien la bonhomie, que lespersonnes avec lesquelles vivait cette demoiselle pouvaienttrès-bien la prendre pour une bonne personne. Elle possédait cettemaison par indivis avec son frère. Le frère dormait sitranquillement dans sa chambre, que l’orchestre de l’Opéra ne l’eûtpas éveillé, et cependant le diapason de cet orchestre estcélèbre&|160;! La vieille demoiselle avança la tête hors de lafenêtre, leva vers la mansarde ses petits yeux d’un bleu pâle etfroid, aux cils courts et plantés dans un bord presque toujoursenflé&|160;; elle essaya de voir Pierrette&|160;; mais, après avoirreconnu l’inutilité de sa manœuvre, elle rentra dans sa chambre parun mouvement semblable à celui d’une tortue qui cache sa tête aprèsl’avoir sortie de sa carapace. Les persiennes se fermèrent, et lesilence de la place ne fut plus troublé que par les paysans quiarrivaient ou par des personnes matinales. Quand il y a une vieillefille dans une maison, les chiens de garde sont inutiles : il nes’y passe pas le moindre événement qu’elle ne le voie, ne lecommente et n’en tire toutes les conséquences possibles. Aussi,cette circonstance allait-elle donner carrière à de gravessuppositions, ouvrir un de ces drames obscurs qui se passent enfamille et qui, pour demeurer secrets, n’en sont pas moinsterribles, si vous permettez toutefois d’appliquer le mot de drameà cette scène d’intérieur.

Pierrette ne se recoucha pas. Pour elle, l’arrivée de Brigautétait un événement immense. Pendant la nuit, cet Eden desmalheureux, elle échappait aux ennuis, aux tracasseries qu’elleavait à supporter durant la journée. Semblable au héros de je nesais quelle ballade allemande ou russe, son sommeil lui paraissaitêtre une vie heureuse, et le jour était un mauvais rêve. Aprèstrois années, elle venait d’avoir pour la première fois un réveilagréable. Les souvenirs de son enfance avaient mélodieusementchanté leurs poésies dans son âme. Le premier couplet, elle l’avaitentendu en rêve, le second l’avait fait lever en sursaut, autroisième elle avait douté : les malheureux sont de l’école desaint Thomas. Au quatrième couplet, arrivée en chemise et nu-piedsà sa croisée, elle avait reconnu Brigaut, son ami d’enfance.Ah&|160;! c’était bien cette veste carrée à petites basquesbrusquement coupées et dont les poches ballottent à la chute desreins, la veste de drap bleu classique en Bretagne, le gilet derouennerie grossière, la chemise de toile fermée par un cœur d’or,le grand col roulé, les boucles d’oreilles, les gros souliers, lepantalon de toile bleue écrue, inégalement déteinte par longueursde fil, enfin toutes ces choses humbles et fortes qui constituentle costume d’un pauvre Breton. Les gros boutons en corne blanche dugilet et de la veste firent battre le cœur de Pierrette. A la vuedu bouquet d’ajonc, ses yeux se mouillèrent de larmes, puis unehorrible terreur lui comprima dans l’âme les fleurs de son souvenirun moment épanouies. Elle pensa que sa cousine avait pu l’entendrese levant et marchant à sa croisée, elle devina la vieille fille etfit à Brigaut ce signe de frayeur auquel le pauvre Breton s’étaitempressé d’obéir sans y rien comprendre. Cette soumissioninstinctive ne peint-elle pas une de ces affections innocentes etabsolues comme il y en a, de siècle en siècle, sur cette terre, oùelles fleurissent comme l’aloès à l’Isola bella, deux ou trois foisen cent ans&|160;? Qui eût vu Brigaut se sauvant aurait admirél’héroïsme le plus naïf du plus naïf sentiment. Jacques Brigautétait digne de Pierrette Lorrain, qui finissait sa quatorzièmeannée : deux enfants&|160;! Pierrette ne put s’empêcher de pleureren le regardant lever le pied avec l’effroi que son geste lui avaitcommuniqué. Puis elle revint s’asseoir sur un méchant fauteuil, enface d’une petite table au-dessus de laquelle se trouvait unmiroir. Elle s’y accouda, se mit la tête dans les mains et resta làpensive pendant une heure, occupée à se remémorer le Marais, lebourg de Pen-Hoël, les périlleux voyages entrepris sur un étangdans un bateau détaché pour elle d’un vieux saule par le petitJacques, puis les vieilles figures de sa grand’mère, de songrand-père, la tête souffrante de sa mère et la belle physionomiedu major Brigaut, enfin toute une enfance sans soucis&|160;! Ce futencore un rêve : des joies lumineuses sur un fond grisâtre. Elleavait ses beaux cheveux cendrés en désordre sous un petit bonnetchiffonné pendant son sommeil, un petit bonnet en percale et àruches qu’elle s’était fait elle-même. De chaque côté des tempes ilpassait des boucles échappées de leurs papillotes [Faute du Furne :papillottes.] en papier gris. Derrière la tête, une grosse natteaplatie pendait déroulée. La blancheur excessive de sa figuretrahissait une de ces horribles maladies de jeune fille à laquellela médecine a donné le nom gracieux de chlorose, et qui prive lecorps de ses couleurs naturelles, qui trouble l’appétit et annoncede grands désordres dans l’organisme. Ce ton de cire existait danstoute la carnation. Le cou et les épaules expliquaient par leurpâleur d’herbe étiolée la maigreur des bras jetés en avant etcroisés. Les pieds de Pierrette paraissaient amollis, amoindris parla maladie. Sa chemise ne tombait qu’à mi-jambe et laissait voirdes nerfs fatigués, des veines bleuâtres, une carnation appauvrie.Le froid qui l’atteignit lui rendit les lèvres d’un beau violet. Letriste sourire qui tira les coins de sa bouche assez délicatemontra des dents d’un ivoire fin et d’une forme menue, de joliesdents transparentes qui s’accordaient avec ses oreilles fines, avecson nez un peu pointu mais élégant, avec la coupe de son visagequi, malgré sa parfaite rondeur, était mignonne. Toute l’animationde ce charmant visage se trouvait dans des yeux dont l’iris,couleur tabac d’Espagne et mélangé de points noirs, brillait pardes reflets d’or autour d’une prunelle profonde et vive. Pierretteavait dû être gaie, elle était triste. Sa gaieté perdue existaitencore dans la vivacité des contours de l’oeil, dans la grâceingénue de son front et dans les méplats de son menton court. Seslongs cils se dessinaient comme des pinceaux sur ses pommettesaltérées par la souffrance. Le blanc, prodigué outre mesure,rendait d’ailleurs les lignes et les détails de la physionomietrès-purs. L’oreille était un petit chef-d’œuvre de sculpture :vous eussiez dit du marbre. Pierrette souffrait de bien desmanières. Aussi peut-être voulez-vous son histoire&|160;? lavoici.

La mère de Pierrette était une demoiselle Auffray de Provins,sœur consanguine de madame Rogron, mère des possesseurs actuels decette maison.

Marié d’abord à dix-huit ans, monsieur Auffray avait contractévers soixante-neuf ans un second mariage. De son premier lit, étaitissue une fille unique assez laide et mariée dès l’âge de seize ansà un aubergiste de Provins nommé Rogron.

De son second lit, le bonhomme Auffray eut encore une fille,mais charmante. Ainsi, par un effet assez bizarre, il y eut uneénorme différence d’âge entre les deux filles de monsieur Auffray :celle du premier lit avait cinquante ans quand celle du secondnaissait. Lorsque son vieux père lui donnait une sœur, madameRogron avait deux enfants majeurs.

A dix-huit ans, la fille du vieillard amoureux fut mariée selonson inclination à un officier breton nommé Lorrain, capitaine dansla Garde impériale. L’amour rend souvent ambitieux. Le capitaine,qui voulut devenir promptement colonel, passa dans la Ligne.Pendant que le chef de bataillon et sa femme, assez heureux de lapension à eux faite par monsieur et madame Auffray, brillaient àParis ou couraient en Allemagne au gré des batailles et des paiximpériales, le vieil Auffray, ancien épicier de Provins, mourut àquatre-vingt-huit ans sans avoir eu le temps de faire aucunedisposition testamentaire. La succession du bonhomme fut si bienmanœuvrée par l’ancien aubergiste et par sa femme, qu’ils enabsorbèrent la plus grande partie, et ne laissèrent à la veuve dubonhomme Auffray que la maison du défunt sur la petite place etquelques arpents de terre. Cette veuve, mère de la petite madameLorrain, n’avait à la mort de son mari que trente-huit ans. Commebeaucoup de veuves, elle eut l’idée malsaine de se remarier. Ellevendit à sa belle-fille, la vieille madame Rogron, les terres et lamaison qu’elle avait gagnées en vertu de son contrat de mariage,afin de pouvoir épouser un jeune médecin nommé Néraud, qui luidévora sa fortune. Elle mourut de chagrin et dans la misère deuxans après.

La part qui aurait pu revenir à madame Lorrain dans lasuccession Auffray disparut donc en grande partie, et se réduisit àenviron huit mille francs. Le major Lorrain mourut sur le champd’honneur à Montereau, laissant sa veuve chargée, à vingt et unans, d’une petite fille de quatorze mois, sans autre fortune que lapension à laquelle elle avait droit et la succession à venir demonsieur et madame Lorrain, détaillants à Pen-Hoël, bourg vendéensitué dans le pays appelé le Marais. Ces Lorrain, père et mère del’officier mort, grand-père et grand’mère paternels de PierretteLorrain, vendaient le bois nécessaire aux constructions, desardoises, des tui- les, des faîtières, des tuyaux, etc. Leurcommerce, soit incapacité, soit malheur, allait mal et leurfournissait à peine de quoi vivre. La faillite de la célèbre maisonCollinet de Nantes, causée par les événements de 1814, quiproduisirent une baisse subite dans les denrées coloniales, venaitde leur enlever vingt-quatre mille francs qu’ils y avaient déposés.Aussi leur belle fille fut-elle bien reçue. La veuve du majorapportait une pension de huit cents francs, somme énorme àPen-Hoël. Les huit mille francs que son beau-frère et sa sœurRogron lui envoyèrent après mille formalités entraînées parl’éloignement, elle les confia aux Lorrain, en prenant toutefoisune hypothèque sur une petite maison qu’ils possédaient à Nantes,louée cent écus, et qui valait à peine dix mille francs.

Madame Lorrain la jeune mourut trois ans après le second etfatal mariage de sa mère, en 1819, presque en même temps qu’elle.L’enfant du vieil Auffray et de sa jeune épouse était frêle, petiteet malingre : l’air humide du Marais lui fut contraire. La famillede son mari lui persuada pour la garder que, dans aucun autreendroit du monde, elle ne trouverait un pays plus sain ni plusagréable que le Marais, témoin des exploits de Charette. Elle futsi bien dorelotée [Orthographe normale du temps de Balzac (Dict.Acad. Fr. 1835).], soignée, cajolée, que cette mort fit le plusgrand honneur aux Lorrain. Quelques personnes prétendent queBrigaut, un ancien Vendéen, un de ces hommes de fer qui avaientservi sous Charette, sous Mercier, sous le marquis de Montauran etsous le baron du Guénic dans les guerres contre la République étaitpour beaucoup dans la résignation de madame Lorrain la jeune. S’ilen fut ainsi, certes ce serait d’une âme excessivement aimante etdévouée. Tout Pen-Hoël voyait d’ailleurs Brigaut, nommérespectueusement le major, grade qu’il avait eu dans les arméescatholiques, passant ses journées et ses soirées dans la salleauprès de la veuve du major impérial. Vers les derniers temps, lecuré de Pen-Hoël s’était permis quelques représentations à lavieille dame Lorrain : il l’avait priée de décider sa belle-fille àépouser Brigaut, en promettant de faire nommer le major juge depaix du canton de Pen-Hoël par la protection du vicomte deKergarouët. La mort de la pauvre jeune femme rendit la propositioninutile. Pierrette resta chez ses grands-parents, qui lui devaientquatre cents francs d’intérêt par an, naturellement appliqués à sonentretien. Ces vieilles gens, de plus en plus impropres aucommerce, eurent un concurrent actif et ingénieux contre lequel ilsdisaient des injures sans rien tenter pour se défendre. Le major,leur conseil et leur ami, mourut six mois après son amie, peut-êtrede douleur et peut-être de ses blessures : il en avait reçuvingt-sept. En bon commerçant, le mauvais voisin voulut ruiner sesadversaires afin d’éteindre toute concurrence. Il fit prêter del’argent aux Lorrain sur leur signature, en prévoyant qu’ils nepourraient rembourser, et les força dans leurs vieux jours àdéposer leur bilan. L’hypothèque de Pierrette fut primée parl’hypothèque légale de sa grand’mère, qui s’en tint à ses droitspour conserver un morceau de pain à son mari. La maison de Nantesfut vendue neuf mille cinq cents francs, et il y eut pour quinzecents francs de frais. Les huit mille francs restant revinrent àmadame Lorrain, qui les plaça sur hypothèque afin de pouvoir vivreà Nantes dans une espèce de béguinage semblable à celui deSainte-Périne de Paris et nommé Saint-Jacques, où ces deuxvieillards eurent le vivre et le couvert moyennant une modiquepension. Dans l’impossibilité de garder avec eux leur petite-filleruinée, les vieux Lorrain se souvinrent de son oncle et de sa tanteRogron, auxquels ils écrivirent. Les Rogron de Provins étaientmorts. La lettre des Lorrain aux Rogron semblait donc devoir êtreperdue. Mais, si quelque chose ici-bas peut suppléer la Providence,n’est-ce pas la Poste aux lettres&|160;? L’esprit de la Poste,incomparablement au-dessus de l’esprit public, qui ne rapporte pasd’ailleurs autant, dépasse en invention l’esprit des plus habilesromanciers. Quand la Poste possède une lettre, valant pour elle detrois à dix sous, sans trouver immédiatement celui ou celle à quielle doit la remettre, elle déploie une sollicitude financière dontl’analogue ne se rencontre que chez les créanciers les plusintrépides. La Poste va, vient, furette dans les 86 départements.Les difficultés surexcitent le génie des employés, qui souvent sontdes gens de lettres, et qui se mettent alors à la recherche del’Inconnu avec l’ardeur des mathématiciens du Bureau des Longitudes: ils fouillent tout le royaume. A la moindre lueur d’espérance,les bureaux de Paris se remettent en mouvement. Souvent il vousarrive de rester stupéfait en reconnaissant les gribouillages quizèbrent le dos et le ventre de la lettre, glorieuses attestationsde la persistance administrative avec laquelle la Poste s’estremuée. Si un homme entreprenait ce que la Poste vient d’accomplir,il aurait perdu dix mille francs en voyages, en temps, en argent,pour recouvrer douze sous. La Poste a décidément encore plusd’esprit qu’elle n’en porte. La lettre des Lorrain, adressée à mon-sieur Rogron de Provins, décédé depuis une année, fut envoyée parla Poste à monsieur Rogron, son fils, mercier, rue Saint-Denis, àParis. En ceci éclate l’esprit de la Poste. Un héritier esttoujours plus ou moins tourmenté de savoir s’il a bien tout ramasséd’une succession, s’il n’a pas oublié des créances ou desguenilles. Le Fisc devine tout, même les caractères. Une lettreadressée au vieux Rogron de Provins mort devait piquer la curiositéde Rogron fils, à Paris, ou de mademoiselle Rogron, sa sœur, seshéritiers. Aussi le Fisc eut-il ses soixante centimes.

Les Rogron, vers lesquels les vieux Lorrain, au désespoir de seséparer de leur petite-fille, tendaient des mains suppliantes,devaient donc être les arbitres de la destinée de PierretteLorrain. Il est alors indispensable d’expliquer leurs antécédentset leur caractère.

Le père Rogron, cet aubergiste de Provins à qui le vieil Auffrayavait donné la fille de son premier lit, était un personnage àfigure enflammée, à nez veineux, et sur les joues duquel Bacchusavait appliqué ses pampres rougis et bulbeux. Quoique gros, courtet ventripotent, à jambes grasses et à mains épaisses, il étaitdoué de la finesse des aubergistes de Suisse, auxquels ilressemblait. Sa figure représentait vaguement un vaste vignoblegrêlé. Certes, il n’était pas beau, mais sa femme lui ressemblait.Jamais couple ne fut mieux assorti. Rogron aimait la bonne chère età se faire servir par de jolies filles. Il appartenait à la sectedes égoïstes dont l’allure est brutale, qui s’adonnent à leursvices et font leurs volontés à la face d’Israël. Avide, intéressé,peu délicat, obligé de pourvoir à ses fantaisies, il mangea sesgains jusqu’au jour où les dents lui manquèrent. L’avarice resta.Sur ses vieux jours, il vendit son auberge, ramassa, comme on l’avu, presque toute la succession de son beau-père, et se retira dansla petite maison de la place, achetée pour un morceau de pain à laveuve du père Auffray, la grand’mère de Pierrette. Rogron et safemme possédaient environ deux mille francs de rente, provenant dela location de vingt-sept pièces de terre situées autour deProvins, et les intérêts du prix de leur auberge, vendue vingtmille francs. La maison du bonhomme Auffray, quoique en fortmauvais état, fut habitée telle quelle par ces anciens aubergistesqui se gardèrent, comme de la peste, d’y toucher : les vieux ratsaiment les lézardes et les ruines. L’ancien aubergiste, qui pritgoût au jardinage, employa ses économies à l’augmentation dujardin&|160;; il le poussa jusqu’au bord de la rivière, il en fitun carré long, en- caissé entre deux murailles et terminé par unempierrement où la nature aquatique, abandonnée à elle-même,déployait les richesses de sa Flore. Au début de leur mariage, cesRogron avaient eu, de deux en deux ans, une fille et un fils : toutdégénère, leurs enfants furent affreux. Mis en nourrice à lacampagne et à bas prix, ces malheureux enfants revinrent avecl’horrible éducation du village, ayant crié long-temps et souventaprès le sein de leur nourrice qui allait aux champs, et qui,pendant ce temps, les enfermait dans une de ces chambres noires,humides et basses qui servent d’habitation au paysan français. A cemétier, les traits de ces enfants grossirent, leur voixs’altéra&|160;; ils flattèrent médiocrement l’amour-propre de lamère, qui tenta de les corriger de leurs mauvaises habitudes parune rigueur que celle du père convertissait en tendresse. On leslaissa courailler dans les cours, écuries et dépendances del’auberge, ou trotter par la ville&|160;; on les fouettaitquelquefois&|160;; quelquefois on les envoyait chez leur grand-pèreAuffray, qui les aimait très-peu. Cette injustice fut une desraisons qui encouragèrent les Rogron à se faire une large part dansla succession de ce vieux scélérat. Cependant le père Rogron mitson fils à l’Ecole, il lui acheta un homme, un de ses charretiers,afin de le sauver de la Réquisition. Dès que sa fille Sylvie euttreize ans, il la dirigea sur Paris en qualité d’apprentie dans unemaison de commerce. Deux ans après, il expédia son filsJérôme-Denis par la même voie. Quand ses amis, ses compères lesrouliers ou ses habitués lui demandaient ce qu’il comptait faire deses enfants, le père Rogron expliquait son système avec unebrièveté qui avait, sur celui de la plupart des pères, le mérite dela franchise.

– Quand ils seront en âge de me comprendre, je leur donnerai uncoup de pied, vous savez où&|160;? en leur disant : « Va fairefortune&|160;! » répondait-il en buvant ou s’essuyant les lèvres durevers de sa main. Puis il regardait son interlocuteur en clignantles yeux d’un air fin : – Hé&|160;! hé&|160;! ils ne sont pas plusbêtes que moi, ajoutait-il. Mon père m’a donné trois coups de pied,je ne leur en donnerai qu’un&|160;; il m’a mis un louis dans lamain, je leur en mettrai dix : ils seront donc plus heureux quemoi. Voilà la bonne manière. Eh&|160;! bien, après moi, ce quirestera, restera&|160;; les notaires sauront bien le leur trouver.Ce serait drôle de se gêner pour ses enfants&|160;?… Les miens medoivent la vie, je les ai nourris, je ne leur demande rien&|160;;ils ne sont pas quittes, eh&|160;! voisin&|160;? J’ai commencé parêtre charretier, et ça ne m’a pas empêché d’épouser la fille à cevieux scélérat de père Auffray&|160;!

Sylvie Rogron fut envoyée à cent écus de pension enapprentissage rue Saint-Denis, chez des négociants nés à Provins.Deux ans après, elle était au pair : si elle ne gagnait rien, sesparents ne payaient plus rien pour son logis et sa nourriture.Voilà ce qu’on appelle être au pair, rue Saint-Denis. Deux ansaprès, pendant lesquels sa mère lui envoya cent francs pour sonentretien, Sylvie eut cent écus d’appointements. Ainsi, dès l’âgede dix-neuf ans, mademoiselle Sylvie Rogron obtint sonindépendance. A vingt ans, elle était la seconde demoiselle de lamaison Julliard, marchand de soie en botte, au Ver-Chinois, rueSaint-Denis. L’histoire de la sœur fut celle du frère. Le petitJérôme-Denis Rogron entra chez un des plus forts marchands merciersde la rue Saint-Denis, la maison Guépin, aux Trois-Quenouilles. Sià vingt et un ans Sylvie était première demoiselle à mille francsd’appointements, Jérôme Denis, mieux servi par les circonstances,se trouvait à dix-huit ans premier commis à douze cents francs,chez les Guépin, autres Provinois. Le frère et la sœur se voyaienttous les dimanches et les jours de fête&|160;; ils les passaient endivertissements économiques, ils dînaient hors Paris, ils allaientvoir Saint-Cloud, Meudon, Belleville, Vincennes. Vers la fin del’année 1815, ils réunirent leurs capitaux amassés à la sueur deleurs fronts, environ vingt mille francs, et achetèrent de madameGuenée le célèbre fonds de la Sœur-de-Famille, une des plus fortesmaisons de détail en mercerie. La sœur tint la caisse, le comptoiret les écritures. Le frère fut à la fois le maître et le premiercommis, comme Sylvie fut pendant quelque temps sa propre premièredemoiselle. En 1821, après cinq ans d’exploitation, la concurrencedevint si vive et si animée dans la mercerie, que le frère et lasœur avaient à peine pu solder leur fonds et soutenir sa vieilleréputation. Quoique Sylvie Rogron n’eût alors que quarante ans, salaideur, ses travaux constants et un certain air rechigné que luidonnait la disposition de ses traits autant que les soucis, lafaisaient ressembler à une femme de cinquante ans. A trente-huitans, Jérôme-Denis Rogron offrait la physionomie la plus niaise quejamais un comptoir ait présentée à des chalands. Son front écrasé,déprimé par la fatigue, était marqué de trois sillons arides. Sespetits cheveux gris, coupés ras, exprimaient l’indéfinissablestupidité des animaux à sang froid. Le regard de ses yeux bleuâtresne jetait ni flamme ni pensée. Sa figure ronde et plate n’excitaitaucune sympathie et n’amenait même pas le rire sur les lèvres deceux qui se livrent à l’examen des Variétés du Parisien : elleattristait. Enfin s’il était, comme son père, gros et court, sesformes, dénuées du brutal embonpoint de l’aubergiste, accusaientdans les moindres détails un affaissement ridicule. La colorationexcessive de son père était remplacée chez lui par la flasquelividité particulière aux gens qui vivent en des arrière-boutiquessans air, dans des cabanes grillées appelées Caisses, toujourspliant et dépliant du fil, payant ou recevant, harcelant des commisou répétant les mêmes choses aux chalands. Le peu d’esprit du frèreet de la sœur avait été entièrement absorbé par l’entente de leurcommerce, par le Doit et Avoir, par la connaissance des loisspéciales et des usages de la place de Paris. Le fil, lesaiguilles, les rubans, les épingles, les boutons, les fournituresde tailleur, enfin l’immense quantité d’articles qui composent lamercerie parisienne, avaient employé leur mémoire.Les lettres àécrire et à répondre, les factures, les inventaires, avaient pristoute leur capacité. En dehors de leur partie, ils ne savaientabsolument rien, ils ignoraient même Paris. Pour eux, Paris étaitquelque chose d’étalé autour de la rue Saint-Denis. Leur caractèreétroit avait eu pour champ leur boutique. Ils savaientadmirablement tracasser leurs commis, leurs demoiselles, et lestrouver en faute. Leur bonheur consistait à voir toutes les mainsagitées comme des pattes de souris sur les comptoirs, maniant lamarchandise ou occupées à replier les articles. Quand ilsentendaient sept ou huit voix de demoiselles et de jeunes gensdéglubant [Emploi anormal fait par l’auteur à la place de «débitant ».] les phrases consacrées par lesquelles les commisrépondent aux observations des acheteurs, la journée était belle,il faisait beau&|160;! Quand le bleu de l’éther avivait Paris,quand les Parisiens se promenaient en ne s’occupant que de lamercerie qu’ils portaient : – Mauvais temps pour la vente&|160;!disait l’imbécile patron. La grande science qui rendait Rogronl’objet de l’admiration des apprentis était son art de ficeler,déficeler, reficeler et confectionner un paquet. Rogron pouvaitfaire un paquet et regarder ce qui se passait dans la rue ousurveiller son magasin dans toute sa profondeur, il avait tout vuquand en le présentant à la pratique il disait : – Voilà,madame&|160;; ne vous faut-il rien d’autre&|160;? Sans sa sœur, cecrétin eût été ruiné. Sylvie avait du bon sens et le génie de lavente. Elle dirigeait son frère dans ses achats en fabrique etl’envoyait sans pitié jusqu’au fond de la France pour y trouver unsou de bénéfice sur un article. La finesse que possède plus oumoins toute femme n’étant pas au service de son cœur, elle l’avaitportée dans la spéculation. Un fonds à payer&|160;! cette penséeétait le piston qui faisait jouer cette machine et lui communiquaitune épouvantable activité. Rogron était resté premier commis, il necomprenait pas l’ensemble de ses affaires : l’intérêt personnel, leplus grand véhicule de l’esprit, ne lui avait pas fait faire unpas. Il restait souvent ébahi quand sa sœur ordonnait de vendre unarticle à perte, en prévoyant la fin de sa mode&|160;; et plus tardil admirait niaisement sa sœur Sylvie. Il ne raisonnait ni bien nimal, il était incapable de raisonnement&|160;; mais il avait laraison de se subordonner à sa sœur, et il se subordonnait par uneconsidération prise en dehors du commerce : – Elle est mon aînée,disait-il. Peut-être une vie constamment solitaire, réduite à lasatisfaction des besoins, dénuée d’argent et de plaisirs pendant lajeunesse, expliquerait-elle aux physiologistes et aux penseurs labrute expression de ce visage, la faiblesse de cerveau, l’attitudeniaise de ce mercier. Sa sœur l’avait constamment empêché de semarier, en craignant peut-être de perdre son influence dans lamaison, en voyant une cause de dépense et de ruine dans une femmeinfailliblement plus jeune et sans aucun doute moins laidequ’elle.

La bêtise a deux manières d’être : elle se tait ou elle parle.La bêtise muette est supportable, mais la bêtise de Rogron étaitparleuse. Ce détaillant avait pris l’habitude de gourmander sescommis, de leur expliquer les minuties du commerce de la mercerieen demi-gros, en les ornant des plates plaisanteries quiconstituent le bagout des boutiques. Ce mot, qui désignaitautrefois l’esprit de repartie stéréotypée, a été détrôné par lemot soldatesque de blague. Rogron forcément écouté par un petitmonde domestique, Rogron content de lui-même, avait fini par sefaire une phraséologie à lui. Ce bavard se croyait orateur. Lanécessité d’expliquer aux chalands ce qu’ils veulent, de sonderleurs désirs, de leur donner envie de ce qu’ils ne veulent pas,délie la langue du détaillant. Ce petit commerçant finit par avoirla faculté de débiter des phrases où les mots ne présentent aucuneidée et qui ont du succès. Enfin, il explique aux chalands desprocédés peu connus&|160;; de là, lui vient je ne sais quellesupériorité momentanée sur sa pratique&|160;; mais une fois sortides mille et une explications que nécessitent ses mille et unarticles, il est, relativement à la pensée, comme un poisson sur lapaille et au soleil.

Rogron et Sylvie, ces deux mécaniques subrepticement baptisées,n’avaient, ni en germe ni en action, les sentiments qui donnent aucœur sa vie propre. Aussi ces deux natures étaient-ellesexcessivement filandreuses et sèches, endurcies par le travail, parles privations, par le souvenir de leurs douleurs pendant un longet rude apprentissage. Ni l’un ni l’autre ils ne plaignaient aucunmalheur. Ils étaient non pas implacables, mais intraitables àl’égard des gens embarrassés. Pour eux, la vertu, l’honneur, laloyauté, tous les sentiments humains consistaient à payerrégulièrement ses billets. Tracassiers, sans âme et d’une économiesordide, le frère et la sœur jouissaient d’une horrible réputationdans le commerce de la rue Saint-Denis. Sans leurs relations avecProvins, où ils allaient trois fois par an aux époques où ilspouvaient fermer leur boutique pendant deux ou trois jours, ilseussent manqué de commis et de filles de boutique. Mais le pèreRogron expédiait à ses enfants tous les malheureux voués aucommerce par leurs parents, il faisait pour eux la traite desapprentis et des apprenties dans Provins, où il vantait par vanitéla fortune de ses enfants. Chacun, appâté par la perspective desavoir sa fille ou son fils bien instruit et bien surveillé, par lachance de le voir succédant un jour aux fils Rogron, envoyaitl’enfant qui le gênait au logis, dans une maison tenue par ces deuxcélibataires. Mais dès que l’apprenti et l’apprentie à cent écus depension trouvaient moyen de quitter cette galère, ils s’enfuyaientavec un bonheur qui accroissait la terrible célébrité des Rognon.L’infatigable aubergiste leur découvrait toujours de nouvellesvictimes. Depuis l’âge de quinze ans, Sylvie Rogron, habituée à segrimer pour la vente, avait deux masques : la physionomie aimablede la vendeuse, et la physionomie naturelle aux vieilles fillesratatinées. Sa physionomie acquise était d’une mimique merveilleuse: en elle tout souriait, sa voix devenue douce et pateline jetaitun charme commercial à la pratique. Sa vraie figure était celle quis’est montrée entre les deux persiennes entre-bâillées, elle eûtfait fuir le plus déterminé des Cosaques de 1810, qui cependantaimaient toute espèce de Françaises.

Quand la lettre des Lorrain arriva, les Rogron, en deuil de leurpère, avaient hérité de la maison à peu près volée à la grand’mèrede Pierrette, puis des terres acquises par l’ancienaubergiste&|160;; en- fin de certains capitaux provenus de prêtsusuraires hypothéqués sur des acquisitions faites par des paysansque le vieil ivrogne espérait exproprier. Leur inventaire annuelvenait d’être terminé. Le fonds de la Sœur-de-Famille était payé.Les Rogron possédaient environ soixante mille francs demarchandises en magasin, une quarantaine de mille francs en caisseou dans le portefeuille, et la valeur de leur fonds. Assis sur labanquette en velours d’Utrecht vert rayé de bandes unies, etplaquée dans une niche carrée derrière le comptoir, en face duquelse trouvait un comptoir semblable pour leur première demoiselle, lefrère et la sœur se consultaient sur leurs intentions. Toutmarchand aspire à la bourgeoisie. En réalisant leur fonds decommerce, le frère et la sœur devaient avoir environ cent cinquantemille francs, sans comprendre la succession paternelle. En plaçantsur le Grand-Livre les capitaux disponibles, chacun d’eux auraittrois ou quatre mille livres de rentes, même en destinant à larestauration de la maison paternelle la valeur de leur fonds quileur serait payé sans doute à terme. Ils pouvaient donc aller vivreensemble à Provins dans une maison à eux. Leur première demoiselleétait la fille d’un riche fermier de Donnemarie, chargé de neufenfants&|160;; il avait dû les pourvoir chacun d’un état, car safortune, divisée en neuf parts, était peu de chose pour chacund’eux. En cinq années, ce fermier avait perdu sept de ses enfants,cette première demoiselle était donc devenue un être siintéressant, que Rogron avait tenté, mais inutilement, d’en fairesa femme. Cette demoiselle manifestait pour son patron une aversionqui déconcertait toute manœuvre. D’ailleurs mademoiselle Sylvie s’yprêtait peu, s’opposait même au mariage de son frère, et voulaitfaire leur successeur d’une fille si rusée. Elle ajournait lemariage de Rogron après leur établissement à Provins.

Personne, parmi les passants, ne peut comprendre le mobile desexistences cryptogamiques de certains boutiquiers&|160;; on lesregarde, on se demande : – De quoi&|160;? pourquoivivent-ils&|160;? que deviennent-ils&|160;? d’oùviennent-ils&|160;? on se perd dans les riens en voulant se lesexpliquer. Pour découvrir le peu de poésie qui germe dans ces têteset vivifie ces existences, il est nécessaire de les creuser&|160;;mais on a bientôt trouvé le tuf sur lequel tout repose. Leboutiquier parisien se nourrit d’une espérance plus ou moinsréalisable et sans laquelle il périrait évidemment : celui-ci rêvede bâtir ou d’administrer un Théâtre, celui-là tend aux honneurs dela Mairie&|160;; tel a sa maison de campagne à trois lieues deParis, un soi-disant parc où il plante des statues en plâtrecolorié, où il dispose des jets d’eau qui ressemblent à un bout defil et où il dépense des sommes folles&|160;; tel autre rêve lescommandements supérieurs de la garde nationale. Provins, ce paradisterrestre, excitait chez les deux merciers le fanatisme que toutesles jolies villes de France inspirent à leurs habitants. Disons-leà la gloire de la Champagne : cet amour est légitime. Provins, unedes plus charmantes villes de France, rivalise le Frangistan et lavallée de Cachemire&|160;; non-seulement elle contient la poésie deSaadi, l’Homère de la Perse, mais encore elle offre des vertuspharmaceutiques à la Science médicale. Des Croisés rapportèrent lesroses de Jéricho dans cette délicieuse vallée, où, par hasard,elles prirent des qualités nouvelles, sans rien perdre de leurscouleurs. Provins n’est pas seulement la Perse française, ellepourrait encore être Bade, Aix, Bath : elle a des eaux&|160;! Voicile paysage revu d’année en année, qui, de temps en temps,apparaissait aux deux merciers sur le pavé boueux de la rueSaint-Denis.

Après avoir traversé les plaines grises qui se trouvent entre laFerté-Gaucher et Provins, vrai désert, mais productif, un désert defroment, vous parvenez à une colline. Tout à coup vous voyez à vospieds une ville arrosée par deux rivières : au bas du rochers’étale une vallée verte, pleine de lignes heureuses, d’horizonsfuyants. Si vous venez de Paris, vous prenez Provins en long, vousavez cette éternelle grande route de France, qui passe au bas de lacôte en la tranchant, et douée de son aveugle, de ses mendiants,lesquels vous accompagnent de leurs voix lamentables quand vousvous avisez d’examiner ce pittoresque pays inattendu. Si vous venezde Troyes, vous entrez par le pays plat. Le château, la vieilleville et ses anciens remparts sont étagés sur la colline. La jeuneville s’étale en bas. Il y a le haut et le bas Provins : d’abord,une ville aérée, à rues rapides, à beaux aspects, environnée dechemins creux, ravinés, meublés de noyers, et qui criblent de leursvastes ornières la vive arête de la colline&|160;; villesilencieuse, proprette, solennelle, dominée par les ruinesimposantes du château&|160;; puis une ville à moulins, arrosée parla Voulzie et le Durtain deux rivières de Brie, menues, lentes etprofondes&|160;; une ville d’auberges, de commerce, de bourgeoisretirés, sillonnée par les diligences, par les calèches et leroulage. Ces deux villes ou cette ville, avec ses souvenirshistoriques, la mélancolie de ses ruines, la gaieté de sa vallée,ses délicieuses ravines pleines de haies échevelées et de fleurs,sa rivière crénelée de jardins, excite si bien l’amour de sesenfants, qu’ils se conduisent comme les Auvergnats, les Savoyardset les Français : s’ils sortent de Provins pour aller chercherfortune, ils y reviennent toujours. Le proverbe : Mourir au gîte,fait pour les lapins et les gens fidèles, semble être la devise desProvinois.

Aussi les deux Rogron ne pensaient-ils qu’à leur cherProvins&|160;! En vendant du fil, le frère revoyait la haute ville.En entassant des papiers chargés de boutons, il contemplait lavallée. En roulant ou déroulant du padoux, il suivait le coursbrillant des rivières. En regardant ses casiers, il remontait leschemins creux où jadis il fuyait la colère de son père pour venir ymanger des noix, y gober des mûrons. La petite place de Provinsoccupait surtout sa pensée : il songeait à embellir sa maison, ilrêvait à la façade qu’il y voulait reconstruire, aux chambres, ausalon, à la salle de billard, à la salle à manger et au jardinpotager dont il faisait un jardin anglais avec boulingrins,grottes, jets d’eau, statues, etc. Les chambres où dormaient lefrère et la sœur au deuxième de la maison à trois croisées et à sixétages, haute et jaune comme il y en a tant rue Saint-Denis,étaient sans autre mobilier que le strict nécessaire&|160;; maispersonne, à Paris, ne possédait un plus riche mobilier que cemercier. Quand il allait par la ville, il restait dans l’attitudedes theriakis, regardant les beaux meubles exposés, examinant lesdraperies dont il emplissait sa maison. Au retour, il disait à sasœur : – J’ai vu dans telle boutique tel meuble de salon qui nousirait bien&|160;! Le lendemain il en achetait un autre, ettoujours&|160;! Il regorgeait le mois courant les meubles du moisdernier. Le budget n’aurait pas payé ses remaniementsd’architecture : il voulait tout, et donnait toujours la préférenceaux dernières inventions. Quand il contemplait les balcons desmaisons nouvellement construites, quand il étudiait les timidesessais de l’ornementation extérieure, il trouvait les moulures, lessculptures, les dessins déplacés. – Ah&|160;! se disait-il, cesbelles choses feraient bien mieux à Provins que là&|160;! Lorsqu’ilruminait son déjeuner sur le pas de sa porte, adossé à sadevanture, l’oeil hébété, le mercier voyait une maison fantastiquedorée par le soleil de son rêve, il se promenait dans son jardin,il y écoutait son jet d’eau retombant en perles brillantes sur unetable ronde en pierre de liais. Il jouait à son billard, ilplantait des fleurs&|160;! Si sa sœur était la plume à la main,réfléchissant et oubliant de gronder les commis, elle secontemplait recevant les bourgeois de Provins, elle se mirait ornéede bonnets merveilleux dans les glaces de son salon. Le frère et lasœur commençaient à trouver l’atmosphère de la rue Saint-Denismalsaine&|160;; et l’odeur des boues de la Halle leur faisaitdésirer le parfum des roses de Provins. Ils avaient à la fois unenostalgie et une monomanie contrariées par la nécessité de vendreleurs derniers bouts de fil, leurs bobines de soie et leursboutons. La terre promise de la vallée de Provins attirait d’autantplus ces Hébreux, qu’ils avaient réellement souffert pendantlong-temps et traversé, haletants, les déserts sablonneux de laMercerie.

La lettre des Lorrain vint au milieu d’une méditation inspiréepar ce bel avenir. Les merciers connaissaient à peine leur cousinePierrette Lorrain. L’affaire de la succession Auffray, traitéedepuis long-temps par le vieil aubergiste, avait eu lieu pendantleur établissement, et Rogron causait très-peu sur ses capitaux.Envoyés de bonne heure à Paris, le frère et la sœur se souvenaientà peine de leur tante Lorrain. Une heure de discussionsgénéalogiques leur fut nécessaire pour se remémorer leur tante,fille du second lit de leur grand-père Auffray, sœur consanguine deleur mère. Ils retrouvèrent la mère de madame Lorrain dans madameNéraud, morte de chagrin. Ils jugèrent alors que le second mariagede leur grand-père avait été pour eux une chose funeste&|160;; sonrésultat était le partage de la succession Auffray entre les deuxlits. Ils avaient d’ailleurs entendu quelques récriminations deleur père, toujours un peu goguenard et aubergiste. Les deuxmerciers examinèrent la lettre des Lorrain à travers ces souvenirspeu favorables à la cause de Pierrette. Se charger d’une orpheline,d’une fille, d’une cousine qui, malgré tout, serait leur héritièreau cas où ni l’un ni l’autre ne se marierait, il y avait là matièreà discussion. La question fut étudiée sous toutes ses faces.D’abord ils n’avaient jamais vu Pierrette. Puis ce serait un ennuique d’avoir une jeune fille à garder. Ne prendraient-ils pas desobligations avec elle&|160;? il serait impossible de la renvoyer sielle ne leur convenait pas&|160;; enfin ne faudrait-il pas lamarier&|160;? Et si Rogron trouvait chaussure à son pied parmi leshéritières de Provins, ne valait-il pas mieux réserver toute leurfortune pour ses enfants&|160;? Selon Sylvie, une chaussure au piedde son frère était une fille bête, riche et laide, qui selaisserait gouverner par elle. Les deux marchands se décidèrent àrefuser. Sylvie se chargea de la réponse. Le courant des affairesfut assez considérable pour retarder cette lettre, qui ne semblaitpas urgente, et à laquelle la vieille fille ne pensa plus dès queleur première demoiselle consentit à traiter du fonds de laSœur-de-Famille. Sylvie Rogron et son frère partirent pour Provinsquatre ans avant le jour où la venue de Brigaut allait jeter tantd’intérêt dans la vie de Pierrette. Mais les œuvres de ces deuxpersonnes en province exigent une explication aussi nécessaire quecelle sur leur existence à Paris, car Provins ne devait pas moinsêtre funeste à Pierrette que les antécédents commerciaux de sescousins.

Quand le petit négociant venu de province à Paris retourne deParis en province, il y rapporte toujours quelques idées&|160;;puis il les perd dans les habitudes de la vie de province où ils’enfonce, et où ses velléités de rénovation s’abîment. De là, cespetits changements lents, successifs par lesquels Paris finit parégratigner la surface des villes départementales, et qui marquentessentiellement la transition de l’ex-boutiquier au provincialrenforcé. Cette transition constitue une véritable maladie. Aucundétaillant ne passe impunément de son bavardage continuel ausilence, et de son activité parisienne à l’immobilité provinciale.Quand ces braves gens ont gagné quelque fortune, ils en dépensentune certaine partie à leur passion long-temps couvée, et ydéversent les dernières oscillations d’un mouvement qui ne sauraits’arrêter à volonté. Ceux qui n’ont pas caressé d’idée fixevoyagent, ou se jettent dans les occupations politiques de lamunicipalité. Ceux-ci vont à la chasse ou pêchent, tracassent leursfermiers ou leurs locataires. Ceux-là deviennent usuriers comme lepère Rogron, ou actionnaires comme tant d’inconnus. Le thème dufrère et de la sœur, vous le connaissez : ils avaient à satisfaireleur royale fantaisie de manier la truelle, à se construire leurcharmante maison. Cette idée fixe valut à la place du bas Provinsla façade que venait d’examiner Brigaut, les distributionsintérieures de cette maison et son luxueux mobilier. L’entrepreneurne mit pas un clou sans consulter les Rogron, sans leur fairesigner les dessins et les devis, sans leur expliquer longuement, endétail, la nature de l’objet en discussion, où il se fabriquait etses différents prix. Quant aux choses extraordinaires, ellesavaient été employées chez monsieur Tiphaine, ou chez madameJulliard la jeune, ou chez monsieur Garceland, le maire. Unesimilitude quelconque avec un des riches bourgeois de Pro- vinsfinissait toujours le combat à l’avantage de l’entrepreneur.

– Du moment où monsieur Garceland a cela chez lui, mettez&|160;!disait mademoiselle Rogron. Cela doit être bien, il a bon goût.

– Sylvie, il nous propose des oves dans la corniche ducorridor&|160;?

– Vous appelez cela des oves&|160;?

– Oui, mademoiselle.

– Et pourquoi&|160;? quel singulier nom&|160;! je n’en ai jamaisentendu parler.

– Mais vous en avez vu&|160;!

– Oui.

– Savez-vous le latin&|160;?

– Non.

– Hé&|160;! bien, cela veut dire œufs, les oves sont desœufs.

– Comme vous êtes drôles, vous autres architectes&|160;!s’écriait Rogron. C’est sans doute pour cela que vous ne donnez pasvos coquilles&|160;!

– Peindrons-nous le corridor&|160;? disait l’entrepreneur.

– Ma foi, non, s’écriait Sylvie, encore cinq centsfrancs&|160;!

– Oh&|160;! le salon et l’escalier sont trop jolis pour ne pasdécorer le corridor, disait l’entrepreneur. La petite madameLesourd a fait peindre le sien l’année dernière.

– Cependant son mari, comme procureur du roi, peut ne pas resterà Provins.

– Oh&|160;! il sera quelque jour président du Tribunal, disaitl’entrepreneur.

– Hé&|160;! bien, et que faites-vous donc alors de monsieurTiphaine&|160;?

– Monsieur Tiphaine, il a une jolie femme, je ne suis pasembarrassé de lui : monsieur Tiphaine ira à Paris.

– Peindrons-nous le corridor&|160;?

– Oui, les Lesourd verront du moins que nous les valonsbien&|160;! disait Rogron.

La première année de l’établissement des Rogron à Provins futentièrement occupée par ces délibérations, par le plaisir de voirtravailler les ouvriers, par les étonnements et les enseignementsde tout genre qui en résultaient, et par les tentatives que firentle frère et la sœur pour se lier avec les principales familles deProvins.

Les Rogron n’étaient jamais allés dans aucun monde, ilsn’étaient pas sortis de leur boutique&|160;; ils ne connaissaientabsolument personne à Paris, ils avaient soif des plaisirs de lasociété. A leur re- tour, les émigrés retrouvèrent d’abord monsieuret madame Julliard du Ver-Chinois avec leurs enfants etpetits-enfants&|160;; puis la famille des Guépin, ou mieux le clandes Guépin, dont le petit-fils tenait encore lesTrois-Quenouilles&|160;; enfin madame Guénée qui leur avait vendula Sœur-de-Famille, et dont les trois filles étaient mariées àProvins. Ces trois grandes races, les Julliard, les Guépin et lesGuénée, s’étendaient dans la ville comme du chiendent sur unepelouse. Le maire, monsieur Garceland, était gendre de monsieurGuépin. Le curé, monsieur l’abbé Péroux, était le propre frère demadame Julliard, qui était une Péroux. Le président du Tribunal,monsieur Tiphaine, était le frère de madame Guénée, qui signe néeTiphaine.

La reine de la ville était la belle madame Tiphaine la jeune, lafille unique de madame Roguin, la riche femme d’un ancien notairede Paris, de qui l’on ne parlait jamais. Délicate, jolie etspirituelle, mariée en province exprès par sa mère qui ne lavoulait point près d’elle et l’avait tirée de son pensionnatquelques jours avant son mariage, Mélanie Roguin se considéraitcomme en exil à Provins et s’y conduisait admirablement bien.Richement dotée, elle avait encore de belles espérances. Quant àmonsieur Tiphaine, son vieux père avait fait à sa fille aînée,madame Guénée, de tels avancements d’hoirie, qu’une terre de huitmille livres de rente, située à cinq lieues de Provins, devaitrevenir au Président. Ainsi les Tiphaine, mariés avec vingt millelivres de rente sans compter la place ni la maison du Président,devaient un jour réunir vingt autres mille livres de rente. – Ilsn’étaient pas malheureux, disait-on. La grande, la seule affaire dela belle madame Tiphaine était de faire nommer monsieur Tiphainedéputé. Le député deviendrait Juge à Paris&|160;; et du Tribunal,elle se promettait de le faire monter promptement à la Cour royale.Aussi ménageait-elle tous les amours-propres, s’efforçait-elle deplaire. Mais, chose plus difficile&|160;! elle y réussissait. Deuxfois par semaine, elle recevait toute la bourgeoisie de Provinsdans sa belle maison de la ville haute. Cette jeune femme devingt-deux ans n’avait point encore fait un seul pas de clerc surle terrain glissant où elle s’était placée. Elle satisfaisait tousles amours-propres, caressait les dadas de chacun : grave avec lesgens graves, jeune fille avec les jeunes filles, essentiellementmère avec les mères, gaie avec les jeunes femmes et disposée à lesservir, gracieuse pour tous&|160;; enfin une perle, un trésor,l’orgueil de Provins. Elle n’en avait pas dit encore un mot, maistous les électeurs de Provins attendaient que leur cher présidenteût l’âge requis pour le nommer. Chacun d’eux, sûr de ses talents,en faisait son homme, son protecteur. Ah&|160;! monsieur Tiphainearriverait, il serait Garde des Sceaux, il s’occuperait deProvins&|160;!

Voici par quels moyens l’heureuse madame Tiphaine était parvenueà régner sur la petite ville de Provins. Madame Guénée, sœur demonsieur Tiphaine, après avoir marié sa première fille à monsieurLesourd, procureur du roi, la seconde à monsieur Martener lemédecin, la troisième à monsieur Auffray le notaire, avait épouséen secondes noces monsieur Galardon, le receveur des contributions.Mesdames Lesourd, Martener, Auffray et leur mère, madame Galardon,virent dans le Président Tiphaine l’homme le plus riche et le pluscapable de la famille. Le procureur du roi, neveu par alliance demonsieur Tiphaine, avait tout intérêt à pousser son oncle à Parispour devenir Président à Provins. Aussi ces quatre dames (madameGalardon adorait son frère), formèrent-elles une cour à madameTiphaine, de qui elles prenaient les avis et les conseils en toutechose. Monsieur Julliard fils aîné, qui avait épousé la filleunique d’un riche fermier, se prit d’une belle passion, subite,secrète et désintéressée, pour la Présidente, cet ange descendu descieux parisiens. La rusée Mélanie, incapable de s’embarrasser d’unJulliard, très-capable de le maintenir à l’état d’Amadis etd’exploiter sa sottise, lui donna le conseil d’entreprendre unjournal auquel elle servît d’Egérie. Depuis deux ans, Julliard,doublé de sa passion romantique, avait donc entrepris une feuilleet une diligence publiques pour Provins. Le journal, appelé LARUCHE, journal de Provins, contenait des articles littéraires,archéologiques et médicaux faits en famille. Les Annonces del’arrondissement payaient les frais. Les abonnés, au nombre de deuxcents, étaient le bénéfice. Il y paraissait des stancesmélancoliques, incompréhensibles en Brie, et adressées AELLE&|160;!&|160;!&|160;! avec ces trois points. Ainsi le jeuneménage Julliard, qui chantait les mérites de madame Tiphaine, avaitréuni le clan des Julliard à celui des Guénée. Dès lors le salon duPrésident était naturellement devenu le premier de la ville. Le peud’aristocratie qui se trouve à Provins forme un seul salon dans laville haute, chez la vieille comtesse de Bréautey.

Pendant les six premiers mois de leur transplantation, favoriséspar leurs anciennes relations avec les Julliard, les Guépin, lesGuénée, et après s’être appuyés de leur parenté avec monsieurAuffray le notaire, arrière-petit-neveu de leur grand-père, lesRogron furent reçus d’abord par madame Julliard la mère et parmadame Galardon&|160;; puis ils arrivèrent avec assez dedifficultés dans le salon de la belle madame Tiphaine. Chacunvoulut étudier les Rogron avant de les admettre. Il était difficilede ne pas accueillir des commerçants de la rue Saint-Denis, nés àProvins et revenant y manger leurs revenus. Néanmoins, le but detoute société sera toujours d’amalgamer des gens de fortune,d’éducation, de mœurs, de connaissances et de caractèressemblables. Or, les Guépin, les Guénée et les Julliard étaient despersonnes plus haut placées, plus anciennes de bourgeoisie que lesRogron, fils d’un aubergiste usurier qui avait eu quelquesreproches à se faire jadis et sur sa conduite privée etrelativement à la succession Auffray. Le notaire Auffray, le gendrede madame Galardon, née Tiphaine, savait à quoi s’en tenir : lesaffaires s’étaient arrangées chez son prédécesseur. Ces anciensnégociants, revenus depuis douze ans, s’étaient mis au niveau del’instruction, du savoir-vivre et des façons de cette société, àlaquelle madame Tiphaine imprimait un certain cachet d’élégance, uncertain vernis parisien&|160;; tout y était homogène : on s’ycomprenait, chacun savait s’y tenir et y parler de manière à êtreagréable à tous. Ils connaissaient tous leurs caractères ets’étaient habitués les uns aux autres. Une fois reçus chez monsieurGarceland le maire, les Rogron se flattèrent d’être en peu de tempsau mieux avec la meilleure société de la ville. Sylvie apprit alorsà jouer le boston. Rogron, incapable de jouer à aucun jeu, tournaitses pouces et avalait ses phrases une fois qu’il avait parlé de samaison&|160;; mais ses phrases étaient comme une médecine : ellesparaissaient le tourmenter beaucoup, il se levait, il avait l’airde vouloir parler, il était intimidé, se rasseyait et avait decomiques convulsions dans les lèvres. Sylvie développa naïvementson caractère au jeu. Tracassière, geignant toujours quand elleperdait, d’une joie insolente quand elle gagnait, processive,taquine, elle impatienta ses adversaires, ses partenaires, etdevint le fléau de la société. Dévorés d’une envie niaise etfranche, Rogron et sa sœur eurent la prétention de jouer un rôledans une ville sur laquelle douze familles étendaient un filet àmailles serrées, où tous les intérêts, tous les amours-propresformaient comme un parquet sur lequel de nouveaux venus devaient sebien tenir pour n’y rien heurter ou pour n’y pas glisser. Ensupposant que la restauration de leur maison coûtât trente millefrancs, le frère et la sœur réunissaient dix mille livres de rente.Ils se crurent très-riches, assommèrent cette société de leur luxefutur, et laissèrent prendre la mesure de leur petitesse, de leurignorance crasse, de leur sotte jalousie. Le soir où ils furentprésentés à la belle madame Tiphaine, qui déjà les avait observéschez madame Garceland, chez sa belle-sœur Galardon et chez madameJulliard la mère, la reine de la ville dit confidentiellement àJulliard fils, qui resta quelques instants après tout le monde entête-à-tête avec elle et le Président : – Vous êtes donc tous biencoiffés de ces Rogron&|160;?

– Moi, dit l’Amadis de Provins, ils ennuient ma mère, ilsexcèdent ma femme&|160;; et quand mademoiselle Sylvie a été mise enapprentissage, il y a trente ans, chez mon père, il ne pouvait déjàpas la supporter.

– Mais j’ai fort envie, dit la jolie Présidente en mettant sonpetit pied sur la barre de son garde-cendres, de faire comprendreque mon salon n’est pas une auberge.

Julliard leva les yeux au plafond comme pour dire : – MonDieu&|160;! combien d’esprit, quelle finesse&|160;!

– Je veux que ma société soit choisie&|160;; et si j’admettaisdes Rogron, certes elle ne le serait pas.

– Ils sont sans cœur, sans esprit ni manières, dit le Président.Quand, après avoir vendu du fil pendant vingt ans, comme l’a faitma sœur, par exemple…

– Mon ami, votre sœur ne serait déplacée dans aucun salon, diten parenthèse madame Tiphaine.

– Si l’on a la bêtise de demeurer encore mercier, dit lePrésident en continuant, si l’on ne se décrasse pas, si l’on prendles comtes de Champagne pour des mémoires de vin fourni, comme cesRogron l’ont fait ce soir, on doit rester chez soi.

– Ils sont puants, dit Julliard. Il semble qu’il n’y ait qu’unemaison dans Provins. Ils veulent nous écraser tous. Après tout, àpeine ont-ils de quoi vivre.

– S’il n’y avait que le frère, reprit madame Tiphaine, on lesouffrirait, il n’est pas gênant. En lui donnant un casse-têtechinois, il resterait dans un coin bien tranquillement. Il enaurait pour tout un hiver à trouver une combinaison. Maismademoiselle Sylvie, quelle voix d’hyène enrhumée&|160;! quellespattes de homard&|160;! Ne dites rien de ceci, Julliard.

Quand Julliard fut parti, la petite femme dit à son mari : – Monami, j’ai déjà bien assez des indigènes que je suis obligée derecevoir, ces deux de plus me feraient mourir&|160;; et, si tu lepermets, nous nous en priverons.

– Tu es bien la maîtresse chez toi, dit le Président&|160;; maisnous nous ferons des ennemis. Les Rogron se jetteront dansl’Opposition, qui jusqu’à présent n’a pas encore de consistance àProvins. Ce Rogron hante déjà le baron Gouraud et l’avocatVinet.

– Hé&|160;! dit en souriant Mélanie, ils te rendront alorsservice. Là où il n’y a pas d’ennemis il n’y a pas de triomphes.Une conspiration libérale, une association illégale, une luttequelconque te mettraient en évidence.

Le Président regarda sa jeune femme avec une sorte d’admirationcraintive.

Le lendemain chacun se dit à l’oreille chez madame Garceland queles Rogron n’avaient pas réussi chez madame Tiphaine, dont le motsur l’auberge eut un immense succès. Madame Tiphaine fut un mois àrendre sa visite à mademoiselle Sylvie. Cette insolence esttrès-remarquée en province. Sylvie eut, au boston chez madameTiphaine, avec la respectable madame Julliard la mère, une scènedésagréable à propos d’une Misère superbe que son ancienne patronnelui fit perdre, disait-elle, méchamment et à dessein. JamaisSylvie, qui aimait à jouer de mauvais tours aux autres, neconcevait qu’on lui rendît la pareille. Madame Tiphaine donnal’exemple de composer les parties avant l’arrivée des Rogron, ensorte que Sylvie fut réduite à errer de table en table en regardantjouer les autres, qui la regardaient en dessous d’un air narquois.Chez madame Julliard la mère on se mit à jouer le whist, jeu que nesavait pas Sylvie. La vieille fille finit par comprendre sa misehors la loi, sans en comprendre les raisons. Elle se crut l’objetde la jalousie de tout ce monde. Les Rogron ne furent bientôt pluspriés chez personne&|160;; mais ils persistèrent à passer leurssoirées en ville. Les gens spirituels se moquèrent d’eux, sansfiel, doucement, en leur faisant dire de grosses balourdises surles oves de leur maison, sur une certaine cave à liqueurs quin’avait pas sa pareille à Provins. Cependant la maison des Rogrons’acheva. Naturellement ils donnèrent quelques somptueux dîners,autant pour rendre les politesses reçues que pour exhiber leurluxe. On vint seulement par curiosité. Le premier dîner fut offertaux principaux personnages, à monsieur et madame Tiphaine, chezlesquels les Rogron n’avaient cependant pas mangé une seulefois&|160;; à monsieur et madame Julliard père et fils, mère etbelle-fille&|160;; monsieur Lesourd, monsieur le curé, monsieur etmadame Galardon. Ce fut un de ces dîners de province où l’on tientla table depuis cinq jusqu’à neuf heures. Madame Tiphaine importaità Provins les grandes façons de Paris, où les gens comme il fautquittent le salon après le café pris. Elle avait soirée chez elle,et voulut s’évader&|160;; mais les Rogron suivirent le ménagejusque dans la rue, et quand ils revinrent, stupéfaits de n’avoirpu retenir monsieur le Président et madame la Présidente, lesautres convives leur expliquèrent le bon goût de madame Tiphaine enl’imitant avec une célérité cruelle en province.

– Ils ne verront pas notre salon allumé, dit Sylvie, et lalumière est son fard.

Les Rogron avaient voulu ménager une surprise à leurs hôtes.Personne n’avait été admis à voir cette maison devenue célèbre.Aussi tous les habitués du salon de madame Tiphaine attendaient-ilsavec impatience son arrêt sur les merveilles du palais Rogron.

– Eh&|160;! bien, lui dit la petite madame Martener, vous avezvu le Louvre, racontez-nous-en bien tout&|160;?

– Mais tout, ce sera comme le dîner, pas grand’chose.

– Comment est-ce&|160;?

Eh&|160;! bien, cette porte bâtarde de laquelle nous avons dûnécessairement admirer les croisillons en fonte dorée que vousconnaissez, dit madame Tiphaine, donne entrée sur un long corridorqui partage assez inégalement la maison, puisqu’à droite il n’y aqu’une fenêtre sur la rue, tandis qu’il s’en trouve deux à gauche.Du côté du jardin, ce couloir est terminé par la porte vitrée duperron qui descend sur une pelouse, pelouse ornée d’un socle oùs’élève le plâtre de Spartacus, peint en bronze. Derrière lacuisine, l’entrepreneur a ménagé sous la cage de l’escalier unepetite chambre aux provisions, de laquelle on ne nous a pas faitgrâce. Cet escalier, entièrement peint en marbre portor, consisteen une rampe évidée tournant sur elle-même comme celles qui, dansles cafés, mènent du rez-de-chaussée aux cabinets de l’entresol. Cecolifichet en bois de noyer, d’une légèreté dangereuse, àbalustrade ornée de cuivre, nous a été donné pour une des septnouvelles merveilles du monde. La porte des caves est dessous. Del’autre côté du couloir, sur la rue, se trouve la salle à manger,qui communique par une porte à deux battants avec un salon d’égaledimension dont les fenêtres offrent la vue du jardin.

– Ainsi, point d’antichambre&|160;? dit madame Auffray.

– L’antichambre est sans doute ce long couloir où l’on est entredeux airs, répondit madame Tiphaine. Nous avons eu la penséeéminemment nationale, libérale, constitutionnelle et patriotique den’employer que des bois de France, reprit-elle. Ainsi, dans lasalle à manger, le parquet est en bois de noyer et façonné en pointde Hongrie. Les buffets, la table et les chaises sont également ennoyer. Aux fenêtres, des rideaux en calicot blanc encadrés debandes rouges, attachés par de vulgaires embrasses rouges sur despatères exagérées, à rosaces découpées, dorées au mat et dont lechampignon ressort sur un fond rougeâtre. Ces rideaux magnifiquesglissent sur des bâtons terminés par des palmettes extravagantes,où les fixent des griffes de lion en cuivre estampé, disposées enhaut de chaque pli. Au-dessus d’un des buffets, on voit un cadrande café suspendu par une espèce de serviette en bronze doré, une deces idées qui plaisent singulièrement aux Rogron. Ils ont voulu mefaire admirer cette trouvaille&|160;; je n’ai rien trouvé de mieuxà leur dire que, si jamais on a dû mettre une serviette autour d’uncadran, c’était bien dans une salle à manger. Il y a sur ce buffetdeux grandes lampes semblables à celles qui parent le comptoir descélèbres restaurants. Au-dessus de l’autre se trouve un baromètreexcessivement orné, qui paraît devoir jouer un grand rôle dans leurexistence : le Rogron le regarde comme il regarderait sa prétendue.Entre les deux fenêtres, l’ordonnateur du logis a placé un poêle enfaïence blanche dans une niche horriblement riche. Sur les mursbrille un magnifique papier rouge et or, comme il s’en trouve dansces mêmes restaurants, et que le Rogron y a sans doute choisi surplace. Le dîner nous a été servi dans un service de porcelaineblanc et or, avec son dessert bleu barbeau à fleurs vertes&|160;;mais on nous a ouvert un des buffets pour nous faire voir un autreservice en terre de pipe pour tous les jours. En face de chaquebuffet une grande armoire contient le linge. Tout cela est verni,propre, neuf, plein de tons criards. J’admettrais encore cettesalle à manger : elle a son caractère&|160;; quelque désagréablequ’il soit, il peint très-bien celui des maîtres de lamaison&|160;; mais il n’y a pas moyen de tenir à cinq de cesgravures noires contre lesquelles le Ministère de l’Intérieurdevrait présenter une loi, et qui représentent Poniatowski sautantdans l’Elster, la Défense de la barrière de Clichy, Napoléonpointant lui-même un canon, et les deux Mazeppa, toutes encadréesdans des cadres dorés dont le vulgaire modèle convient à cesgravures, capables de faire prendre les succès en haine&|160;!Oh&|160;! combien j’aime mieux les pastels de madame Julliard, quireprésentent des fruits, ces excellents pastels faits sous LouisXV, et qui sont en harmonie avec cette bonne vieillie salle àmanger, à boiseries grises et un peu vermoulues, mais qui certesont le caractère de la province, et vont avec la grosse argenteriede famille, avec la porcelaine antique et nos habitudes. Laprovince est la province : elle est ridicule quand elle veut singerParis. Vous me direz peut-être : Vous êtes orfèvre, monsieurJosse&|160;; mais je préfère le vieux salon que voici, de monsieurTiphaine le père, avec ses gros rideaux de lampasse vert et blanc,avec sa cheminée Louis XV, ses trumeaux contournés, ses vieillesglaces à perles et ses vénérables tables à jouer&|160;; mes vasesde vieux Sèvres, en vieux bleu, montés en vieux cuivre&|160;; mapendule à fleurs impossibles, mon lustre rococo, et mon meuble entapisserie, à toutes les splendeurs de leur salon.

– Comment est-il&|160;? dit monsieur Martener très-heureux del’éloge que la belle Parisienne venait de faire si adroitement dela province.

– Quant au salon, il est d’un beau rouge, le rouge demademoiselle Sylvie quand elle se fâche de perdre uneMisère&|160;!

– Le rouge-Sylvie, dit le Président dont le mot resta dans levocabulaire de Provins.

– Les rideaux des fenêtres&|160;?… rouges&|160;! lesmeubles&|160;?… rouges&|160;! la cheminée&|160;?… marbre rougeportor&|160;! les candélabres et la pendule&|160;?… marbre rougeportor, montés en bronze d’un dessin commun, lourd&|160;; desculs-de-lampe romains soutenus par des branches à feuillages grecs.Du haut de la pendule, vous êtes regardés à la manière des Rogron,d’un air niais, par ce gros lion bon enfant, appelé liond’ornement, et qui nuira pendant long-temps aux vrais lions. Celion roule sous une de ses pattes une grosse boule, un détail desmœurs du lion d’ornement&|160;; il passe sa vie à tenir une grosseboule noire, absolument comme un Député de la Gauche. Peut-êtreest-ce un mythe constitutionnel. Le cadran de cette pendule estbizarrement travaillé. La glace de la cheminée offre cetencadrement à pâtes appliquées, d’un effet mesquin, vulgairequoique nouveau. Mais le génie du tapissier éclate dans les plisrayonnants d’une étoffe rouge qui partent d’une patère mise aucentre du devant de cheminée, un poème romantique composé toutexprès pour les Rogron, qui s’extasient en vous le montrant. Aumilieu du plafond pend un lustre soigneusement enveloppé dans unsuaire de percaline verte, et avec raison : il est du plus mauvaisgoût&|160;; le bronze, d’un ton aigre, a pour ornements des filetsplus détestables en or bruni. Dessous, une table à thé, ronde, àmarbre plus que jamais portor, offre un plateau moiré métallique oùreluisent des tasses en porcelaine peinte, quelles peintures&|160;!et groupées autour d’un sucrier en cristal taillé si crânement quenos petites filles ouvriront de grands yeux en admirant et lescercles de cuivre doré qui le bordent, et ces côtes tailladéescomme un pourpoint du moyen-âge, et la pince à prendre le sucre, delaquelle on ne se servira probablement jamais. Ce salon a pourtenture un papier rouge qui joue le velours, encadré par panneauxdans des baguettes de cuivre agrafées aux quatre coins par despalmettes énormes. Chaque panneau est surorné d’une lithochromieencadrée dans des cadres surchargés de festons en pâte qui simulentnos belles sculptures en bois. Le meuble, en casimir et en racined’orme, se compose classiquement de deux canapés, deux bergères,six fauteuils et six chaises. La console est embellie d’un vase enalbâtre dit à la Médicis, mis sous verre, et de cette magnifiquecave à liqueurs si célèbre. Nous avons été suffisamment prévenusqu’il n’en existe pas une seconde à Provins&|160;! Chaque embrasurede fenêtre, où sont drapés de magnifiques rideaux en soie rougedoublés de rideaux en tulle, contient une table à jouer. Le tapisest d’Aubusson. Les Rogron n’ont pas manqué de mettre la main surce fond rouge à rosaces fleuries, le plus vulgaire des dessinscommuns. Ce salon n’a pas l’air d’être habité : vous n’y voyez nilivres ni gravures, ni ces menus objets qui meublent les tables,dit-elle en regardant sa table chargée d’objets à la mode,d’albums, des jolies choses qu’on lui donnait. Il n’y a ni fleursni aucun de ces riens qui se renouvellent. C’est froid et sec commemademoiselle Sylvie. Buffon a raison, le style est l’homme, etcertes les salons ont un style&|160;!

La belle madame Tiphaine continua sa description épigrammatique.D’après cet échantillon, chacun se figurera facilement l’appar-tement que la sœur et le frère occupaient au premier étage etqu’ils montrèrent à leurs hôtes : mais personne ne saurait inventerles sottes recherches auxquelles le spirituel entrepreneur avaitentraîné les Rogron : les moulures des portes, les voletsintérieurs façonnés, les pâtes d’ornement dans les corniches, lesjolies peintures, les mains en cuivre doré, les sonnettes, lesintérieurs de cheminées à systèmes fumivores, les inventions pouréviter l’humidité, les tableaux de marqueterie figurés par lapeinture dans l’escalier, la vitrerie, la serrureriesuperfines&|160;; enfin tous ces colifichets, qui renchérissent uneconstruction et qui plaisent aux bourgeois, avaient été prodiguésoutre mesure.

Personne ne voulut aller aux soirées des Rogron, dont lesprétentions avortèrent. Les raisons de refus ne manquaient pas :tous les jours étaient acquis à madame Garceland, à madameGalardon, aux dames Julliard, à madame Tiphaine, au sous-préfet,etc. Pour se faire une société, les Rogron crurent qu’il suffiraitde donner à dîner : ils eurent des jeunes gens assez moqueurs etles dîneurs qui se trouvent dans tous les pays du monde&|160;; maisles personnes graves cessèrent toutes de les voir. Effrayée par laperte sèche de quarante mille francs engloutis sans profit dans lamaison, qu’elle appelait sa chère maison, Sylvie voulut regagnercette somme par des économies. Elle renonça donc promptement à desdîners qui coûtaient trente à quarante francs, sans les vins, etqui ne réalisaient point son espérance d’avoir une société,création aussi difficile en province qu’à Paris. Sylvie renvoya sacuisinière et prit une fille de campagne pour les gros ouvrages.Elle fit sa cuisine elle-même pour son plaisir.

Quatorze mois après leur arrivée, le frère et la sœur tombèrentdonc dans une vie solitaire et sans occupation. Son bannissement dumonde avait engendré dans le cœur de Sylvie une haine effroyablecontre les Tiphaine, les Julliard, les Auffray, les Garceland,enfin contre la société de Provins qu’elle nommait la clique, etavec laquelle ses rapports devinrent excessivement froids. Elleaurait bien voulu leur opposer une seconde société&|160;; mais labourgeoisie inférieure était entièrement composée de petitscommerçants, libres seulement les dimanches et les jours defête&|160;; ou de gens tarés comme l’avocat Vinet et le médecinNéraud, des bonapartistes inadmissibles comme le colonel baronGouraud, avec lesquels Rogron se lia d’ailleurstrès-inconsidérément, et contre lesquels la haute bourgeoisie avaitessayé vainement de le mettre en garde. Le frère et la sœur furentdonc obligés de rester au coin de leur poêle, dans leur salle àmanger, en se remémorant leurs affaires, les figures de leurspratiques, et autres choses aussi agréables. Le second hiver ne setermina pas sans que l’ennui pesât sur eux effroyablement. Ilsavaient mille peines à employer le temps de leur journée. En allantse coucher le soir, ils disaient : – Encore une de passée&|160;!Ils traînassaient le matin en se levant, restaient au lit,s’habillaient lentement. Rogron se faisait lui-même la barbe tousles jours, il s’examinait la figure, il entretenait sa sœur deschangements qu’il croyait y apercevoir&|160;; il avait desdiscussions avec la servante sur la température de son eauchaude&|160;; il allait au jardin, regardait si les fleurs avaientpoussé&|160;; il s’aventurait au bord de l’eau, où il avait faitconstruire un kiosque&|160;; il observait la menuiserie de samaison : avait-elle joué&|160;? le tassement avait-il fendilléquelque tableau&|160;? les peintures se soutenaient-elles&|160;? Ilrevenait parler de ses craintes sur une poule malade ou sur unendroit où l’humidité laissait subsister des taches, à sa sœur quifaisait l’affairée en mettant le couvert, en tracassant laservante. Le baromètre était le meuble le plus utile à Rogron : ille consultait sans cause, il le tapait familièrement comme un ami,puis il disait : « Il fait vilain&|160;! » Sa sœur lui répondait :« Bah&|160;! il fait le temps de la saison. » Si quelqu’un venaitle voir, il vantait l’excellence de cet instrument&|160;; Ledéjeuner prenait encore un peu de temps. Avec quelle lenteur cesdeux êtres mastiquaient chaque bouchée&|160;? Aussi leur digestionétait-elle parfaite, ils n’avaient pas à craindre de cancer àl’estomac, Ils gagnaient midi par la lecture de la Ruche et duConstitutionnel. L’abonnement du journal parisien était supportépar tiers avec l’avocat Vinet et le colonel Gouraud. Rogron allaitporter lui-même les journaux au colonel qui logeait sur la place,dans la maison de monsieur Martener, et dont les longs récits luifaisaient un plaisir énorme. Aussi Rogron se demandait-il en quoile colonel était dangereux. Il eut la sottise de lui parler del’ostracisme prononcé contre lui, de lui rapporter les dires de laClique. Dieu sait comme le colonel, aussi redoutable au pistoletqu’à l’épée, et qui ne craignait personne, arrangea la Tiphaine etson Julliard, et les ministériels de la haute ville, gens vendus àl’Etranger, capables de tout pour avoir des places, lisant auxElections les noms à leur fantaisie sur les bulletins, etc. Versdeux heures, Rogron entreprenait une petite promenade. Il étaitbien heureux quand un boutiquier sur le pas de sa porte l’arrêtaiten lui disant : – Comment va, père Rogron&|160;? Il causait etdemandait des nouvelles de la ville, il écoutait et colportait lescommérages, les petits bruits de Provins. Il montait jusqu’à lahaute ville et allait dans les chemins creux selon le temps.Parfois, il rencontrait des vieillards en promenade comme lui. Cesrencontres étaient d’heureux événements. Il se trouvait à Provinsdes gens désabusés de la vie parisienne, des savants modestesvivant avec leurs livres. Jugez de l’attitude de Rogron en écoutantun Juge-suppléant nommé Desfondrilles, plus archéologue quemagistrat, disant à l’homme instruit, le vieux monsieur Martener lepère, eu lui montrant la vallée : – Expliquez-moi pourquoi lesoisifs de l’Europe vont à Spa plutôt qu’à Provins, quand les Eauxde Provins ont une supériorité reconnue par la médecine française,une action, une martialité dignes des propriétés médicales de nosroses&|160;?

– Que voulez-vous&|160;! répliquait l’homme instruit, c’est unde ces caprices du Caprice, inexplicable comme lui. Le vin deBordeaux était inconnu il y a cent ans : le maréchal de Richelieu,l’une des plus grandes figures du dernier siècle, l’Alcibladefrançais, est nommé gouverneur de la Guyenne&|160;; il avait lapoitrine délabrée, et l’univers sait pourquoi&|160;! le vin du paysle restaure, le rétablit. Bordeaux acquiert alors cent millions derente, et le maréchal recule le territoire de Bordeaux jusqu’àAngoulême, jusqu’à Cahors, enfin à quarante lieues à laronde&|160;! Qui sait où s’arrêtent les vignobles deBordeaux&|160;? Et le maréchal n’a pas de statue équestre àBordeaux&|160;!

– Ah&|160;! s’il arrive un événement de ce genre à Provins, dansun siècle ou dans un autre, on y verra, je l’espère, reprenaitalors monsieur Desfondrilles, soit sur la petite place de la basseville, soit au château, dans la ville haute, quelque bas-relief enmarbre blanc représentant la tête de monsieur Opoix, lerestaurateur des Eaux minérales de Provins&|160;!

– Mon cher monsieur, peut-être la réhabilitation de Provinsest-elle impossible, disait le vieux monsieur Martener le père.Cette ville a fait faillite.

Ici Rogron ouvrait de grands yeux et s’écriait : –Comment&|160;?

– Elle a jadis été une capitale qui luttait victorieusement avecParis au douzième siècle, quand les comtes de Champagne y avaientleur cour, comme le roi René tenait la sienne en Provence, répon-dait l’homme instruit. En ce temps la civilisation, la joie, lapoésie, l’élégance, les femmes, enfin, toutes les splendeurssociales n’étaient pas exclusivement à Paris. Les villes serelèvent aussi difficilement que les maisons de commerce de leurruine : il ne nous reste de Provins que le parfum de notre gloirehistorique, celui de nos roses, et une sous-préfecture.

– Ah&|160;! que serait la France si elle avait conservé toutesses capitales féodales&|160;! disait Desfondrilles. Lessous-préfets peuvent-ils remplacer la race poétique, galante etguerrière des Thibault qui avaient fait de Provins ce que Ferrareétait en Italie, ce que fut Weymar en Allemagne et ce que voudraitêtre aujourd’hui Munich&|160;?

– Provins a été une capitale&|160;? s’écriait Rogron.

– D’où venez-vous donc&|160;? répondait l’archéologueDesfondrilles.

Le Juge-suppléant frappait alors de sa canne le sol de la villehaute, et s’écriait : – Mais ne savez-vous donc pas que toute cettepartie de Provins est bâtie sur des cryptes&|160;?

– Cryptes&|160;!

– Hé&|160;! bien, oui, des cryptes d’une hauteur et d’uneétendue inexplicables. C’est comme des nefs de cathédrales, il y ades piliers.

– Monsieur fait un grand ouvrage archéologique dans lequel ilcompte expliquer ces singulières constructions, disait le vieuxMartener qui voyait le juge enfourchant son dada.

Rogron revenait enchanté de savoir sa maison construite dans lavallée. Les cryptes de Provins employèrent cinq à six journées enexplorations, et défrayèrent pendant plusieurs soirées laconversation des deux célibataires. Rogron apprenait toujours ainsiquelque chose sur le vieux Provins, sur les alliances des familles,ou de vieilles nouvelles politiques qu’il renarrait à sa sœur.Aussi disait-il cent fois dans sa promenade et souvent plusieursfois à la même personne : – Hé&|160;! bien, que dit-on&|160;? –Hé&|160;! bien, qu’y a-t-il de neuf&|160;? Revenu dans sa maison,il se jetait sur un canapé du salon en homme harassé de fatigue,mais éreinté seulement de son propre poids. Il arrivait à l’heuredu dîner en allant vingt fois du salon à la cuisine, examinantl’heure, ouvrant et fermant les portes. Tant que le frère et lasœur eurent des soirées en ville, ils atteignirent à leurcoucher&|160;; mais quand ils furent réduits à leur intérieur, lasoirée fut un désert à traverser. Quelquefois les personnes quirevenaient chez elles sur la petite place, après avoir passé lasoirée en ville, entendaient des cris chez les Rogron, comme si lefrère assassinait la sœur : on reconnut les horribles bâillementsd’un mercier aux abois. Ces deux mécaniques n’avaient rien à broyerentre leurs rouages rouillés, elles criaient. Le frère parla de semarier, mais en désespoir de cause. Il se sentait vieilli, fatigué: une femme l’effrayait. Sylvie, qui comprit la nécessité d’avoirun tiers au logis, se souvint alors de leur pauvre cousine, delaquelle personne ne leur avait demandé de nouvelles, car à Provinschacun croyait la petite madame Lorrain et sa fille mortes toutesdeux. Sylvie Rogron ne perdait rien, elle était bien trop vieillefille pour égarer quoi que ce soit&|160;! elle eut l’air d’avoirretrouvé la lettre des Lorrain afin de parler tout naturellement dePierrette à son frère, qui fut presque heureux de la possibilitéd’avoir une petite fille au logis. Sylvie écrivit moitiécommercialement moitié affectueusement aux vieux Lorrain, enrejetant le retard de sa réponse sur la liquidation des affaires,sur sa transplantation à Provins et sur son établissement. Elleparut désireuse de prendre sa cousine avec elle, en donnant àentendre que Pierrette devait un jour avoir un héritage de douzemille livres de rente, si monsieur Rogron ne se mariait pas. Ilfaudrait avoir été, comme Nabuchodonosor, quelque peu bête sauvageet enfermé dans une cage du Jardin des Plantes, sans autre proieque la viande de boucherie apportée par le gardien, ou négociantretiré sans commis à tracasser, pour savoir avec quelle impatiencele frère et la sœur attendirent leur cousine Lorrain. Aussi, troisjours après que la lettre fut partie, le frère et la sœur sedemandaient-ils déjà quand leur cousine arriverait. Sylvie aperçutdans sa prétendue bienfaisance envers sa cousine pauvre un moyen defaire revenir la société de Provins sur son compte. Elle alla chezmadame Tiphaine, qui les avait frappés de sa réprobation et quivoulait créer à Provins une première société, comme à Genève, ytambouriner l’arrivée de leur cousine Pierrette, la fille ducolonel Lorrain, en déplorant ses malheurs, et se posant en femmeheureuse d’avoir une belle et jeune héritière à offrir aumonde.

– Vous l’avez découverte bien tard, répondit ironiquement madameTiphaine qui trônait sur un sofa au coin de son feu.

Par quelques mots dits à voix basse pendant une donne de cartes,madame Garceland rappela l’histoire de la succession du vieilAuffray. Le notaire expliqua les iniquités de l’aubergiste.

– Où est-elle, cette pauvre petite&|160;? demanda poliment lePrésident Tiphaine. – En Bretagne, dit Rogron.

– Mais la Bretagne est grande, fit observer monsieur Lesourd, leProcureur du Roi.

– Son grand-père et sa grand’mère Lorrain nous ont écrit. Quanddonc, ma bonne&|160;? fit Rogron.

Sylvie, occupée à demander à madame Garceland où elle avaitacheté l’étoffe de sa robe, ne prévit pas l’effet de sa réponse etdit : – Avant la vente de notre fonds.

– Et vous avez répondu il y a trois jours, mademoiselle, s’écriale notaire.

Sylvie devint rouge comme les charbons les plus ardents dufeu.

– Nous avons écrit à l’établissement Saint-Jacques, repritRogron.

– Il s’y trouve en effet une espèce d’hospice pour lesvieillards, dit un juge qui avait été juge-suppléant àNantes&|160;; mais elle ne peut pas être là, car on n’y reçoit quedes gens qui ont passé soixante ans.

– Elle y est avec sa grand’mère Lorrain, dit Rogron.

– Elle avait une petite fortune, les huit mille francs que votrepère… non, je veux dire votre grand-père lui avait laissés, dit lenotaire qui fit exprès de se tromper.

– Ah&|160;! s’écria Rogron d’un air bête sans comprendre cetteépigramme.

– Vous ne connaissez donc ni la fortune ni la situation de votrecousine-germaine&|160;? demanda le Président.

– Si monsieur l’avait connue, il ne la laisserait pas dans unemaison qui n’est qu’un hôpital honnête, dit sévèrement le juge. Jeme souviens maintenant d’avoir vu vendre à Nantes, parexpropriation, une maison appartenant à monsieur et madame Lorrain,et mademoiselle Lorrain a perdu sa créance, car j’étais commissairede l’Ordre.

Le notaire parla du colonel Lorrain, qui, s’il vivait, seraitbien étonné de savoir sa fille dans un établissement comme celui deSaint-Jacques. Les Rogron firent alors leur retraite en se disantque le monde était bien méchant. Sylvie comprit le peu de succèsque sa nouvelle avait obtenu : elle s’était perdue dans l’esprit dechacun, il lui était dès lors interdit de frayer avec la hautesociété de Provins. A compter de ce jour, les Rogron ne cachèrentplus leur haine contre les grandes familles bourgeoises de Provinset leurs adhérents. Le frère dit alors à la sœur toutes leschansons libérales que le colonel Gouraud et l’avocat Vinet luiavaient serinées sur les Tiphaine, les Guénée, les Garceland, lesGuépin et les Julliard.

– Dis donc, Sylvie, mais je ne vois pas pourquoi madame Tiphainerenie le commerce de la rue Saint-Denis, le plus beau de son nez enest fait. Madame Roguin sa mère est la cousine des Guillaume duChat-qui-Pelote, et qui ont cédé leur fonds à Joseph Lebas, leurgendre. Son père est ce notaire, ce Roguin qui a manqué en 1819 etruiné la maison Birotteau. Ainsi la fortune de madame Tiphaine estdu bien volé, car qu’est-ce qu’une femme de notaire qui tire sonépingle du jeu et laisse faire à son mari une banqueroutefrauduleuse&|160;? C’est du propre&|160;! Ah&|160;! je vois : ellea marié sa fille à Provins, rapport à ses relations avec lebanquier du Tillet. Et ces gens-là font les fiers&|160;; mais…Enfin voilà le monde.

Le jour où Denis Rogron et sa sœur Sylvie se mirent à déblatérercontre la Clique, ils devinrent sans le savoir des personnages etfurent en voie d’avoir une société : leur salon allait devenir lecentre d’intérêts qui cherchaient un théâtre. Ici l’ex-mercier pritdes proportions historiques et politiques&|160;; car il donna,toujours sans le savoir, de la force et de l’unité aux élémentsjusqu’alors flottants du parti libéral à Provins. Voici comment.Les débuts des Rogron furent curieusement observés par le colonelGouraud et par l’avocat Vinet, que leur isolement et leurs idéesavaient rapprochés. Ces deux hommes professaient le mêmepatriotisme par les mêmes raisons : ils voulaient devenir despersonnages. Mais s’ils étaient disposés à se faire chefs, ilsmanquaient de soldats. Les libéraux de Provins se composaient d’unvieux soldat devenu limonadier&|160;; d’un aubergiste&|160;; demonsieur Cournant, notaire, compétiteur de monsieur Auffray&|160;;du médecin Néraud, l’antagoniste de monsieur Martener&|160;; dequelques gens indépendants, de fermiers épars dans l’arrondissementet d’acquéreurs de biens nationaux. Le colonel et l’avocat, heureuxd’attirer à eux un imbécile dont la fortune pouvait aider leursmanœuvres, qui souscrirait à leurs souscriptions, qui, danscertains cas, attacherait le grelot, et dont la maison serviraitd’Hôtel-de-Ville au parti, profitèrent de l’inimitié des Rogroncontre les aristocrates de la ville. Le colonel, l’avocat et Rogronavaient un léger lien dans leur abonnement commun auConstitutionnel, il ne devait pas être difficile au colonel Gouraudde faire un libéral de l’ex-mercier, quoique Rogron sût si peu dechose en politique, qu’il ne connaissait pas les exploits dusergent Mercier : il le prenait pour un confrère. La prochainearrivée de Pierrette hâta de faire éclore les pensées cupidesinspirées par l’ignorance et par la sottise des deux célibataires.En voyant toute chance d’établissement perdue pour Sylvie dans lasociété Tiphaine, le colonel eut une arrière-pensée. Les vieuxmilitaires ont contemplé tant d’horreurs dans tant de pays, tant decadavres nus grimaçant sur tant de champs de bataille, qu’ils nes’effraient plus d’aucune physionomie, et Gouraud coucha en joue lafortune de la vieille fille. Ce colonel, gros homme court, portaitd’énormes boucles à ses oreilles, cependant déjà garnies d’uneénorme touffe de poils. Ses favoris épars et grisonnantss’appelaient en 1799 des nageoires. Sa bonne grosse figurerougeaude était un peu tannée comme celles de tous les échappés dela Bérésina. Son gros ventre pointu décrivait en dessous cet angledroit qui caractérise le vieil officier de cavalerie. Gouraud avaitcommandé le deuxième hussards. Ses moustaches grises cachaient uneénorme bouche blagueuse, s’il est permis d’employer ce motsoldatesque, le seul qui puisse peindre ce gouffre : il n’avait pasmangé, mais dévoré&|160;! Un coup de sabre avait tronqué son nez.Sa parole y gagnait d’être devenue sourde et profondémentnasillarde comme celle attribuée aux capucins. Ses petites mains,courtes et larges, étaient bien celles qui font dire aux femmes : –Vous avez les mains d’un fameux mauvais sujet. Ses jambesparaissaient grêles sous son torse. Dans ce gros corps agile,s’agitait un esprit délié, la plus complète expérience des chosesde la vie, cachée sous l’insouciance apparente des militaires, etun mépris entier des conventions sociales. Le colonel Gouraud avaitla croix d’officier de la Légion-d’Honneur et deux mille quatrecents francs de retraite, en tout mille écus de pension pourfortune.

L’avocat, long et maigre, avait ses opinions libérales pour touttalent, et pour seul revenu les produits assez minces de soncabinet. A Provins, les avoués plaident eux-mêmes leurs causes. Araison de ses opinions, le Tribunal écoutait d’ailleurs peufavorablement maître Vinet. Aussi les fermiers les plus libéraux,en cas de procès, prenaient-ils préférablement à l’avocat Vinet unavoué qui avait la confiance du Tribunal. Cet homme avait suborné,disait-on, aux environs de Coulommiers, une fille riche, et forcéles parents à la lui donner. Sa femme appartenait aux Chargebœuf,vieille famille noble de la Brie dont le nom vient de l’exploitd’un écuyer à l’expédition de saint Louis en l’Egypte. Elle avaitencouru la disgrâce de ses père et mère, qui s’arrangeaient, au sude Vinet, de manière à laisser toute leur fortune à leur fils aîné,sans doute à la charge d’en remettre une partie aux enfants de sasœur. Ainsi la première tentative ambitieuse de cet homme avaitmanqué. Bientôt poursuivi par la misère, et honteux de ne pouvoirdonner à sa femme des dehors convenables, l’avocat avait fait devains efforts pour entrer dans la carrière du Ministèrepublic&|160;; mais la branche riche de la famille Chargebœuf refusade l’appuyer. En gens moraux, ces royalistes désapprouvaient unmariage forcé&|160;; d’ailleurs leur prétendu parent s’appelaitVinet : comment protéger un roturier&|160;? L’avocat fut doncéconduit de branche en branche quand il voulut se servir de safemme auprès de ses parents. Madame Vinet ne trouva d’intérêt quechez une Chargebœuf, pauvre veuve chargée d’une fille, et quitoutes deux vivaient à Troyes. Aussi Vinet se souvint-il un jour del’accueil fait par cette Chargebœuf à sa femme. Repoussé par lemonde entier, plein de haine contre la famille de sa femme, contrele gouvernement qui lui refusait une place, contre la société deProvins qui ne voulait pas l’admettre, Vinet accepta sa misère. Sonfiel s’accrut et lui donna de l’énergie pour résister. Il devintlibéral en devinant que sa fortune était liée au triomphe del’Opposition, et végéta dans une mauvaise petite maison de la villehaute, d’où sa femme sortait peu. Cette jeune fille promise à demeilleures destinées, était absolument seule dans son ménage avecun enfant. Il est des misères noblement acceptées et gaiementsupportées&|160;; mais Vinet, rongé d’ambition, se sentant en fauteenvers une jeune fille séduite, cachait une sombre rage : saconscience s’élargit et admit tous les moyens pour parvenir. Sonjeune visage s’altéra. Quelques personnes étaient parfois effrayéesau Tribunal en voyant sa figure vipérine à tête plate, à bouchefendue, ses yeux éclatants à travers des lunettes&|160;; enentendant sa petite voix aigre, persistante, et qui attaquait lesnerfs. Son teint brouillé, plein de teintes maladives, jaunes etvertes par places, annonçait son ambition rentrée, ses continuelsmécomptes et ses misères cachées. Il savait ergoter, parler&|160;;il ne manquait ni de trait ni d’images&|160;; il était instruit,retors. Accoutumé à tout concevoir par son désir de parvenir, ilpouvait devenir un homme politique. Un homme qui ne recule devantrien, pourvu que tout soit légal, est bien fort : la force de Vinetvenait de là. Ce futur athlète des débats parlementaires, un deceux qui devaient proclamer la royauté de la maison d’Orléans, eutune horrible influence sur le sort de Pierrette. Pour le moment, ilvoulait se procurer une arme en fondant un journal à Provins. Aprèsavoir étudié de loin, le colonel aidant, les deux célibataires,l’avocat avait fini par compter sur Rogron. Cette fois il comptaitavec son hôte, et sa misère devait cesser, après sept annéesdouloureuses où plus d’un jour sans pain avait crié chez lui. Lejour où Gouraud annonça sur la petite place à Vinet que les Rogronrompaient avec l’aristocratie bourgeoise et ministérielle de laville haute, l’avocat lui pressa le flanc d’un coup de coudesignificatif.

– Une femme ou une autre, belle ou laide, vous est bienindifférente, dit-il&|160;; vous devriez épouser mademoiselleRogron, et nous pourrions alors organiser quelque chose ici…

– J’y pensais, mais ils font venir la fille du pauvre colonelLorrain, leur héritière, dit le colonel.

– Vous vous ferez donner leur fortune par testament. Ah&|160;!vous auriez une maison bien montée.

– D’ailleurs, cette petite, hé&|160;! bien, nous la verrons, ditle colonel d’un air goguenard et profondément scélérat qui montraità un homme de la trempe de Vinet combien une petite fille était peude chose aux yeux de ce soudard.

Depuis l’entrée de ses parents dans l’espèce d’hospice où ilsachevaient tristement leur vie, Pierrette, jeune et fière,souffrait si horriblement d’y vivre par charité, qu’elle futheureuse de se savoir des parents riches. En apprenant son départ,Brigaut, le fils du major, son camarade d’enfance, devenu garçonmenuisier à Nantes, vint lui offrir la somme nécessaire pour fairele voyage en voiture, soixante francs, tout le trésor de sespour-boire [Orthographe de Balzac.] d’apprenti péniblement amassés,accepté par Pierrette avec la sublime indifférence des amitiésvraies, et qui révèle que, dans un cas semblable, elle se fûtoffensée d’un remercîment. Brigaut était accouru tous les dimanchesà Saint-Jacques y jouer avec Pierrette et la consoler. Le vigoureuxouvrier avait déjà fait le délicieux apprentissage de la protectionentière et dévouée due à l’objet involontairement choisi de nosaffections. Déjà plus d’une fois Pierrette et lui, le dimanche,assis dans un coin du jardin, avaient brodé sur le voile del’avenir leurs projets enfantins : l’apprenti menuisier, à chevalsur son rabot, courait le monde, y faisait fortune pour Pierrettequi l’attendait. Vers le mois d’octobre de l’année 1824, époque àlaquelle s’achevait sa onzième année, Pierrette fut donc confiéepar les deux vieillards et par le jeune ouvrier, tous horriblementmélancoliques, au conducteur de la diligence de Nantes à Paris,avec prière de la mettre à Paris dans la diligence de Provins et debien veiller sur elle. Pauvre Brigaut&|160;! il courut comme unchien en suivant la diligence et regardant sa chère Pierrette tantqu’il le put. Malgré les signes de la petite Bretonne, il courutpendant une lieue en dehors de la ville&|160;; et, quand il futépuisé, ses yeux jetèrent un dernier regard mouillé de larmes àPierrette, qui pleura quand elle ne le vit plus. Pierrette mit latête à la portière et retrouva son ami planté sur ses deux jambes,regardant fuir la lourde voiture. Les Lorrain et Brigaut ignoraientsi bien la vie, que la Bretonne n’avait plus un sou en arrivant àParis. Le conducteur, à qui l’enfant parlait de ses parents riches,paya pour elle la dépense de l’hôtel, à Paris, se fit rembourserpar le conducteur de la voiture de Troyes en le chargeant deremettre Pierrette dans sa famille et d’y suivre le remboursement,absolument comme pour une caisse de roulage. Quatre jours après sondépart de Nantes, vers neuf heures, un lundi, un bon gros vieuxconducteur des Messageries royales prit Pierrette par la main, et,pendant qu’on déchargeait, dans la Grand’rue, les articles et lesvoyageurs destinés au bureau de Provins, il la mena, sans autrebagage que deux robes, deux paires de bas et deux chemises, chezmademoiselle Rogron, dont la maison lui fut indiquée par ledirecteur du bureau.

– Bonjour, mademoiselle et la compagnie, dit le conducteur, jevous amène une cousine à vous, que voici : elle est, ma foi, biengentille. Vous avez quarante-sept francs à me donner. Quoique votrepetite n’en ait pas lourd avec elle, signez ma feuille.

Mademoiselle Sylvie et son frère se livrèrent à leur joie et àleur étonnement.

– Pardon, dit le conducteur, ma voiture attend, signez mafeuille, donnez-moi quarante-sept francs soixante centimes… et ceque vous voudrez pour le conducteur de Nantes et pour moi qui avonseu soin de la petite comme de notre propre enfant. Nous avonsavancé son coucher, sa nourriture, sa place de Provins et quelquespetites choses.

Quarante-sept francs douze sous&|160;!… dit Sylvie. –N’allez-vous pas marchander&|160;? s’écria le conducteur.

– Mais la facture&|160;? dit Rogron.

– La facture&|160;? voyez la feuille.

– Quand tu feras tes narrés, paye donc&|160;! dit Sylvie à sonfrère, tu vois bien qu’il n’y a qu’à payer.

Rogron alla chercher quarante-sept francs douze sous.

– Et nous n’avons rien pour nous, mon camarade et moi&|160;! ditle conducteur.

Sylvie tira quarante sous des profondeurs de son vieux sac envelours où foisonnaient ses clefs.

– Merci&|160;! gardez, dit le conducteur. Nous aimons mieuxavoir eu soin de la petite pour elle-même. Il prit sa feuille etsortit en disant à la grosse servante : – En voilà unebaraque&|160;! Il y a pourtant des crocodiles comme ça autre partqu’en Egypte&|160;!

– Ces gens-là sont bien grossiers, dit Sylvie qui entendit lepropos.

– Dame&|160;! s’ils ont eu soin de la petite, répondit Adèle enmettant ses poings sur ses hanches.

– Nous ne sommes pas destinés à vivre avec lui, dit Rogron.

– Où que vous la coucherez&|160;? dit la servante.

Telle fut l’arrivée et la réception de Pierrette Lorrain chezson cousin et sa cousine, qui la regardaient d’un air hébété, chezlesquels elle fut jetée comme un paquet, sans aucune transitionentre la déplorable chambre où elle vivait à Saint-Jacques auprèsde ses grands-parents et la salle à manger de ses cousins, qui luiparut être celle d’un palais. Elle y était interdite et honteuse.Pour tout autre que pour ces ex-merciers, la petite Bretonne eûtété adorable dans sa jupe de bure bleue grossière, avec son tablierde percaline rose, ses gros souliers, ses bas bleus, son fichublanc, les mains rouges enveloppées de mitaines en tricot de lainerouge, bordées de blanc, que le conducteur lui avait achetées.Vraiment&|160;! son petit bonnet breton qu’on lui avait blanchi àParis (il s’était fripé dans le trajet de Nantes) faisait comme uneauréole à son gai visage. Ce bonnet national, en fine batiste,garni d’une dentelle roide et plissée par grands tuyaux aplatis,mériterait une description, tant il est coquet et simple. Lalumière tamisée par la toile et la dentelle produit une pénombre,un demi-jour doux sur le teint&|160;; il lui donne cette grâcevirginale que cherchent les peintres sur leurs palettes, et queLéopold Robert a su trouver pour la figure raphaélique de la femmequi tient un enfant dans le tableau des Moissonneurs. Sous ce cadrefestonné de lumière, brillait une figure blanche et rose, naïve,animée par la santé la plus vigoureuse. La chaleur de la salle yamena le sang qui borda de feu les deux mignonnes oreilles, leslèvres, le bout du nez si fin, et qui, par opposition, fit paraîtrele teint vivace plus blanc encore.

– Eh&|160;! bien, tu ne nous dis rien&|160;? dit Sylvie. Je suista cousine Rogron, et voilà ton cousin.

– Veux-tu manger&|160;? lui demanda Rogron.

– Quand es-tu partie de Nantes&|160;? demanda Sylvie.

– Elle est muette, dit Rogron.

– Pauvre petite, elle n’est guère nippée, s’écria la grosseAdèle en ouvrant le paquet fait avec un mouchoir au vieuxLorrain.

– Embrasse donc ton cousin, dit Sylvie.

Pierrette embrassa Rogron.

– Embrasse donc ta cousine, dit Rogron.

Pierrette embrassa Sylvie.

– Elle est ahurie par le voyage, cette petite&|160;; elle apeut-être besoin de dormir, dit Adèle.

Pierrette éprouva soudain pour ses deux parents une invinciblerépulsion, sentiment que personne encore ne lui avait inspiré.Sylvie et sa servante allèrent coucher la petite Bretonne danscelle des chambres au second étage où Brigaut avait vu le rideau decalicot blanc. Il s’y trouvait un lit de pensionnaire à flèchepeinte en bleu d’où pendait un rideau en calicot, une commode ennoyer sans dessus de marbre, une petite table en noyer, un miroir,une vulgaire table de nuit sans porte et trois méchantes chaises.Les murs, mansardés sur le devant, étaient tendus d’un mauvaispapier bleu semé de fleurs noires. Le carreau, mis en couleur etfrotté, glaçait les pieds. Il n’y avait pas d’autre tapis qu’unemaigre descente de lit en lisières. La cheminée en marbre communétait ornée d’une glace, de deux chandeliers en cuivre doré, d’unevulgaire coupe d’albâtre où buvaient deux pigeons pour figurer lesanses et que Sylvie avait à Paris dans sa chambre.

– Seras-tu bien là, ma petite&|160;? lui dit sa cousine.

– Oh&|160;! c’est bien beau, répondit l’enfant de sa voixargentine.

– Elle n’est pas difficile, dit la grosse Briarde en murmurant.Ne faut-il pas lui bassiner son lit&|160;? demanda-t-elle.

– Oui, dit Sylvie, les draps peuvent être humides. Adèle apportal’un de ses serre-tête en apportant la bassinoire, et Pierrette,qui jusqu’alors avait couché dans des draps de grosse toilebretonne, fut surprise de la finesse et de la douceur des draps decoton. Quand la petite fut installée et couchée, Adèle, endescendant, ne put s’empêcher de s’écrier : – Son butin ne vaut pastrois francs, mademoiselle.

Depuis l’adoption de son système économique, Sylvie faisaitrester dans la salle à manger sa servante, afin qu’il n’y eûtqu’une lumière et qu’un seul feu. Mais quand le colonel Gouraud etVinet venaient, Adèle se retirait dans sa cuisine. L’arrivée dePierrette anima le reste de la soirée.

– Il faudra dès demain lui faire un trousseau, dit Sylvie, ellen’a rien de rien.

– Elle n’a que les gros souliers qu’elle a aux pieds et quipèsent une livre, dit Adèle.

– Dans ce pays-là c’est comme ca, dit Rogron.

– Comme elle regardait sa chambre, qui n’est déjà pas si bellepour être celle d’une cousine à vous, mademoiselle&|160;!

– C’est bon, taisez-vous, dit Sylvie, vous voyez bien qu’elle enest enchantée.

– Mon Dieu, quelles chemises&|160;! ça doit lui gratter lapeau&|160;; mais rien de ça ne peut servir, dit Adèle en vidant lepaquet de Pierrette.

Maître, maîtresse et servante furent occupés jusqu’à dix heuresà décider en quelle percale et de quel prix les chemises, combiende paires de bas, en quelle étoffe, en quel nombre les jupons dedessous, et à supputer le prix de la garde-robe de Pierrette.

– Tu n’en seras pas quitte à moins de trois cents francs, dit àsa sœur Rogron, qui retenait le prix de chaque chose et lesadditionnait de mémoire par suite de sa vieille habitude.

– Trois cents francs&|160;? s’écria Sylvie.

– Oui, trois cents francs&|160;! calcule.

Le frère et la sœur recommencèrent et trouvèrent trois centsfrancs sans les façons.

– Trois cents francs d’un seul coup de filet&|160;! dit Sylvieen se couchant sur l’idée assez ingénieusement exprimée par cetteexpression proverbiale.

Pierrette était un de ces enfants de l’amour, que l’amour adoués de sa tendresse, de sa vivacité, de sa gaieté, de sanoblesse, de son dévouement&|160;; rien n’avait encore altéré nifroissé son cœur d’une délicatesse presque sauvage, et l’accueil deses deux parents le comprima douloureusement. Si, pour elle, laBretagne avait été pleine de misère, elle avait été pleined’affection. Si les vieux Lorrain furent les commerçants les plusinhabiles, ils étaient les gens les plus aimants, les plus francs,les plus caressants du monde, comme tous les gens sans calcul. APen-Hoël, leur petite-fille n’avait pas eu d’autre éducation quecelle de la nature. Pierrette allait à sa guise en bateau sur lesétangs, elle courait par le bourg et par les champs en compagnie deJacques Brigaut, son camarade, absolument comme Paul et Virginie.Fêtés, caressés tous deux par tout le monde, libres comme l’air,ils couraient après les mille joies de l’enfance : en été, ilsallaient voir pêcher, ils prenaient des insectes, cueillaient desbouquets et jardinaient&|160;; en hiver, ils faisaient desglissoires, ils fabriquaient de joyeux palais, des bons hommes[Orthographe de Balzac.] ou des boules de neige avec lesquelles ilsse battaient. Toujours les bienvenus, ils recueillaient partout dessourires. Quand vint le temps d’apprendre, les désastresarrivèrent. Sans ressources après la mort de son père, Jacques futmis par ses parents en apprentissage chez un menuisier, nourri parcharité, comme plus tard Pierrette le fut à Saint-Jacques. Mais,jusque dans cet hospice particulier, la gentille Pierrette avaitencore été choyée, caressée et protégée par tout le monde. Cettepetite, accoutumée à tant d’affection, ne retrouvait pas chez cesparents tant désirés, chez ces parents si riches, cet air, cetteparole, ces regards, ces façons que tout le monde, même lesétrangers et les conducteurs de diligence, avaient eus pour elle.Aussi son étonnement, déjà grand, fut-il compliqué par lechangement de l’atmosphère morale où elle entrait. Le cœur asubitement froid ou chaud comme le corps. Sans savoir pourquoi, lapauvre enfant eut envie de pleurer : elle était fatiguée, elledormit. Habituée à se lever de bonne heure, comme tous les enfantsélevés à la campagne, Pierrette s’éveilla le lendemain, deux heuresavant la cuisinière. Elle s’habilla, piétina dans sa chambreau-dessus de sa cousine, regarda la petite place, essaya dedescendre, fut stupéfaite de la beauté de l’escalier&|160;; ellel’examina dans ses détails, les patères, les cuivres, lesornements, les peintures, etc. Puis elle descendit, elle ne putouvrir la porte du jardin, remonta, redescendit quand Adèle futéveillée, et sauta dans le jardin&|160;; elle en prit possession,elle cou- rut jusqu’à la rivière, s’ébahit du kiosque, entra dansle kiosque&|160;; elle eut à voir et à s’étonner de ce qu’ellevoyait jusqu’au lever de sa cousine Sylvie. Pendant le déjeuner, sacousine lui dit : – C’est donc toi, mon petit chou, qui trottaisdès le jour dans l’escalier, et qui faisais ce tapage&|160;? Tum’as si bien réveillée que je n’ai pas pu me rendormir. Il faudraêtre bien sage, bien gentille, et t’amuser sans bruit. Ton cousinn’aime pas le bruit.

– Tu prendras garde aussi à tes pieds, dit Rogron. Tu es entréeavec tes souliers crottés dans le kiosque, et tu y as laissé tespas écrits sur le parquet. Ta cousine aime bien la propreté. Unegrande fille comme toi doit être propre. Tu n’étais donc pas propreen Bretagne&|160;? Mais c’est vrai, quand j’y allais acheter dufil, ça faisait pitié de les voir, ces sauvages-là&|160;! En toutcas, elle a bon appétit, dit Rogron en regardant sa sœur, on diraitqu’elle n’a pas mangé depuis trois jours.

Ainsi, dès le premier moment, Pierrette fut blessée par lesobservations de sa cousine et de son cousin, blessée sans savoirpourquoi. Sa droite et franche nature, jusqu’alors abandonnée àelle-même, ignorait la réflexion. Incapable de trouver en quoipéchaient son cousin et sa cousine, elle devait être lentementéclairée par ses souffrances. Après le déjeuner, sa cousine et soncousin, heureux de l’étonnement de Pierrette et pressés d’en jouir,lui montrèrent leur beau salon pour lui apprendre à en respecterles somptuosités. Par suite de leur isolement, et poussés par cettenécessité morale de s’intéresser à quelque chose, les célibatairessont conduits à remplacer les affections naturelles par desaffections factices, à aimer des chiens, des chats, des serins,leur servante ou leur directeur. Ainsi Rogron et Sylvie étaientarrivés à un amour immodéré pour leur mobilier et pour leur maison,qui leur avaient coûté si cher. Sylvie avait fini, le matin, paraider Adèle en trouvant qu’elle ne savait pas nettoyer les meubles,les brosser et les maintenir dans leur neuf. Ce nettoyage futbientôt une occupation pour elle. Aussi, loin de perdre de leurvaleur, les meubles gagnaient-ils&|160;! S’en servir sans les user,sans les tacher, sans égratigner les bois, sans effacer le vernis,tel était le problème. Cette occupation devint bientôt une manie devieille fille. Sylvie eut dans une armoire des chiffons de laine,de la cire, du vernis, des brosses, elle apprit à les manier aussibien qu’un ébéniste&|160;; elle avait ses plumeaux, ses serviettesà essuyer&|160;; enfin elle frottait sans courir aucune chance dese bles- ser, elle était si forte&|160;! Le regard de son oeilbleu, froid et rigide comme de l’acier, se glissait jusque sous lesmeubles à tout moment&|160;; aussi eussiez-vous plus facilementtrouvé dans son cœur une corde sensible qu’un mouton sous unebergère.

Après ce qui s’était dit chez madame Tiphaine, il fut impossibleà Sylvie de reculer devant les trois cents francs. Pendant lapremière semaine, Sylvie fut donc entièrement occupée, et Pierretteincessamment distraite par les robes à commander, à essayer, parles chemises, les jupons de dessous à tailler, à faire coudre pardes ouvrières à la journée. Pierrette ne savait pas coudre.

– Elle a été joliment élevée&|160;! dit Rogron. Tu ne sais doncrien faire, ma petite biche&|160;?

Pierrette, qui ne savait qu’aimer, fit pour toute réponse unjoli geste de petite fille.

– A quoi passais-tu donc le temps en Bretagne&|160;? lui demandaRogron.

– Je jouais, répondit-elle naïvement. Tout le monde jouait avecmoi. Ma grand’mère et grand-papa, chacun me racontait deshistoires. Ah&|160;! l’on m’aimait bien.

– Ah&|160;! répondait Rogron. Ainsi tu faisais du plus aisé.

Pierrette ne comprit pas cette plaisanterie de la rueSaint-Denis, elle ouvrit de grands yeux.

– Elle est sotte comme un panier, dit Sylvie à mademoiselleBorain, la plus habile ouvrière de Provins.

– C’est si jeune&|160;! dit l’ouvrière en regardant Pierrettedont le petit museau fin était tendu vers elle d’un air rusé.

Pierrette préférait les ouvrières à ses deux parents&|160;; elleétait coquette pour elles, elle les regardait travaillant, elleleur disait ces jolis mots, les fleurs de l’enfance quecomprimaient déjà Rogron et Sylvie par la peur, car ils aimaient àimprimer aux subordonnés une terreur salutaire. Les ouvrièresétaient enchantées de Pierrette. Cependant le trousseau ne secomplétait pas sans de terribles interjections.

– Cette petite fille va nous coûter les yeux de la tête&|160;!disait Sylvie à son frère.

– Tiens-toi donc, ma petite&|160;! Que diable, c’est pour toi,ce n’est pas pour moi, disait-elle à Pierrette quand on lui prenaitmesure de quelque ajustement.

– Laisse donc travailler mademoiselle Borain, ce n’est pas toiqui payeras sa journée&|160;! disait-elle en lui voyant demanderquelque chose à la première ouvrière.

– Mademoiselle, disait mademoiselle Borain, faut-il coudre cecien points arrière&|160;?

– Oui, faites solidement, je n’ai pas envie de recommencerencore un pareil trousseau tous les jours.

Il en fut de la cousine comme de la maison. Pierrette dut êtremise aussi bien que la petite de madame Garceland. Elle eut desbrodequins à la mode, en peau bronzée comme en avait la petiteTiphaine. Elle eut des bas de coton très-fins, un corset de lameilleure faiseuse, une robe de reps bleu, une jolie pèlerinedoublée de taffetas blanc, toujours pour lutter avec la petite demadame Julliard la jeune. Aussi le dessous fut-il en harmonie avecle dessus, tant Sylvie avait peur de l’examen et du coup d’oeil desmères de famille. Pierrette eut de jolies chemises en madapolam.Mademoiselle Borain dit que les petites de madame la sous-préfèteportaient des pantalons en percale brodés et garnis, le derniergenre enfin. Pierrette eut des pantalons à manchettes. On luicommanda une charmante capote de velours bleu doublée de satinblanc, semblable à celle de la petite Martener. Pierrette fut ainsila plus délicieuse petite fille de tout Provins. Le dimanche, àl’église, au sortir de la messe, toutes les dames l’embrassèrent.Mesdames Tiphaine, Garceland, Galardon, Auffray, Lesourd, Martener,Guépin, Julliard, raffolèrent de la charmante Bretonne. Cetteémeute flatta l’amour-propre de la vieille Sylvie, qui dans sabienfaisance voyait moins Pierrette qu’un triomphe de vanité.Cependant Sylvie devait finir par s’offenser des succès de sacousine, et voici comment : on lui demanda Pierrette&|160;; et,toujours pour triompher de ces dames, elle accorda Pierrette. Ouvenait chercher Pierrette, qui fit des parties de jeu, des dînettesavec les petites filles de ces dames. Pierrette réussit infinimentmieux que les Rogron. Mademoiselle Sylvie se choqua de voirPierrette demandée chez les autres sans que les autres vinssenttrouver Pierrette. La naïve enfant ne dissimula point les plaisirsqu’elle goûtait chez mesdames Tiphaine, Martener, Galardon,Julliard, Lesourd, Auffray, Garceland, dont les amitiéscontrastaient étrangement avec les tracasseries de sa cousine et deson cousin. Une mère eût été très-heureuse du bonheur de sonenfant, mais les Rogron avaient pris Pierrette pour eux et non pourelle : leurs sentiments, loin d’être paternels, étaient entachésd’égoïsme et d’une sorte d’exploitation commerciale.

Le beau trousseau, les belles robes des dimanches et les robesde tous les jours commencèrent le malheur de Pierrette. Comme tousles enfants libres de leurs amusements et habitués à suivre lesinspirations de leur fantaisie, elle usait effroyablement vite sessouliers, ses brodequins, ses robes, et surtout ses pantalons àmanchettes. Une mère, en réprimandant son enfant, ne pense qu’àlui&|160;; sa parole est douce, elle ne la grossit que poussée àbout et quand l’enfant a des torts&|160;; mais, dans la grandequestion des habillements, les écus des deux cousins étaient lapremière raison : il s’agissait d’eux et non de Pierrette. Lesenfants ont le flairer de la race canine pour les torts de ceux quiles gouvernent : ils sentent admirablement s’ils sont aimés outolérés. Les cœurs purs sont plus choqués par les nuances que parles contrastes : un enfant ne comprend pas encore le mal, mais ilsait quand on froisse le sentiment du beau que la nature a mis enlui. Les conseils que s’attirait Pierrette sur la tenue que doiventavoir les jeunes filles bien élevées, sur la modestie et surl’économie, étaient le corollaire de ce thème principal : Pierrettenous ruine&|160;! Ces gronderies, qui eurent un funeste résultatpour Pierrette, ramenèrent les deux célibataires vers l’ancienneornière commerciale d’où leur établissement à Provins les avaitdivertis, et où leur nature allait s’épanouir et fleurir. Habituésà régenter, à faire des observations, à commander, à reprendrevertement leurs commis, Rogron et sa sœur périssaient faute devictimes. Les petits esprits ont besoin de despotisme pour le jeude leurs nerfs, comme les grandes âmes ont soif d’égalité pourl’action du cœur. Or les êtres étroits s’étendent aussi bien par lapersécution que par la bienfaisance&|160;; ils peuvent s’attesterleur puissance par un empire ou cruel ou charitable sur autrui,mais ils vont du côté où les pousse leur tempérament. Ajoutez levéhicule de l’intérêt, et vous aurez l’énigme de la plupart deschoses sociales. Dès lors Pierrette devint extrêmement nécessaire àl’existence de ses cousins. Depuis son arrivée, les Rogron avaientété très-occupés par le trousseau, puis retenus par le neuf de lacommensalité. Toute chose nouvelle, un sentiment et même unedomination, a ses plis à prendre. Sylvie commença par dire àPierrette ma petite, elle quitta ma petite pour Pierrette toutcourt. Les réprimandes, d’abord aigres-douces, devinrent vives etdures. Dès qu’ils entrèrent dans cette voie, le frère et la sœur yfirent de rapides progrès : ils ne s’ennuyaient plus&|160;! Ce nefut pas le complot d’êtres méchants et cruels, ce fut l’instinctd’une tyrannie imbécile. Le frère et la sœur se crurent utiles àPierrette, comme jadis ils se croyaient utiles à leurs apprentis.Pierrette, dont la sensibilité vraie, noble, excessive, étaitl’antipode de la sécheresse des Rogron, avait les reproches enhorreur&|160;; elle était atteinte si vivement que deux larmesmouillaient aussitôt ses beaux yeux purs. Elle eut beaucoup àcombattre avant de réprimer son adorable vivacité qui plaisait tantau dehors, elle la déployait chez les mères de ses petitesamies&|160;; mais au logis, vers la fin du premier mois, ellecommençait à demeurer passive, et Rogron lui demanda si elle étaitmalade. A cette étrange interrogation, elle bondit au bout dujardin pour y pleurer au bord de la rivière, où ses larmestombèrent comme un jour elle devait tomber elle-même dans letorrent social. Un jour, malgré ses soins, l’enfant fit un accroc àsa belle robe de reps chez madame Tiphaine, où elle était alléejouer par une belle journée. Elle fondit en pleurs aussitôt, enprévoyant la cruelle réprimande qui l’attendait au logis.Questionnée, il lui échappa quelques paroles sur sa terriblecousine, au milieu de ses larmes. La belle madame Tiphaine avait dureps pareil, elle remplaça le lez [Orthographe de Balzac pour « lé».] elle-même. Mademoiselle Rogron apprit le tour que, suivant sonexpression, lui avait joué cette satanée petite fille. Dès cemoment, elle ne voulut plus donner Pierrette à ces dames.

La nouvelle vie qu’allait mener Pierrette à Provins devait sescinder en trois phases bien distinctes. La première, celle où elleeut une espèce de bonheur mélangé par les caresses froides des deuxcélibataires et par des gronderies, ardentes pour elle, dura troismois. La défense d’aller voir ses petites amies, appuyée sur lanécessité de commencer à apprendre tout ce que devait savoir unejeune fille bien élevée, termina la première phase de la vie dePierrette à Provins, le seul temps où l’existence lui parutsupportable.

Ces mouvements intérieurs produits chez les Rogron par le séjourde Pierrette furent étudiés par Vinet et par le colonel avec laprécaution de renards se proposant d’entrer dans un poulailler, etinquiets d’y voir un être nouveau. Tous deux venaient de loin enloin pour ne pas effaroucher mademoiselle Sylvie, ils causaientavec Rogron sous divers prétextes, et s’impatronisaient avec uneréserve et des façons que le grand Tartufe eût admirées. Le colonelet l’avocat passèrent la soirée chez les Rogron, le jour même oùSylvie avait refusé de donner Pierrette à la belle madame Tiphaineen termes très-amers. En apprenant ce refus, le colonel et l’avocatse regardèrent en gens à qui Provins était connu.

– Elle a positivement voulu vous faire une sottise, ditl’avocat. Il y a long-temps que nous avons prévenu Rogron de ce quivous est arrivé. Il n’y a rien de bon à gagner avec cesgens-là.

– Qu’attendre du parti anti-national&|160;? s’écria le colonelen refrisant ses moustaches et interrompant l’avocat. Si nousavions cherché à vous détourner d’eux, vous auriez pensé que nousavions des motifs de haine pour vous parler ainsi. Mais pourquoi,mademoiselle, si vous aimez à faire votre petite partie, nejoueriez-vous pas le boston, le soir, chez vous&|160;? Est-il doncimpossible de remplacer des crétins comme ces Julliard&|160;? Vinetet moi nous savons le boston, nous finirons par trouver unquatrième. Vinet peut vous présenter sa femme, elle est gentille,et, de plus, c’est une Chargebœuf. Vous ne ferez pas comme cesguenons de la haute ville, vous ne demanderez pas des toilettes deduchesse à une bonne petite femme de ménage que l’infamie de safamille oblige à tout faire chez elle, et qui unit le courage d’unlion à la douceur d’un agneau.

Sylvie Rogron montra ses longues dents jaunes en souriant aucolonel, qui soutint très-bien ce phénomène horrible et prit mêmeun air flatteur.

– Si nous ne sommes que quatre, le boston n’aura pas lieu tousles soirs, répondit-elle.

– Que voulez-vous que fasse un vieux grognard comme moi qui n’aiplus qu’à manger mes pensions&|160;? L’avocat est toujours libre lesoir. D’ailleurs vous aurez du monde, je vous en promets,ajouta-t-il d’un air mystérieux.

– Il suffirait, dit Vinet, de se poser franchement contre lesministériels de Provins et de leur tenir tête&|160;; vous verriezcombien l’on vous aimerait dans Provins, vous auriez bien du mondepour vous. Vous feriez enrager les Tiphaine en leur opposant votresalon. Eh&|160;! bien, nous rirons des autres, si les autres rientde nous. La Clique ne se gêne d’ailleurs guère à votreégard&|160;!

– Comment&|160;? dit Sylvie.

En province, il existe plus d’une soupape par laquelle lescommérages s’échappent d’une société dans l’autre. Vinet avait sutous les propos tenus sur les Rogron dans les salons d’où les deuxmer- ciers étaient définitivement bannis. Le juge suppléant,l’archéologue Desfondrilles n’était d’aucun parti. Ce juge, commequelques autres personnes indépendantes, racontait tout ce qu’ilentendait dire par suite des habitudes de la province, et Vinetavait fait son profit de ces bavardages. Ce malicieux avocatenvenima les plaisanteries de madame Tiphaine en les répétant. Enrévélant les mystifications auxquelles Rogron et Sylvie s’étaientprêtés, il alluma la colère et réveilla l’esprit de vengeance chezces deux natures sèches qui voulaient un aliment pour leurs petitespassions.

Quelques jours après, Vinet amena sa femme, personne bienélevée, timide, ni laide ni jolie, très-douce et sentant vivementson malheur. Madame Vinet était blonde, un peu fatiguée par lessoins de son pauvre ménage, et très-simplement mise. Aucune femmene pouvait plaire davantage à Sylvie. Madame Vinet supporta lesairs de Sylvie et plia sous elle en femme accoutumée à plier. Il yavait sur son front bombé, sur ses joues de rose du Bengale, dansson regard lent et tendre, les traces de ces méditations profondes,de cette pensée perspicace que les femmes habituées à souffrirensevelissent dans un silence absolu. L’influence du colonel, quidéployait pour Sylvie des grâces courtisanesques arrachées enapparence à sa brusquerie militaire, et celle de l’adroit Vinet,atteignirent bientôt Pierrette. Renfermée au logis ou ne sortantplus qu’en compagnie de sa vieille cousine, Pierrette, ce joliécureuil, fut à tout moment atteinte par : – Ne touche pas à cela,Pierrette&|160;! et par ces sermons continuels sur la manière de setenir. Pierrette se courbait la poitrine et tendait le dos, sacousine la voulait droite comme elle qui ressemblait à un soldatprésentant les armes à son colonel&|160;; elle lui appliquaitparfois de petites tapes dans le dos pour la redresser. La libre etjoyeuse fille du Marais apprit à réprimer ses mouvements, à imiterun automate.

Un soir, qui marqua le commencement de la seconde période,Pierrette, que les trois habitués n’avaient pas vue au salonpendant la soirée, vint embrasser ses parents et saluer lacompagnie avant de s’aller coucher. Sylvie avança froidement sajoue à cette charmante enfant, comme pour se débarrasser de sonbaiser. Le geste fut si cruellement significatif, que les larmes dePierrette jaillirent.

– T’es-tu piquée, ma petite Pierrette&|160;? lui dit l’atroceVinet.

– Qu’avez-vous donc&|160;? lui demanda sévèrement Sylvie. –Rien, dit la pauvre enfant en allant embrasser son cousin.

– Rien&|160;? reprit Sylvie. On ne pleure pas sans raison.

– Qu’avez-vous, ma petite belle&|160;? lui dit madame Vinet.

– Ma cousine riche ne me traite pas si bien que ma pauvregrand’mère&|160;!

– Votre grand’mère vous a pris votre fortune, dit Sylvie, etvotre cousine vous laissera la sienne.

Le colonel et l’avocat se regardèrent à la dérobée.

– J’aime mieux être volée et aimée, dit Pierrette.

– Eh&|160;! bien, l’on vous renverra d’où vous venez.

– Mais qu’a-t-elle donc fait, cette chère petite&|160;? ditmadame Vinet.

Vinet jeta sur sa femme ce terrible regard, fixe et froid, desgens qui exercent une domination absolue. La pauvre ilote,incessamment punie de n’avoir pas eu la seule chose qu’on voulûtd’elle, une fortune, reprit ses cartes.

– Ce qu’elle a fait&|160;? s’écria Sylvie en relevant la têtepar un mouvement si brusque que les giroflées jaunes de son bonnets’agitèrent. Elle ne sait quoi s’inventer pour nous contrarier :elle a ouvert ma montre pour en connaître le mécanisme, elle atouché la roue et a cassé le grand ressort. Mademoiselle n’écouterien. Je suis toute la journée à lui recommander de prendre garde àtout, et c’est comme si je parlais à cette lampe.

Pierrette, honteuse d’être réprimandée en présence desétrangers, sortit tout doucement.

– Je me demande comment dompter la turbulence de cette enfant,dit Rogron.

– Mais elle est assez âgée pour aller en pension, dit madameVinet.

Un nouveau regard de Vinet imposa silence à sa femme, à laquelleil s’était bien gardé de confier ses plans et ceux du colonel surles deux célibataires.

– Voilà ce que c’est que de se charger des enfantsd’autrui&|160;! s’écria le colonel. Vous pouviez encore en avoir àvous, vous ou votre frère&|160;; pourquoi ne vous mariez-vous pasl’un ou l’autre&|160;?

Sylvie regarda très-agréablement le colonel : elle rencontraitpour la première fois de sa vie un homme à qui l’idée qu’elleaurait pu se marier ne paraissait pas absurde.

– Mais, madame Vinet a raison, s’écria Rogron, ça ferait tenirPierrette tranquille. Un maître ne coûtera pas grand’chose&|160;!Le mot du colonel préoccupait tellement Sylvie qu’elle ne réponditpas à Rogron.

– Si vous vouliez faire seulement le cautionnement du journald’opposition dont nous parlions, vous trouveriez un maître pourvotre petite cousine dans l’éditeur responsable&|160;; nousprendrions ce pauvre maître d’école victime des envahissements duclergé. Ma femme a raison : Pierrette est un diamant brut qu’ilfaut polir, dit Vinet à Rogron.

– Je croyais que vous étiez baron, dit Sylvie au colonel durantune donne et après une longue pause pendant laquelle chaque joueurresta pensif.

– Oui&|160;; mais, nommé en 1814 après la bataille de Nangis, oùmon régiment a fait des miracles, ai-je eu l’argent et lesprotections nécessaires pour me mettre en règle à lachancellerie&|160;? Il en sera de la baronnie comme du grade degénéral que j’ai eu en 1815, il faut une révolution pour me lesrendre.

– Si vous pouviez garantir le cautionnement par une hypothèque,répondit enfin Rogron, je pourrais le faire.

– Mais cela peut s’arranger avec Cournant, répliqua Vinet. Lejournal amènera le triomphe du colonel et rendrait votre salon pluspuissant que celui des Tiphaine et consorts.

– Comment cela&|160;? dit Sylvie.

Au moment où, pendant que sa femme donnait les cartes, l’avocatexpliquait l’importance que Rogron, le colonel et lui, Vinet,acquerraient par la publication d’une feuille indépendante pourl’arrondissement de Provins, Pierrette fondait en larmes&|160;; soncœur et son intelligence étaient d’accord : elle trouvait sacousine beaucoup plus en faute qu’elle. L’enfant du Maraiscomprenait instinctivement combien la Charité, la Bienfaisancedoivent être absolues. Elle haïssait ses belles robes et tout cequi se faisait pour elle. On lui vendait les bienfaits trop cher.Elle pleurait de dépit d’avoir donné prise sur elle, et prenait larésolution de se conduire de façon à réduire ses parents ausilence, pauvre enfant&|160;! Elle pensait alors combien Brigautavait été grand en lui donnant ses économies. Elle croyait sonmalheur au comble et ne savait pas qu’en ce moment il se décidaitau salon une nouvelle infortune pour elle. En effet quelques joursaprès Pierrette eut un maître d’écriture. Elle dut apprendre àlire, à écrire et à compter. L’éducation de Pierrette produisitd’énormes dégâts dans la maison des Rogron. Ce fut l’encre sur lestables, sur les meubles, sur les vêtements&|160;; puis les cahiersd’écriture, les plumes égarées partout, la poudre sur les étoffes,les livres déchirés, écornés, pendant qu’elle apprenait ses leçons.On lui parlait déjà, et dans quels termes&|160;! de la nécessité degagner son pain, de n’être à charge à personne. En écoutant ceshorribles avis, Pierrette sentait une douleur dans sa gorge : ils’y faisait une contraction violente, son cœur battait à coupsprécipités. Elle était obligée de retenir ses pleurs, car on luidemandait compte de ses larmes comme d’une offense envers la bontéde ses magnanimes parents. Rogron avait trouvé la vie qui lui étaitpropre : il grondait Pierrette comme autrefois ses commis&|160;; ilallait la chercher au milieu de ses jeux pour la contraindre àétudier, il lui faisait répéter ses leçons, il était le férocemaître d’étude de cette pauvre enfant. Sylvie de son côté regardaitcomme un devoir d’apprendre à Pierrette le peu qu’elle savait desouvrages de femme. Ni Rogron ni sa sœur n’avaient de douceur dansle caractère. Ces esprits étroits, qui d’ailleurs éprouvaient unplaisir réel à taquiner cette pauvre petite, passèrentinsensiblement de la douceur à la plus excessive sévérité. Leursévérité fut amenée par la prétendue mauvaise volonté de cetteenfant, qui, commencée trop tard, avait l’entendement dur. Sesmaîtres ignoraient l’art de donner aux leçons une forme appropriéeà l’intelligence de l’élève, ce qui marque la différence del’éducation particulière à l’éducation publique. Aussi la fauteétait-elle bien moins celle de Pierrette que celle de ses parents.Elle mit donc un temps infini pour apprendre les éléments. Pour unrien, elle était appelée bête et stupide, sotte et maladroite.Pierrette, incessamment maltraitée en paroles, ne rencontra chezses deux parents que des regards froids. Elle prit l’attitudehébétée des brebis : elle n’osa plus rien faire en voyant sesactions mal jugées, mal accueillies, mal interprétées. En toutechose elle attendit le bon plaisir, les ordres de sa cousine, gardases pensées pour elle, et se renferma dans une obéissance passive.Ses brillantes couleurs commencèrent à s’éteindre. Elle se plaignitparfois de souffrir. Quand sa cousine lui demanda : – Où&|160;? lapauvre petite, qui ressentait des douleurs générales, répondit : –Partout.

– A-t-on jamais vu souffrir partout&|160;? Si vous souffriezpartout, vous seriez déjà morte&|160;! répondit Sylvie.

– On souffre à la poitrine, disait Rogron l’épilogueur, on a malaux dents, à la tête, aux pieds, au ventre&|160;; mais on n’ajamais vu avoir mal partout&|160;! Qu’est-ce que c’est que celapartout&|160;? Avoir mal partout, c’est n’avoir mal nune part.Sais-tu ce que tu fais&|160;? tu parles pour ne rien dire.

Pierrette finit par se taire en voyant ses naïves observationsde jeune fille, les fleurs de son esprit naissant, accueillies pardes lieux communs que son bon sens lui signalait commeridicules.

– Tu te plains, et tu as un appétit de moine&|160;! lui disaitRogron.

La seule personne qui ne blessait point cette chère fleur sidélicate était la grosse servante, Adèle. Adèle allait bassiner lelit de cette petite fille, mais en cachette depuis le soir où,surprise à donner cette douceur à la jeune héritière de sesmaîtres, elle fut grondée par Sylvie.

– Il faut élever les enfants à la dure, on leur fait ainsi destempéraments forts. Est-ce que nous nous en sommes plus mal portésmon frère et moi&|160;? dit Sylvie. Vous feriez de Pierrette unepicheline, mot du vocabulaire Rogron pour peindre les genssouffreteux et pleurards.

Les expressions caressantes de cette ange étaient reçues commedes grimaces. Les roses d’affection qui s’élevaient si fraîches, sigracieuses dans cette jeune âme, et qui voulaient s’épanouir audehors, étaient impitoyablement écrasées. Pierrette recevait lescoups les plus durs aux endroits tendres de son cœur. Si elleessayait d’adoucir ces deux féroces natures par des chatteries,elle était accusée de se livrer à sa tendresse par intérêt.

– Dis-moi tout de suite ce que tu veux&|160;? s’écriaitbrutalement Rogron, tu ne me câlines certes pas pour rien.

Ni la sœur ni le frère n’admettaient l’affection, et Pierretteétait tout affection.. Le colonel Gouraud, jaloux de plaire àmademoiselle Rogron, lui donnait raison en tout ce qui concernaitPierrette. Vinet appuyait également les deux parents en tout cequ’ils disaient contre Pierrette&|160;; il attribuait tous lesprétendus méfaits de cette ange à l’entêtement du caractère breton,et prétendait qu’aucune puissance, aucune volonté n’en venait àbout. Rogron et sa sœur étaient adulés avec une finesse excessivepar ces deux courtisans, qui avaient fini par obtenir de Rogron lecautionnement du journal le Courrier de Provins, et de Sylvie cinqmille francs d’actions. Le colonel et l’avocat se mirent encampagne. Ils placèrent cent actions de cinq cents francs parmi lesélecteurs propriétaires de biens nationaux à qui les journauxlibéraux faisaient concevoir des craintes&|160;; parmi les fermierset parmi les gens dits indépendants. Ils finirent même par étendreleurs ramifications dans le Département, et au delà dans quelquesCommunes limitrophes. Chaque actionnaire fut naturellement abonné.Puis les annonces judiciaires et autres se divisèrent entre laRuche et le Courrier. Le premier numéro du journal fit un pompeuxéloge de Rogron. Rogron était présenté comme le Laffitte deProvins. Quand l’esprit public eut une direction, il fut facile devoir que les prochaines élections seraient vivement disputées. Labelle madame Tiphaine fut au désespoir.

– J’ai, disait-elle en lisant un article dirigé contre elle etcontre Julliard, j’ai malheureusement oublié qu’il y a toujours unfripon non loin d’une dupe, et que la sottise attire toujours unhomme d’esprit de l’espèce des Renards.

Dès que le journal flamba dans un rayon de vingt lieues, Vineteut un habit neuf, des bottes, un gilet et un pantalon décents. Ilarbora le fameux chapeau gris des Libéraux et laissa voir sonlinge. Sa femme prit une servante et parut mise comme devait l’êtrela femme d’un homme influent&|160;; elle eut de jolis bonnets. Parcalcul, Vinet fut reconnaissant. L’avocat et son ami Cournant, lenotaire des Libéraux et l’antagoniste d’Auffray, devinrent lesconseils des Rogron, auxquels ils rendirent deux grands services.Les baux faits par Rogron père en 1815, dans des circonstancesmalheureuses, allaient expirer. L’horticulture et les culturesmaraîchères avaient pris d’énormes développements autour deProvins. L’avocat et le notaire se mirent en mesure de procurer auxRogron une augmentation de quatorze cents francs dans leurs revenuspar les nouvelles locations. Vinet gagna deux procès relatifs à desplantations d’arbres contre deux Communes, et dans lesquels ils’agissait de cinq cents peupliers. L’argent des peupliers, celuides économies des Rogron, qui depuis trois ans plaçaientannuellement six mille francs à gros intérêts, fut employétrès-habilement à l’achat de plusieurs enclaves. Enfin Vinetentreprit et mit à fin l’expropriation de quelques-uns des paysansà qui Rogron père avait prêté son argent, et qui s’étaient tués àcultiver et amender leurs terres pour pouvoir payer, maisvainement. L’échec porté par la construction de la maison aucapital des Rogron fut donc largement réparé. Leurs biens, situésautour de Provins, choisis par leur père comme savent choisir lesaubergistes, divisés par petites cultures dont la plus considérablen’était pas de cinq arpents, loués à des gens extrêmementsolvables, presque tous possesseurs de quelques morceaux de terre,et avec hypothèque pour sûreté des fermages, rapportèrent à laSaint-Martin de novembre 1826 cinq mille francs. Les impôts étaientà la charge des fermiers, et il n’y avait aucun bâtiment à réparerou à assurer contre l’incendie. Le frère et la sœur possédaientchacun quatre mille six cents francs en cinq pour cent, et, commecette valeur dépassait le pair, l’avocat les prêcha pour en opérerle remplacement en terres, leur promettant, à l’aide du notaire, dene pas leur faire perdre un liard d’intérêt au change.

A la fin de cette seconde période, la vie fut si dure pourPierrette, l’indifférence des habitués de la maison et la sottisegrondeuse, le défaut d’affection de ses parents devinrent sicorrosifs, elle sentit si bien souffler sur elle le froid humide dela tombe, qu’elle médita le projet hardi de s’en aller à pied, sansargent, en Bretagne, y retrouver sa grand’mère et son grand-pèreLorrain. Deux événements l’en empêchèrent. Le bonhomme Lorrainmourut, Rogron fut nommé tuteur de sa cousine par un Conseil deFamille tenu à Provins. Si la grand’mère eût succombé la première,il est à croire que Rogron, conseillé par Vinet, eût redemandé leshuit mille francs de Pierrette, et réduit le grand-père àl’indigence.

– Mais vous pouvez hériter de Pierrette, lui dit Vinet avec unaffreux sourire. On ne sait ni qui vit ni qui meurt&|160;!

Eclairé par ce mot, Rogron ne laissa en repos la veuve Lorrain,débitrice de sa petite-fille, qu’après lui avoir fait assurer àPierrette la nue propriété des huit mille francs par une donationentre vifs dont les frais furent payés par lui.

Pierrette fut étrangement saisie par ce deuil. Au moment où ellerecevait ce coup horrible, il fut question de lui faire faire sapremière communion : autre événement dont les obligations retinrentPierrette à Provins. Cette cérémonie nécessaire et si simple allaitamener de grands changements chez les Rogron. Sylvie apprit quemonsieur le curé Péroux instruisait les petites Julliard, Lesourd,Garceland et autres. Elle se piqua d’honneur, et voulut avoir pourPierrette le propre vicaire de l’abbé Péroux, monsieur Habert, unhomme qui passait pour appartenir à la Congrégation, très-zélé pourles intérêts de l’Eglise, très-redouté dans Provins, et qui cachaitune grande ambition sous une sévérité de principes absolus. La sœurde ce prêtre, une fille d’environ trente ans, tenait une pension dedemoiselles dans la ville. Le frère et la sœur se ressemblaient :tous deux maigres, jaunes, à cheveux noirs, atrabilaires. EnBretonne bercée dans les pratiques et la poésie du catholicisme,Pierrette ouvrit son cœur et ses oreilles à la parole de ce prêtreimposant. Les souffrances disposent à la dévotion, et presquetoutes les jeunes filles, poussées par une tendresse instinctive,inclinent au mysticisme, le côté profond de la religion. Le prêtresema donc le grain de l’Evangile et les dogmes de l’Eglise dans unterrain excellent. Il changea complètement les dispositions dePierrette. Pierrette aima Jésus-Christ présenté dans la Communionaux jeunes filles comme un céleste fiancé&|160;; ses souffrancesphysiques et morales eurent un sens, elle fut instruite à voir entoute chose le doigt de Dieu. Son âme, si cruellement frappée danscette maison sans qu’elle pût accuser ses parents, se réfugia danscette sphère où montent tous les malheureux, soutenus sur les ailesdes trois Vertus théologales. Elle abandonna donc ses idées defuite. Sylvie, étonnée de la métamorphose opérée en Pierrette parmonsieur Habert, fut prise de curiosité. Dès lors, tout enpréparant Pierrette à faire sa première communion, monsieur Habertconquit à Dieu l’âme, jusqu’alors égarée, de mademoiselle Sylvie.Sylvie tomba dans la dévotion. Denis Rogron, sur lequel le prétendujésuite ne put mordre, car alors l’esprit de S. M. Libérale feu leConstitutionnel Ier était plus fort sur certains niais que l’espritde l’Eglise, Denis resta fidèle au colonel Gouraud, à Vinet et aulibéralisme.

Mademoiselle Rogron fit naturellement la connaissance demademoiselle Habert, avec laquelle elle sympathisa parfaitement.Ces deux filles s’aimèrent comme deux sœurs qui s’aiment.Mademoiselle Habert offrit de prendre Pierrette chez elle, etd’éviter à Sylvie les ennuis et les embarras d’une éducation&|160;;mais le frère et la sœur répondirent que l’absence de Pierretteleur ferait un trop grand vide à la maison. L’attachement desRogron à leur petite cousine parut excessif. En voyant l’entrée demademoiselle Habert dans la place, le colonel Gouraud et l’avocatVinet prêtèrent à l’ambitieux vicaire, dans l’intérêt de sa sœur,le plan matrimonial formé par le colonel.

– Votre sœur veut vous marier, dit l’avocat à l’ex-mercier.

– A l’encontre de qui&|160;? fit Rogron. – Avec cette vieillesibylle d’institutrice, s’écria le vieux colonel en caressant sesmoustaches grises.

– Elle ne m’en a rien dit, répondit naïvement Rogron.

Une fille absolue comme l’était Sylvie devait faire des progrèsdans la voie du salut. L’influence du prêtre allait grandir danscette maison, appuyée par Sylvie qui disposait de son frère. Lesdeux libéraux, qui s’effrayèrent justement, comprirent que si leprêtre avait résolu de marier sa sœur avec Rogron, union infinimentplus sortable que celle de Sylvie et du colonel, il pousseraitSylvie aux pratiques les plus violentes de la religion, et feraitmettre Pierrette au couvent. Ils pouvaient donc perdre le prix dedix-huit mois d’efforts, de lâchetés et de flatteries. Ils furentsaisis d’une effroyable et sourde haine contre le prêtre et sasœur&|160;; et, néanmoins, ils sentirent la nécessité, pour lessuivre pied à pied, de bien vivre avec eux. Monsieur etmademoiselle Habert, qui savaient le whist et le boston, vinrenttous les soirs. L’assiduité des uns excita l’assiduité des autres.L’avocat et le colonel se sentirent en tête des adversaires aussiforts qu’eux, pressentiment que partagèrent monsieur etmademoiselle Habert. Cette situation respective était déjà uncombat. De même que le colonel faisait goûter à Sylvie les douceursinespérées d’une recherche en mariage, car elle avait fini par voirun homme digne d’elle dans Gouraud, de même mademoiselle Habertenveloppa l’ex-mercier de la ouate de ses attentions, de sesparoles et de ses regards. Aucun des deux partis ne pouvait se direce grand mot de haute politique : – Partageons&|160;? Chacunvoulait sa proie. D’ailleurs les deux fins renards de l’Oppositionprovinoise, Opposition qui grandissait, eurent le tort de se croireplus forts que le Sacerdoce : ils firent feu les premiers. Vinet,dont la reconnaissance fut réveillée par les doigts crochus del’intérêt personnel, alla chercher mademoiselle de Chargebœuf et samère. Ces deux femmes possédaient environ deux mille livres derente, et vivaient péniblement à Troyes. Mademoiselle Bathilde deChargebœuf était une de ces magnifiques créatures qui croient auxmariages par amour et changent d’opinion vers leur vingt-cinquièmeannée en se trouvant toujours filles. Vinet sut persuader à madamede Chargebœuf de joindre ses deux mille francs avec les mille écusqu’il gagnait depuis l’établissement du journal, et de venir vivreen famille à Provins, où Bathilde épouserait, dit-il, un imbécilenommé Rogron, et pourrait, spirituelle comme elle était, rivaliserla belle madame Tiphaine. L’accession de madame et de mademoisellede Chargebœuf au ménage et aux idées de Vinet donna la plus grandeconsistance au parti libéral. Cette jonction consternal’aristocratie de Provins et le parti des Tiphaine. Madame deBréautey, désespérée de voir deux femmes nobles ainsi égarées, lespria de venir chez elle. Elle gémit des fautes commises par lesRoyalistes, et devint furieuse contre ceux de Troyes en apprenantla situation de la mère et de la fille.

– Comment&|160;! il ne s’est pas trouvé quelque vieuxgentilhomme campagnard pour épouser cette chère petite, faite pourdevenir une châtelaine&|160;? disait-elle. Ils l’ont laissée monteren graine, et elle va se jeter a la tête d’un Rogron.

Elle remua tout le Département sans pouvoir y trouver un seulgentilhomme capable d’épouser une fille dont la mère n’avait quedeux mille livres de rente. Le parti des Tiphaine et le Sous-préfetse mirent aussi, mais trop tard, à la recherche de cet inconnu.Madame de Bréautey porta de terribles accusations contre l’égoïsmequi dévorait la France, fruit du matérialisme et de l’empireaccordé par les lois à l’argent : la noblesse n’était plusrien&|160;! la beauté plus rien&|160;! Des Rogron, des Vinetlivraient combat au roi de France&|160;!

Bathilde de Chargebœuf n’avait pas seulement sur sa rivalel’avantage incontestable de la beauté, mais encore celui de latoilette. Elle était d’une blancheur éclatante. A vingt-cinq ans,ses épaules entièrement développées, ses belles formes avaient uneplénitude exquise La rondeur de son cou, la pureté de ses attaches,la richesse de sa chevelure d’un blond élégant, la grâce de sonsourire, la forme distinguée de sa tête, le port et la coupe de safigure, ses beaux yeux bien placés sous un front bien taillé, sesmouvements nobles et de bonne compagnie, et sa taille encoresvelte, tout en elle s’harmoniait. Elle avait une belle main et lepied étroit. Sa santé lui donnait peut-être l’air d’une belle filled’auberge « – mais ce ne devait pas être un défaut aux yeux d’unRogron » dit la belle madame Tiphaine. Mademoiselle de Chargebœufparut la première fois assez simplement mise. Sa robe de mérinosbrun festonnée d’une broderie verte était décolletée&|160;; mais unfichu de tulle bien tendu par des cordons intérieurs, couvrait sesépaules, son dos et le corsage en s’entr’ouvrant néanmoins pardevant, quoique le fichu fût fermé par une sévigné. Sous ce délicatréseau, les beautés de Bathilde étaient encore plus coquettes, plusséduisantes. Elle ôta son chapeau de velours et son châle enarrivant, et montra ses jolies oreilles ornées de pendeloques enor. Elle avait une petite jeannette en velours qui brillait sur soncou comme l’anneau noir que la fantasque nature met à la queue d’unangora blanc. Elle savait toutes les malices des filles à marier :agiter ses mains en relevant des boucles qui ne se sont pasdérangées, faire voir ses poignets en priant Rogron de luirattacher une manchette&|160;; ce à quoi le malheureux ébloui serefusait brutalement, cachant ainsi ses émotions sous une fausseindifférence. La timidité du seul amour que ce mercier devaitéprouver dans sa vie eut toutes les allures de la haine. Sylvieautant que Céleste Habert s’y méprirent, mais non l’avocat, l’hommesupérieur de celte société stupide, et qui n’avait que le prêtrepour adversaire, car le colonel fut long-temps son allié.

De son côté, le colonel se conduisit dès lors envers Sylviecomme Bathilde envers Rogron. Il mit du linge blanc tous les soirs,il eut des cols de velours sur lesquels se détachait bien samartiale figure relevée par les deux bouts du col blanc de sachemise&|160;; il adopta le gilet de piqué blanc et se fit faireune redingote neuve en drap bleu, où brillait sa rosette rouge, letout sous prétexte de faire honneur à la belle Bathilde. Il ne fumaplus passé deux heures. Ses cheveux grisonnants furent rabattus enondes sur son crâne à ton d’ocre. Il prit enfin l’extérieur etl’attitude d’un chef de parti, d’un homme qui se disposait à menerles ennemis de la France, les Bourbons enfin, tambour battant.

Le satanique avocat et le rusé colonel jouèrent à monsieur et àmademoiselle Habert un tour encore plus cruel que la présentationde la belle mademoiselle de Chargebœuf, jugée par le parti libéralet chez les Bréautey comme dix fois plus belle que la belle madameTiphaine. Ces deux grands politiques de petite ville firent croirede proche en proche que monsieur Habert entrait dans toutes leursidées. Provins parla bientôt de lui comme d’un prêtre libéral.Mandé promptement à l’évêché, monsieur Habert fut forcé de renoncerà ses soirées chez les Rogron&|160;; mais sa sœur y alla toujours.Le salon Rogron fut dès lors constitué et devint une puissance.

Aussi vers le milieu de cette année, les intrigues politiques nefurent-elles pas moins vives dans le salon des Rogron que lesintrigues matrimoniales. Si les intérêts sourds, enfouis dans lescœurs, se livrèrent des combats acharnés, la lutte publique eut unefatale célébrité. Chacun sait que le ministère Villèle fut renversépar les élections de 1827 [Erreur du Furne : 1826.]. Au collège deProvins, Vinet, candidat libéral, à qui monsieur Cournant avaitprocuré le cens par l’acquisition d’un domaine dont le prix restaitdû, faillit l’emporter sur monsieur Tiphaine. Le Président n’eutque deux voix de majorité. A mesdames Vinet et de Chargebœuf, àVinet, au colonel se joignirent quelquefois monsieur Cournant et safemme&|160;; puis le médecin Néraud, un homme dont la jeunesseavait été bien orageuse, mais qui voyait sérieusement la vie&|160;;il s’était adonné, disait-on, à l’étude, et avait, à entendre leslibéraux, beaucoup plus de moyens que monsieur Martener. Les Rogronne comprenaient pas plus leur triomphe qu’ils n’avaient comprisleur ostracisme.

La belle Bathilde de Chargebœuf, à qui Vinet montra Pierrettecomme son ennemie, était horriblement dédaigneuse pour elle.L’intérêt général exigeait l’abaissement de cette pauvre victime.Madame Vinet ne pouvait rien pour cette enfant broyée entre desintérêts implacables qu’elle avait fini par comprendre. Sans levouloir impérieux de son mari, elle ne serait pas venue chez lesRogron, elle y souffrait trop de voir maltraiter cette jolie petitecréature qui se serrait près d’elle en devinant une protectionsecrète et qui lui demandait de lui apprendre tel ou tel point, delui enseigner une broderie. Pierrette montrait ainsi que, traitéedoucement, elle comprenait et réussissait à merveille. Madame Vinetn’était plus utile, elle ne vint plus. Sylvie, qui caressait encorel’idée du mariage, vit enfin dans Pierrette un obstacle : Pierretteavait près de quatorze ans, sa blancheur maladive dont lessymptômes étaient négligés par cette ignorante vieille fille, larendait ravissante. Sylvie conçut alors la belle idée de compenserles dépenses que lui causait Pierrette en en faisant une servante.Vinet comme ayant-cause des Chargebœuf, mademoiselle Habert,Gouraud, tous les habitués influents engagèrent Sylvie à renvoyerla grosse Adèle. Pierrette ne ferait-elle pas la cuisine et nesoignerait-elle pas la maison&|160;? Quand il y aurait tropd’ouvrage, elle serait quitte pour prendre la femme de ménage ducolonel, une personne très-entendue et l’un des cordons bleus deProvins. Pierrette devait savoir faire la cuisine, frotter, dit lesinistre avocat, balayer, tenir une maison propre, aller au marché,apprendre le prix des choses. La pauvre petite, dont le dévouementégalait la générosité, s’offrit elle-même, heureuse d’acquitterainsi le pain si dur qu’elle mangeait dans cette maison. Adèle futrenvoyée. Pierrette perdit ainsi la seule personne qui l’eûtpeut-être protégée. Malgré sa force, elle fut dès ce momentaccablée physiquement et moralement. Ces deux célibataires eurentpour elle bien moins d’égards que pour une domestique, elle leurappartenait&|160;! Aussi fut-elle grondée pour des riens, pour unpeu de poussière oubliée sur le marbre de la cheminée ou sur unglobe de verre. Ces objets de luxe qu’elle avait tant admirés luidevinrent odieux. Malgré son désir de bien faire, son inexorablecousine trouvait toujours à reprendre dans ce qu’elle avait fait.En deux ans, Pierrette ne reçut pas un compliment, n’entendit pasune parole affectueuse. Le bonheur pour elle était de ne pas êtregrondée. Elle supportait avec une patience angélique les humeursnoires de ces deux célibataires à qui les sentiments doux étaiententièrement inconnus, et qui tous les jours lui faisaient sentir sadépendance. Cette vie où la jeune fille se trouvait, entre ces deuxmerciers, comme pressée entre les deux lèvres d’un étau, augmentasa maladie. Elle éprouva des troubles intérieurs si violents, deschagrins secrets si subits dans leurs explosions, que sesdéveloppements furent irrémédiablement contrariés. Pierrette arrivadonc lentement par des douleurs épouvantables, mais cachées, àl’état où la vit son ami d’enfance en la saluant, sur la petiteplace, de sa romance bretonne.

Avant d’entrer dans le drame domestique que la venue de Brigautdétermina dans la maison Rogron, il est nécessaire, pour ne pasl’interrompre, d’expliquer l’établissement du Breton à Provins, caril fut en quelque sorte un personnage muet de cette scène. En sesauvant, Brigaut fut non-seulement effrayé du geste de Pierrette,mais encore du changement de sa jeune amie : à peine l’eût-ilreconnue sans la voix, les yeux et les gestes qui lui rappelèrentsa petite camarade si vive, si gaie et néanmoins si tendre. Quandil fut loin de la maison, ses jambes tremblèrent sous lui&|160;; ileut chaud dans le dos&|160;! Il avait vu l’ombre de Pierrette etnon Pierrette. Il grimpa dans la haute ville, pensif, inquiet,jusqu’à ce qu’il eût trouvé un endroit d’où il pouvait apercevoirla place et la maison de Pierrette&|160;; il la contempladouloureusement, perdu dans des pensées infinies, comme un malheurdans lequel on entre sans savoir où il s’arrête. Pierrettesouffrait, elle n’était pas heureuse, elle regrettait laBretagne&|160;! qu’avait-elle&|160;? Toutes ces questions passèrentet repassèrent dans le cœur de Brigaut en le déchirant, et luirévélèrent à lui-même l’étendue de son affection pour sa petitesœur d’adoption. Il est extrêmement rare que les passions entreenfants de sexes différents subsistent. Le charmant roman de Paulet Vir- ginie, pas plus que celui de Pierrette et de Brigaut, netranchent la question que soulève ce fait moral, si étrange.L’histoire moderne n’offre que l’illustre exception de la sublimemarquise de Pescaire et de son mari : destinés l’un à l’autre parleurs parents dés l’âge de quatorze ans, ils s’adorèrent et semarièrent&|160;; leur union donna le spectacle au seizième siècled’un amour conjugal infini, sans nuages. Devenue veuve àtrente-quatre ans, la marquise, belle, spirituelle, universellementadorée, refusa des rois, et s’enterra dans un couvent où elle nevit, n’entendit plus que les religieuses. Cet amour si complet sedéveloppa soudain dans le cœur du pauvre ouvrier breton. Pierretteet lui s’étaient si souvent protégés l’un l’autre, il avait été sicontent de lui apporter l’argent de son voyage, il avait faillimourir pour avoir suivi la diligence, et Pierrette n’en avait riensu&|160;! Ce souvenir avait souvent réchauffé les heures froides desa pénible vie durant ces trois années. Il s’était perfectionnépour Pierrette, il avait appris son état pour Pierrette, il étaitvenu pour Pierrette à Paris en se proposant d’y faire fortune pourelle. Après y avoir passé quinze jours, il n’avait pas tenu àl’idée de la voir, il avait marché depuis le samedi soir jusqu’à celundi matin, il comptait retourner à Paris&|160;; mais la touchanteapparition de sa petite amie le clouait à Provins. Un admirablemagnétisme encore contesté, malgré tant de preuves, agissait surlui à son insu : des larmes lui roulaient dans les yeux pendant quedes larmes obscurcissaient ceux de Pierrette. Si, pour elle, ilétait la Bretagne et la plus heureuse enfance&|160;; pour lui,Pierrette était la vie&|160;! A seize ans, Brigaut ne savait encoreni dessiner ni profiler une corniche, il ignorait bien deschoses&|160;; mais, à ses pièces, il avait gagné quatre à cinqfrancs par jour. Il pouvait donc vivre à Provins, il y serait àportée de Pierrette, il achèverait d’apprendre son état enchoisissant pour maître le meilleur menuisier de la ville, etveillerait sur Pierrette. En un moment le parti de Brigaut futpris. L’ouvrier courut à Paris, fit ses comptes, y reprit sonlivret, son bagage et ses outils. Trois jours après, il étaitcompagnon chez monsieur Frappier, le premier menuisier de Provins.Les ouvriers actifs, rangés, ennemis du bruit et du cabaret, sontassez rares pour que les maîtres tiennent à un jeune homme commeBrigaut. Pour terminer l’histoire du Breton sur ce point, au boutd’une quinzaine il devint maître compagnon, fut logé, nourri chezFrappier qui lui montra le calcul et le dessin linéaire. Cemenuisier demeure dans la Crand’rue à une centaine de pas de lapetite place longue au bout de laquelle était la maison des Rogron.Brigaut enterra son amour dans son cœur et ne commit pas la moindreindiscrétion. Il se fit conter par madame Frappier l’histoire desRogron&|160;; elle lui dit la manière dont s’y était pris le vieilaubergiste pour avoir la succession du bonhomme Auffray. Brigauteut des renseignements sur le caractère du mercier Rogron et de sasœur. Il surprit Pierrette au marché le matin avec sa cousine, etfrissonna de lui voir au bras un panier plein de provisions. Ilalla revoir Pierrette le dimanche à l’église, où la Bretonne semontrait dans ses atours. Là, pour la première fois, Brigaut vitque Pierrette était mademoiselle Lorrain. Pierrette aperçut sonami, mais elle lui fit un signe mystérieux pour l’engager àdemeurer bien caché. Il y eut un monde de choses dans ce geste,comme dans celui par lequel, quinze jours auparavant, elle l’avaitengagé à se sauver. Quelle fortune ne devait-il pas faire en dixans pour pouvoir épouser sa petite amie d’enfance, à qui les Rogrondevaient laisser une maison, cent arpents de terre et douze millelivres de rente, sans compter leurs économies&|160;! Le persévérantBreton ne voulut pas tenter fortune sans avoir acquis lesconnaissances qui lui manquaient. S’instruire à Paris ous’instruire à Provins, tant qu’il ne s’agissait que de théorie, ilpréféra rester près de Pierrette, à laquelle d’ailleurs il voulaitexpliquer et ses projets et l’espèce de protection sur laquelleelle pouvait compter. Enfin il ne voulait pas la quitter sans avoirpénétré le mystère de cette pâleur qui atteignait déjà la vie dansl’organe qu’elle déserte en dernier, les yeux&|160;; sans savoird’où venaient ces souffrances qui lui donnaient l’air d’une fillecourbée sous la faux de la mort, et près de tomber. Ces deux signestouchants, qui ne démentaient pas leur amitié, mais quirecommandaient la plus grande réserve, jetèrent la terreur dansl’âme du Breton. Evidemment Pierrette lui commandait de l’attendre,et de ne pas chercher à la voir&|160;; autrement il y avait danger,péril pour elle. En sortant de l’église, elle put lui lancer unregard, et Brigaut vit les yeux de Pierrette pleins de larmes. LeBreton aurait trouvé la quadrature du cercle avant de deviner cequi s’était passé dans la maison des Rogron, depuis sonarrivée.

Ce ne fut pas sans de vives appréhensions que Pierrettedescendit de sa chambre le matin où Brigaut avait surgi dans sonrêve matinal comme un autre rêve. Pour se lever, pour ouvrir lafenêtre, mademoiselle Rogron avait dû entendre ce chant et cesparoles assez compromettantes aux oreilles d’une vieillefille&|160;; mais Pierrette ignorait les faits qui rendaient sacousine si alerte. Sylvie avait de puissantes raisons pour se leveret pour accourir à sa fenêtre. Depuis environ huit jours,d’étranges événements secrets, de cruels sentiments agitaient lesprincipaux personnages du salon Rogron. Ces événements inconnus,cachés soigneusement de part et d’autre, allaient retomber commeune froide avalanche sur Pierrette. Ce monde de chosesmystérieuses, et qu’il faudrait peut-être nommer les immondices ducœur humain, gisent à la base des plus grandes révolutionspolitiques, sociales ou domestiques&|160;; mais en les disant,peut-être est-il extrêmement utile d’expliquer que leur traductionalgébrique, quoique vraie, est infidèle sous le rapport de laforme. Ces calculs profonds ne parlent pas aussi brutalement quel’histoire les exprime. Vouloir rendre les circonlocutions, lesprécautions oratoires, les longues conversations où l’espritobscurcit à dessein la lumière qu’il y porte, où la parolemielleuse délaie le venin de certaines intentions, ce serait tenterun livre aussi long que le magnifique poème appelé ClarisseHarlowe. Mademoiselle Habert et mademoiselle Sylvie avaient uneégale envie de se marier&|160;; mais l’une était de dix ans moinsâgée que l’autre, et les probabilités permettaient à Céleste Habertde penser que ses enfants auraient toute la fortune des Rogron.Sylvie arrivait à quarante-deux ans, âge auquel le mariage peutoffrir des dangers. En se confiant leurs idées pour se demanderl’une à l’autre une approbation, Céleste Habert, mise en œuvre parl’abbé vindicatif, avait éclairé Sylvie sur les prétendus périls desa position. Le colonel, homme violent, d’une santé militaire, grosgarçon de quarante-cinq ans, devait pratiquer la morale de tous lescontes de fées : Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants.Ce bonheur fit trembler Sylvie, elle eut peur de mourir, idée quiravage de fond en comble les célibataires. Mais le ministèreMartignac, cette seconde victoire de la chambre qui renversa leministère Villèle, était nommé. Le parti Vinet marchait la têtehaute dans Provins. Vinet, maintenant le premier avocat de la Brie,gagnait tout ce qu’il voulait, selon un mot populaire. Vinet étaitun personnage. Les libéraux prophétisaient son avénement, il seraitcertainement Député, procureur-général. Quant au colonel, ildeviendrait maire de Provins. Ah&|160;! régner comme régnait madameGarceland, être la femme du maire, Sylvie ne tint pas contre cetteespérance, elle voulut consulter un médecin, quoi- qu’uneconsultation pût la couvrir de ridicule. Ces deux filles, l’unevictorieuse de l’autre et sûre de la mener en laisse, inventèrentun de ces traquenards que les femmes conseillées par un prêtresavent si bien apprêter. Consulter monsieur Néraud, le médecin deslibéraux, l’antagoniste de monsieur Martener, était une faute.Céleste Habert offrit à Sylvie de la cacher dans son cabinet detoilette, et de consulter pour elle-même, sur ce chapitre, monsieurMartener, le médecin de son pensionnat. Complice ou non de Céleste,Martener répondit à sa cliente que le danger existait déjà, quoiquefaible, chez une fille de trente ans. – Mais votre constitution,lui dit-il en terminant, vous permet de ne rien craindre.

– Et pour une femme de quarante ans passés&|160;? ditmademoiselle Céleste Habert.

– Une femme de quarante ans, mariée et qui a eu des enfants, n’arien à redouter.

– Mais une fille sage, très-sage, comme mademoiselle Rogron, parexemple&|160;?

– Sage&|160;! il n’y a plus de doute, dit monsieur Martener. Unaccouchement heureux est alors un de ces miracles que Dieu sepermet, mais rarement.

– Et pourquoi&|160;? dit Céleste Habert.

Le médecin répondit par une description pathologiqueeffrayante&|160;; il expliqua comment l’élasticité donnée par lanature dans la jeunesse aux muscles, aux os, n’existait plus à uncertain âge, surtout chez les femmes que leur profession avaitrendues sédentaires pendant long-temps comme mademoiselleRogron.

– Ainsi, passé quarante ans, une fille vertueuse ne doit plus semarier&|160;?

– Ou attendre, répondit le médecin&|160;; mais alors ce n’estplus le mariage, c’est une association d’intérêts : autrement, queserait-ce&|160;?

Enfin il résulta de cet entretien, clairement, sérieusement,scientifiquement et raisonnablement, que, passé quarante ans, unefille vertueuse ne devait pas trop se marier. Quand monsieurMartener fut parti, mademoiselle Céleste Habert trouva mademoiselleRogron verte et jaune, les pupilles dilatées, enfin dans un étateffrayant.

– Vous aimez donc bien le colonel&|160;? lui dit-elle.

– J’espérais encore, répondit la vieille fille. – Eh&|160;!bien, attendez, s’écria jésuitiquement mademoiselle Habert quisavait bien que le temps ferait justice du colonel.

Cependant la moralité de ce mariage était douteuse. Sylvie allasonder sa conscience au fond du confessionnal. Le sévère directeurexpliqua les opinions de l’Eglise, qui ne voit dans le mariage quela propagation de l’humanité, qui réprouve les secondes noces etflétrit les passions sans but social. Les perplexités de SylvieRogron furent extrêmes. Ces combats intérieurs donnèrent une forceétrange à sa passion et lui prêtèrent l’inexplicable attrait quedepuis Eve les choses défendues offrent aux femmes. Le trouble demademoiselle Rogron ne put échapper à l’oeil clairvoyant del’avocat.

Un soir, après la partie, Vinet s’approcha de sa chère amieSylvie, la prit par la main, et alla s’asseoir avec elle sur un descanapés.

– Vous avez quelque chose, lui dit-il à l’oreille.

Elle inclina tristement la tête. L’avocat laissa partir Rogron,resta seul avec la vieille fille et lui tira les vers du cœur.

– Bien joué, l’abbé&|160;! mais tu as joué pour moi,s’écria-t-il en lui-même, après avoir entendu toutes lesconsultations secrètes faites par Sylvie, et dont la dernière étaitla plus effrayante.

Ce rusé renard judiciaire fut plus terrible encore que lemédecin dans ses explications&|160;; il conseilla le mariage, maisdans une dizaine d’années seulement, pour plus de sécurité.L’avocat jura que toute la fortune des Rogron appartiendrait àBathilde. Il se frotta les mains, son museau s’affina, tout encourant après madame et mademoiselle de Chargebœuf, qu’il avaitlaissées en route avec leur domestique armée d’une lanterne.L’influence qu’exerçait monsieur Habert, médecin de l’âme, Vinet,le médecin de la bourse, la contre-balançait parfaitement. Rogronétait fort peu dévot&|160;; ainsi l’Homme d’Eglise et l’Homme deLoi, ces deux robes noires se trouvaient manche à manche. Enapprenant la victoire remportée par mademoiselle Habert, quicroyait épouser Rogron, sur Sylvie hésitant entre la peur de mouriret la joie d’être baronne, l’avocat aperçut la possibilité de fairedisparaître le colonel du champ de bataille. Il connaissait assezRogron pour trouver un moyen de le marier avec la belle Bathilde.Rogron n’avait pu résister aux attaques de mademoiselle deChargebœuf. Vinet savait que la première fois que Rogron seraitseul avec Bathilde et lui, leur mariage serait décidé. Rogron enétait venu au point d’attacher les yeux sur ma- demoiselle Habert,tant il avait peur de regarder Bathilde. Vinet venait de voir àquel point Sylvie aimait le colonel. Il comprit l’étendue d’unepareille passion chez une vieille fille, également rongée dedévotion&|160;; et il eut bientôt trouvé le moyen de perdre à lafois Pierrette et le colonel, espérant d’être débarrassé de l’unpar l’autre.

Le lendemain matin, après l’audience, il rencontra, selon leurhabitude quotidienne, le colonel en promenade avec Rogron.

Quand ces trois hommes allaient ensemble, leur réunion faisaittoujours causer la ville. Ce triumvirat, en horreur au sous-préfet,à la magistrature, au parti des Tiphaine, était un tribunat dontles libéraux de Provins tiraient vanité. Vinet rédigeait leCourrier à lui seul, il était la tête du parti&|160;; le colonel,gérant responsable du journal, était le bras&|160;; Rogron était lenerf avec son argent, il était censé le lien entre leComité-directeur de Provins et le Comité-directeur de Paris. Aécouter les Tiphaine, ces trois hommes étaient toujours à machinerquelque chose contre le Gouvernement, tandis que les libéraux lesadmiraient comme les défenseurs du peuple. Quand l’avocat vitRogron revenant vers la place, ramené au logis par l’heure dudîner, il empêcha le colonel, en lui prenant le bras, d’accompagnerl’ex-mercier.

– Hé&|160;! bien, colonel, lui dit-il, je vais vous ôter ungrand poids de dessus les épaules&|160;; vous épouserez mieux queSylvie : en vous y prenant bien, vous pouvez épouser dans deux ansla petite Pierrette Lorrain.

Et il lui raconta les effets de la manœuvre du jésuite.

– Quelle botte secrète, et comme elle est tirée delongueur&|160;! dit le colonel.

– Colonel, reprit gravement Vinet, Pierrette est une charmantecréature, vous pouvez être heureux le reste de vos jours, et vousavez une si belle santé que ce mariage n’aura pas pour vous lesinconvénients habituels des unions disproportionnées&|160;; mais necroyez pas facile cet échange d’un sort affreux contre un sortagréable. Faire passer votre amante à l’état de confidente est uneopération aussi périlleuse que, dans votre métier, le passage d’unerivière sous le feu de l’ennemi. Fin comme un colonel de cavalerieque vous êtes, vous étudierez la position et vous manœuvrerez avecla supériorité que nous avons eue jusqu’à présent et qui nous avalu notre situation actuelle. Si je suis Procureur-Général unjour, vous pouvez commander le Département. Ah&|160;! si vous aviezété électeur&|160;! nous serions plus avancés, j’eusse acheté lesdeux voix de ces deux employés en les désintéressant de la perte deleurs places, et nous aurions eu la majorité. Je siégerais auprèsdes Dupin, des Casimir Périer, et…

Le colonel avait pensé depuis long-temps à Pierrette, mais ilcachait cette pensée avec une profonde dissimulation&|160;; aussisa brutalité envers Pierrette n’était-elle qu’apparente. L’enfantne s’expliquait pas pourquoi le prétendu camarade de son père latraitait si mal, quand il lui passait la main sous le mouton et luifaisait une caresse paternelle en la rencontrant seule. Depuis laconfidence de Vinet relativement à la terreur que le mariagecausait à mademoiselle Sylvie, Gouraud avait cherché les occasionsde trouver Pierrette seule, et le rude colonel était alors douxcomme un chat : il lui disait combien Lorrain était brave, et quelmalheur pour elle qu’il fût mort&|160;!

Quelques jours avant l’arrivée de Brigaut, Sylvie avait surprisGouraud et Pierrette. La jalousie était donc entrée dans ce cœuravec une violence monastique. La jalousie, passion éminemmentcrédule, soupçonneuse, est celle où la fantaisie a le plusd’action&|160;; mais elle ne donne pas d’esprit, elle en ôte&|160;;et, chez Sylvie, cette passion devait amener d’étranges idées.Sylvie imagina que l’homme qui venait de prononcer ce mot madame lamariée à Pierrette était le colonel. En attribuant ce rendez-vousau colonel, Sylvie croyait avoir raison, car, depuis une semaine,les manières de Gouraud lui semblaient changées. Cet homme était leseul qui, dans la solitude où elle avait vécu, se fût occupéd’elle, elle l’observait donc de tous ses yeux, de tout sonentendement&|160;; et à force de se livrer à des espérances, tour àtour florissantes ou détruites, elle en avait fait une chose d’unesi grande étendue, qu’elle y éprouvait les effets d’un miragemoral. Selon une belle expression vulgaire, à force de regarder,elle n’y voyait souvent plus rien. Elle repoussait et combattaitvictorieusement et tour à tour la supposition de cette rivalitéchimérique. Elle faisait un parallèle entre elle et Pierrette :elle avait quarante ans et des cheveux gris&|160;; Pierrette étaitune petite fille délicieuse de blancheur, avec des yeux d’unetendresse à réchauffer un cœur mort. Elle avait entendu dire queles hommes de cinquante ans aimaient les petites filles dans legenre de Pierrette. Avant que le colonel se rangeât et fré- quentâtla maison Rogron, Sylvie avait écouté dans le salon Tiphained’étranges choses sur Gouraud et sur ses mœurs. Les vieilles fillesont en amour les idées platoniques exagérées que professent lesjeunes filles de vingt ans, elles ont conservé des doctrinesabsolues comme tous ceux qui n’ont pas expérimenté la vie, éprouvécombien les forces majeures sociales modifient, écornent et fontfaillir ces belles et nobles idées. Pour Sylvie, être trompée parce colonel était une pensée qui lui martelait la cervelle. Depuisce temps que tout célibataire oisif passe au lit entre son réveilet son lever, la vieille fille s’était donc occupée d’elle, dePierrette et de la romance qui l’avait réveillée par le mot demariage. En fille sotte, au lieu de regarder l’amoureux entre sespersiennes, elle avait ouvert sa fenêtre sans penser que Pierrettel’entendrait. Si elle avait eu le vulgaire esprit de l’espion, elleaurait vu Brigaut, et le drame fatal alors commencé n’aurait pas eulieu.

Pierrette, malgré sa faiblesse, ôta les barres de bois quimaintenaient les volets de la cuisine, les ouvrit et les accrocha,puis elle alla ouvrir également la porte du corridor donnant sur lejardin. Elle prit les différents balais nécessaires à balayer letapis, la salle à manger, le corridor, les escaliers, enfin pourtout nettoyer, avec un soin, une exactitude qu’aucune servante,fût-elle hollandaise, ne mettrait à son ouvrage : elle haïssaittant les réprimandes&|160;! Pour elle, le bonheur consistait à voirles petits yeux bleus, pâles et froids de sa cousine, non passatisfaits, ils ne le paraissaient jamais, mais seulement calmes,après qu’elle avait jeté partout son regard de propriétaire, ceregard inexplicable qui voit ce qui échappe aux yeux les plusobservateurs. Pierrette avait déjà la peau moite quand elle revintà la cuisine y tout mettre en ordre, allumer les fourneaux afin depouvoir porter du feu chez son cousin et sa cousine en leurapportant à chacun de l’eau chaude pour leur toilette, elle quin’en avait pas pour la sienne&|160;! Elle mit le couvert pour ledéjeuner et chauffa le poêle de la salle. Pour ces différentsservices, elle allait quelquefois à la cave chercher de petitsfagots, et quittait un lieu frais pour un lieu chaud, un lieu chaudpour un lieu froid et humide. Ces transitions subites, accompliesavec l’entraînement de la jeunesse, souvent pour éviter un mot dur,pour obéir à un ordre, causaient des aggravations sans remède dansl’état de sa santé. Pierrette ne se savait pas malade. Cependantelle commençait à souffrir&|160;; elle avait des appétits étranges,elle les cachait&|160;; elle aimait les salades crues et lesdévorait en secret. L’innocente enfant ignorait complètement que sasituation constituait une maladie grave et voulait les plus grandesprécautions. Avant l’arrivée de Brigaut, si ce Néraud, qui pouvaitse reprocher la mort de la grand’mère, eût révélé ce danger mortelà la petite-fille, Pierrette eût souri : elle trouvait tropd’amertume à la vie pour ne pas sourire à la mort. Mais depuisquelques instants, elle qui joignait à ses souffrances corporellesles souffrances de la nostalgie bretonne, maladie morale si connueque les colonels y ont égard pour les Bretons qui se trouvent dansleurs régiments, elle aimait Provins&|160;! La vue de cette fleurd’or, ce chant, la présence de son ami d’enfance l’avait raniméecomme une plante depuis long-temps sans eau reverdit après unelongue pluie. Elle voulait vivre, elle croyait ne pas avoirsouffert&|160;! Elle se glissa timidement chez sa cousine, y fit lefeu, y laissa la bouilloire, échangea quelques paroles, allaréveiller son tuteur, et descendit prendre le lait, le pain ettoutes les provisions que les fournisseurs apportaient. Elle restapendant quelque temps sur le seuil de la porte, espérant queBrigaut aurait l’esprit de revenir&|160;; mais Brigaut était déjàsur la route de Paris. Elle avait arrangé la salle, elle étaitoccupée à la cuisine, quand elle entendit sa cousine descendantl’escalier. Mademoiselle Sylvie Rogron apparut dans sa robe dechambre de taffetas couleur carmélite, un bonnet de tulle orné decoques sur sa tête, son tour de faux cheveux assez mal mis, sacamisole par-dessus sa robe, les pieds dans ses pantouflestraînantes. Elle passa tout en revue, et vint trouver sa cousinequi l’attendait pour savoir de quoi se composerait le déjeuner.

– Ah&|160;! vous voilà donc, mademoiselle l’amoureuse&|160;? ditSylvie à Pierrette d’un ton moitié gai, moitié railleur.

– Plaît-il, ma cousine&|160;?

– Vous êtes entrée chez moi comme une sournoise et vous en êtessortie de même&|160;; vous deviez cependant bien savoir que j’avaisà vous parler.

– Moi…

– Vous avez eu ce matin une sérénade ni plus ni moins qu’uneprincesse.

– Une sérénade&|160;? s’écria Pierrette.

– Une sérénade&|160;? reprit Sylvie en l’imitant. Et vous avezun amant. – Ma cousine, qu’est-ce qu’un amant&|160;?

Sylvie évita de répondre et lui dit : – Osez dire, mademoiselle,qu’il n’est pas venu sous nos fenêtres un homme vous parlermariage&|160;!

La persécution avait appris à Pierrette les ruses nécessairesaux esclaves, elle répondit hardiment : – Je ne sais pas ce quevous voulez dire.

– Mon chien&|160;? dit aigrement la vieille fille.

– Ma cousine, reprit humblement Pierrette.

– Vous ne vous êtes pas levée non plus, et vous n’êtes pas alléenon plus nu-pieds à votre fenêtre, ce qui vous vaudra quelque bonnemaladie. Attrape&|160;! Ce sera bien fait pour vous. Et vous n’avezpeut-être pas parlé à votre amoureux&|160;?

– Non, ma cousine.

– Je vous connaissais bien des défauts, mais je ne vous savaispas celui de mentir. Pensez-y bien, mademoiselle&|160;! il fautnous dire et nous expliquer à votre cousin et à moi la scène de cematin, sans quoi votre tuteur verra à prendre des mesuresrigoureuses.

La vieille fille, dévorée de jalousie et de curiosité, procédaitpar intimidation. Pierrette fit comme les gens qui souffrent audelà de leurs forces, elle garda le silence. Ce silence est, pourtous les êtres attaqués, le seul moyen de triompher : il lasse lescharges cosaques des envieux, les sauvages escarmouches desennemis&|160;; il donne une victoire écrasante et complète. Quoi deplus complet que le silence&|160;? Il est absolu, n’est-ce pas unedes manières d’être de l’infini&|160;? Sylvie examina Pierrette àla dérobée. L’enfant rougissait, mais sa rougeur, au lieu d’êtregénérale, se divisait par plaques inégales aux pommettes, partaches ardentes, et d’un ton significatif. En voyant ces symptômesde maladie, une mère eût aussitôt changé de ton, elle aurait priscette enfant sur ses genoux, elle l’eût questionnée, elle auraitdéjà depuis long-temps admiré mille preuves de la complète, de lasublime innocence de Pierrette, elle aurait deviné sa maladie etcompris que les humeurs et le sang détournés de leur voie sejetaient sur les poumons après avoir troublé les fonctionsdigestives. Ces taches éloquentes lui eussent appris l’imminenced’un danger mortel. Mais une vieille fille chez qui les sentimentsque nourrit la famille n’avaient jamais été réveillés, à qui lesbesoins de l’enfance, les précautions voulues par l’adolescenceétaient inconnus, ne pouvait avoir aucune des indulgences et descompatissances inspirées par les mille événements de la vieménagère conjugale. Les souffrances de la misère, au lieu de luiattendrir le cœur, y avaient fait des calus.

– Elle rougit, elle est en faute&|160;! se dit Sylvie. Lesilence de Pierrette fut donc interprété dans le plus mauvaissens.

– Pierrette, dit-elle, avant que votre cousin ne descende, nousallons causer. Venez, dit-elle d’un ton plus doux. Fermez la portede la rue. Si quelqu’un vient, on sonnera, nous entendronsbien.

Malgré le brouillard humide qui s’élevait au-dessus de larivière, Sylvie emmena Pierrette par l’allée sablée qui serpentaità travers les gazons jusqu’au bord de la terrasse en rochersrocaillés, quai pittoresque, meublé d’iris et de plantes d’eau. Lavieille cousine changea de système&|160;; elle voulut essayer deprendre Pierrette par la douceur. L’hyène allait se fairechatte.

– Pierrette, lui dit-elle, vous n’êtes plus un enfant, vousallez bientôt mettre le pied dans votre quinzième année, et il n’yaurait rien d’étonnant à ce que vous eussiez un amant.

– Mais, ma cousine, dit Pierrette en levant les yeux avec unedouceur angélique vers le visage aigre et froid de sa cousine quiavait pris son air de vendeuse, qu’est-ce qu’un amant&|160;?

Il fut impossible à Sylvie de définir avec justesse et décenceun amant à la pupille de son frère. Au lieu de voir dans cettequestion l’effet d’une adorable innocence, elle y vit de lafausseté.

– Un amant, Pierrette, est un homme qui nous aime et qui veutnous épouser.

– Ah&|160;! dit Pierrette. Quand on est d’accord en Bretagne,nous appelons alors ce jeune homme un prétendu&|160;!

– Hé&|160;! bien, songez qu’en avouant vos sentiments pour unhomme, il n’y a pas le moindre mal, ma petite. Le mal est dans lesecret. Avez-vous plu par hasard à quelques-uns des hommes quiviennent ici&|160;?

– Je ne le crois pas.

– Vous n’en aimez aucun&|160;?

– Aucun&|160;!

– Bien sûr&|160;?

– Bien sûr.

– Regardez-moi, Pierrette&|160;?

Pierrette regarda sa cousine.

– Un homme vous a cependant appelée sur la place cematin&|160;?

Pierrette baissa les yeux. – Vous êtes allée à votre fenêtre,vous l’avez ouverte et vous avez parlé&|160;!

– Non, ma cousine, j’ai voulu savoir quel temps il faisait, etj’ai vu sur la place un paysan.

– Pierrette, depuis votre première communion, vous avez beaucoupgagné, vous êtes obéissante et pieuse, vous aimez vos parents etDieu&|160;; je suis contente de vous, je ne vous le disais pointpour ne pas enfler votre orgueil…

Cette horrible fille prenait l’abattement, la soumission, lesilence de la misère pour des vertus&|160;! Une des plus douceschoses qui puissent consoler les Souffrants, les Martyrs, lesArtistes au fort de la Passion divine que leur imposent l’Envie etla Haine, est de trouver l’éloge là où ils ont toujours trouvé lacensure et la mauvaise foi. Pierrette leva donc sur sa cousine desyeux attendris et se sentit près de lui pardonner toutes lesdouleurs qu’elle lui avait faites.

– Mais si tout cela n’est qu’hypocrisie, si je dois voir en vousun serpent que j’aurai réchauffé dans mon sein, vous seriez uneinfâme, une horrible créature&|160;!

– Je ne crois pas avoir de reproches à me faire, dit Pierretteen éprouvant une horrible contraction au cœur par le passage subitde cette louange inespérée au terrible accent de l’hyène.

– Vous savez qu’un mensonge est un péché mortel&|160;?

– Oui, ma cousine.

– Hé&|160;! bien, vous êtes devant Dieu&|160;! dit la vieillefille en lui montrant par un geste solennel les jardins et le ciel,jurez-moi que vous ne connaissiez pas ce paysan.

– Je ne jurerai pas, dit Pierrette.

– Ah&|160;! ce n’était pas un paysan, petite vipère&|160;!

Pierrette se sauva comme une biche effrayée à travers le jardin,épouvantée de cette question morale. Sa cousine l’appela d’une voixterrible.

– On sonne, répondit-elle.

– Ah&|160;! quelle petite sournoise, se dit Sylvie, elle al’esprit retors, et maintenant je suis sûre que cette petitecouleuvre entortille le colonel. Elle nous a entendus dire qu’ilétait baron. Etre baronne&|160;! petite sotte&|160;! Oh&|160;! jeme débarrasserai d’elle en la mettant en apprentissage, et tôt.

Sylvie resta si bien perdue dans ses pensées, qu’elle ne vit passon frère descendant l’allée et regardant les désastres produitspar la gelée sur ses dahlias [Faute habituelle à Balzac :dalhias.].

– Eh&|160;! bien, Sylvie, à quoi penses-tu donc là&|160;? j’aicru que tu regardais des poissons&|160;! quelquefois il y en a quisautent hors de l’eau.

– Non, dit-elle.

– Eh&|160;! bien, comment as-tu dormi&|160;? Et il se mit à luiraconter ses rêves de la nuit. Ne me trouves-tu pas le teintmâchuré&|160;? Autre mot du vocabulaire Rogron.

Depuis que Rogron aimait, ne profanons pas ce mot, désiraitmademoiselle de Chargebœuf, il s’inquiétait beaucoup de son air etde lui-même. Pierrette descendit en ce moment le perron et annonçade loin que le déjeuner était prêt. En voyant sa cousine, le teintde Sylvie se plaqua de vert et jaunit : toute sa bile se mit enmouvement. Elle regarda le corridor et trouva que Pierrette auraitdû l’avoir frotté.

– Je frotterai si vous le voulez, répondit cet ange en ignorantle danger auquel ce travail expose une jeune fille.

La salle à manger était irréprochablement arrangée. Sylvies’assit et affecta pendant tout le déjeuner d’avoir besoin dechoses auxquelles elle n’aurait pas songé dans un état calme etqu’elle demanda pour faire lever Pierrette en saisissant le momentoù la pauvre petite se remettait à manger. Mais une tracasserie nesuffisait pas, elle cherchait un sujet de reproche, et elle secolérait intérieurement de n’en pas trouver. S’il y avait eu desœufs frais, elle aurait eu certes à se plaindre de la cuisson dusien. Elle répondait à peine aux sottes questions de son frère, etcependant elle ne regardait que lui. Ses yeux évitaient Pierrette.Pierrette était éminemment sensible à ce manége. Pierrette apportale café de sa cousine comme celui de son cousin, dans un grandgobelet d’argent où elle faisait chauffer le lait mélangé de crèmeau bain-marie. Le frère et la sœur y mêlaient eux-mêmes le cafénoir fait par Sylvie, en doses convenables. Quand elle eutminutieusement préparé sa jouissance, elle aperçut une légèrepoussière de café&|160;; elle la saisit avec affectation dans letourbillon jaune, la regarda, se pencha pour la mieux voir. L’orageéclata.

– Qu’est-ce que tu as&|160;? dit Rogron.

– J’ai… que mademoiselle a mis de la cendre dans mon café. Commec’est agréable de prendre du café à la cendre&|160;?… Hé&|160;! cen’est pas étonnant : on ne fait jamais bien deux choses à la fois.Elle pensait bien au café&|160;! Un merle aurait pu voler par sacuisine, elle n’y aurait pas pris garde ce matin&|160;! commentaurait-elle pu voir voler la cendre&|160;? Et puis le café de sacousine&|160;! Ah&|160;! cela lui est bien égal.

Elle parla sur ce ton pendant qu’elle mettait sur le bord del’assiette la poudre de café passée à travers le filtre, etquelques grains de sucre qui ne fondaient pas.

– Mais, ma cousine, c’est du café, dit Pierrette.

– Ah&|160;! c’est moi qui mens&|160;? s’écria Sylvie enregardant Pierrette et la foudroyant par une effroyable lueur queson oeil dégageait en colère.

Ces organisations que la passion n’a point ravagées ont à leurservice une grande abondance de fluide vital. Ce phénomène del’excessive clarté de l’oeil dans les moments de colère s’étaitd’autant mieux établi chez mademoiselle Rogron, que jadis, dans saboutique, elle avait eu lieu d’user de la puissance de son regard,en ouvrant démesurément ses yeux, toujours pour imprimer uneterreur salutaire à ses inférieurs.

– Je vous conseille de me donner des démentis, reprit-elle, vousqui mériteriez de sortir de table et d’aller manger seule à lacuisine.

– Qu’avez-vous donc toutes deux&|160;? s’écria Rogron, vous êtescomme des crins, ce matin.

– Mademoiselle sait ce que j’ai contre elle. Je lui laisse letemps de prendre une décision avant de t’en parler, car j’auraipour elle plus de bontés qu’elle n’en mérite&|160;!

Pierrette regardait sur la place, à travers les vitres, afind’éviter de voir les yeux de sa cousine qui l’effrayaient.

– Elle n’a pas plus l’air de m’écouter que si je parlais à cesucrier&|160;! Elle a cependant l’oreille fine, elle cause du hautd’une maison et répond à quelqu’un qui se trouve en bas… Elle estd’une perversité, ta pupille&|160;! d’une perversité sans nom, ettu ne dois t’attendre à rien de bon d’elle, entends-tu,Rogron&|160;?

– Qu’a-t-elle fait de si grave, demanda le frère à la sœur.

– A son âge&|160;! c’est commencer de bonne heure, s’écria lavieille fille enragée.

Pierrette se leva pour desservir afin d’avoir une contenance,elle ne savait comment se tenir. Quoique ce langage ne fût pas nou-veau pour elle, elle n’avait jamais pu s’y habituer. La colère desa cousine lui faisait croire à quelque crime. Elle se demandaquelle serait sa fureur si elle savait l’escapade de Brigaut.Peut-être lui ôterait-on Brigaut. Elle eut à la fois les millepensées de l’esclave, si rapides, si profondes, et résolutd’opposer un silence absolu sur un fait où sa conscience ne luisignalait rien de mauvais. Elle eut à entendre des paroles sidures, si âpres, des suppositions si blessantes, qu’en entrant dansla cuisine elle fut prise d’une contraction à l’estomac et d’unvomissement affreux. Elle n’osa se plaindre, elle n’était pas sûred’obtenir des soins. Elle revint pâle, blême, dit qu’elle ne setrouvait pas bien, et monta se coucher en se tenant de marche enmarche à la rampe, et croyant l’heure de sa mort arrivée. – PauvreBrigaut&|160;! se disait-elle.

– Elle est malade&|160;! dit Rogron.

– Elle, malade&|160;! Mais c’est des giries&|160;! répondit àhaute voix Sylvie et de manière à être entendue. Elle n’était pasmalade ce matin, va&|160;!

Ce dernier coup atterra Pierrette, qui se coucha dans ses larmesen demandant à Dieu de la retirer de ce monde.

Depuis environ un mois, Rogron n’avait plus à porter leConstitutionnel chez Gouraud&|160;; le colonel venaitobséquieusement chercher le journal, faire la conversation, etemmenait Rogron quand le temps était beau. Sûre de voir le colonelet de pouvoir le questionner, Sylvie s’habilla coquettement. Lavieille fille croyait être coquette en mettant une robe verte et unpetit châle de cachemire jaune à bordure rouge, un chapeau blanc àmaigres plumes grises. Vers l’heure où le colonel devait arriver,Sylvie stationna dans le salon avec son frère, qu’elle avaitcontraint à rester en pantoufles et en robe de chambre.

– Il fait beau, colonel&|160;? dit Rogron en entendant le paspesant de Gouraud&|160;; mais je ne suis pas habillé, ma sœurvoulait peut-être sortir, elle m’a fait garder la maison,attendez-moi.

Rogron laissa Sylvie seule avec le colonel.

– Où voulez-vous donc aller&|160;? vous voilà mise comme unedivinité, demanda Gouraud qui remarquait un certain air solennelsur l’ample visage grêlé de la vieille fille.

– Je voulais sortir&|160;; mais comme la petite n’est pas bien,je reste.

– Qu’a-t-elle donc&|160;? – Je ne sais, elle a demandé à secoucher.

La prudence pour ne pas dire la méfiance de Gouraud étaitincessamment éveillée par les résultats de son alliance avec Vinet.Evidemment la plus belle part était celle de l’avocat. L’avocatrédigeait le journal, il y régnait en maître, il en appliquait lesrevenus à sa rédaction&|160;; tandis que le colonel, éditeurresponsable, y gagnait peu de chose. Vinet et Cournant avaientrendu d’énormes services aux Rogron, le colonel en retraite nepouvait rien pour eux. Qui serait député&|160;? Vinet. Qui était legrand électeur&|160;? Vinet. Qui consultait-on&|160;? Vinet&|160;!Enfin il connaissait pour le moins aussi bien que Vinet l’étendueet la profondeur de la passion allumée chez Rogron par la belleBathilde de Chargebœuf. Cette passion devenait insensée, commetoutes les dernières passions des hommes. La voix de Bathildefaisait tressaillir le célibataire. Absorbé par ses désirs, Rogronles cachait, il n’osait espérer une pareille alliance. Pour sonderle mercier, le colonel s’était avisé de lui dire qu’il allaitdemander la main de Bathilde&|160;; Rogron avait pâli de se voir unrival si redoutable, il était devenu froid pour Gouraud et presquehaineux. Ainsi Vinet régnait de toute manière au logis, tandis quelui, colonel, ne s’y rattachait que par les liens hypothétiquesd’une affection menteuse de sa part, et qui chez Sylvie ne s’étaitpas encore déclarée. Quand l’avocat lui avait révélé la manœuvre duprêtre en lui conseillant de rompre avec Sylvie et de se retournervers Pierrette, Vinet avait flatté le penchant de Gouraud&|160;;mais en analysant le sens intime de cette ouverture, en examinantbien le terrain autour de lui, le colonel crut apercevoir chez sonallié l’espoir de le brouiller avec Sylvie et de profiter de lapeur de la vieille fille pour faire tomber toute la fortune desRogron dans les mains de mademoiselle de Chargebœuf. Aussi quandRogron l’eut laissé seul avec Sylvie, la perspicacité du colonels’empara-t-elle des légers indices qui trahissaient une penséeinquiète chez Sylvie. Il aperçut en elle le plan formé de setrouver sous les armes et pendant un moment seule avec lui. Lecolonel, qui déjà soupçonnait véhémentement Vinet de lui jouerquelque mauvais tour, attribua cette conférence à quelque secrèteinsinuation de ce singe judiciaire&|160;; il se mit en garde commequand il faisait une reconnaissance en pays ennemi, tenant l’oeilsur la campagne, attentif au moindre bruit, l’esprit tendu, la mainsur ses armes. Le colonel avait le défaut de ne jamais croire unseul mot de ce que disaient les femmes&|160;; et quand la vieillefille mit Pierrette sur le tapis et la lui dit couchée à midi, lecolonel pensa que Sylvie l’avait simplement mise en pénitence danssa chambre et par jalousie.

– Elle devient très-gentille, cette petite, dit-il d’un airdégagé.

– Elle sera jolie, répondit mademoiselle Rogron.

– Vous devriez maintenant l’envoyer à Paris dans un magasin,ajouta le colonel. Elle y ferait fortune. On veut de très-joliesfilles aujourd’hui chez les modistes.

– Est-ce bien là votre avis&|160;? demanda Sylvie d’une voixtroublée.

– Bon&|160;! j’y suis, pensa le colonel. Vinet aura conseillé denous marier un jour, Pierrette et moi, pour me perdre dans l’espritde cette vieille sorcière. – Mais, dit-il à haute voix, qu’envoulez-vous faire&|160;? Ne voyez-vous pas une fille d’uneincomparable beauté, Bathilde de Chargebœuf, une fille noble, bienapparentée, réduite à coiffer sainte Catherine : personne n’enveut. Pierrette n’a rien, elle ne se marierait jamais. Croyez-vousque la jeunesse et la beauté puissent être quelque chose pour moi,par exemple&|160;; moi qui, capitaine de cavalerie dans la GardeImpériale, dès que l’Empereur a eu sa Garde, ai mis mes bottes danstoutes les capitales et connu les plus jolies femmes de ces mêmescapitales&|160;? La jeunesse et la beauté, c’est diablement communet sot&|160;!… ne m’en parlez plus. A quarante-huit ans, dit-il ense vieillissant, quand on a subi la déroute de Moscou, quand on afait la terrible campagne de France, on a les reins un peu cassés,je suis un vieux bonhomme. Une femme comme vous me soignerait, medorloterait&|160;; et sa fortune, jointe à mes pauvres mille écusde pension, me donnerait pour mes vieux jours un bien-êtreconvenable, et je la préférerais mille fois à une mijaurée qui mecauserait bien des désagréments, qui aurait trente ans et despassions quand j’aurais soixante ans et des rhumatismes. A mon âge,on calcule. Tenez, entre nous soit dit, je ne voudrais pas avoird’enfant si je me mariais.

Le visage de Sylvie avait été clair pour le colonel pendantcette tirade, et son exclamation acheva de convaincre le colonel dela perfidie de Vinet.

– Ainsi, dit-elle, vous n’aimez pas Pierrette&|160;!

– Ah çà&|160;! êtes-vous folle, ma chère Sylvie&|160;? s’écriale colonel. Est-ce quand on n’a plus de dents qu’on essaie decasser des noisettes&|160;? Dieu merci, je suis dans mon bon senset je me connais. Sylvie ne voulut pas se mettre alors en jeu, ellese crut très-fine en faisant parler son frère.

– Mon frère, dit-elle, avait eu l’idée de vous marier.

– Mais votre frère ne saurait avoir une idée si incongrue. Il ya quelques jours, pour savoir son secret, je lui ai dit quej’aimais Bathilde, il est devenu blanc comme votre collerette.

– Il aime Bathilde, dit Sylvie.

– Comme un fou&|160;! Et certes Bathilde n’en veut qu’à sonargent (Attrape, Vinet&|160;! pensa le colonel). Comment alorsaurait-il parlé de Pierrette&|160;? Non, Sylvie, dit-il en luiprenant la main et la lui serrant d’une certaine façon, puisquevous m’avez mis sur ce chapitre… Il se rapprocha de Sylvie.Eh&|160;! bien… (il lui baisa la main, il était colonel decavalerie, il avait donné des preuves de courage), sachez-le, je neveux pas avoir d’autre femme que vous. Quoique ce mariage ait l’aird’être un mariage de convenance, de mon côté, je me sens del’affection pour vous.

– Mais c’est moi qui voulais vous marier à Pierrette. Et si jelui donnais ma fortune… Hein&|160;! colonel&|160;?

– Mais je ne veux pas être malheureux dans mon intérieur, etdans dix ans y voir un jeune freluquet, comme Julliard, tournantautour de ma femme, et lui adressant des vers dans le journal. Jesuis un peu trop homme sur ce point&|160;! Je ne ferai jamais unmariage disproportionné sous le rapport de l’âge.

– Eh&|160;! bien, colonel, nous causerons de tout celasérieusement, dit Sylvie en lui jetant un regard qu’elle crut pleind’amour et qui ressemblait assez à celui d’une ogresse. Ses lèvresfroides et d’un violet cru se tirèrent sur ses dents jaunes, etelle croyait sourire.

– Me voilà, dit Rogron en emmenant le colonel qui saluacourtoisement la vieille fille.

Gouraud résolut de presser son mariage avec Sylvie et de devenirainsi maître au logis, en se promettant de se débarrasser, parl’influence qu’il acquerrait sur Sylvie pendant la lune de miel, deBathilde et de Céleste Habert. Aussi pendant cette promenade dit-ilà Rogron qu’il s’était amusé de lui l’autre jour : il n’avaitaucune prétention sur le cœur de Bathilde, il n’était pas assezriche pour épouser une femme sans dot&|160;; puis il lui confia sonprojet, il avait choisi sa sœur depuis long-temps, à cause de sesbonnes qualités, il aspirait enfin à l’honneur de devenir sonbeau-frère.

– Ah&|160;! colonel&|160;! ah&|160;! baron&|160;! s’il ne fautque mon consentement, ce sera fait dans les délais voulus par laloi, s’écria Rogron heureux de se voir débarrassé de ce terriblerival.

Sylvie passa toute sa matinée dans son appartement à examiners’il y avait place pour un ménage. Elle résolut de bâtir pour sonfrère un second étage, et de faire arranger convenablement lepremier pour elle et son mari&|160;; mais elle se promit aussi,selon la fantaisie de toute vieille fille, de soumettre le colonelà quelques épreuves pour juger de son cœur et de ses mœurs, avantde se décider. Elle conservait des doutes et voulait être sûre quePierrette n’avait aucune accointance avec le colonel.

Pierrette descendit à l’heure du dîner pour mettre le couvert.Sylvie avait été obligée de faire la cuisine, et avait taché sarobe en s’écriant : – Maudite Pierrette&|160;! Il était évident quesi Pierrette avait préparé le dîner, Sylvie n’eût pas attrapé cettetache de graisse sur sa robe de soie.

– Vous voilà, la belle picheline&|160;? Vous êtes comme le chiendu maréchal que le bruit des casseroles réveille et qui dort sousla forge&|160;! Ah&|160;! vous voulez qu’on vous croie malade,petite menteuse&|160;!

Cette idée : Vous ne m’avez pas avoué la vérité sur ce qui s’estpassé ce matin sur la place, donc vous mentez dans tout ce que vousdites, fut comme un marteau avec lequel Sylvie allait frapper sansrelâche sur le cœur et sur la tête de Pierrette.

Au grand étonnement de Pierrette, Sylvie l’envoya s’habillerpour la soirée, après le dîner. L’imagination la plus alerte estencore au-dessous de l’activité que donne le soupçon à l’espritd’une vieille fille. Dans ce cas, la vieille fille l’emporte surles politiques, les avoués et les notaires, sur les escompteurs etles avares. Sylvie se promit de consulter Vinet, après avoir toutexaminé autour d’elle. Elle voulut avoir Pierrette auprès d’elleafin de savoir par la contenance de la petite si le colonel avaitdit vrai. Mesdames de Chargebœuf vinrent les premières. D’après leconseil de son cousin Vinet, Bathilde avait redoublé d’élégance.Elle était vêtue d’une délicieuse robe bleue en velours de coton,toujours le fichu clair, des grappes de raisins en grenat et or auxoreilles, les cheveux en ringlets [Coquille du Furne : ringleet.],la jeannette astucieuse, de petits souliers en satin noir, des basde soie gris, et des gants de Suède&|160;; puis des airs de reineet des coquetteries de jeune fille à prendre tous les Rogron de larivière. La mère, calme et digne, conservait comme sa fille unecertaine impertinence aristocratique avec laquelle ces deux femmessauvaient tout et où perçait l’esprit de leur caste. Bathilde étaitdouée d’un esprit supérieur que Vinet seul avait su deviner aprèsdeux mois de séjour des dames de Chargebœuf chez lui. Quand il eutmesuré la profondeur de cette fille froissée par l’inutilité de sajeunesse et de sa beauté, éclairée par le mépris que luiinspiraient les hommes d’une époque où l’argent était leur seuleidole, Vinet surpris s’écria : – Si c’était vous que j’eusseépousée, Bathilde, je serais aujourd’hui en passe d’être Garde desSceaux. Je me serais appelé Vinet de Chargebœuf, et je siégerais àdroite&|160;!

Bathilde ne portait dans son désir de mariage aucune idéevulgaire, elle ne se mariait pas pour être mère, elle ne se mariaitpas pour avoir un mari, elle se mariait pour être libre, pour avoirun éditeur responsable, pour s’appeler madame et pouvoir agir commeagissent les hommes. Rogron était un nom pour elle, elle comptaitfaire quelque chose de cet imbécile, un Député votant dont elleserait l’âme&|160;; elle avait à se venger de sa famille qui nes’était point occupée d’une fille pauvre. Vinet avait beaucoupétendu, fortifié ses idées en les admirant et les approuvant.

– Chère cousine, lui disait-il en lui expliquant quelleinfluence avaient les femmes et lui montrant la sphère d’action quileur était propre, croyez-vous que Tiphaine, un homme de ladernière médiocrité, arrive par lui-même au Tribunal de PremièreInstance à Paris&|160;! Mais c’est madame Tiphaine qui l’a faitnommer Député, c’est elle qui le pousse à Paris. Sa mère, madameRoguin, est une fine commère qui fait ce qu’elle veut du fameuxbanquier du Tillet, l’un des compères de Nucingen, tous deux liésavec les Keller, et ces trois maisons rendent des services ou augouvernement ou à ses hommes les plus dévoués, les Bureaux sont aumieux avec ces loups-cerviers de la Banque, et ces gens-làconnaissent tout Paris. Il n’y a pas de raison pour que Tiphainen’arrive pas à être Président de quelque Cour Royale. EpousezRogron, nous en ferons un Député de Provins quand j’aurai conquispour moi un autre collége de Seine-et-Marne. Vous aurez alors uneRecette Générale, une de ces places où Rogron n’aura qu’à signer.Nous serons de l’Opposition si elle triomphe, mais si les Bourbonsrestent, ah&|160;! comme nous inclinerons tout doucement vers leCentre&|160;! D’ailleurs, Rogron ne vivra pas éternellement, etvous épouserez un homme titré plus tard. Enfin, soyez dans unebelle position, et les Chargebœuf nous serviront. Votre misèrecomme la mienne vous aura donné sans doute la mesure de ce quevalent les hommes : il faut se servir d’eux comme on se sert deschevaux de poste. Un homme ou une femme nous amène de telle à telleétape.

Vinet avait fait de Bathilde une petite Catherine de Médicis. Illaissait sa femme au logis heureuse avec ses deux enfants, et ilaccompagnait toujours mesdames de Chargebœuf chez les Rogron. Ilarriva dans toute sa gloire de tribun champenois. Il avait alors dejolies besicles à branches d’or, un gilet de soie, une cravateblanche, un pantalon noir, des bottes fines et un habit noir fait àParis, une montre d’or, une chaîne. Au lieu de l’ancien Vinet pâleet maigre, hargneux et sombre, il montrait dans le Vinet actuel unetenue d’homme politique&|160;; il marchait, sûr de sa fortune, avecla sécurité particulière à l’homme du Palais qui connaît lescavernes du Droit. Sa petite tête rusée était si bien peignée, sonmenton bien rasé lui donnait un air si mignard quoique froid, qu’ilparaissait agréable dans le genre de Roberspierre. Certes, ilpouvait être un délicieux Procureur-Général à l’éloquenceélastique, dangereuse et meurtrière, ou un orateur d’une finesse àla Benjamin-Constant. L’aigreur et la haine qui l’animaient naguèreavaient tourné en une douceur perfide Le poison s’était changé enmédecine.

– Bonjour, ma chère, comment allez-vous&|160;? dit madame deChargebœuf à Sylvie.

Bathilde alla droit à la cheminée, ôta son chapeau, se mira dansla glace et mit son joli pied sur la barre du garde-cendre pour lemontrer à Rogron.

– Qu’avez-vous donc, monsieur&|160;? lui dit-elle en leregardant, vous ne me saluez pas&|160;? Ah&|160;! bien, on mettrapour vous des robes de velours…

Elle coupa Pierrette pour aller porter sur un fauteuil sonchapeau que la petite fille lui prit des mains et qu’elle luilaissa prendre comme si la Bretonne était une femme de chambre. Leshommes passent pour être bien féroces, et les tigres aussi&|160;;mais ni les tigres, ni les vipères, ni les diplomates, ni les gensde justice, ni les bourreaux, ni les rois ne peuvent, dans leursplus grandes atrocités, approcher des cruautés douces, des douceursempoisonnées, des mépris sauvages des demoiselles entre elles quandles unes se croient supérieures aux autres en naissance, enfortune, en grâce, et qu’il s’agit de mariage, de préséance, enfindes mille rivalités de femme. Le : Merci, mademoiselle, que ditBathilde à Pierrette, était un poème en douze chants.

Elle s’appelait Bathilde et l’autre Pierrette. Elle était uneChargebœuf, l’autre une Lorrain&|160;! Pierrette était petite etsouffrante, Bathilde était grande et pleine de vie&|160;! Pierretteétait nourrie par charité, Bathilde et sa mère avaient leurindépendance&|160;! Pierrette portait une robe de stoff à guimpe,Bathilde faisait onduler le velours bleu de la sienne&|160;!Bathilde avait les plus riches épaules du département, un bras dereine&|160;; Pierrette avait des omoplates et des brasmaigres&|160;! Pierrette était Cendrillon, Bathilde était lafée&|160;! Bathilde allait se marier, Pierrette allait mourirfille&|160;! Bathilde était adorée, Pierrette n’était aimée depersonne&|160;! Bathilde avait une ravissante coiffure, elle avaitdu goût&|160;; Pierrette cachait ses cheveux sous un petit bonnetet ne connaissait rien à la mode&|160;! Epilogue : Bathilde étaittout, Pierrette n’était rien. La fière Bretonne comprenait bien cethorrible poème.

– Bonjour, ma petite, lui dit madame de Chargebœuf du haut de sagrandeur et avec l’accent que lui donnait son nez pincé dubout.

Vinet mit le comble à ces sortes d’injures en regardantPierrette et disant – Oh&|160;! oh&|160;! oh&|160;! sur trois tons.Que nous sommes belle, Pierrette, ce soir&|160;!

– Belle, dit la pauvre enfant, ce n’est pas à moi, mais à votrecousine qu’il faut adresser ce mot.

– Oh&|160;! ma cousine l’est toujours, répondit l’avocat.N’est-ce pas, père Rogron&|160;? dit-il en se tournant vers lemaître du logis et lui frappant dans la main.

– Oui, répondit Rogron.

– Pourquoi le faire parler contre sa pensée&|160;? Il ne m’ajamais trouvée de son goût, reprit Bathilde en se tenant devantRogron. N’est-il pas vrai&|160;? Regardez-moi.

Rogron la contempla des pieds à la tête, et ferma doucement lesyeux comme un chat à qui l’on gratte le crâne.

– Vous êtes trop belle, dit-il, trop dangereuse à voir.

– Pourquoi&|160;?

Rogron regarda les tisons et garda le silence. En ce momentmademoiselle Habert entra suivie du colonel. Céleste Habert,devenue l’ennemi commun, ne comptait que Sylvie pour elle&|160;;mais chacun lui témoignait d’autant plus d’égards, de politesses etd’aimables attentions que chacun la sapait, en sorte qu’elle étaitentre ces preuves d’intérêt et la défiance que son frère éveillaiten elle. Le vicaire, quoique loin du théâtre de la guerre, ydevinait tout. Aussi, quand il comprit que les espérances de sasœur étaient mortes, devint-il un des plus terribles antagonistesdes Rogron. Chacun se peindra mademoiselle Habert sur-le-champ,quand on saura que, si elle n’avait pas été maîtresse etarchimaîtresse de pension, elle aurait toujours eu l’air d’être uneinstitutrice. Les institutrices ont une manière à elles de mettreleurs bonnets. De même que les vieilles Anglaises ont acquis lemonopole des turbans, les institutrices ont le monopole de cesbonnets&|160;; la carcasse y domine les fleurs, les fleurs en sontplus qu’artificielles&|160;; long-temps gardé dans les armoires, cebonnet est toujours neuf et toujours vieux, même le premier jour.Ces filles font consister leur honneur à imiter les mannequins despeintres&|160;; elles sont assises sur leurs hanches et non surleurs chaises. Quand on leur parle, elles tournent en bloc sur leurbuste au lieu de ne tourner que leur tête&|160;; et, quand leursrobes crient, on est tenté de croire que les ressorts de cesespèces de mécanismes sont dérangés. Mademoiselle Habert, l’idéalde ce genre, avait l’oeil sévère, la bouche grimée, et sous sonmenton rayé de rides les brides de son bonnet, flasques etflétries, allaient et venaient au gré de ses mouvements. Elle avaitun petit agrément dans deux signes un peu forts, un peu bruns,ornés de poils qu’elle laissait croître comme des clématiteséchevelées. Enfin elle prenait du tabac et le prenait sans grâce.On se mit au travail du boston. Sylvie eut en face d’ellemademoiselle Habert, et le colonel fut mis à côté, devant madame deChargebœuf. Bathilde resta près de sa mère et de Rogron. Sylvieplaça Pierrette entre elle et le colonel. Rogron déploya l’autretable, au cas où messieurs Néraud, Cournant et sa femmeviendraient. Vinet et Bathilde savaient jouer le whist, quejouaient monsieur et madame Cournant. Depuis que ces dames deChargebœuf, comme disaient les gens de Provins, venaient chez lesRogron, les deux lampes brillaient sur la cheminée entre lescandélabres et la pendule, et les tables étaient éclairées enbougies à quarante sous la livre, payées d’ailleurs par le prix descartes.

– Eh&|160;! bien, Pierrette, prends donc ton ouvrage, ma fille,dit Sylvie à sa cousine avec une perfide douceur en la voyantregarder le jeu du colonel. Elle affectait de toujours très-bientraiter Pierrette. Cette infâme tromperie irritait la loyaleBretonne et lui faisait mépriser sa cousine. Pierrette prit sabroderie&|160;; mais, en tirant ses points, elle continuait àregarder dans le jeu de Gouraud. Gouraud n’avait pas l’air desavoir qu’il y eût une petite fille à côté de lui. Sylviel’observait et commençait à trouver cette indifférenceexcessivement suspecte. Il y eut un moment de la soirée où lavieille fille entreprit une grande Misère en cœur, le panier étaitplein de fiches et contenait en outre vingt-sept sous. Les Cournantet Néraud étaient venus. Le vieux Juge-suppléant, Desfondrilles, àqui le Ministère de la Justice trouvait la capacité d’un juge en lechargeant des fonctions de Juge-d’Instruction, mais qui n’avaitjamais assez de talent dès qu’il s’agissait d’être juge en pied, etqui, depuis deux mois, abandonnait le parti des Tiphaine et setournait vers le parti Vinet, se tenait devant la cheminée, le dosau feu, les basques de son habit relevées. Il regardait cemagnifique salon où brillait mademoiselle de Chargebœuf, car ilsemblait que cette décoration rouge eût été faite exprès pourrehausser les beautés de cette magnifique personne. Le silencerégnait, Pierrette regardait jouer la Misère, et l’attention deSylvie avait été détournée par l’intérêt du coup.

– Jouez là, dit Pierrette au colonel en lui indiquant cœur.

Le colonel entame une séquence de cœur&|160;; les cœurs étaiententre Sylvie et lui&|160;; le colonel atteint l’as, quoiqu’il fûtgardé chez Sylvie par cinq petites cartes.

– Le coup n’est pas loyal, Pierrette a vu mon jeu, et le colonels’est laissé conseiller par elle.

– Mais, mademoiselle, dit Céleste, le jeu du colonel était decontinuer cœur, puisqu’il vous en trouvait&|160;!

Cette phrase fit sourire monsieur Desfondrilles, homme fin etqui avait fini par s’amuser de tous les intérêts en jeu dansProvins, où il jouait le rôle de Rigaudin de la Maison en loteriede Picard.

– C’est le jeu du colonel, dit Cournant sans savoir de quoi ils’agissait.

Sylvie jeta sur mademoiselle Habert un de ces regards de vieillefille à vieille fille, atroce et doucereux.

– Pierrette, vous avez vu mon jeu, dit Sylvie en fixant ses yeuxsur sa cousine. – Non, ma cousine.

– Je vous regardais tous, dit le juge archéologue, je puiscertifier que la petite n’a vu que le colonel.

– Bah&|160;! les petites filles, dit Gouraud épouvanté, saventjoliment couler leurs yeux en douceur.

– Ah&|160;! fit Sylvie.

– Oui, reprit Gouraud, elle a pu voir dans votre jeu pour vousjouer une malice. N’est-ce pas, ma petite belle&|160;?

– Non, dit la loyale Bretonne, j’en suis incapable, et je meserais dans ce cas intéressée au jeu de ma cousine.

– Vous savez bien que vous êtes une menteuse, et de plus unepetite sotte, dit Sylvie. Comment peut-on, depuis ce qui s’estpassé ce matin, ajouter la moindre foi à vos paroles&|160;? Vousêtes une…

Pierrette ne laissa pas sa cousine achever en sa présence cequ’elle allait dire.En devinant un torrent d’injures, elle se leva,sortit sans lumière et monta chez elle. Sylvie devint pâle de rageet dit entre ses dents : – Elle me le payera.

– Payez-vous la Misère&|160;? dit madame de Chargebœuf.

En ce moment la pauvre Pierrette se cogna le front à la porte ducorridor que le juge avait laissée ouverte.

– Bon, c’est bien fait&|160;! s’écria Sylvie.

– Que lui arrive-t-il&|160;? demanda Desfondrilles.

– Rien qu’elle ne mérite, répondit Sylvie.

– Elle a reçu quelque mauvais coup, dit mademoiselle Habert.

Sylvie essaya de ne pas payer sa Misère en se levant pour allervoir ce qu’avait fait Pierrette, mais madame de Chargebœufl’arrêta.

– Payez-nous d’abord, lui dit-elle en riant, car vous ne voussouviendriez plus de rien en revenant.

Cette proposition, fondée sur la mauvaise foi que l’ex-mercièremettait dans ses dettes de jeu ou dans ses chicanes, obtintl’assentiment général. Sylvie se rassit, ne pensa plus à Pierrette,et cette indifférence n’étonna personne. Pendant toute la soirée,Sylvie eut une préoccupation constante. Quand le boston fut fini,vers neuf heures et demie, elle se plongea dans une bergère au coinde sa cheminée et ne se leva que pour les salutations et lesadieux. Le colonel la mettait à la torture, elle ne savait plus quepenser de lui.

– Les hommes sont si faux&|160;! dit-elle en s’endormant.

Pierrette s’était donné un coup affreux dans le champ de laporte qu’elle avait heurtée avec sa tête à la hauteur de l’oreille,à l’endroit où les jeunes filles séparent de leurs cheveux cetteportion qu’elles mettent en papillotes. Le lendemain, il s’y trouvade fortes ecchymoses.

– Dieu vous a punie, lui dit sa cousine le lendemain audéjeuner, vous m’avez désobéi, vous avez manqué au respect que vousme devez en ne m’écoutant pas et en vous en allant au milieu de maphrase, vous n’avez que ce que vous méritez.

– Cependant, dit Rogron, il faudrait y mettre une compressed’eau et de sel.

– Bah&|160;! ce ne sera rien, mon cousin, dit Pierrette.

La pauvre enfant en était arrivée à trouver une preuve d’intérêtdans l’observation de son tuteur.

La semaine s’acheva comme elle avait commencé, dans destourments continuels. Sylvie devint ingénieuse et poussa lesraffinements de sa tyrannie jusqu’aux recherches les plus sauvages.Les Illinois, les Chérokées, les Mohicans auraient pu s’instruireavec elle. Pierrette n’osa pas se plaindre des souffrances vagues,des douleurs qu’elle sentit à la tête. La source du mécontentementde sa cousine était la non-révélation relativement à Brigaut, et,par un entêtement breton, Pierrette s’obstinait à garder un silencetrès-explicable. Chacun comprendra maintenant quel fut le regardque l’enfant jeta sur Brigaut, qu’elle crut perdu pour elle, s’ilétait découvert, et que, par instinct, elle voulait avoir prèsd’elle, heureuse de le savoir à Provins. Quelle joie pour elled’apercevoir Brigaut&|160;! L’aspect de son camarade d’enfanceétait comparable au regard que jette un exilé de loin sur sapatrie, au regard du martyr sur le ciel où ses yeux armés d’uneseconde vue ont la puissance de pénétrer pendant les ardeurs dusupplice. Le dernier regard de Pierrette avait été si parfaitementcompris par le fils du major, que, tout en rabotant ses planches,en ouvrant son compas, prenant ses mesures et ajustant ses bois, ilse creusait la cervelle pour pouvoir correspondre avec Pierrette.Brigaut finit par arriver à cette machination d’une excessivesimplicité. A une certaine heure de la nuit, Pierrette dérouleraitune ficelle au bout de laquelle il attacherait une lettre. Aumilieu de souffrances horribles que causait à Pierrette sa doublemaladie, un dépôt qui se formait à sa tête et le dérangement de saconstitution, elle était soutenue par la pensée de correspondreavec Brigaut. Un même désir agitait ces deux cœurs&|160;; séparés,ils s’entendaient&|160;! A chaque coup reçu dans le cœur, à chaqueélancement de la tête, Pierrette se disait : – Brigaut estici&|160;! Et alors elle souffrait sans se plaindre.

Au premier marché qui suivit leur première rencontre à l’égliseBrigaut, guetta sa petite amie. Quoiqu’il la vît tremblant et pâlecomme une feuille de novembre près de quitter son rameau&|160;;sans perdre la tête, il marchanda des fruits à la marchande aveclaquelle la terrible Sylvie marchandait sa provision. Brigaut putglisser un billet à Pierrette, et Brigaut le glissa naturellementen plaisantant la marchande et avec l’aplomb d’un roué, comme s’iln’avait jamais fait que ce métier, tant il mit de sang-froid à sonaction, malgré le sang chaud qui sifflait à ses oreilles et quisortait bouillonnant de son cœur en lui brisant les veines et lesartères. Il eut la résolution d’un vieux forçat au dehors, et audedans les tremblements de l’innocence, absolument comme certainesmères dans leurs crises mortelles où elles sont prises entre deuxdangers, entre deux précipices. Pierrette eut les vertiges deBrigaut, elle serra le papier dans la poche de son tablier. Lesplaques de ses pommettes passèrent au rouge cerise des feuxviolents. Ces deux enfants éprouvèrent de part et d’autre, à leurinsu, des sensations à défrayer dix amours vulgaires. Ce momentleur laissa dans l’âme une source vive d’émotions. Sylvie, qui neconnaissait pas l’accent breton, ne pouvait voir un amoureux[Coquille du Furne : amonreux.] dans Brigaut, et Pierrette revintau logis avec son trésor.

Les lettres de ces deux pauvres enfants devaient servir depièces dans un horrible débat judiciaire, car sans ces fatalescirconstances, elles n’eussent jamais été connues. Voici donc ceque Pierrette lut le soir dans sa chambre.

« Ma chère Pierrette, à minuit, à l’heure où chacun dort, maisoù je veillerai pour toi, je serai toutes les nuits au bas de lafenêtre de la cuisine. Tu peux descendre par ta croisée une ficelleassez longue pour qu’elle arrive jusqu’à moi, ce qui ne fera pas debruit, et tu y attacheras ce que tu auras à m’écrire. Je terépondrai par le même moyen. J’ai su qu’ils t’avaient appris à lireet à écrire, ces misérables parents qui te devaient faire tant debien et qui te font tant de mal&|160;! Toi, Pierrette, fille d’uncolonel mort pour la France, réduite par ces monstres à faire leurcuisine&|160;?… Voilà donc où sont en allées tes jolies couleurs etta belle santé&|160;! Qu’est devenue ma Pierrette&|160;? qu’enont-ils fait&|160;? Je vois bien que tu n’es pas à ton aise.Oh&|160;! Pierrette, retournons en Bretagne. Je puis gagner de quoite donner tout ce qui te manque : tu pourras avoir trois francs parjour&|160;; car j’en gagne de quatre à cinq, et trente sous mesuffisent. Ah&|160;! Pierrette, comme j’ai prié le bon Dieu pourtoi depuis que je t’ai revue&|160;! Je lui ai dit de me donnertoutes tes souffrances et de te départir tous les plaisirs. Quefais-tu donc avec eux, qu’ils te gardent&|160;? Ta grand’mère estplus qu’eux. Ces Rogron sont venimeux, ils t’ont ôté ta gaieté. Tune marches plus à Provins comme tu te mouvais en Bretagne.Retournons en Bretagne&|160;! Enfin je suis là pour te servir, pourfaire tes commandements, et tu me diras ce que tu veux. Si tu asbesoin d’argent, j’ai à nous soixante écus, et j’aurai la douleurde te les envoyer par la ficelle au lieu de baiser avec respect teschères mains en les y mettant. Ah&|160;! voilà bien du temps, mapauvre Pierrette, que le bleu du ciel s’est brouillé pour moi. Jen’ai pas eu deux heures de plaisir depuis que je t’ai mise danscette diligence de malheur&|160;; et quand je t’ai revue comme uneombre, cette sorcière de parente a troublé notre heur. Enfin nousaurons la consolation tous les dimanches de prier Dieu ensemble, ilnous écoutera peut-être mieux. Sans adieu, ma chère Pierrette, et àcette nuit. »

Cette lettre émut tellement Pierrette qu’elle demeura plus d’uneheure à la relire et à la regarder, mais elle pensa non sansdouleur qu’elle n’avait rien pour écrire. Elle entreprit donc ledifficile voyage de sa mansarde à la salle à manger, où ellepouvait trouver de l’encre, une plume, du papier, et putl’accomplir sans avoir réveillé sa terrible cousine. Quelquesinstants avant minuit elle avait écrit cette lettre, qui futégalement citée au procès.

« Mon ami, oh&|160;! oui, mon ami&|160;; car il n’y a que toi,Jacques, et ma grand’mère qui m’aimiez. Que Dieu me le pardonne,mais vous êtes aussi les deux seules personnes que j’aime l’unecomme l’autre, ni plus ni moins. J’étais trop petite pour avoir puconnaître ma petite maman&|160;; mais toi, Jacques, et magrand’mère, mon grand-père aussi, Dieu lui donne le ciel, car il abien souffert de sa ruine, qui a été la mienne, enfin vous deux quiêtes restés, je vous aime autant que je suis malheureuse&|160;!Aussi, pour connaître combien je vous aime faudrait-il que voussachiez combien je souffre&|160;; et je ne le désire pas, cela vousferait trop de peine. On me parle comme nous ne parlons pas auxchiens&|160;! on me traite comme la dernière des dernières&|160;!et j’ai beau m’examiner comme si j’étais devant Dieu, je ne metrouve pas de fautes envers eux. Avant que tu ne me chantes lechant des mariées, je reconnaissais la bonté de Dieu dans mesdouleurs&|160;; car, comme je le priais de me retirer de ce monde,et que je me sentais bien malade, je me disais : Dieum’entend&|160;! Mais, Brigaut, puisque te voilà, je veux nous enaller en Bretagne retrouver ma grand’maman qui m’aime, quoiqu’ilsm’aient dit qu’elle m’avait volé huit mille francs. Est-ce que jepuis posséder huit mille francs, Brigaut&|160;? S’ils sont à moi,peux-tu les avoir&|160;? Mais c’est des mensonges&|160;; si nousavions huit mille francs, ma grand’mère ne serait pas àSaint-Jacques. Je n’ai pas voulu troubler ses derniers jours, àcette bonne sainte femme, par le récit de mes tourments : elleserait pour en mourir. Ah&|160;! si elle savait qu’on fait laver lavaisselle à sa petite-fille, elle qui me disait : Laisse ça, mamignonne, quand dans ses malheurs je voulais l’aider&|160;; laisse,laisse, mon mignon, tu gâterais tes jolies menottes. Ah&|160;!bien, j’ai les ongles propres, va&|160;! La plupart du temps je nepuis porter le panier aux provisions, qui me scie le bras enrevenant du marché. Cependant je ne crois pas que mon cousin et macousine soient méchants&|160;; mais c’est leur idée de toujoursgronder, et il paraît que je ne puis pas les quitter. Mon cousinest mon tuteur. Un jour où j’ai voulu m’enfuir par trop de mal, etque je le leur ai dit, ma cousine Sylvie m’a répondu que lagendarmerie irait après moi, que la loi était pour mon tuteur, etj’ai bien compris que les cousins ne remplaçaient pas plus notrepère ou notre mère que les saints ne remplacent le bon Dieu. Queveux-tu, mon pauvre Jacques, que je fasse de ton argent&|160;?Garde-le pour notre voyage. Oh&|160;! comme je pensais à toi et àPen-Hoël et au grand étang&|160;! C’est là que nous avons mangénotre pain blanc en premier, car il me semble que je vais à mal. Jesuis bien malade, Jacques&|160;! J’ai dans la tête des douleurs àcrier, et dans les os, dans le dos, puis je ne sais quoi aux reinsqui me tue, et je n’ai d’appétit que pour de vilaines choses, desracines, des feuilles&|160;; enfin j’aime à sentir l’odeur despapiers imprimés. Il y a des moments où je pleurerais si j’étaisseule, car on ne me laisse rien faire à ma guise, et je n’ai mêmepas la permission de pleurer. Il faut me cacher pour offrir meslarmes à celui de qui nous tenons ces grâces que nous nommons nosafflictions. N’est-ce pas lui qui t’a donné la bonne pensée devenir chanter sous mes fenêtres le chant des mariées&|160;?Ah&|160;! Jacques, ma cousine, qui t’a entendu, m’a dit que j’avaisun amant. Si tu veux être mon amant, aime-moi bien&|160;; je tepromets de t’aimer toujours comme par le passé et d’être ta fidèleservante.

PIERRETTE LORRAIN. »

« Tu m’aimeras toujours, n’est-ce pas&|160;? »

La Bretonne avait pris dans la cuisine une croûte de pain oùelle fit un trou pour mettre la lettre et donner de l’aplomb à sonfil. A minuit, après avoir ouvert sa fenêtre avec des précautionsexcessives, elle descendit sa lettre et le pain, qui ne pouvaitfaire aucun bruit en heurtant le mur ou les persiennes. Elle sentitle fil tiré par Brigaut qui le cassa, puis il s’éloigna lentement àpas de loup. Quand il fut au milieu de la place, elle put le voirindistinctement à la clarté des étoiles&|160;; mais lui lacontemplait dans la zone lumineuse de la lumière projetée par lachandelle. Ces deux enfants demeurèrent ainsi pendant une heure,Pierrette lui faisant signe de s’en aller, lui partant, ellerestant, et lui revenant prendre son poste, et Pierrette luicommandant de nouveau de quitter la place. Ce manége eut lieuplusieurs fois jusqu’à ce que la petite fermât sa fenêtre, secouchât et soufflât sa lumière. Une fois au lit, elle s’endormitheureuse, quoique souffrante : elle avait la lettre de Brigaut sousson chevet. Elle dormit comme dorment les persécutés, d’un sommeilembelli par les anges, ce sommeil aux atmosphères d’or etd’outre-mer, pleines d’arabesques divines entrevues et rendues parRaphaël.

La nature morale avait tant d’empire sur cette délicate naturephysique, que le lendemain Pierrette se leva joyeuse et légèrecomme une alouette, radieuse et gaie. Un pareil changement nepouvait échapper à l’oeil de sa cousine, qui, cette fois, au lieude la gronder, se mit à l’observer avec l’attention d’une pie. D’oùlui vient tant de bonheur&|160;? fut une pensée de jalousie et nonde tyrannie. Si le colonel n’eût pas occupé Sylvie, elle aurait dità Pierrette comme autrefois : – Pierrette, vous êtes bienturbulente ou bien insouciante de ce que l’on vous dit&|160;! Lavieille fille résolut d’espionner Pierrette comme les vieillesfilles savent espionner. Cette journée fut sombre et muette commele moment qui précède un orage.

– Vous ne souffrez donc plus, mademoiselle&|160;? dit Sylvie audîner. Quand je te disais qu’elle fait tout cela pour noustourmenter&|160;! s’écria-t-elle en s’adressant à son frère, sansattendre la réponse de Pierrette.

– Au contraire, ma cousine, j’ai comme la fièvre…

– La fièvre de quoi&|160;? Vous êtes gaie comme pinson. Vousavez peut-être revu quelqu’un&|160;?

Pierrette frissonna et baissa les yeux sur son assiette.

– Tartufe&|160;! s’écria Sylvie. A quatorze ans&|160;!déjà&|160;! quelles dispositions&|160;! Mais vous serez donc unemalheureuse&|160;?

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit Pierrette enlevant ses beaux yeux bruns lumineux sur sa cousine.

– Aujourd’hui, dit-elle, vous resterez dans la salle à mangeravec une chandelle, à travailler. Vous êtes de trop au salon, et jene veux pas que vous regardiez dans mon jeu pour conseiller vosfavoris.

Pierrette ne sourcilla pas.

– Dissimulée&|160;! s’écria Sylvie en sortant.

Rogron, qui ne comprenait rien aux paroles de sa sœur, dit àPierrette : – Qu’avez-vous donc ensemble&|160;? Tâche de plaire àta cousine Pierrette&|160;; elle est bien indulgente, bien douce,et si tu lui donnes de l’humeur, assurément tu dois avoir tort.Pourquoi vous chamaillez-vous&|160;? Moi j’aime à vivre tranquille.Regarde mademoiselle Bathilde, tu devrais te modeler sur elle.

Pierrette pouvait tout supporter, Brigaut viendrait sans doute àminuit lui apporter une réponse, et cette espérance était leviatique de sa journée. Mais elle usait ses dernières forces&|160;!Elle ne dormit pas, elle resta debout, écoutant sonner les heuresaux pendules et craignant de faire du bruit. Enfin minuit sonna,elle ouvrit doucement sa fenêtre, et cette fois elle usa d’unecorde qu’elle s’était procurée en attachant plusieurs bouts deficelle les uns aux autres. Elle avait entendu les pas deBrigaut&|160;; et quand elle retira sa corde, elle lut la lettresuivante qui la combla de joie :

« Ma chère Pierrette, si tu souffres tant, il ne faut pas tefatiguer à m’attendre. Tu m’entendras bien crier comme criaient lesChuins (les Chouans). Heureusement mon père m’a appris à imiterleur cri. Donc, je crierai trois fois, tu sauras alors que je suislà et qu’il faut me tendre la corde&|160;; mais je ne viendrai pasavant quelques jours. J’espère t’annoncer une bonne nouvelle.Oh&|160;! Pierrette, mourir&|160;! mais, Pierrette, ypenses-tu&|160;? Tout mon cœur a tremblé&|160;; je me suis cru mortmoi-même à cette idée. Non, ma Pierrette, tu ne mourras pas, tuvivras heureuse et tu seras bientôt délivrée de tes persécuteurs.Si je ne réussissais pas dans ce que j’entreprends pour te sauver,j’irais parler à la Justice, et je dirais à la face du ciel et dela terre comment te traitent d’indignes parents. Je suis certainque tu n’as plus que quelques jours à souffrir : prends patience,Pierrette&|160;! Brigaut veille sur toi comme au temps où nousallions glisser sur l’étang et que je t’ai retirée du grand trou oùnous avons manqué périr ensemble. Adieu, ma chère Pierrette, dansquelques jours nous serons heureux, si Dieu le veut. Hélas&|160;!je n’ose te dire la seule chose qui s’opposerait à notre réunion.Mais Dieu nous aime&|160;! Dans quelques jours je pourrai donc voirma chère Pierrette en liberté, sans soucis, sans qu’on m’empêche dete regarder, car j’ai bien faim de te voir, ô Pierrette&|160;!Pierrette qui daignes m’aimer et me le dire. Oui, Pierrette, jeserai ton amant, mais quand j’aurai gagné la fortune que tumérites, et jusque-là je ne veux être pour toi qu’un dévouéserviteur de la vie duquel tu peux disposer. Adieu.

JACQUES BRIGAUT. »

Voici ce que le fils du major ne disait pas à Pierrette. Brigautavait écrit la lettre suivante à madame Lorrain, à Nantes :

« Madame Lorrain, votre petite-fille va mourir, accablée demauvais traitements, si vous ne venez pas la réclamer&|160;; j’aieu de la peine à la reconnaître, et, pour vous mettre à même dejuger les choses, je vous joins à la présente la lettre que j’aireçue de Pierrette. Vous passez ici pour avoir la fortune de votrepetite-fille, et vous devez vous justifier de cette accusation.Enfin, si vous le pouvez, venez vite, nous pouvons encore êtreheureux, et plus tard vous trouveriez Pierrette morte.

Je suis avec respect votre dévoué serviteur,

JACQUES BRIGAUT.

Chez monsieur Frappier, menuisier, Grand’rue, à Provins. »

Brigaut avait peur que la grand’mère de Pierrette ne fûtmorte.

Quoique la lettre de celui que dans son innocence elle nommaitson amant fût presque une énigme pour la Bretonne, elle y crut avecsa vierge foi. Son cœur éprouva la sensation que les voyageurs dudésert ressentent en apercevant de loin les palmiers autour dupuits. Dans peu de jours son malheur cesserait, Brigaut le luidisait, elle dormit sur la promesse de son ami d’enfance&|160;; etcependant, en joignant cette lettre à l’autre, elle eut uneaffreuse pensée affreusement exprimée.

– Pauvre Brigaut, se dit-elle, il ne sait pas dans quel trouj’ai mis les pieds.

Sylvie avait entendu Pierrette, elle avait également entenduBrigaut sous sa fenêtre, elle se leva, se précipita pour examinerla place à travers les persiennes, et vit, au clair de la lune, unhomme s’éloignant vers la maison où demeurait le colonel et en facede laquelle Brigaut resta. La vieille fille ouvrit tout doucementsa porte, monta, fut stupéfaite de voir de la lumière chezPierrette, regarda par le trou de la serrure et ne put rienvoir.

– Pierrette, dit-elle, êtes-vous malade&|160;?

– Non, ma cousine, répondit Pierrette surprise.

– Pourquoi donc avez-vous de la lumière à minuit&|160;? Ouvrez.Je dois savoir ce que vous faites.

Pierrette vint ouvrir, nu-pieds, et sa cousine vit la ficelleamassée que Pierrette n’avait pas eu le soin de serrer, n’imaginantpoint être surprise. Sylvie sauta dessus.

– A quoi cela vous sert-il&|160;?

– A rien, ma cousine.

– A rien&|160;? dit-elle. Bon&|160;! toujours mentir. Vousn’irez pas ainsi dans le paradis. Recouchez-vous, vous avezfroid.

Elle n’en demanda pas plus et se retira laissant Pierrettefrappée de terreur par cette clémence. Au lieu d’éclater, Sylvieavait soudain résolu de surprendre le colonel et Pierrette, desaisir les lettres et de confondre les deux amants qui latrompaient. Pierrette, inspirée par son danger, doubla son corsetavec ses deux lettres et les recouvrit de calicot.

Là finirent les amours de Pierrette et de Brigaut.

Pierrette fut bien heureuse de la détermination de son ami, carles soupçons de sa cousine allaient être déjoués en ne trouvantplus d’aliment. En effet, Sylvie passa trois nuits sur ses jambeset trois soirées à épier l’innocent colonel, sans voir ni chezPierrette, ni dans la maison, ni au dehors, rien qui décelât leurintelligence. Elle envoya Pierrette à confesse et prit ce momentpour tout fouiller chez cette enfant, avec l’habitude, laperspicacité des espions et des commis de barrières de Paris. Ellene trouva rien. Sa fureur atteignit à l’apogée des sentimentshumains. Si Pierrette avait été là, certes elle l’eût frappée sanspitié. Pour une fille de cette trempe, la jalousie était moins unsentiment qu’une occupation : elle vivait, elle sentait battre soncœur, elle avait des émotions jusqu’alors complètement inconnuespour elle : le moindre mouvement la tenait éveillée, elle écoutaitles plus légers bruits, elle observait Pierrette avec une sombrepréoccupation.

– Cette petite misérable me tuera&|160;! disait-elle.

Les sévérités de Sylvie envers sa cousine arrivèrent à lacruauté la plus raffinée et empirèrent la situation déplorable oùPierrette se trouvait. La pauvre petite avait régulièrement lafièvre, et ses douleurs à la tête devinrent intolérables. En huitjours, elle offrit aux habitués de la maison Rogron une figure desouffrance qui certes eût attendri des intérêts moins cruels&|160;;mais le médecin Néraud, conseillé peut-être par Vinet, resta plusd’une semaine sans venir. Le colonel, soupçonné par Sylvie, eutpeur de faire manquer son mariage en marquant la plus légèresollicitude pour Pierrette. Bathilde expliquait le changement decette enfant par une crise prévue, naturelle et sans danger. Enfin,un dimanche soir où Pierrette était au salon, alors plein de monde,elle ne put résister à tant de douleurs, elle s’évanouitcomplétement&|160;; et le colonel, qui s’aperçut le premier del’évanouissement, alla la prendre et la porta sur l’un descanapés.

– Elle l’a fait exprès, dit Sylvie en regardant mademoiselleHabert et ceux qui jouaient avec elle.

– Je vous assure que votre cousine est fort mal, dit lecolonel.

– Elle était très-bien dans vos bras, dit Sylvie au colonel avecun affreux sourire.

– Le colonel a raison, dit madame de Chargebœuf, vous devriezfaire venir un médecin. Ce matin, à l’église, chacun parlait ensortant de l’état de mademoiselle Lorrain qui est visible.

– Je meurs, dit Pierrette.

Desfondrilles appela Sylvie et lui dit de défaire la robe de sacousine. Sylvie accourut en disant : – C’est des giries&|160;! Elledéfit la robe, elle allait toucher au corset, Pierrette alorstrouva des forces surhumaines, elle se redressa et s’écria : –Non&|160;! non&|160;! j’irai me coucher.

Sylvie avait tâté le corset, et sa main y avait senti lespapiers. Elle laissa Pierrette se sauver, en disant à tout le monde: – Eh&|160;! bien, que dites-vous de sa maladie&|160;? c’est desfrimes&|160;! Vous ne sauriez imaginer la perversité de cetteenfant.

Après la soirée, elle retint Vinet, elle était furieuse, ellevoulait se venger&|160;; elle fut grossière avec le colonel quandil lui fit ses adieux. Le colonel jeta sur Vinet un certain regardqui le menaçait jusque dans le ventre, et semblait y marquer laplace d’une balle. Sylvie pria Vinet de rester. Quand ils furentseuls, la vieille fille lui dit : – Jamais, ni de ma vie, ni de mesjours, je n’épouserai le colonel&|160;!

– Maintenant que vous en avez pris la résolution, je puisparler. Le colonel est mon ami, mais je suis plus le vôtre que lesien : Rogron m’a rendu des services que je n’oublierai jamais. Jesuis aussi bon ami qu’implacable ennemi. Certes, une fois à laChambre, on verra jusqu’où je saurai parvenir, et Rogron seraReceveur-Général de ma façon… Eh&|160;! bien, jurez-moi de nejamais rien répéter de notre conversation&|160;? Sylvie fit unsigne affirmatif. – D’abord ce brave colonel est joueur comme lescartes.

– Ah&|160;! fit Sylvie.

– Sans les embarras où sa passion l’a mis, il eût été Maréchalde France peut-être, reprit l’avocat. Ainsi, votre fortune, ilpourrait la dévorer&|160;! mais c’est un homme profond. Ne croyezpas que les époux ont ou n’ont pas d’enfants à volonté : Dieu donneles enfants, et vous savez ce qui vous arriverait. Non, si vousvoulez vous marier, attendez que je sois à la Chambre, et vouspourrez épouser ce vieux Desfondrilles, qui sera Président duTribunal. Pour vous venger, mariez votre frère à mademoiselle deChargebœuf, je me charge d’obtenir son consentement&|160;; elleaura deux mille francs de rente et vous serez alliés aux Chargebœufcomme je le suis. Croyez-le, les Chargebœuf nous tiendront un jourpour cousins.

– Gouraud aime Pierrette, fut la réponse de Sylvie.

– Il en est bien capable, dit Vinet, et capable de l’épouseraprès votre mort.

– Un joli petit calcul, dit-elle.

– Je vous l’ai dit, c’est un homme rusé comme le diable&|160;!mariez votre frère en annonçant que vous voulez rester fille pourlaisser votre bien à vos neveux ou nièces, vous atteignez d’un seulcoup Pierrette et Gouraud, et vous verrez quelle mine il vousfera.

– Ah&|160;! c’est vrai, s’écria la vieille fille, je les tiens.Elle ira dans un magasin et n’aura rien. Elle est sans le sou,qu’elle fasse comme nous, qu’elle travaille&|160;! Vinet sortitaprès avoir fait entrer son plan dans la tête de Sylvie, dontl’entêtement lui était connu. La vieille fille devait finir parcroire que ce plan venait d’elle. Vinet trouva sur la place lecolonel fumant un cigare, et qui l’attendait.

– Halte&|160;! lui dit Gouraud. Vous m’avez démoli, mais il y adans la démolition assez de pierres pour vous enterrer.

– Colonel&|160;!

– Il n’y a pas de colonel, je vais vous mener bon train&|160;;et, d’abord, vous ne serez jamais Député…

– Colonel&|160;!

– Je dispose de dix voix, et l’élection dépend de…

– Colonel, écoutez-moi donc&|160;? N’y a-t-il que la vieilleSylvie&|160;? Je viens d’essayer de vous justifier, vous êtesatteint et convaincu d’écrire à Pierrette, elle vous a vu sortantde chez vous à minuit pour venir sous ses fenêtres…

– Bien trouvé&|160;!

– Elle va marier son frère à Bathilde, et réserver sa fortune àleurs enfants.

– Rogron en aura-t-il&|160;?

– Oui, dit Vinet. Mais je vous promets de vous trouver une jeuneet agréable personne avec cent cinquante mille francs. Etes-vousfou&|160;? pouvons-nous nous brouiller&|160;? Les choses ont,malgré moi, tourné contre vous&|160;; mais vous ne me connaissezpas.

– Eh&|160;! bien, il faut se connaître, reprit le colonel.Faites-moi épouser une femme de cinquante mille écus avant lesélections, sinon votre serviteur. Je n’aime pas les mauvaiscoucheurs, et vous avez tiré à vous toute la couverture.Bonsoir.

– Vous verrez, dit Vinet en serrant affectueusement la main aucolonel.

Vers une heure du matin, les trois cris clairs et nets d’unechouette, admirablement bien imités, retentirent sur laplace&|160;; Pierrette les entendit dans son sommeil fiévreux, ellese leva toute moite, ouvrit sa fenêtre, vit Brigaut, et lui jeta unpeloton de soie auquel il attacha une lettre. Sylvie, agitée parles événements de la soirée et par ses irrésolutions, ne dormaitpas&|160;; elle crut à la chouette.

– Ah&|160;! quel oiseau de mauvais augure. Mais, tiens&|160;!Pierrette se lève&|160;! Qu’a-t-elle&|160;?

En entendant ouvrir la fenêtre de la mansarde, Sylvie allapréci- pitamment à sa fenêtre, et entendit le long de sespersiennes le frôlement du papier de Brigaut. Elle serra lescordons de sa camisole et monta lestement chez Pierrette, qu’elletrouva détortillant la soie et dégageant la lettre.

– Ah&|160;! je vous y prends, s’écria la vieille fille en allantà la fenêtre et voyant Brigaut qui se sauvait à toutes jambes. Vousallez me donner cette lettre.

– Non, ma cousine, dit Pierrette qui, par une de ces immensesinspirations de la jeunesse, et soutenue par son âme, s’élevajusqu’à la grandeur de la résistance que nous admirons dansl’histoire de quelques peuples réduits au désespoir.

– Ah&|160;! vous ne voulez pas&|160;?… s’écria Sylvie ens’avançant vers sa cousine et lui montrant un horrible masque pleinde haine et grimaçant de fureur.

Pierrette se recula pour avoir le temps de mettre sa lettre danssa main, qu’elle tint serrée par une force invincible. En voyantcette manœuvre, Sylvie empoigna dans ses pattes de homard ladélicate, la blanche main de Pierrette, et voulut la lui ouvrir.Cefut un combat terrible, un combat infâme, comme tout ce qui attenteà la pensée, seul trésor que Dieu mette hors de toute puissance, etgarde comme un lien secret entre les malheureux et lui. Ces deuxfemmes, l’une mourante et l’autre pleine de vigueur, se regardèrentfixement. Les yeux de Pierrette lançaient à son bourreau ce regarddu Templier recevant dans la poitrine des coups de balancier enprésence de Philippe-le-Bel, qui ne put soutenir ce rayon terrible,et quitta la place foudroyé. Sylvie, femme et jalouse, répondait àce regard magnétique par des éclairs sinistres. Un horrible silencerégnait. Les doigts serrés de la Bretonne opposaient aux tentativesde sa cousine une résistance égale à celle d’un bloc d’acier.Sylvie torturait le bras de Pierrette, elle essayait d’ouvrir lesdoigts&|160;; et n’obtenant rien, elle plantait inutilement sesongles dans la chair. Enfin, la rage s’en mêlant, elle porta cepoing à ses dents pour essayer de mordre les doigts et de vaincrePierrette par la douleur. Pierrette la défiait toujours par leterrible regard de l’innocence. La fureur de la vieille filles’accrut à un tel point qu’elle arriva jusqu’à l’aveuglement&|160;;elle prit le bras de Pierrette et se mit à frapper le poing surl’appui de la fenêtre, sur le marbre de la cheminée, comme quand onveut casser une noix pour en avoir le fruit.

– Au secours&|160;! au secours&|160;! cria Pierrette, on metue&|160;! – Ah&|160;! tu cries, et je te prends avec un amoureuxau milieu de la nuit&|160;?…

Et elle frappait sans pitié.

– Au secours&|160;! cria Pierrette qui avait le poing ensang.

En ce moment des coups furent violemment frappés à la porte.Egalement lassées, les deux cousines s’arrêtèrent.

Rogron, éveillé, inquiet, ne sachant ce dont il s’agissait, seleva, courut chez sa sœur et ne la vit pas&|160;; il eut peur,descendit, ouvrit et fut comme renversé par Brigaut, suivi d’uneespèce de fantôme. En ce moment même les yeux de Sylvie aperçurentle corset de Pierrette, elle se souvint d’y avoir senti despapiers&|160;; elle sauta dessus comme un tigre sur sa proie,entortilla le corset autour de son poing et le lui montra en luisouriant comme un Iroquois sourit à son ennemi avant de lescalper.

– Ah&|160;! je meurs, dit Pierrette en tombant sur ses genoux.Qui me sauvera&|160;?

– Moi, s’écria une femme en cheveux blancs qui offrit àPierrette un vieux visage de parchemin où brillaient deux yeuxgris.

– Ah&|160;! grand’mère, tu arrives trop tard, s’écria la pauvreenfant en fondant en larmes.

Pierrette alla tomber sur son lit, abandonnée par ses forces ettuée par l’abattement qui, chez une malade, suivit une lutte siviolente. Le grand fantôme desséché prit Pierrette dans ses brascomme les bonnes prennent les enfants, et sortit suivie de Brigautsans dire un seul mot à Sylvie, à laquelle elle lança la plusmajestueuse accusation par un regard tragique. L’apparition decette auguste vieille dans son costume breton, encapuchonnée de sacoiffe, qui est une sorte de pelisse en drap noir, accompagnée duterrible Brigaut, épouvanta Sylvie : elle crut avoir vu la mort. Lavieille fille descendit, entendit la porte se fermer, et se trouvanez à nez avec son frère, qui lui dit : – Ils ne t’ont donc pastuée&|160;?

– Couche-toi, dit Sylvie. Demain matin nous verrons ce que nousdevons faire.

Elle se remit au lit, défit le corset et lut les deux lettres deBrigaut, qui la confondirent. Elle s’endormit dans la plus étrangeperplexité, ne se doutant pas de la terrible action à laquelle saconduite devait donner lieu.

Les lettres envoyées par Brigaut à madame veuve Lorrainl’avaient trouvée dans une joie ineffable, et que leur lecturetroubla. Cette pauvre septuagénaire mourait de chagrin de vivresans Pierrette auprès d’elle, elle se consolait de l’avoir perdueen croyant s’être sacrifiée aux intérêts de sa petite-fille. Elleavait un de ces cœurs toujours jeunes que soutient et anime l’idéedu sacrifice. Son vieux mari, dont la seule joie était cette petitefille, avait regretté Pierrette&|160;; tous les jours il l’avaitcherchée autour de lui. Ce fut une douleur de vieillard de laquelleles vieillards vivent et finissent par mourir. Chacun peut alorsjuger du bonheur que dut éprouver cette pauvre vieille confinéedans un hospice en apprenant une de ces actions rares, mais quicependant arrivent encore en France. Après ses désastres,François-Joseph Collinet, chef de la maison Collinet, était partipour l’Amérique avec ses enfants. Il avait trop de cœur pourdemeurer ruiné, sans crédit, à Nantes, au milieu des malheurs quesa faillite y causait. De 1814 à 1824, ce courageux négociant, aidépar ses enfants et par son caissier, qui lui resta fidèle et luidonna les premiers fonds, avait recommencé courageusement une autrefortune. Après des travaux inouïs couronnés par le succès, il vint,vers la onzième année, se faire réhabiliter à Nantes en laissantson fils aîné à la tête de sa maison transatlantique. Il trouvamadame Lorrain de Pen-Hoël à Saint-Jacques, et fut témoin de larésignation avec laquelle la plus malheureuse de ses victimes ysupportait sa misère.

– Dieu vous pardonne&|160;! lui dit la vieille, puisque sur lebord de ma tombe vous me donnez les moyens d’assurer le bonheur dema petite-fille&|160;; mais moi, je ne pourrai jamais faireréhabiliter mon pauvre homme&|160;!

Monsieur Collinet apportait à sa créancière capital et intérêtsau taux du commerce, environ quarante-deux mille francs. Ses autrescréanciers, commerçants actifs, riches, intelligents, s’étaientsoutenus&|160;; tandis que le malheur des Lorrain parutirrémédiable au vieux Collinet qui promit à la veuve de faireréhabiliter la mémoire de son mari, dès qu’il ne s’agissait qued’une quarantaine de mille francs de plus. Quand la Bourse deNantes apprit ce trait de générosité réparatrice, on y voulutrecevoir Collinet, avant l’Arrêt de la Cour Royale de Rennes&|160;;mais le négociant refusa cet honneur et se soumit à la rigueur duCode de Commerce. Madame Lorrain avait donc reçu quarante-deuxmille francs la veille du jour où la Poste lui apporta les lettresde Brigaut. En donnant sa quittance, son premier mot fut : – Jepourrai donc vivre avec ma Pierrette et la marier à ce pauvreBrigaut, qui fera sa fortune avec mon argent&|160;! Elle ne tenaitpas en place, elle s’agitait, elle voulait partir pour Provins.Aussi, quand elle eut lu les fatales lettres, s’élança-t-elle dansla ville comme une folle, en demandant les moyens d’aller à Provinsavec la rapidité de l’éclair. Elle partit par la Malle quand on luieut expliqué la célérité gouvernementale de cette voiture. A Paris,elle avait pris la voiture de Troyes, elle venait d’arriver à onzeheures et demie chez Frappier où Brigaut, à l’aspect du sombredésespoir de la vieille Bretonne, lui promit aussitôt de lui amenersa petite fille, en lui disant en peu de mots l’état de Pierrette.Ce peu de mots effraya tellement la grand’mère qu’elle ne putvaincre son impatience, elle courut sur la place. Quand Pierrettecria, la Bretonne eut le cœur atteint par ce cri tout aussivivement que le fut celui de Brigaut. A eux deux, ils eussent sansdoute réveillé tous les habitants, si, par crainte, Rogron ne leureût ouvert. Ce cri d’une jeune fille aux abois donna soudain à sagrand’mère autant de force que d’épouvante, elle porta sa chèrePierrette jusque chez Frappier, dont la femme avait arrangé à lahâte la chambre de Brigaut pour la grand’mère de Pierrette. Ce futdonc dans ce pauvre logement, sur un lit à peine fait, que lamalade fut déposée : elle s’y évanouit, tenant encore son poingfermé, meurtri, sanglant, les ongles enfoncés dans la chair.Brigaut, Frappier, sa femme et la vieille contemplèrent Pierretteen silence, tous en proie à un étonnement indicible.

– Pourquoi sa main est-elle en sang&|160;? fut le premier mot dela grand’mère.

Pierrette, vaincue par le sommeil qui suit les grandsdéploiements de force, et se sachant à l’abri de toute violence,déplia ses doigts. La lettre de Brigaut tomba comme uneréponse.

– On a voulu lui prendre ma lettre, dit Brigaut en tombant àgenoux et ramassant le mot qu’il avait écrit pour dire à sa petiteamie de quitter tout doucement la maison des Rogron. Il baisapieusement la main de cette martyre.

Il y eut alors quelque chose qui fit frémir les menuisiers, cefut de voir la vieille Lorrain, ce spectre sublime, debout auchevet de son enfant. La terreur et la vengeance glissaient leursflamboyantes expressions dans les milliers de rides qui fronçaientsa peau d’ivoire jauni. Ce front couvert de cheveux gris éparsexprimait la colère divine. Elle lisait, avec cette puissanced’intuition départie aux vieillards près de la tombe, toute la viede Pierrette, à laquelle elle avait d’ailleurs pensé pendant sonvoyage. Elle devina la maladie de jeune fille qui menaçait de mortson enfant chéri&|160;! Deux grosses larmes péniblement nées dansses yeux blancs et gris auxquels les chagrins avaient arraché lescils et les sourcils, deux perles de douleur se formèrent, leurcommuniquèrent une épouvantable fraîcheur, grossirent et roulèrentsur les joues desséchées sans les mouiller.

– Ils me l’ont tuée, dit-elle enfin en joignant les mains.

Elle tomba sur ses genoux qui frappèrent deux coups secs sur lecarreau, elle se mit à faire sans doute un vœu à sainte Anned’Auray, la plus puissante des madones de la Bretagne.

– Un médecin de Paris, dit-elle à Brigaut. Cours-y, Brigaut,va&|160;!

Elle le prit par l’épaule et le fit marcher par un geste decommandement despotique.

– J’allais venir, mon Brigaut, je suis riche, tiens&|160;!s’écria-t-elle en le rappelant. Elle défit le cordon qui nouait lesdeux vestes de son casaquin sur sa poitrine, elle en tira un papieroù quarante-deux billets de banque étaient enveloppés, et lui dit :– Prends ce qu’il te faut&|160;! Ramène le plus grand médecin deParis.

– Gardez, dit Frappier, il ne pourra pas changer un billet en cemoment, j’ai de l’argent, la diligence va passer, il y trouverabien une place&|160;; mais auparavant ne vaudrait-il pas mieuxconsulter monsieur Martener, qui nous indiquerait un médecin àParis&|160;? La diligence ne vient que dans une heure, nous avonsle temps.

Brigaut alla réveiller monsieur Martener. Il amena ce médecin,qui ne fut pas peu surpris de savoir mademoiselle Lorrain chezFrappier. Brigaut lui expliqua la scène qui venait d’avoir lieuchez les Rogron. Le bavardage d’un amant au désespoir éclaira cedrame domestique au médecin, sans qu’il en soupçonnât l’horreur nil’étendue. Martener donna l’adresse du célèbre Horace Bianchon àBrigaut, qui partit avec son maître, en entendant le bruit de ladiligence. Monsieur Martener s’assit, examina d’abord lesecchymoses et les blessures de la main, qui pendait en dehors dulit.

– Elle ne s’est pas fait elle-même ces blessures&|160;!dit-il.

– Non, l’horrible fille à qui j’ai eu le malheur de la confierla massacrait, dit la grand’mère. Ma pauvre Pierrette criait : Ausecours&|160;! je meurs&|160;! à fendre le cœur à un bourreau.

– Mais pourquoi&|160;? dit le médecin en prenant le pouls dePier- rette. Elle est bien malade, reprit-il en approchant unelumière du lit. Ah&|160;! nous la sauverons difficilement, dit-ilaprès avoir vu la face. Elle a dû bien souffrir, et je ne comprendspas comment on ne l’a pas soignée.

– Mon intention, dit la grand’mère, est de me plaindre à laJustice. Des gens qui m’ont demandé ma petite-fille par une lettre,en se disant riches de douze mille livres de rentes, avaient-ils ledroit d’en faire leur cuisinière, de lui faire faire des servicesau-dessus de ses forces&|160;?

– Ils n’ont donc pas voulu voir la plus visible des maladiesauxquelles les jeunes filles sont parfois sujettes et qui exigeaitles plus grands soins&|160;? s’écria monsieur Martener.

Pierrette fut réveillée et par la lumière que madame Frappiertenait pour bien éclairer le visage et par les horriblessouffrances que la réaction morale de sa lutte lui causait à latête.

– Ah&|160;! monsieur Martener, je suis bien mal, dit-elle de sajolie voix.

– D’où souffrez-vous, ma petite amie&|160;? dit le médecin.

– Là, fit-elle en montrant le haut de sa tête au-dessus del’oreille gauche.

– Il y a un dépôt&|160;! s’écria le médecin après avoir pendantlongtemps palpé la tête et questionné Pierrette sur sessouffrances. Il faut tout nous dire, mon enfant, pour que nouspuissions vous guérir. Pourquoi votre main est-elle ainsi&|160;? cen’est pas vous qui vous êtes fait de semblables blessures.

Pierrette raconta naïvement son combat avec sa cousineSylvie.

– Faites-la causer, dit le médecin à la grand’mère, et sachezbien tout. J’attendrai l’arrivée du médecin de Paris, et nous nousadjoindrons le chirurgien en chef de l’hôpital pour consulter :tout ceci me paraît bien grave. Je vais vous faire envoyer unepotion calmante que vous donnerez à mademoiselle pour qu’elledorme, elle a besoin de sommeil.

Restée seule avec sa petite-fille, la vieille Bretonne se fittout révéler en usant de son ascendant sur elle, en lui apprenantqu’elle était assez riche pour eux trois, et lui promettant queBrigaut resterait avec elles. La pauvre enfant confessa son martyreen ne devinant pas à quel procès elle allait donner lieu. Lesmonstruosités de ces deux êtres sans affection et qui ne savaientrien de la Famille découvraient à la vieille femme des mondes dedouleur aussi loin de sa pensée qu’ont pu l’être les mœurs desraces sauvages de celle des premiers voyageurs qui pénétrèrent dansles savanes de l’Amérique. L’arrivée de sa grand’mère, la certituded’être à l’avenir avec elle et riche, endormirent la pensée dePierrette comme la potion lui endormit le corps. La vieilleBretonne veilla sa petite-fille en lui baisant le front, lescheveux et les mains, comme les saintes femmes durent baiser Jésusen le mettant au tombeau.

Dès neuf heures du matin, monsieur Martener alla chez lePrésident auquel il raconta la scène de nuit entre Sylvie etPierrette, puis les tortures morales et physiques, les sévices detous genres que les Rogron avaient déployés sur leur pupille, etles deux maladies mortelles qui s’étaient développées par suite deces mauvais traitements. Le Président envoya chercher le notaireAuffray, l’un des parents de Pierrette dans la lignematernelle.

En ce moment la guerre entre le parti Vinet et le parti Tiphaineétait à son apogée. Les propos que les Rogron et leurs adhérentsfaisaient courir dans Provins sur la liaison connue de madameRoguin avec le banquier du Tillet, sur les circonstances de labanqueroute du père de madame Tiphaine, un faussaire, disait-on,atteignirent d’autant plus vivement le parti des Tiphaine quec’était de la médisance et non de la calomnie. Ces blessuresallaient à fond de cœur, elles attaquaient les intérêts au vif. Cesdiscours, redits aux partisans des Tiphaine par les mêmes bouchesqui communiquaient aux Rogron les plaisanteries de la belle madameTiphaine et de ses amies, alimentaient les haines, désormaiscombinées de l’élément politique. Les irritations que causait alorsen France l’esprit de parti, dont les violences furent excessives,se liaient partout, comme à Provins, à des intérêts menacés, à desindividualités blessées et militantes. Chacune de ces coteriessaisissait avec ardeur ce qui pouvait nuire à la coterie rivale.L’animosité des partis se mêlait autant que l’amour-propre auxmoindres affaires qui souvent allaient fort loin. Une ville sepassionnait pour certaines luttes et les étendait de toute lagrandeur du débat politique. Ainsi le Président vit dans la causeentre Pierrette et les Rogron un moyen d’abattre, de déconsidérer,de déshonorer les maîtres de ce salon où s’élaboraient des planscontre la monarchie, où le journal de l’Opposition avait prisnaissance. Le Procureur du Roi fut mandé. Monsieur Lesourd,monsieur Auffray le notaire, subrogé-tuteur de Pierrette, et lePrésident examinèrent alors dans le plus grand secret avec monsieurMartener la marche à suivre. Monsieur Martener se chargea de dire àla grand’mère de Pierrette de venir porter plainte ausubrogé-tuteur. Le subrogé-tuteur convoquerait le Conseil deFamille, et, armé de la consultation des trois médecins,demanderait d’abord la destitution du tuteur. L’affaire ainsi poséearriverait au Tribunal, et monsieur Lesourd verrait alors à porterl’affaire au criminel en provoquant une instruction. Vers midi,tout Provins était soulevé par l’étrange nouvelle de ce qui s’étaitpassé pendant la nuit dans la maison Rogron. Les cris de Pierretteavaient été vaguement entendus sur la place, mais ils avaient peuduré&|160;; personne ne s’était levé, seulement chacun s’étaitdemandé : – Avez-vous entendu du bruit et des cris sur les uneheure&|160;? qu’était-ce&|160;? Les propos et les commentairesavaient si singulièrement grossi ce drame horrible que la foules’amassa devant la boutique de Frappier, à qui chacun demanda desrenseignements, et le brave menuisier peignit l’arrivée chez lui dela petite, le poing ensanglanté, les doigts brisés. Vers une heureaprès midi, la chaise de poste du docteur Bianchon, auprès de quise trouvait Brigaut, s’arrêta devant la maison de Frappier, dont lafemme alla prévenir à l’hôpital monsieur Martener et le chirurgienen chef. Ainsi les propos de la ville reçurent une sanction. LesRogron furent accusés d’avoir maltraité leur cousine à dessein etde l’avoir mise en danger de mort. La nouvelle atteignit Vinet auPalais-de-Justice, il quitta tout et alla chez les Rogron. Rogronet sa sœur achevaient de déjeuner. Sylvie hésitait à dire à sonfrère sa déconvenue de la nuit, et se laissait presser de questionssans y répondre autrement que par : – Cela ne te regarde pas. Elleallait et venait de sa cuisine à la salle à manger pour éviter ladiscussion. Elle était seule quand Vinet apparut.

– Vous ne savez donc pas ce qui se passe&|160;? ditl’avocat.

– Non, dit Sylvie.

– Vous allez avoir un procès criminel sur le corps, à la manièredont vont les choses à propos de Pierrette.

– Un procès criminel&|160;! dit Rogron qui survint.Pourquoi&|160;? comment&|160;?

– Avant tout, s’écria l’avocat en regardant Sylvie,expliquez-moi sans détour ce qui a eu lieu cette nuit, et comme sivous étiez devant Dieu, car on parle de couper le poing àPierrette. Sylvie devint blême et frissonna. – Il y a donc euquelque chose&|160;? dit Vinet. Mademoiselle Rogron raconta lascène en voulant s’excuser&|160;; mais, pressée de questions, elleavoua les faits graves de cette horrible lutte.

– Si vous lui avez seulement fracassé les doigts, vous n’irezqu’en Police Correctionnelle&|160;; mais, s’il faut lui couper lamain, vous pouvez aller en Cour d’Assises : les Tiphaine feronttout pour vous mener jusque-là.

Sylvie, plus morte que vive, avoua sa jalousie, et, ce qui futplus cruel à dire, combien ses soupçons se trouvaient erronés.

– Quel procès&|160;! dit Vinet. Vous et votre frère vous pouvezy périr, vous serez abandonnés par bien des gens, même en legagnant. Si vous ne triomphez pas, il faudra quitter Provins.

– Oh&|160;! mon cher monsieur Vinet, vous qui êtes un si grandavocat, dit Rogron épouvanté, conseillez-nous,sauvez-nous&|160;!

L’adroit Vinet porta la terreur de ces deux imbéciles au comble,et déclara positivement que madame et mademoiselle de Chargebœufhésiteraient à revenir chez eux. Etre abandonnés par ces damesserait une terrible condamnation. Enfin, après une heure demagnifiques manœuvres, il fut reconnu que, pour déterminer Vinet àsauver les Rogron, il devait avoir aux yeux de tout Provins unintérêt majeur à les défendre. Dans la soirée, le mariage de Rogronavec mademoiselle de Chargebœuf serait donc annoncé. Les bansseraient publiés dimanche. Le contrat se ferait immédiatement chezCournant, et mademoiselle Rogron y paraîtrait pour, enconsidération de cette alliance, abandonner par une donationentre-vifs la nue propriété de ses biens à son frère. Vinet avaitfait comprendre à Rogron et à sa sœur la nécessité d’avoir uncontrat de mariage minuté deux ou trois jours avant cet événement,afin de compromettre madame et mademoiselle de Chargebœuf aux yeuxdu public et leur donner un motif de persister à venir dans lamaison Rogron.

– Signez ce contrat, et je prends sur moi l’engagement de voustirer d’affaire, dit l’avocat. Ce sera sans doute une terriblelutte, mais je m’y mettrai tout entier, et vous me devrez encore unfameux cierge&|160;!

– Ah&|160;! oui, dit Rogron.

A onze heures et demie, l’avocat eut plein pouvoir et pour lecontrat et pour la conduite du procès. A midi, le Président futsaisi d’un référé intenté par Vinet contre Brigaut et madame veuveLorrain, pour avoir détourné la mineure Lorrain du domicile de sontuteur. Ainsi le hardi Vinet se posait comme agresseur et mettaitRogron dans la position d’un homme irréprochable. Aussi enparla-t-il dans ce sens au Palais. Le Président remit à quatreheures à entendre les parties. Il est inutile de dire à quel pointla petite ville de Provins était soulevée par ces événements. LePrésident savait qu’à trois heures la consultation des médecinsserait terminée&|160;; il voulait que le subrogé-tuteur, parlantpour l’aïeule, se présentât armé de cette pièce. L’annonce dumariage de Rogron avec la belle Bathilde de Chargebœuf et desavantages que Sylvie faisait au contrat aliéna soudain deuxpersonnes aux Rogron : mademoiselle Habert et le colonel, qui tousdeux virent leurs espérances anéanties. Céleste Habert et lecolonel restèrent ostensiblement attachés aux Rogron, mais pourleur nuire plus sûrement. Ainsi, dès que monsieur Martener révélal’existence d’un dépôt à la tête de la pauvre victime des deuxmerciers, Céleste et le colonel parlèrent du coup que Pierrettes’était donné pendant la soirée où Sylvie l’avait contrainte àquitter le salon et rappelèrent les cruelles et barbaresexclamations de mademoiselle Rogron. Ils racontèrent les preuvesd’insensibilité données par cette vieille fille envers sa pupillesouffrante. Ainsi les amis de la maison admirent des torts gravesen paraissant défendre Sylvie et son frère. Vinet avait prévu cetorage&|160;; mais la fortune des Rogron allait être acquise àmademoiselle de Chargebœuf, et il se promettait dans quelquessemaines de lui voir habiter la jolie maison de la place et derégner avec elle sur Provins, car il méditait déjà des fusions avecles Bréautey dans l’intérêt de ses ambitions. Depuis midi jusqu’àquatre heures, toutes les femmes du parti Tiphaine, les Garceland,les Guépin, les Julliard, Galardon, Guénée, la sous-préfèteenvoyèrent savoir des nouvelles de mademoiselle Lorrain. Pierretteignorait entièrement le tapage fait en ville à son sujet. Elleéprouvait, au milieu de ses vives souffrances, un ineffable bonheurà se trouver entre sa grand’mère et Brigaut, les objets de sesaffections. Brigaut avait constamment les yeux pleins de larmes, etla grand’mère cajolait sa chère petite-fille. Dieu sait si l’aïeulefit grâce aux trois hommes de science d’aucun des détails qu’elleavait obtenus de Pierrette sur sa vie dans la maison Rogron. HoraceBianchon exprima son indignation en termes véhéments. Epouvantéd’une semblable barbarie, il exigea que les autres médecins de laville fussent mandés, en sorte que monsieur Néraud fut présent etinvité, comme ami de Rogron, à contredire, s’il y avait lieu, lesterribles conclusions de la consultation, qui, malheureusement pourles Rogron, fut rédigée à l’unanimité. Néraud, qui déjà passaitpour avoir fait mourir de chagrin la grand’mère de Pierrette, étaitdans une fausse position de laquelle profita l’adroit Martener,enchanté d’accabler les Rogron et de compromettre en ceci monsieurNéraud, son antagoniste. Il est inutile de donner le texte de cetteconsultation, qui fut encore une des pièces du procès. Si lestermes de la médecine de Molière étaient barbares, ceux de lamédecine moderne ont l’avantage d’être si clairs que l’explicationde la maladie de Pierrette, quoique naturelle et malheureusementcommune, effraierait les oreilles. Cette consultation étaitd’ailleurs péremptoire, appuyée par un nom aussi célèbre que celuid’Horace Bianchon. Après l’audience, le Président resta sur sonsiége en voyant la grand’mère de Pierrette accompagnée de monsieurAuffray, de Brigaut et d’une foule nombreuse. Vinet était seul. Cecontraste frappa l’audience, qui fut grossie d’un grand nombre decurieux. Vinet, qui avait gardé sa robe, leva vers le Président saface froide en assurant ses besicles sur ses yeux verts, puis, desa voix grêle et persistante, il exposa que des étrangers s’étaientintroduits nuitamment chez monsieur et mademoiselle Rogron, et yavaient enlevé la mineure Lorrain. Force devait rester au tuteur,qui réclamait sa pupille. Monsieur Auffray se leva, commesubrogé-tuteur, et demanda la parole.

– Si monsieur le Président, dit-il, veut prendre communicationde cette consultation émanée d’un des plus savants médecins deParis et de tous les médecins et chirurgiens de Provins, ilcomprendra combien la réclamation du sieur Rogron est insensée, etquels motifs graves portaient l’aïeule de la mineure à l’enleverimmédiatement à ses bourreaux. Voici le Fait : une consultationdélibérée à l’unanimité par un illustre médecin de Paris mandé entoute hâte, et par tous les médecins de cette ville, attribuel’état presque mortel où se trouve la mineure aux mauvaistraitements qu’elle a reçus des sieur et demoiselle Rogron. EnDroit, le Conseil de Famille sera convoqué dans le plus bref délai,et consulté sur la question de savoir si le tuteur doit êtredestitué de sa tutelle. Nous demandons que la mineure ne rentre pasau domicile de son tuteur et soit confiée au membre de la famillequ’il plaira à monsieur le Président de désigner. Vinet voulutrépliquer en disant que la consultation devait lui êtrecommuniquée, afin de la contredire.

– Non pas à la partie de Vinet, dit sévèrement le Président,mais peut-être à monsieur le Procureur du Roi. La cause estentendue.

Le Président écrivit au bas de la requête l’ordonnance suivante:

« Attendu que, d’une consultation délibérée à l’unanimité parles médecins de cette ville et par le docteur Bianchon, docteur dela Faculté de médecine de Paris, il résulte que la mineure Lorrain,réclamée par Rogron, son tuteur, est dans un état de maladieextrêmement grave, amené par de mauvais traitements et des sévicesexercés sur elle au domicile du tuteur et par sa sœur,

Nous, Président du Tribunal de Première Instance de Provins,

Statuant sur la requête, ordonnons que, jusqu’à la délibérationdu Conseil de Famille, qui, suivant la déclaration dusubrogé-tuteur, sera convoqué, la mineure ne réintégrera pas ledomicile pupillaire et sera transférée dans la maison dusubrogé-tuteur&|160;;

Subsidiairement, attendu l’état où se trouve la mineure et lestraces de violence qui, d’après la consultation des médecins,existent sur sa personne, commettons le médecin en chef et lechirurgien en chef de l’hôpital de Provins pour la visiter&|160;;et, dans le cas où les sévices seraient constants, faisons touteréserve de l’action du Ministère Public, et ce, sans préjudice dela voie civile prise par Auffray, subrogé-tuteur. »

Cette terrible ordonnance fut prononcée par le PrésidentTiphaine à haute et intelligible voix.

– Pourquoi pas les galères tout de suite&|160;? dit Vinet. Ettout ce bruit pour une petite fille qui entretenait une intrigueavec un garçon menuisier&|160;! Si l’affaire marche ainsi,s’écria-t-il insolemment, nous demanderons d’autres juges pourcause de suspicion légitime.

Vinet quitta le Palais et alla chez les principaux organes deson parti expliquer la situation de Rogron qui n’avait jamais donnéune chiquenaude à sa cousine, et dans qui le Tribunal voyait,dit-il, moins le tuteur de Pierrette que le grand électeur deProvins.

A l’entendre, les Tiphaine faisaient grand bruit de rien. Lamontagne accoucherait d’une souris. Sylvie, fille éminemment sageet religieuse, avait découvert une intrigue entre la pupille de sonfrère et un petit ouvrier menuisier, un breton nommé Brigaut. Cedrôle savait très-bien que la petite fille allait avoir une fortunede sa grand’mère, il voulait la suborner ( Vinet osait parler desubornation&|160;! ). Mademoiselle Rogron, qui tenait des lettresoù éclatait la perversité de cette petite fille, n’était pas aussiblâmable que les Tiphaine voulaient le faire croire. Au cas où ellese serait permis une violence pour obtenir une lettre, ce qu’ilexpliquait d’ailleurs par l’irritation que l’entêtement bretonavait causée à Sylvie, en quoi Rogron était-ilrépréhensible&|160;?

L’avocat fit alors de ce procès une affaire de parti et sut luidonner une couleur politique. Aussi, dès cette soirée, y eut-il desdivergences dans l’opinion publique.

– Qui n’entend qu’une cloche n’a qu’un son, disaient les genssages. Avez-vous écouté Vinet&|160;? Vinet explique très-bien leschoses.

La maison de Frappier avait été jugée inhabitable pourPierrette, à cause des douleurs que le bruit y causerait à la tête.Le transport de là chez le subrogé-tuteur était aussi nécessairemédicalement que judiciairement. Ce transport se fit avec desprécautions inouïes et calculées pour produire un grand effet.Pierrette fut mise sur un brancard avec force matelas, portée pardeux hommes, accompagnée d’une Sœur Grise qui avait à la main unflacon d’éther, suivie de sa grand’mère, de Brigaut, de madameAuffray et de sa femme de chambre. Il y eut du monde aux fenêtreset sur les portes pour voir passer ce cortége. Certes l’état danslequel était Pierrette, sa blancheur de mourante, tout donnaitd’immenses avantages au parti contraire aux Rogron. Les Auffraytinrent à prouver à toute la ville combien le Président avait euraison de rendre son ordonnance. Pierrette et la grand’mère furentinstallées au second étage de la maison de monsieur Auffray. Lenotaire et sa femme leur prodiguèrent les soins de l’hospitalité laplus large, ils y mirent du faste. Pierrette eut sa grand’mère pourgarde-malade, et monsieur Martener vint la visiter avec lechirurgien le soir même.

Dès cette soirée, les exagérations commencèrent donc de part etd’autre. Le salon des Rogron fut plein. Vinet avait travaillé leparti libéral à ce sujet. Les deux dames de Chargebœuf dînèrentchez les Rogron, car le contrat devait y être signé le soir. Dansla matinée, Vinet avait fait afficher les bans à la mairie. Iltraita de misère l’affaire relative à Pierrette. Si le Tribunal deProvins y portait de la passion, la Cour Royale saurait apprécierles faits, disait-il, et les Auffray regarderaient à deux foisavant de se jeter dans un pareil procès. L’alliance de Rogron avecles Chargebœuf fut une considération énorme aux yeux d’un certainmonde. Chez eux, les Rogron étaient blancs comme neige, etPierrette était une petite fille excessivement perverse, un serpentréchauffé dans leur sein. Dans le salon de madame Tiphaine, on sevengeait des horribles médisances que le parti Vinet avait ditesdepuis deux ans : les Rogron étaient des monstres, et le tuteurirait en Cour d’Assises. Sur la place, Pierrette se portait àmerveille&|160;; dans la haute ville, elle mourraitinfailliblement&|160;; chez Rogron, elle avait des égratignures aupoignet&|160;; chez madame Tiphaine, elle avait les doigts brisés,on allait lui en couper un. Le lendemain, le Courrier de Provinscontenait un article extrêmement adroit, bien écrit, unchef-d’luvre d’insinuations mêlées de considérations judiciaires,et qui mettait déjà Rogron hors de cause. La Ruche, qui d’abordparaissait deux jours après, ne pouvait répondre sans tomber dansla diffamation&|160;; mais on y répliqua que, dans une affairesemblable, le mieux était de laisser son cours à la Justice.

Le Conseil de Famille fut composé par le Juge de Paix du cantonde Provins, président légal, premièrement de Rogron et des deuxmessieurs Auffray, les plus proches parents&|160;; puis de monsieurCiprey, neveu de la grand’mère maternelle de Pierrette. Il leuradjoignit monsieur Habert, le confesseur de Pierrette, et lecolonel Gouraud, qui s’était toujours donné pour un camarade ducolonel Lorrain. On applaudit beaucoup à l’impartialité du Juge dePaix, qui comprenait dans le Conseil de Famille monsieur Habert etle colonel Gouraud, que tout Provins croyait très-amis des Rogron.Dans la circonstance grave où se trouvait Rogron, il demandal’assistance de maître Vinet au conseil de famille. Par cettemanœuvre, évidemment conseillée par Vinet, Rogron obtint que leConseil de Famille ne s’assemblerait que vers la fin du mois dedécembre. A cette époque, le Président et sa femme furent établis àParis chez madame Roguin, à cause de la convocation des Chambres.Ainsi le parti ministériel se trouva sans son chef. Vinet avaitdéjà sourdement pratiqué le bonhomme Desfondrilles, le juged’instruction, au cas où l’affaire prendrait le caractèrecorrectionnel ou criminel que le Président avait essayé de luidonner. Vinet plaida l’affaire pendant trois heures devant leConseil de Famille : il y établit une intrigue entre Brigaut etPierrette afin de justifier les sévérités de mademoiselleRogron&|160;; il démontra combien le tuteur avait agi naturellementen laissant sa pupille sous le gouvernement d’une femme&|160;; ilappuya sur la non-participation de son client à la manière dontl’éducation de Pierrette était entendue par Sylvie. Malgré lesefforts de Vinet, le Conseil fut à l’unanimité d’avis de retirer latutelle à Rogron. On désigna pour tuteur monsieur Auffray, etmonsieur Ciprey pour subrogé-tuteur Le Conseil de Famille entenditAdèle, la servante, qui chargea ses anciens maîtres&|160;;mademoiselle Habert, qui raconta les propos cruels tenus parmademoiselle Rogron dans la soirée où Pierrette s’était donné lefurieux coup entendu par tout le monde, et l’observation faite surla santé de Pierrette par madame de Chargebœuf. Brigaut produisitla lettre qu’il avait reçue de Pierrette et qui prouvait leurmutuelle innocence. Il fut démontré que l’état déplorable danslequel se trouvait la mineure venait d’un défaut de soin du tuteur,responsable de tout ce qui concernait sa pupille. La maladie dePierrette avait frappé tout le monde, et même les personnes de laville étrangères à la famille. L’accusation de sévices fut doncmaintenue contre Rogron. L’affaire allait devenir publique.

Conseillé par Vinet, Rogron se rendit opposant à l’homologationde la délibération du Conseil de Famille par le Tribunal. LeMinistère Public intervint, attendu la gravité croissante de l’étatpathologique où se trouvait Pierrette Lorrain. Ce procès curieux,quoique promptement mis au rôle, ne vint en ordre utile que vers lemois de mars 1828.

Le mariage de Rogron avec mademoiselle de Chargebœuf s’étaitalors célébré. Sylvie habitait le deuxième étage de sa maison, oùdes dispositions avaient été faites pour la loger ainsi que madamede Chargebœuf, car le premier étage fut entièrement affecté àmadame Rogron. La belle madame Rogron succéda dès lors à la bellemadame Tiphaine. L’influence de ce mariage fut énorme. On ne vintplus dans le salon de mademoiselle Sylvie, mais chez la bellemadame Rogron.

Soutenu par sa belle-mère et appuyé par les banquiers royalistesdu Tillet et Nucingen, le Président Tiphaine eut occasion de rendreservice au Ministère, il fut un des orateurs du Centre les plusestimés, devint Juge au Tribunal de Première Instance de la Seine,et fit nommer son neveu, Lesourd, Président du tribunal de Provins.Cette nomination froissa beaucoup le juge Desfondrilles, toujoursarchéologue et plus que jamais suppléant. Le Garde des Sceauxenvoya l’un de ses protégés à la place de Lesourd. L’avancement demonsieur Tiphaine n’en produisit donc aucun dans le Tribunal deProvins. Vinet exploita très-habilement ces circonstances. Il avaittoujours dit aux gens de Provins qu’ils servaient de marchepied auxgrandeurs de la rusée madame Tiphaine. Le Président se jouait deses amis. Madame Tiphaine méprisait in petto la ville de Provins,et n’y reviendrait jamais. Monsieur Tiphaine père mourut, son filshérita de la terre du Fay, et vendit sa belle maison de la villehaute à monsieur Julliard. Cette vente prouva combien il comptaitpeu revenir à Provins. Vinet eut raison, Vinet avait été prophète.Ces faits eurent une grande influence sur le procès relatif à latutelle de Rogron.

Ainsi l’épouvantable martyre exercé brutalement sur Pierrettepar deux imbéciles tyrans, et qui, dans ses conséquences médicales,mettait monsieur Martener, approuvé par le docteur Bianchon, dansle cas d’ordonner la terrible opération du trépan&|160;; ce dramehorrible, réduit aux proportions judiciaires, tombait dans legâchis immonde qui s’appelle au Palais la forme. Ce procès traînaitdans les délais, dans le lacis inextricable de la procédure, arrêtépar les ambages d’un odieux avocat&|160;; tandis que Pierrettecalomniée languissait et souffrait les plus épouvantables douleursconnues en médecine. Ne fallait-il pas expliquer ces singuliersrevirements de l’opinion publique et la marche lente de la Justice,avant de revenir dans la chambre où elle vivait, où ellemourait&|160;?

Monsieur Martener, de même que la famille Auffray, fut en peu dejours séduit par l’adorable caractère de Pierrette et par lavieille Bretonne dont les sentiments, les idées, les façons étaientempreintes d’une antique couleur romaine. Cette matrone du Maraisressemblait à une femme de Plutarque. Le médecin voulut disputercette proie à la mort, car dès le premier jour le médecin de Pariset le médecin de province regardèrent Pierrette comme perdue. Il yeut entre le mal et le médecin, soutenu par la jeunesse dePierrette, un de ces combats que les médecins seuls connaissent etdont la récompense, en cas de succès, n’est jamais ni dans le prixvénal des soins ni chez le malade&|160;; elle se trouve dans ladouce satisfaction de la conscience et dans je ne sais quelle palmeidéale et invisible recueillie par les vrais artistes après lecontentement que leur cause la certitude d’avoir fait une belleœuvre. Le médecin tend au bien comme l’artiste tend au beau, poussépar un admirable sentiment que nous nommons la vertu. Ce combat detous les jours avait éteint chez cet homme de province lesmesquines irritations de la lutte engagée entre le parti Vinet etle parti des Tiphaine, ainsi qu’il arrive aux hommes qui setrouvent tête à tête avec une grande misère à vaincre.

Monsieur Martener avait commencé par vouloir exercer son état àParis&|160;; mais l’atroce activité de cette ville, l’insensibilitéque finissent par donner au médecin le nombre effrayant de maladeset la multiplicité des cas graves, avaient épouvanté son âme douceet faite pour la vie de province. Il était d’ailleurs sous le jougde sa jolie patrie. Aussi revint-il à Provins s’y marier, s’yétablir et y soigner presque affectueusement une population qu’ilpouvait considérer comme une grande famille. Il affecta, pendanttout le temps que dura la maladie de Pierrette, de ne point parlerde sa malade. Sa répugnance à répondre quand chacun lui demandaitdes nouvelles de la pauvre petite était si visible, qu’on cessa dele questionner à ce sujet. Pierrette fut pour lui ce qu’elle devaitêtre, un de ces poèmes mystérieux et profonds, vastes en douleurs,comme il s’en trouve dans la terrible existence des médecins. Iléprouvait pour cette délicate jeune fille une admiration dans lesecret de laquelle il ne voulut mettre personne.

Ce sentiment du médecin pour sa malade s’était, comme tous lessentiments vrais, communiqué à monsieur et madame Auffray, dont lamaison devint, tant que Pierrette y fut, douce et silencieuse. Lesenfants, qui jadis avaient fait de si bonnes parties de jeu avecPierrette, s’entendirent avec la grâce de l’enfance pour n’être nibruyants ni importuns. Ils mirent leur honneur à être bien sages,parce que Pierrette était malade. La maison de monsieur Auffray setrouve dans la ville haute, au-dessous des ruines du château, oùelle est bâtie dans une des marges de terrain produites par lebouleversement des anciens remparts. De là, les habitants ont lavue de la vallée en se promenant dans un petit jardin fruitierenclos de gros murs, d’où l’on plonge sur la ville. Les toits desautres maisons arrivent au cordon extérieur du mur qui soutient cejardin. Le long de cette terrasse est une allée qui aboutit à laporte-fenêtre du cabinet de monsieur Auffray. Au bout s’élèvent unberceau de vigne et un figuier, sous lesquels il y a une tableronde, un banc et des chaises peints en vert. On avait donné àPierrette une chambre au-dessus du cabinet de son nouveau tuteur.Madame Lorrain y couchait sur un lit de sangle auprès de sapetite-fille. De sa fenêtre, Pierrette pouvait donc voir lamagnifique vallée de Provins qu’elle connaissait à peine, elleétait sortie si rarement de la fatale maison des Rogron&|160;!Quand il faisait beau temps, elle aimait à se traîner au bras de sagrand’mère jusqu’à ce berceau. Brigaut, qui ne faisait plus rien,venait voir sa petite amie trois fois par jour, il était dévoré parune douleur qui le rendait sourd à la vie&|160;; il guettait avecla finesse d’un chien de chasse monsieur Martener, ill’accompagnait toujours et sortait avec lui. Vous imagineriezdifficilement les folies que chacun faisait pour la chère petitemalade. Ivre de désespoir, la grand’mère cachait son désespoir,elle montrait à sa petite-fille le visage riant qu’elle avait àPen-Hoël. Dans son désir de se faire illusion, elle lui arrangeaitet lui mettait le bonnet national avec lequel Pierrette étaitarrivée à Provins. La jeune malade lui paraissait ainsi se mieuxressembler à elle-même : elle était délicieuse à voir, le visageentouré de cette auréole de batiste bordée de dentelles empesées.Sa tête, blanche de la blancheur du biscuit, son front auquel lasouffrance imprimait un semblant de pensée profonde, la pureté deslignes amaigries par la maladie, la lenteur du regard et la fixitédes yeux par instants, tout faisait de Pierrette un admirablechef-d’œuvre de mélancolie. Aussi l’enfant était-elle servie avecune sorte de fanatisme. On la voyait si douce, si tendre et siaimante&|160;! Madame Martener avait envoyé son piano chez sa sœur,madame Auffray, dans la pensée d’amuser Pierrette, à qui la musiquecausa des ravissements. C’était un poème que de la regarderécoutant un morceau de Weber, de Beethoven ou d’Hérold, les yeuxlevés, silencieuse, et regrettant sans doute la vie qu’elle sentaitlui échapper. Le curé Péroux et monsieur Habert, ses deuxconsolateurs religieux, admiraient sa pieuse résignation. N’est-cepas un fait remarquable et digne également et de l’attention desphilosophes et de celle des indifférents, que la perfectionséraphique des jeunes filles et des jeunes gens marqués en rougepar la Mort dans la foule, comme de jeunes arbres dans uneforêt&|160;? Qui a vu l’une de ces morts sublimes ne saurait resterou devenir incrédule Ces êtres exhalent comme un parfum céleste,leurs regards parlent de Dieu, leur voix est éloquente dans lesplus indifférents discours, et souvent elle sonne comme uninstrument divin, exprimant les se- crets de l’avenir&|160;! Quandmonsieur Martener félicitait Pierrette d’avoir accompli quelquedifficile prescription, cet ange disait, en présence de tous, etavec quels regards&|160;! – Je désire vivre, cher monsieurMartener, moins pour moi que pour ma grand’mère, pour mon Brigaut,et pour vous tous, que ma mort affligerait.

La première fois qu’elle se promena dans le mois de novembre,par le beau soleil de la Saint-Martin, accompagnée de toute lamaison, et que madame Auffray lui demanda si elle était fatiguée :– Maintenant que je n’ai plus à supporter d’autres souffrances quecelles envoyées par Dieu, je puis y suffire. Je trouve dans lebonheur d’être aimée la force de souffrir.

Ce fut la seule fois que d’une manière détournée elle rappelason horrible martyre chez les Rogron, desquels elle ne parlaitpoint, et leur souvenir devait lui être si pénible, que personne neparlait d’eux.

– Chère madame Auffray, lui dit-elle un jour, à midi, sur laterrasse en contemplant la vallée éclairée par un beau soleil etparée des belles teintes rousses de l’automne, mon agonie chez vousm’aura donné plus de bonheur que ces trois dernières années.

Madame Auffray regarda sa sœur, madame Martener, et lui dit àl’oreille : – Comme elle aurait aimé&|160;! En effet, l’accent, leregard de Pierrette donnaient à sa phrase une indicible valeur.

Monsieur Martener entretenait une correspondance avec le docteurBianchon, et ne tentait rien de grave sans ses approbations. Ilespérait d’abord établir le cours voulu par la nature, puis fairedériver le dépôt à la tête par l’oreille. Plus vives étaient lesdouleurs de Pierrette, plus il concevait d’espérances. Il obtint delégers succès sur le premier point, et ce fut un grand triomphe.Pendant quelques jours l’appétit de Pierrette revint et se satisfitde mets substantiels pour lesquels sa maladie lui donnaitjusqu’alors une répugnance caractéristique&|160;; la couleur de sonteint changea, mais l’état de la tête était horrible. Aussi ledocteur supplia-t-il le grand médecin, son conseil, de venir.Bianchon vint, resta deux jours à Provins, et décida une opération,il épousa toutes les sollicitudes du pauvre Martener, et allachercher lui-même le célèbre Desplein. Ainsi l’opération fut faitepar le plus grand chirurgien des temps anciens et modernes&|160;;mais ce terrible aruspice dit à Martener en s’en allant avecBianchon, son élève le plus aimé : – Vous ne la sauverez que par unmiracle. Comme vous l’a dit Horace, la carie des os est commencée.A cet âge, les os sont encore si tendres&|160;!

L’opération avait eu lieu dans le commencement du mois de mars1828. Pendant tout le mois, effrayé des douleurs épouvantables quesouffrait Pierrette, monsieur Martener fit plusieurs voyages àParis&|160;; il y consultait Desplein et Bianchon, auxquels il allajusqu’à proposer une opération dans le genre de celle de lalithotritie, et qui consistait à introduire dans la tête uninstrument creux à l’aide duquel on essaierait l’application d’unremède héroïque pour arrêter les progrès de la carie. L’audacieuxDesplein n’osa pas tenter ce coup de main chirurgical que ledésespoir avait inspiré à Martener. Aussi quand le médecin revintde son dernier voyage à Paris parut-il à ses amis chagrin etmorose. Il dut annoncer par une fatale soirée à la famille Auffray,à madame Lorrain, au confesseur et à Brigaut réunis, que la sciencene pouvait plus rien pour Pierrette, dont le salut était seulementdans la main de Dieu. Ce fut une horrible consternation. Lagrand’mère fit un vœu et pria le curé de dire tous les matins, aujour, avant le lever de Pierrette, une messe à laquelle elle etBrigaut assistèrent.

Le procès se plaidait. Pendant que la victime des Rogron semourait, Vinet la calomniait au tribunal. Le triomphal homologua ladélibération du Conseil de Famille, et l’avocat interjetasur-le-champ appel. Le nouveau Procureur du Roi fit un réquisitoirequi détermina une instruction. Rogron et sa sœur furent obligés dedonner caution pour ne pas aller en prison. L’Instruction exigeaitl’interrogatoire de Pierrette. Quand monsieur Desfondrilles vintchez Auffray, Pierrette était à l’agonie, elle avait son confesseurà son chevet, elle allait être administrée. Elle suppliait en cemoment même la famille assemblée de pardonner à son cousin et à sacousine, ainsi qu’elle le faisait elle-même en disant avec unadmirable bon sens que le jugement de ces choses appartenait à Dieuseul.

– Grand’mère, dit-elle, laisse tout ton bien à Brigaut (Brigautfondait en larmes). – Et, dit Pierrette en continuant, donne millefrancs à cette bonne Adèle qui me bassinait mon lit en cachette. Sielle était restée chez mes cousins, je vivrais…

Ce fut à trois heures, le mardi de Pâques, par une bellejournée, que ce petit ange cessa de souffrir. Son héroïquegrand’mère voulut la garder pendant la nuit avec les prêtres, et lacoudre de ses vieilles mains roides dans le linceul. Vers le soir,Brigaut quitta la maison Auffray, descendit chez Frappier.

– Je n’ai pas besoin, mon pauvre garçon, de te demander desnouvelles, lui dit le menuisier.

– Père Frappier, oui, c’est fini pour elle, et non pas pourmoi.

L’ouvrier jeta sur tout le bois de la boutique des regards à lafois sombres et perspicaces.

– Je te comprends, Brigaut, dit le bonhomme Frappier. Tiens,voilà ce qu’il te faut.

Et il lui montra des planches en chêne de deux pouces.

– Ne m’aidez pas, monsieur Frappier, dit le Breton&|160;; jeveux tout faire moi-même.

Brigaut passa la nuit à raboter et ajuster la bière dePierrette, et plus d’une fois il enleva d’un seul coup de rabot unruban de bois humide de ses larmes. Le bonhomme Frappier leregardait faire en fumant. Il ne lui dit que ces deux mots quandson premier garçon assembla les quatre morceaux : – Fais donc lecouvercle à coulisse : ces pauvres parents ne l’entendront pasclouer.

Au jour Brigaut alla chercher le plomb nécessaire pour doublerla bière. Par un hasard extraordinaire les feuilles de plombcoûtèrent exactement la somme qu’il avait donnée à Pierrette pourson voyage de Nantes à Provins. Ce courageux Breton, qui avaitrésisté à l’horrible douleur de faire lui-même la bière de sa chèrecompagne d’enfance, en doublant ces funèbres planches de tous sessouvenirs, ne tint pas à ce rapprochement : il défaillit et ne putemporter le plomb, le plombier l’accompagna en lui offrant d’alleravec lui pour souder la quatrième feuille une fois que le corpsserait mis dans le cercueil. Le Breton brûla le rabot et tous lesoutils qui lui avaient servi, il fit ses comptes avec Frappier etlui dit adieu. L’héroïsme avec lequel ce pauvre garçon s’occupait,comme la grand’mère, à rendre les derniers devoirs à Pierrette lefit intervenir dans la scène suprême qui couronna la tyrannie desRogron.

Brigaut et le plombier arrivèrent assez à temps chez monsieurAuffray pour décider par leur force brutale une infâme et horriblequestion judiciaire. La chambre mortuaire, pleine de monde, offritaux deux ouvriers un singulier spectacle. Les Rogron s’étaientdressés hideux auprès du cadavre de leur victime pour la torturerencore après sa mort. Le corps sublime de beauté de la pauvreenfant gisait sur le lit de sangle de sa grand’mère. Pierretteavait les yeux fermés, les cheveux en bandeau, le corps cousu dansun gros drap de coton.

Devant ce lit, les cheveux en désordre, à genoux, les mainsétendues, le visage en feu, la vieille Lorrain criait : – Non, non,cela ne se fera pas&|160;!

Au pied du lit étaient le tuteur, monsieur Auffray, le curéPéroux et monsieur Habert. Les cierges brûlaient encore.

Devant la grand’mère étaient le chirurgien de l’hospice etmonsieur Néraud, appuyés de l’épouvantable et doucereux Vinet. Il yavait un huissier. Le chirurgien de l’hospice était revêtu de sontablier de dissection. Un de ses aides avait défait sa trousse, etlui présentait un couteau à disséquer.

Cette scène fut troublée par le bruit du cercueil que Brigaut etle plombier laissèrent tomber&|160;; car Brigaut, qui marchait lepremier, fut saisi d’épouvante à l’aspect de la vieille Lorrain quipleurait.

– Qu’y a-t-il&|160;? demanda Brigaut en se plaçant à côté de lavieille grand’mère et serrant convulsivement un ciseau qu’ilapportait.

– Il y a, dit la vieille, il y a, Brigaut qu’ils veulent ouvrirle corps de mon enfant, lui fendre la tête, lui crever le cœuraprès sa mort comme pendant sa vie.

– Qui&|160;? fit Brigaut d’une voix à briser le tympan des gensde justice.

– Les Rogron.

– Par le saint nom de Dieu&|160;!…

– Un moment, Brigaut, dit monsieur Auffray en voyant le Bretonbrandissant son ciseau.

– Monsieur Auffray dit Brigaut pâle autant que la jeune morte,je vous écoute parce que vous êtes monsieur Auffray&|160;; mais ence moment je n’écouterais pas…

– La Justice&|160;! dit Auffray.

– Est-ce qu’il y a une justice&|160;? s’écria le Breton. LaJustice, la voilà&|160;! dit-il en menaçant l’avocat, le chirurgienet l’huissier de son ciseau qui brillait au soleil.

– Mon ami, dit le curé, la Justice a été invoquée par l’avocatde monsieur Rogron, qui est sous le coup d’une accusation grave, etil est impossible de refuser à un inculpé les moyens de se justi-fier. Selon l’avocat de monsieur Rogron, si la pauvre enfant quevoici succombe à son abcès dans la tête, son ancien tuteur nesaurait être inquiété&|160;; car il est prouvé que Pierrette acaché pendant long-temps le coup qu’elle s’était donné…

– Assez&|160;! dit Brigaut.

– Mon client, dit Vinet.

– Ton client, s’écria le Breton, ira dans l’enfer et moi surl’échafaud&|160;; car si quelqu’un de vous fait mine de toucher àcelle que ton client a tuée, et si le carabin ne rentre pas sonoutil, je le tue net.

– Il y a rébellion, dit Vinet, nous allons en instruire lejuge.

Les cinq étrangers se retirèrent.

– Oh&|160;! mon fils&|160;! dit la vieille en se dressant etsautant au cou de Brigaut, ensevelissons-la bien vite, ilsreviendront&|160;!…

– Une fois le plomb scellé, dit le plombier, ils n’oserontpeut-être plus.

Monsieur Auffray courut chez son beau-frère, monsieur Lesourd,pour tâcher d’arranger cette affaire. Vinet ne voulait pas autrechose. Une fois Pierrette morte, le procès relatif à la tutelle,qui n’était pas jugé, se trouvait éteint sans que personne pût enarguer pour ou contre les Rogron : la question demeurait indécise.Aussi l’adroit Vinet avait-il bien prévu l’effet que sa requêteallait produire.

A midi monsieur Desfondrilles fit son rapport au Tribunal surl’instruction relative à Rogron, et le Tribunal rendit un jugementde non-lieu parfaitement motivé.

Rogron n’osa pas se montrer à l’enterrement de Pierrette, auquelassista toute la ville. Vinet avait voulu l’y entraîner&|160;; maisl’ancien mercier eut peur d’exciter une horreur universelle.

Brigaut quitta Provins après avoir vu combler la fosse oùPierrette fut enterrée, et alla de son pied à Paris. Il écrivit unepétition à la Dauphine pour, en considération du nom de son père,entrer dans la Garde Royale où il fut aussitôt admis. Quand se fitl’expédition d’Alger, il écrivit encore à la Dauphine pour obtenird’être employé. Il était sergent, le Maréchal Bourmont le nommasous-lieutenant dans la Ligne. Le fils du major se conduisit enhomme qui voulait mourir. La mort a jusqu’à présent respectéJacques Brigaut, qui s’est distingué dans toutes les expéditionrécentes sans y trouver une blessure. Il est aujourd’hui chef debataillon dans la Ligne. Aucun officier n’est plus taciturne nimeilleur. Hors le service, il reste presque muet, se promène seulet vit mécaniquement. Chacun devine et respecte une douleurinconnue. Il possède quarante-six mille francs qui lui ont étélégués par la vieille madame Lorrain, morte à Paris en 1829.

Aux élections de 1830, Vinet fut nommé Député, les servicesqu’il a rendus au nouveau gouvernement lui ont valu la place deProcureur-Général. Maintenant son influence est telle qu’il seratoujours nommé Député. Rogron est Receveur-Général dans la villemême où Vinet remplit ses fonctions&|160;; et, par un hasardsurprenant, monsieur Tiphaine y est premier Président de la Courroyale, car le justicier s’est rattaché sans hésitation à ladynastie de juillet. L’ex-belle madame Tiphaine vit en bonneintelligence avec la belle madame Rogron. Vinet est au mieux avecle Président Tiphaine.

Quant à l’imbécile Rogron, il dit des mots comme celui-ci : –Louis-Philippe ne sera vraiment roi que quand il pourra faire desnobles&|160;!

Ce mot n’est évidemment pas de lui. Sa santé chancelante faitespérer à madame Rogron de pouvoir épouser dans peu de temps legénéral marquis de Montriveau, pair de France, qui commande leDépartement et qui lui rend des soins. Vinet demandetrès-proprement des têtes, il ne croit jamais à l’innocence d’unaccusé. Ce Procureur-Général pur-sang passe pour un des hommes lesplus aimables du ressort, et il n’a pas moins de succès à Paris età la Chambre&|160;; à la Cour, il est un délicieux courtisan.

Selon la promesse de Vinet, le général baron Gouraud, ce nobledébris de nos glorieuses armées, a épousé une demoiselle Matifat deLuzarches, âgée de vingt-cinq ans, fille d’un droguiste de la ruedes Lombards, et dont la dot était de cinquante mille écus. Ilcommande, comme l’avait prophétisé Vinet, un Département voisin deParis. Il a été nommé pair de France à cause de sa conduite dansles émeutes sous le Ministère de Casimir Périer. Le baron Gouraudfut un des généraux qui prirent l’église Saint-Merry, heureux detaper sur les péquins qui les avaient vexés pendant quinze ans, etson ardeur a été récompensée par le grand cordon de la Légiond’Honneur.

Aucun des personnages qui ont trempé dans la mort de Pierretten’a le moindre remords. Monsieur Desfondrilles est toujoursarchéologue&|160;; mais, dans l’intérêt de son élection, leProcureur-Général Vinet a eu soin de le faire nommer Président duTribunal. Sylvie a une petite cour et administre les biens de sonfrère&|160;; elle prête à gros intérêts et ne dépense pas douzecents francs par an.

De temps en temps, sur cette petite place, quand un enfant deProvins y arrive de Paris pour s’y établir, et sort de chezmademoiselle Rogron, un ancien partisan des Tiphaine dit : – LesRogron ont eu dans les temps une triste affaire à cause d’unepupille…

– Affaire de parti, répond le président Desfondrilles. On avoulu faire croire à des monstruosités. Cette Pierrette était unepetite fille assez gentille et sans fortune&|160;; par bonté d’âmeils l’ont prise avec eux&|160;; au moment de se former, elle eutune intrigue avec un garçon menuisier&|160;; elle venait pieds nusà sa fenêtre y causer avec ce garçon qui se tenait là,voyez-vous&|160;? Les deux amants s’envoyaient des billets doux aumoyen d’une ficelle. Vous comprenez que dans son état, aux moisd’octobre et de novembre, il n’en fallait pas davantage pour fairealler à mal une fille qui avait les pâles couleurs. Les Rogron sesont admirablement bien conduits&|160;; ils n’ont pas réclamé leurpart de l’héritage de cette petite, ils ont tout abandonné à sagrand’mère. La morale de cela, mes amis, est que le diable nouspunit toujours d’un bienfait.

– Ah&|160;! mais c’est bien différent, le père Frappier meracontait cela tout autrement.

– Le père Frappier consulte plus sa cave que sa mémoire, ditalors un habitué du salon de mademoiselle Rogron.

– Mais le vieux monsieur Habert…

– Oh&|160;! celui-là, vous savez son affaire&|160;?

– Non.

– Eh&|160;! bien, il voulait faire épouser sa sœur a monsieurRogron, le Receveur-Général.

Deux hommes se souviennent chaque jour de Pierrette : le médecinMartener et le major Brigaut qui, seuls, connaissent l’épouvantablevérité.

Pour donner à ceci d’immenses proportions, il suffit de rappelerqu’en transportant la scène au Moyen-Age et à Rome sur ce vastethéâtre, une jeune fille sublime, Béatrix Cenci, fut conduite ausupplice par des raisons et par des intrigues presque analogues àcelles qui menèrent Pierrette au tombeau. Béatrix Cenci n’eut pourtout défenseur qu’un artiste, un peintre. Aujourd’hui l’histoire etles vivants, sur la foi du portrait de Guido Reni, condamnent lepape, et font de Béatrix une des plus touchantes victimes despassions infâmes et des factions.

Convenons entre nous que la Légalité serait, pour lesfriponneries sociales, une belle chose si Dieu n’existait pas.

Novembre, 1839.

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