Point de Lendemain

Point de Lendemain

de Vivant Denon

J’aimais éperdument la Comtesse de ***; j’avais vingt ans, et j’étais ingénu; elle me trompa; je me fâchai; elle me quitta.J’étais ingénu, je la regrettai; j’avais vingt ans, elle me pardonna; et comme j’avais vingt ans, que j’étais ingénu, toujours trompé, mais plus quitté, je me croyais l’amant le mieux aimé,partant le plus heureux des hommes. Elle était amie de madame de T…, qui semblait avoir quelques projets sur ma personne, mais sans que sa dignité fût compromise. Comme on le verra, madame de T…avait des principes de décence auxquels elle était scrupuleusement attachée.

Un jour que j’allais attendre la Comtesse dans sa loge, je m’entends appeler de la loge voisine. N’était-ce pas encore la décente madame de T… ? «Quoi! déjà! me dit-on. Quel désœuvrement!Venez donc près de moi.—J’étais loin de m’attendre à tout ce que cette rencontre allait avoir de romanesque et d’extraordinaire. On va vîte avec l’imagination des femmes; et dans ce moment celle de madame de T… fut singulièrement inspirée. Il faut, me dit-elle, que je vous sauve le ridicule d’une pareille solitude; puisque vous voilà, il faut… l’idée est excellente. Il semble qu’une main divine vous ait conduit ici. Auriez-vous par hasard des projets pour ce soir? Ils seraient vains, je vous en avertis; point de questions,point de résistance… appelez mes gens. Vous êtes charmant.—Je me prosterne… on me presse de descendre, j’obéis.—Allez chez Monsieur,dit-on à un domestique; avertissez qu’il ne rentrera pas ce soir…Puis on lui parle à l’oreille, et on le congédie. Je veux hasarder quelques mots, l’opéra commence, on me fait taire: on écoute, ou l’on fait semblant d’écouter. A peine le premier acte est-il fini,que le même domestique rapporte un billet à madame de T… , en lui disant que tout est prêt. Elle sourit, me demande la main, descend,me fait entrer dans sa voiture, et je suis déjà hors de la ville avant d’avoir pu m’informer de ce qu’on voulait faire de moi.

Chaque fois que je hasardais une question, on répondait par unéclat de rire. Si je n’avais bien su qu’elle était femme à grandespassions, et que dans l’instant même elle avait une inclination,inclination dont elle ne pouvait ignorer que je fusse instruit,j’aurais été tenté de me croire en bonne fortune. Elle connaissaitégalement la situation de mon cœur, car la comtesse de *** était,comme je l’ai déjà dit, l’amie intime de madame de T… Je medéfendis donc toute idée présomptueuse, et j’attendis lesévénements. Nous relayâmes, et repartîmes comme l’éclair. Celacommençait à me paraître plus sérieux. Je demandai avec plusd’instance jusqu’où me mènerait cette plaisanterie.—Elle vousmènera dans un très beau séjour; mais devinez où: oh! je vous ledonne en mille… chez mon mari. Le connaissez-vous?—Pas du tout.—Jecrois que vous en serez content: on nous réconcilie. Il y a sixmois que cela se négocie, et il y en a un que nous nous écrivons.Il est, je pense, assez galant à moi d’aller le trouver.—Oui: mais,s’il vous plaît, que ferai-je là, moi? à quoi puis-je y êtrebon?—Ce sont mes affaires. J’ai craint l’ennui d’un tête-à-tête;vous êtes aimable, et je suis bien aise de vous avoir.—Prendre lejour d’un raccommodement pour me présenter, cela me paraît bizarre.Vous me feriez croire que je suis sans conséquence. Ajoutez à celal’air d’embarras qu’on apporte à une première entrevue. En vérité,je ne vois rien de plaisant pour tous les trois dans la démarcheque vous allez faire.—Ah! point de morale, je vous en conjure; vousmanquez l’objet de votre emploi. Il faut m’amuser, me distraire, etnon me prêcher.—

Je la vis si décidée, que je pris le parti de l’être autantqu’elle. Je me mis à rire de mon personnage, et nous devînmestrès-gais.

Nous avions changé une seconde fois de chevaux. Le flambeaumystérieux de la nuit éclairait un ciel pur et répandait undemi-jour très-voluptueux. Nous approchions du lieu où allait finirle tête-à-tête. On me faisait, par intervalles, admirer la beautédu paysage, le calme de la nuit, le silence touchant de la nature.Pour admirer ensemble, comme de raison, nous nous penchions à lamême portière; le mouvement de la voiture faisait que le visage demadame de T… et le mien s’entretouchaient. Dans un choc imprévu,elle me serra la main; et moi, par le plus grand hasard du monde,je la retins entre mes bras. Dans cette attitude, je ne sais ce quenous cherchions à voir. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les objetsse brouillaient à mes yeux, lorsqu’on se débarrassa de moibrusquement, et qu’on se rejeta au fond du carrosse. Votre projet,dit-on après une rêverie assez profonde, est-il de me convaincre del’imprudence de ma démarche?—Je fus embarrassé de la question. Desprojets… avec vous… quelle duperie! vous les verriez venir de troploin: mais un hasard, une surprise… cela se pardonne.—Vous avezcompté là-dessus, à ce qu’il me semble.—

Nous en étions là sans presque nous apercevoir que nous entrionsdans l’avant-cour du château. Tout était éclairé, tout annonçait lajoie, excepté la figure du maître, qui était rétive à l’exprimer.Un air languissant ne montrait en lui le besoin d’uneréconciliation, que pour des raisons de famille. La bienséanceamène cependant M. de T… jusqu’à la portière. On me présente, iloffre la main, et je suis, en rêvant à mon personnage passé,présent, et à venir. Je parcours des salons décorés avec autant degoût que de magnificence, car le maître de la maison raffinait surtoutes les recherches de luxe. Il s’étudiait à ranimer lesressources d’un physique éteint, par des images de volupté. Nesachant que dire, je me sauvai par l’admiration. La déesses’empresse de faire les honneurs du temple, et d’en recevoir lescompliments.—Vous ne voyez rien; il faut que je vous mène àl’appartement de monsieur.—Madame, il y a cinq ans que je l’ai faitdémolir.—Ah! ah!» dit-elle.—A souper, ne voilà-t-il pas qu’elles’avise d’offrir à Monsieur du veau de rivière, et que Monsieur luirépond: Madame, il y a trois ans que je suis au lait.—Ah! ah!»dit-elle encore.—Qu’on se peigne une conversation entre trois êtressi étonnés de se trouver ensemble!

Le souper finit. J’imaginais que nous nous coucherions de bonneheure; mais je n’imaginais bien que pour le mari. En entrant dansle salon: Je vous sais gré, Madame, dit-il, de la précaution quevous avez eue d’amener Monsieur. Vous avez jugé que j’étais deméchante ressource pour la veillée, et vous avez bien jugé, car jeme retire. Puis, se tournant de mon côté, il ajouta d’un airironique: Monsieur voudra bien me pardonner, et se charger de mesexcuses auprès de Madame. Il nous quitta.

Nous nous regardâmes, et, pour nous distraire de toutesréflexions, madame de T… me proposa de faire un tour sur laterrasse, en attendant que les gens eussent soupé. La nuit étaitsuperbe; elle laissait entrevoir les objets, et semblait ne lesvoiler que pour donner plus d’essor à l’imagination. Le châteauainsi que les jardins, appuyés contre une montagne, descendaient enterrasse jusque sur les rives de la Seine; et ses sinuositésmultipliées formaient de petites îles agrestes et pittoresques, quivariaient les tableaux et augmentaient le charme de ce beaulieu.

Ce fut sur la plus longue de ces terrasses que nous nouspromenâmes d’abord: elle était couverte d’arbres épais. On s’étaitremis de l’espèce de persiflage qu’on venait d’essuyer; et tout ense promenant, on me fit quelques confidences. Les confidencess’attirent, j’en faisais à mon tour, elles devenaient toujours plusintimes et plus intéressantes. Il y avait long-temps que nousmarchions. Elle m’avait d’abord donné son bras, ensuite ce brass’était entrelacé, je ne sais comment, tandis que le mien lasoulevait et l’empêchait presque de poser à terre. L’attitude étaitagréable, mais fatigante à la longue, et nous avions encore biendes choses à nous dire. Un banc de gazon se présente; on s’y assiedsans changer d’attitude. Ce fut dans cette position que nouscommençâmes à faire l’éloge de la confiance, de son charme, de sesdouceurs. Eh! me dit-elle, qui peut en jouir mieux que nous, avecmoins d’effroi? Je sais trop combien vous tenez au lien que je vousconnais, pour avoir rien à redouter auprès de vous.—Peut-êtrevoulait-elle être contrariée, je n’en fis rien. Nous nouspersuadâmes donc mutuellement qu’il était impossible que nouspuissions jamais nous être autre chose que ce que nous nous étionsalors. J’appréhendais cependant, lui dis-je, que la surprise detantôt n’eût effrayé votre esprit.—Je ne m’alarme pas siaisément.—Je crains cependant qu’elle ne vous ait laissé quelquesnuages.—Que faut-il pour vous rassurer?—Vous ne devinez pas?—Jesouhaite d’être éclaircie.—J’ai besoin d’être sûr que vous mepardonnez.—Et pour cela il faudrait… ?—Que vous m’accordassiez icice baiser que le hasard… —Je le veux bien: vous seriez trop fier sije le refusais. Votre amour-propre vous ferait croire que je vouscrains.—On voulut prévenir les illusions, et j’eus le baiser.

Il en est des baisers comme des confidences: ils s’attirent, ilss’accélèrent, ils s’échauffent les uns par les autres. En effet, lepremier ne fut pas plus tôt donné qu’un second le suivit; puis, unautre: ils se pressaient, ils entrecoupaient la conversation, ilsla remplaçaient; à peine enfin laissaient-ils aux soupirs laliberté de s’échapper. Le silence survint; on l’entendit (car onentend quelquefois le silence): il effraya. Nous nous levâmes sansmot dire, et recommençâmes à marcher. Il faut rentrer, dit-elle,l’air du soir ne nous vaut rien. Je le crois moins dangereux pourvous, lui répondis-je.—Oui, je suis moins susceptible qu’une autre;mais n’importe, rentrons.—C’est par égard pour moi, sans doute…vous voulez me défendre contre le danger des impressions d’unetelle promenade… et des suites qu’elle pourrait avoir pour moiseul.—C’est donner de la délicatesse à mes motifs. Je le veux biencomme cela… mais rentrons, je l’exige: (propos gauches qu’il fautpasser à deux êtres qui s’efforcent de prononcer, tant bien quemal, tout autre chose que ce qu’ils ont à dire). Elle me força dereprendre le chemin du château.

Je ne sais, je ne savais du moins si ce parti était une violencequ’elle se faisait, si c’était une résolution bien décidée, ou sielle partageait le chagrin que j’avais de voir terminer ainsi unescène si bien commencée; mais, par un mutuel instinct, nos pas seralentissaient, et nous cheminions tristement, mécontents l’un del’autre et de nous-mêmes. Nous ne savions ni à qui, ni à quoi nousen prendre. Nous n’étions ni l’un ni l’autre en droit de rienexiger, de rien demander: nous n’avions pas seulement la ressourced’un reproche. Qu’une querelle nous aurait soulagés! mais où laprendre? Cependant nous approchions, occupés en silence de noussoustraire au devoir que nous nous étions imposé simaladroitement.

Nous touchions à la porte lorsqu’enfin madame de T… parla.—Jesuis peu contente de vous… après la confiance que je vous aimontrée, il est mal… si mal de ne m’en accorder aucune! Voyez sidepuis que nous sommes ensemble, vous m’avez dit un mot de laComtesse. Il est pourtant si doux de parler de ce qu’on aime! etvous ne pouvez douter que je ne vous eusse écouté avec intérêt.C’était bien le moins que j’eusse pour vous cette complaisanceaprès avoir risqué de vous priver d’elle.—N’ai-je pas le mêmereproche à vous faire, et n’auriez-vous point paré à bien deschoses, si au lieu de me rendre confident d’une réconciliation avecun mari, vous m’aviez parlé d’un choix plus convenable, d’un choix…—Je vous arrête… songez qu’un soupçon seul nous blesse. Pour peuque vous connaissiez les femmes, vous savez qu’il faut les attendresur les confidences… Revenons à vous: où en êtes-vous avec monamie? vous rend-on bien heureux? Ah! je crains le contraire: celam’afflige, car je m’intéresse si tendrement à vous! Oui, monsieur,je m’y intéresse… plus que vous ne pensez peut-être.—Eh! pourquoidonc, madame, vouloir croire avec le public ce qu’il s’amuse àgrossir, à circonstancier?—Épargnez-vous la feinte; je sais survotre compte tout ce que l’on peut savoir. La Comtesse est moinsmystérieuse que vous. Les femmes de son espèce sont prodigues dessecrets de leurs adorateurs, surtout lorsqu’une tournure discrètecomme la vôtre pourrait leur dérober leurs triomphes. Je suis loinde l’accuser de coquetterie; mais une prude n’a pas moins de vanitéqu’une coquette. Parlez-moi franchement: n’êtes-vous pas souvent lavictime de cet étrange caractère? Parlez, parlez.—Mais, Madame,vous vouliez rentrer… et l’air… —Il a changé.

Elle avait repris mon bras, et nous recommencions à marcher sansque je m’aperçusse de la route que nous prenions. Ce qu’elle venaitde me dire de l’amant que je lui connaissais, ce qu’elle me disaitde la maîtresse qu’elle me savait, ce voyage, la scène du carrosse,celle du banc de gazon, l’heure, tout cela me troublait; j’étaistour-à-tour emporté par l’amour-propre ou les désirs, et ramené parla réflexion. J’étais d’ailleurs trop ému pour me rendre compte dece que j’éprouvais. Tandis que j’étais en proie à des mouvements siconfus, elle avait continué de parler, et toujours de la Comtesse.Mon silence paraissait confirmer tout ce qu’il lui plaisait d’endire. Quelques traits qui lui échappèrent me firent pourtantrevenir à moi.

Comme elle est fine, disait-elle! qu’elle a de grâces! uneperfidie dans sa bouche prend l’air d’une saillie; une infidélitéparaît un effort de raison, un sacrifice à la décence. Pointd’abandon; toujours aimable; rarement tendre, et jamais vraie;galante par caractère, prude par système, vive, prudente, adroite,étourdie, sensible, savante, coquette et philosophe: c’est unProtée pour les formes, c’est une grâce pour les manières: elleattire, elle échappe. Combien je lui ai vu jouer de rôles! Entrenous, que de dupes l’environnent! Comme elle s’est moquée du Baron…! Que de tours elle a faits au Marquis! Lorsqu’elle vous prit,c’était pour distraire deux rivaux trop imprudens, et qui étaientsur le point de faire un éclat. Elle les avait trop ménagés, ilsavaient eu le temps de l’observer; ils auraient fini par laconvaincre. Mais elle vous mit en scène, les occupa de vos soins,les amena à des recherches nouvelles, vous désespéra, vousplaignit, vous consola; et vous fûtes contents tous quatre. Ah!qu’une femme adroite a d’empire sur vous! et qu’elle est heureuselorsqu’à ce jeu-là elle affecte tout et n’y met rien dusien!—Madame de T… accompagna cette dernière phrase d’un soupirtrès significatif. C’était le coup de maître.

Je sentis qu’on venait de m’ôter un bandeau de dessus les yeux,et ne vis point celui qu’on y mettait. Mon amante me parut la plusfausse de toutes les femmes, et je crus tenir l’être sensible. Jesoupirai aussi, sans savoir à qui s’adressait ce soupir, sansdémêler si le regret ou l’espoir l’avait fait naître. On parutfâchée de m’avoir affligé, et de s’être laissée emporter trop loindans une peinture qui pouvait paraître suspecte, étant faite parune femme.

Je ne concevais rien à tout ce que j’entendais. Nous enfilionsla grande route du sentiment, et la reprenions de si haut, qu’ilétait impossible d’entrevoir le terme du voyage. Au milieu de nosraisonnements métaphysiques, on me fit apercevoir, au bout d’uneterrasse, un pavillon qui avait été le témoin des plus douxmoments. On me détailla sa situation, son ameublement. Quel dommagede n’en pas avoir la clef! Tout en causant, nous approchions. Il setrouva ouvert; il ne lui manquait plus que la clarté du jour. Maisl’obscurité pouvait aussi lui prêter quelques charmes. D’ailleurs,je savais combien était charmant l’objet qui allait l’embellir.

Nous frémîmes en entrant. C’était un sanctuaire, et c’étaitcelui de l’Amour. Il s’empara de nous; nos genoux fléchirent; nosbras défaillants s’enlacèrent, et ne pouvant nous soutenir, nousallâmes tomber sur un canapé qui occupait une partie du temple. Lalune se couchait, et le dernier de ses rayons emporta bientôt levoile d’une pudeur qui, je crois, devenait importune. Tout seconfondit dans les ténèbres. La main qui voulait me repoussersentait battre mon cœur. On voulait me fuir, on retombait plusattendrie. Nos âmes se rencontraient, se multipliaient; il ennaissait une de chacun de nos baisers.

Devenue moins tumultueuse, l’ivresse de nos sens ne nouslaissait cependant point encore l’usage de la voix. Nous nousentretenions dans le silence par le langage de la pensée. Madame deT… se réfugiait dans mes bras, cachait sa tête dans mon sein,soupirait, et se calmait à mes caresses: elle s’affligeait, seconsolait, et demandait de l’amour pour tout ce que l’amour venaitde lui ravir.

Cet amour, qui l’effrayait un instant avant, la rassurait danscelui-ci. Si, d’un côté, on veut donner ce qu’on a laissé prendre,on veut, de l’autre, recevoir ce qui fut dérobé; et de part etd’autre, on se hâte d’obtenir une seconde victoire pour s’assurerde sa conquête.

Tout ceci avait été un peu brusqué. Nous sentîmes notre faute.Nous reprîmes avec plus de détail ce qui nous était échappé. Tropardent, on est moins délicat. On court à la jouissance enconfondant toutes les délices qui la précèdent: on arrache un nœud,on déchire une gaze: partout la volupté marque sa trace, et bientôtl’idole ressemble à la victime.

Plus calmes, nous trouvâmes l’air plus pur, plus frais. Nousn’avions pas entendu que la rivière, dont les flots baignent lesmurs du pavillon, rompait le silence de la nuit par un murmure douxqui semblait d’accord avec la palpitation de nos cœurs. L’obscuritéétait trop grande pour laisser distinguer aucun objet; mais àtravers le crêpe transparent d’une belle nuit d’été, notreimagination faisait d’une île qui était devant notre pavillon unlieu enchanté. La rivière nous paraissait couverte d’amours qui sejouaient dans les flots. Jamais les forêts de Gnide n’ont été sipeuplées d’amans, que nous en peuplions l’autre rive. Il n’y avaitpour nous dans la nature que des couples heureux, et il n’y enavait point de plus heureux que nous. Nous aurions défié Psyché etl’Amour. J’étais aussi jeune que lui; je trouvais madame de T…aussi charmante qu’elle. Plus abandonnée, elle me sembla plusravissante encore. Chaque moment me livrait une beauté. Le flambeaude l’amour me l’éclairait pour les yeux de l’âme, et le plus sûrdes sens confirmait mon bonheur. Quand la crainte est bannie, lescaresses cherchent les caresses: elles s’appellent plus tendrement.On ne veut plus qu’une faveur soit ravie. Si l’on diffère, c’estraffinement. Le refus est timide, et n’est qu’un tendre soin. Ondésire, on ne voudrait pas: c’est l’hommage qui plaît… Le désirflatte… L’âme en est exaltée… On adore… On ne cédera point… On acédé.

Ah! me dit-elle avec voix céleste, sortons de ce dangereuxséjour; sans cesse les désirs s’y reproduisent, et l’on est sansforce pour leur résister.—Elle m’entraîne.

Nous nous éloignons à regret; elle tournait souvent la tête; uneflamme divine semblait briller sur le parvis. Tu l’as consacré pourmoi, me disait-elle. Qui saurait jamais y plaire comme toi? Commetu sais aimer! Qu’elle est heureuse!—Qui donc, m’écriai-je avecétonnement? Ah! si je dispense le bonheur, à quel être dans lanature pouvez-vous porter envie? Nous passâmes devant le banc degazon, nous nous y arrêtâmes involontairement et avec une émotionmuette. Quel espace immense, me dit-elle, entre ce lieu-ci et lepavillon que nous venons de quitter! Mon âme est si pleine de monbonheur, qu’à peine puis-je me rappeler d’avoir pu vous résister.Eh bien! lui dis-je, verrai-je se dissiper ici le charme dont monimagination s’était remplie là-bas? Ce lieu me sera-t-il toujoursfatal?—En est-il qui puisse te l’être encore quand je suis avectoi?—Oui, sans doute, puisque je suis aussi malheureux danscelui-ci que je viens d’être heureux dans l’autre. L’amour veut desgages multipliés: il croit n’avoir rien obtenu tant qu’il lui resteà obtenir.—Encore… Non, je ne puis permettre… Non, jamais… —Etaprès un long silence: Mais tu m’aimes donc bien!

Je prie le lecteur de se souvenir que j’ai vingt ans. Cependantla conversation changea d’objet: elle devint moins sérieuse. On osamême plaisanter sur les plaisirs de l’amour, l’analyser, en séparerle moral, le réduire au simple, et prouver que les faveursn’étaient que du plaisir; qu’il n’y avait d’engagement(philosophiquement parlant) que ceux que l’on contractait avec lepublic, en lui laissant pénétrer nos secrets, et en commettant aveclui quelques indiscrétions. Quelle nuit délicieuse, dit-elle, nousvenons de passer par l’attrait seul de ce plaisir, notre guide etnotre excuse! Si des raisons, je le suppose, nous forçaient à nousséparer demain, notre bonheur, ignoré de toute la nature, ne nouslaisserait, par exemple, aucun lien à dénouer… quelques regrets,dont un souvenir agréable serait le dédommagement… et puis, aufait, du plaisir, sans toutes les lenteurs, le tracas et latyrannie des procédés.

Nous sommes tellement machines (et j’enrougis), qu’au lieu de toute la délicatesse qui me tourmentaitavant la scène qui venait de se passer, j’étais au moins pourmoitié dans la hardiesse de ces principes; je les trouvaissublimes, et je me sentais déjà une disposition très-prochaine àl’amour de la liberté.

La belle nuit, me disait-elle! les beaux lieux! Il y a huit ansque je les avais quittés; mais ils n’ont rien perdu de leur charme;ils viennent de reprendre pour moi tous ceux de la nouveauté; nousn’oublierons jamais ce cabinet, n’est-il pas vrai? Le château enrecèle un plus charmant encore; mais on ne peut rien vous montrer:vous êtes comme un enfant qui veut toucher à tout, et qui brisetout ce qu’il touche.—Un mouvement de curiosité, qui me surpritmoi-même, me fit promettre de n’être que ce que l’on voudrait. Jeprotestai que j’étais devenu bien raisonnable. On changea depropos. Cette nuit, dit-elle, me paraîtrait complètement agréable,si je ne me faisais un reproche. Je suis fâchée, vraiment fâchée,de ce que je vous ai dit de la Comtesse. Ce n’est pas que jeveuille me plaindre de vous. La nouveauté pique. Vous m’aveztrouvée aimable, et j’aime à croire que vous étiez de bonne foi;mais l’empire de l’habitude est si long à détruire, que je sensmoi-même que je n’ai pas ce qu’il faut pour en venir à bout. J’aid’ailleurs épuisé tout ce que le cœur a de ressources pourenchaîner. Que pourriez-vous espérer maintenant près de moi? Quepourriez-vous désirer? Et que devient-on avec une femme, sans ledésir et l’espérance! Je vous ai tout prodigué: à peine peut-êtreme pardonnerez-vous un jour des plaisirs qui, après le moment del’ivresse, vous abandonnent à la sévérité des réflexions. A propos,dites-moi donc, comment avez-vous trouvé mon mari? Assez maussade,n’est-il pas vrai? Le régime n’est point aimable. Je ne crois pasqu’il vous ait vu de sang-froid. Notre amitié lui deviendraitsuspecte. Il faudra ne pas prolonger ce premier voyage: ilprendrait de l’humeur. Dès qu’il viendra du monde (et sans doute ilen viendra)… D’ailleurs vous avez aussi vos ménagements à garder…Vous vous souvenez de l’air de Monsieur, hier en nous quittant?…Elle vit l’impression que me faisaient ces dernières paroles, etajouta tout de suite: «Il était plus gai lorsqu’il fit arrangeravec tant de recherche le cabinet dont je vous parlais tout àl’heure. C’était avant mon mariage. Il tient à mon appartement. Iln’a jamais été pour moi qu’un témoignage… des ressourcesartificielles dont M. de T… avait besoin pour fortifier sonsentiment, et du peu de ressort que je donnais à son âme.»

C’est ainsi que, par intervalle, elle excitait ma curiosité surce cabinet. Il tient à votre appartement, lui dis-je; quel plaisird’y venger vos attraits offensés! de leur y restituer les volsqu’on leur a faits! On trouva ceci d’un meilleur ton. Ah! luidis-je, si j’étais choisi pour être le héros de cette vengeance, sile goût du moment pouvait faire oublier et réparer les langueurs del’habitude… «—Si vous me promettiez d’être sage, dit-elle enm’interrompant.» Il faut l’avouer, je ne me sentais pas toute laferveur, toute la dévotion qu’il fallait pour visiter ce nouveautemple; mais j’avais beaucoup de curiosité: ce n’était plus madamede T… que je désirais, c’était le cabinet.

Nous étions rentrés. Les lampes des escaliers et des corridorsétaient éteintes; nous errions dans un dédale. La maîtresse même duchâteau en avait oublié les issues; enfin nous arrivâmes à la portede son appartement, de cet appartement qui renfermait ce réduit sivanté. Qu’allez-vous faire de moi, lui dis-je? que voulez-vous queje devienne? me renverrez-vous seul ainsi dans l’obscurité?m’exposerez-vous à faire du bruit, à nous déceler, à nous trahir, àvous perdre? Cette raison lui parut sans réplique.—Vous mepromettez donc… —Tout… tout au monde. On reçut mon serment. Nousouvrîmes doucement la porte: nous trouvâmes deux femmes endormies,l’une jeune, l’autre plus âgée. Cette dernière était celle deconfiance, ce fut elle qu’on éveilla. On lui parla à l’oreille.Bientôt je la vis sortir par une porte secrète, artistementfabriquée dans un lambris de la boiserie. J’offris de remplirl’office de la femme qui dormait. On accepta mes services, on sedébarrassa de tout ornement superflu. Un simple ruban retenait tousles cheveux, qui s’échappaient en boucles flottantes; on y ajoutaseulement une rose que j’avais cueillie dans le jardin, et que jetenais encore par distraction: une robe ouverte remplaça tous lesautres ajustements. Il n’y avait pas un nœud à toute cette parure;je trouvai madame de T… plus belle que jamais. Un peu de fatigueavait appesanti ses paupières, et donnait à ses regards unelangueur plus intéressante, une expression plus douce. Le colorisde ses lèvres, plus vif que de coutume, relevait l’émail de sesdents, et rendait son sourire plus voluptueux; des rougeurs éparsesçà et là relevaient la blancheur de son teint et en attestaient lafinesse. Ces traces du plaisir m’en rappelaient la jouissance.Enfin, elle me parut plus séduisante encore que mon imagination nese l’était peinte dans nos plus doux moments. Le lambris s’ouvritde nouveau, et la discrète confidente disparut.

Près d’entrer, on m’arrêta: Souvenez-vous, me dit-on gravement,que vous serez censé n’avoir jamais vu, ni même soupçonné l’asileoù vous allez être introduit. Point d’étourderie; je suistranquille sur le reste.—La discrétion est la première des vertus;on lui doit bien des instans de bonheur.

Tout cela avait l’air d’une initiation. On me fit traverser unpetit corridor obscur, en me conduisant par la main. Mon cœurpalpitait comme celui d’un prosélyte que l’on éprouve avant lacélébration des grands mystères… Mais votre Comtesse, me dit-elleen s’arrêtant… J’allais répliquer; les portes s’ouvrirent:l’admiration intercepta ma réponse. Je fus étonné, ravi; je ne saisplus ce que je devins, et je commençai de bonne foi à croire àl’enchantement. La porte se referma, et je ne distinguai plus paroù j’étais entré. Je ne vis plus qu’un bosquet aérien qui, sansissue, semblait ne tenir et ne porter sur rien; enfin je me trouvaidans une vaste cage de glaces, sur lesquelles les objets étaient siartistement peints que, répétés, ils produisaient l’illusion detout ce qu’ils représentaient. On ne voyait intérieurement aucunelumière; une lueur douce et céleste pénétrait, selon le besoin quechaque objet avait d’être plus ou moins aperçu; des cassolettesexhalaient de délicieux parfums; des chiffres et des trophéesdérobaient aux yeux la flamme des lampes qui éclairaient d’unemanière magique ce lieu de délices. Le côté par où nous entrâmesreprésentait des portiques en treillage ornés de fleurs, et desberceaux dans chaque enfoncement; d’un autre côté, on voyait lastatue de l’Amour distribuant des couronnes; devant cette statueétait un autel, sur lequel brillait une flamme; au bas de cet autelétaient une coupe, des couronnes et des guirlandes; un temple d’unearchitecture légère achevait d’orner ce côté: vis-à-vis était unegrotte sombre; le dieu du mystère veillait à l’entrée; le parquet,couvert d’un tapis pluché, imitait le gazon. Auplafond, des génies suspendaient des guirlandes; et du côté quirépondait aux portiques était un dais sous lequel s’accumulait unequantité de carreaux avec un baldaquin soutenu par des amours.

Ce fut là que la reine de ce lieu alla se jeter nonchalamment.Je tombai à ses pieds; elle se pencha vers moi, elle me tendit lesbras, et dans l’instant, grâce à ce groupe répété dans tous sesaspects, je vis cette île toute peuplée d’amans heureux.

Les désirs se reproduisent par leurs images. Laisserez-vous, luidis-je, ma tête sans couronne? si près du trône, pourrai-jeéprouver des rigueurs? pourriez-vous y prononcer un refus? Et vosserments, me répondit-elle en se levant.—J’étais un mortel quand jeles fis, vous m’avez fait un dieu: vous adorer, voilà mon seulserment. Venez, me dit-elle, l’ombre du mystère doit cacher mafaiblesse, venez… En même temps elle s’approcha de la grotte. Apeine en avions-nous franchi l’entrée, que je ne sais quel ressort,adroitement ménagé, nous entraîna. Portés par le même mouvement,nous tombâmes, mollement renversés sur un monceau de coussins.L’obscurité régnait avec le silence dans ce nouveau sanctuaire. Nossoupirs nous tinrent lieu de langage. Plus tendres, plusmultipliés, plus ardens, ils étaient les interprètes de nossensations, ils en marquaient les degrés, et le dernier de tous,quelque temps suspendu, nous avertit que nous devions rendre grâceà l’amour. Elle prit une couronne qu’elle posa sur ma tête, etsoulevant à peine ses beaux yeux humides de volupté, elle me dit:Eh bien! aimeriez-vous jamais la Comtesse autant que moi? J’allaisrépondre lorsque la confidente, en entrant précipitamment, me dit:Sortez bien vîte, il fait grand jour, on entend déjà du bruit dansle château.

Tout s’évanouit avec la même rapidité que le réveil détruit unsonge, et je me trouvai dans le corridor avant d’avoir pu reprendremes sens. Je voulais regagner mon appartement; mais où l’allerchercher? Toute information me dénonçait, toute méprise était uneindiscrétion. Le parti le plus prudent me parut de descendre dansle jardin, où je résolus de rester jusqu’à ce que je pusse rentreravec vraisemblance d’une promenade du matin.

La fraîcheur et l’air pur de ce moment calmèrent par degrés monimagination et en chassèrent le merveilleux. Au lieu d’une natureenchantée, je ne vis qu’une nature naïve. Je sentais la véritérentrer dans mon âme, mes pensées naître sans trouble et se suivreavec ordre; je respirais enfin. Je n’eus rien de plus pressé alorsque de me demander si j’étais l’amant de celle que je venais dequitter, et je fus bien surpris de ne savoir que me répondre. Quim’eût dit hier à l’Opéra que je pourrais me faire une tellequestion? moi qui croyais savoir qu’elle aimait éperdument, etdepuis deux ans, le marquis de… , moi qui me croyais tellementépris de la Comtesse, qu’il devait m’être impossible de lui devenirinfidèle! Quoi! hier! madame de T… Est-il bien vrai? aurait-ellerompu avec le Marquis? m’a-t-elle pris pour lui succéder, ouseulement pour le punir? Quelle aventure! quelle nuit! Je ne savaissi je ne rêvais pas encore; je doutais, puis j’étais persuadé,convaincu, et puis je ne croyais plus rien. Tandis que je flottaisdans ces incertitudes, j’entendis du bruit près de moi: je levailes yeux, me les frottai, je ne pouvais croire… c’était… qui… leMarquis.—Tu ne m’attendais pas si matin, n’est-il pas vrai? Ehbien! comment cela s’est-il passé?—Tu savais donc que j’étais ici,lui demandai-je?—Oui, vraiment: on me le fit dire hier au moment devotre départ. As-tu bien joué ton personnage? le mari a-t-il trouvéton arrivée bien ridicule? quand te renvoie-t-on? J’ai pourvu àtout; je t’amène une bonne chaise qui sera à tes ordres: c’est àcharge d’autant. Il fallait un écuyer à madame de T… , tu lui en asservi, tu l’as amusée sur la route; c’est tout ce qu’elle voulait,et ma reconnaissance… —Oh! non, non, je sers avec générosité; etdans cette occasion, madame de T… pourrait te dire que j’y ai misun zèle au-dessus des pouvoirs de la reconnaissance.

Il venait de débrouiller le mystère de la veille, et de medonner la clef du reste. Je sentis dans l’instant mon nouveau rôle.Chaque mot était en situation. Pourquoi venir sitôt, dis-je? Il mesemble qu’il eût été plus prudent… —Tout est prévu; c’est le hasardqui semble me conduire ici: je suis censé revenir d’une campagnevoisine. Madame de T… ne t’a donc pas mis au fait? Je lui veux dumal de ce défaut de confiance, après ce que tu faisais pournous.—Elle avait sans doute ses raisons; et peut-être si elle eûtparlé n’aurais-je pas si bien joué mon personnage.—Cela, mon cher,a donc été bien plaisant? Conte-moi les détails… conte donc.—Ah!…Un moment. Je ne savais pas que tout ceci était une comédie; et,bien que je sois pour quelque chose dans la pièce… —Tu n’avais pasle beau rôle.—Va, va, rassure-toi, il n’y a point de mauvais rôlepour de bons acteurs.—J’entends; tu t’en es bientiré.—Merveilleusement.—Et madame de T… —Sublime. Elle a tous lesgenres.—Conçois-tu qu’on ait pu fixer cette femme-là? Cela m’adonné de la peine; mais j’ai amené son caractère au point que c’estpeut-être la femme de Paris sur la fidélité de laquelle il y a leplus à compter.—Fort bien!—C’est mon talent, à moi: toute soninconstance n’était que frivolité, dérèglement d’imagination: ilfallait s’emparer de cette âme-là.—C’est le bon parti.—N’est-il pasvrai? Tu n’as pas d’idée de son attachement pour moi. Au fait, elleest charmante; tu en conviendras. Entre nous, je ne lui connaisqu’un défaut; c’est que la nature, en lui donnant tout, lui arefusé cette flamme divine qui met le comble à tous ses bienfaits.Elle fait tout naître, tout sentir, et elle n’éprouve rien: c’estun marbre.—Il faut t’en croire, car moi, je ne puis… Mais sais-tuque tu connais cette femme-là comme si tu étais son mari: vraiment,c’est à s’y tromper; et si je n’eusse pas soupé hier avec levéritable… —A propos; a-t-il été bien bon?—Jamais on n’a été plusmari que cela.—Oh! la bonne aventure! Mais tu n’en ris pas assez, àmon gré. Tu ne sens donc pas tout le comique de ton rôle? Conviensque le théâtre du monde offre des choses bien étranges; qu’il s’ypasse des scènes bien divertissantes. Rentrons; j’ai del’impatience d’en rire avec madame de T… Il doit faire jour chezelle. J’ai dit que j’arriverais de bonne heure. Décemment ilfaudrait commencer par le mari. Viens chez toi, je veux remettre unpeu de poudre. On t’a donc bien pris pour un amant?—Tu jugeras demes succès par la réception qu’on va me faire. Il est neuf heures:allons de ce pas chez Monsieur. Je voulais éviter mon appartement,et pour cause. Chemin faisant, le hasard m’y amena: la porte,restée ouverte, nous laissa voir mon valet-de-chambre qui dormaitdans un fauteuil; une bougie expirait près de lui. En s’éveillantau bruit, il présenta étourdiment ma robe-de-chambre au Marquis, enlui faisant quelques reproches sur l’heure à laquelle il rentrait.J’étais sur les épines; mais le Marquis était si disposé às’abuser, qu’il ne vit rien en lui qu’un rêveur qui lui apprêtait àrire. Je donnais mes ordres pour mon départ à mon homme, qui nesavait ce que tout cela voulait dire, et nous passâmes chezMonsieur. On s’imagine bien qui fut accueilli: ce ne fut pas moi;c’était dans l’ordre. On fit à mon ami les plus grandes instancespour s’arrêter. On voulut le conduire chez Madame, dans l’espérancequ’elle le déterminerait. Quant à moi, on n’osait, disait-on, mefaire la même proposition, car on me trouvait trop abattu pourdouter que l’air du pays ne me fût pas vraiment funeste. Enconséquence, on me conseilla de regagner la ville. Le Marquism’offrit sa chaise; je l’acceptai. Tout allait à merveille, et nousétions tous contens. Je voulais cependant voir encore madame de T…: c’était une jouissance que je ne pouvais me refuser. Monimpatience était partagée par mon ami, qui ne concevait rien à cesommeil, et qui était bien loin d’en pénétrer la cause. Il me diten sortant de chez M. de T… : Cela n’est-il pas admirable! Quand onlui aurait communiqué ses répliques, aurait-il pu mieux dire? Auvrai, c’est un fort galant homme; et, tout bien considéré, je suistrès aise de ce raccommodement. Cela fera une bonne maison: et tuconviendras que, pour en faire les honneurs, il ne pouvait mieuxchoisir que sa femme. Personne n’était plus que moi pénétré decette vérité.—Quelque plaisant que soit cela, moncher, motus; le mystère devient plus essentiel quejamais. Je saurai faire entendre à madame de T… que son secret nesaurait être en de meilleures mains.—Crois, mon ami, qu’elle comptesur moi; et tu le vois, son sommeil n’en est point troublé.—Oh! ilfaut convenir que tu n’as pas ton second pour endormir unefemme.—Et un mari, mon cher, un amant même au besoin. On avertitenfin qu’on pouvait entrer chez madame de T… : nous nous yrendîmes.

Je vous annonce, madame, dit en entrant notre causeur, vos deuxmeilleurs amis.—Je tremblais, me dit madame de T… , que vous nefussiez parti avant mon réveil, et je vous sais gré d’avoir sentile chagrin que cela m’aurait donné. Elle nous examinait l’un etl’autre; mais elle fut bientôt rassurée par la sécurité du Marquis,qui continua de me plaisanter. Elle en rit avec moi autant qu’il lefallait pour me consoler, et sans se dégrader à mes yeux. Elleadressa à l’autre des propos tendres, à moi d’honnêteset décens; badina, et ne plaisanta point. Madame, ditle Marquis, il a fini son rôle aussi bien qu’il l’avait commencé.Elle répondit gravement: J’étais sûre du succès de tous ceux quel’on confierait à Monsieur. Il lui raconta ce qui venait de sepasser chez son mari. Elle me regarda, m’approuva, et ne rit point.Pour moi, dit le Marquis, qui avait juré de ne plus finir, je suisenchanté de tout ceci: c’est un ami que nous nous sommes fait,Madame. Je te le répète encore, notre reconnaissance… —Eh!monsieur, dit madame de T… , brisons là-dessus, et croyez que jesens tout ce que je dois à Monsieur.

On annonça M. de T… , et nous nous trouvâmes tous en situation.M. de T… m’avait persiflé et me renvoyait, mon ami le dupait et semoquait de moi; je le lui rendais, tout en admirant madame de T… ,qui nous jouait tous, sans rien perdre de la dignité de soncaractère.

Après avoir joui quelques instans de cette scène, je sentis quecelui de mon départ était arrivé. Je me retirais, madame de T… mesuivit, feignant de vouloir me donner une commission.—Adieu,monsieur; je vous dois bien des plaisirs, mais je vous ai payé d’unbeau rêve. Dans ce moment, votre amour vous rappelle; celle qui enest l’objet en est digne. Si je lui ai dérobé quelques transports,je vous rends à elle, plus tendre, plus délicat et plussensible.

Adieu, encore une fois. Vous êtes charmant… Ne me brouillez pasavec la Comtesse. Elle me serra la main, et me quitta.

Je montai dans la voiture qui m’attendait. Je cherchai bien lamorale de toute cette aventure, et… je n’en trouvai point.

FIN.

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