Précaution

Précaution

de James Fenimore Cooper

Chapitre 1

On s’assemble en famille autour du foyer hospitalier.

COWPER.

– Je voudrais bien savoir si nous aurons bientôt un voisin au Doyenné, dit Clara Moseley en regardant par une croisée d’où l’on découvrait dans le lointain la maison dont elle parlait et en s’adressant à la petite société rassemblée dans le salon de son père.

– Cela ne tardera pas, répondit son frère ; sir William vient de la louer pour deux ans à M. Jarvis, qui doit en prendre possession cette semaine.

– Et quel est ce M. Jarvis qui va devenir notre voisin ? demanda sir Edward Moseley à son fils.

– On dit, mon père, que c’est un honnête marchand qui s’est retiré des affaires avec une grande fortune.Comme vous, il a un seul fils, officier dans l’armée, et de plus deux filles qu’on dit charmantes ; voilà tout ce que j’ai pu savoir sur sa famille. Quant à ses ancêtres, ajouta-t-il en baissant la voix et en regardant la seconde de ses sœurs, j’en suis désolé, ma chère Jane, mais on ne les connaît pas, et jusqu’à présent toutes mes recherches ont été inutiles.

– J’espère, Monsieur, que ce n’est pas pour moi que vous avez pris la peine de vous en informer ?répondit Jane un peu piquée.

– Pardonnez-moi, ma chère, et, pour vous faire plaisir, je vais prendre de nouveau les informations les plus exactes, répondit son frère en plaisantant ; je sais qu’un soupirant roturier perdrait ses peines auprès de vous, et je sens combien il est cruel pour de jeunes personnes de ne pas entrevoir la moindre apparence de mariage. Pour Clara, elle est bien tranquille à présent, et Francis…

Il fut interrompu par Émilie, la plus jeune de ses sœurs, qui lui mit la main sur la bouche en lui disant à l’oreille :

– Vous oubliez, John, tous les renseignements qu’a pris un certain jeune homme sur une belle inconnue qu’il avait rencontrée à Bath, et toutes les démarchesqu’il a faites pour connaître sa famille, son pays et mille autresdétails qui ne l’intéressent pas moins. John rougit à son tour, etbaisant avec affection la main qui le forçait au silence, ilréussit bientôt, par son enjouement et sa bonne humeur, à faireoublier à Jane le petit mouvement de dépit qu’elle avaitéprouvé.

– Je suis bien charmée, dit lady Moseley,que sir William ait trouvé un locataire, car tant qu’il ne sedécidera pas à venir habiter lui-même le Doyenné, rien ne peut nousêtre plus agréable que d’avoir pour voisins des personnes de mériteet d’un commerce agréable.

– Et M. Jarvis, à ce qu’il paraît, ale mérite d’avoir beaucoup d’argent ? dit en souriantMrs[2] Wilson, sœur de sir Edward.

– Mais, Madame, permettez-moi de vousfaire observer, dit le docteur Yves (c’était le ministre de laparoisse), que l’argent est une très bonne chose en soi, et qu’ilnous met à même de faire de bonnes œuvres.

– Telle que celle de payer la dîme,n’est-ce pas, docteur ? s’écria M. Haughton, richepropriétaire du voisinage, d’un extérieur simple, mais d’unexcellent cœur, et que l’amitié la plus cordiale unissait auministre.

– Oui, reprit celui-ci ; il noussert à payer la dîme et à aider les autres à la payer. Notre cherbaronnet en sait quelque chose, lui qui, dernièrement encore, fitremise au vieux Gregson de la moitié de son fermage, pour luipermettre…

– Mais, ma chère, dit sir Edward à safemme en l’interrompant, nos amis ne doivent pas mourir de faimparce que nous allons avoir un nouveau voisin, et voilà plus decinq minutes que William est venu nous avertir que le dîner estservi.

Lady Moseley présenta sa main au ministre, etla compagnie passa dans la salle à manger.

La société rassemblée autour de la tablehospitalière du baronnet se composait, outre les personnes dontnous avons déjà parlé, de Mrs Haughton, excellente femme sansprétentions ; de sa fille, jeune personne qui ne se faisaitremarquer que par sa douceur, et de la femme et du fils duministre. Ce dernier venait d’entrer dans les ordres.

Il régnait entre ces vrais amis ce parfaitaccord, conséquence naturelle de la même manière de voir sur tousles points essentiels, entre personnes qui se connaissent depuislongtemps, qui s’estiment, qui s’aiment, et qui montrent uneindulgence réciproque pour les petits défauts inséparables de lafragilité humaine. En se quittant à l’heure ordinaire, on convintde se réunir la semaine suivante au presbytère, et le docteur Yves,en faisant ses adieux à lady Moseley, lui dit qu’il se proposaitd’aller faire au premier jour une visite à la famille Jarvis, etqu’il tâcherait de les décider à être de la partie projetée.

Sir Edward Moseley descendait de l’une desplus anciennes familles d’Angleterre, et à la mort de son père ilavait hérité de domaines considérables qui le rangeaient parmi lesplus riches propriétaires du comté.

Mais de tout temps, on avait eu pour règleinvariable dans sa famille de ne jamais détourner un seul pouce deterre de l’héritage du fils aîné, et son père, ne voulant pas ydéroger, avait été obligé, pour subvenir aux folles dépenses de sonépouse, de lever des sommes considérables sur son patrimoine,tandis que les intérêts énormes qu’il lui fallut payer avaient misle plus grand désordre dans ses affaires. Sir Edward, à la mort deson père, prit la sage résolution de se retirer du monde ; illoua sa maison de ville, et alla habiter avec sa famille un châteauoù ses ancêtres avaient fait autrefois leur résidence, et qui étaità environ cent milles de la capitale. Là il espérait, par uneéconomie sage et bien entendue, non seulement affranchir de toutesdettes les biens qui devaient passer à son fils, mais préparer mêmedès à présent la dot de ses trois filles, afin de pouvoir lesétablir aussitôt qu’il se présenterait un parti convenable.Dix-sept ans lui avaient suffi pour exécuter ce plan dans toute sonétendue, et il venait d’annoncer à ses filles enchantées quel’hiver suivant ils retourneraient habiter leur maison dansSaint-James-Square. La nature n’avait pas destiné sir Edward auxgrandes actions ; la prudente résolution qu’il avait prisepour rétablir sa fortune était la mesure exacte de la force de soncaractère ; car si elle eût demandé un peu plus de vigueur etd’énergie, cette tâche eût été au-dessus de ses forces, et lebaronnet aurait pu lutter encore longtemps et sans succès contreles embarras que lui avait préparés la folle prodigalité de sonpère.

Le baronnet était tendrement attaché à safemme, qui avait un grand nombre d’excellentes qualités ;attentive, prévenante pour tout ce qui l’entourait, aimant sesenfants avec une égale tendresse, sa bonté et son indulgence lafaisaient adorer de sa famille. Cependant lady Moseley avait aussises faibles ; mais comme ils prenaient leur source dansl’amour maternel, personne n’avait le courage de les juger avecsévérité. L’amour seul avait formé son union avec sir Edward ;longtemps les riches parents de ce dernier s’étaient refusés à sesvœux ; enfin sa constance l’avait emporté, et l’oppositioninconséquente, et prolongée de leur famille ne produisit d’autreeffet sur eux que de leur inspirer la ferme résolution, nonseulement de ne point exercer leur autorité pour marier leursenfants, mais même de ne point chercher à influencer leur choixdans une affaire si importante. Chez le baronnet, cette résolutionétait inébranlable, et il suivait uniformément le système qu’ils’était tracé. Sa femme n’y était pas moins fidèle, quoique parfoiselle fût combattue par le désir d’assurer à ses filles de richespartis. Lady Moseley avait plus de religion que de piété ;elle était charitable plutôt par penchant que par principes ;ses intentions étaient pures, mais son jugement, obscurci par despréjugés, ne lui permettait pas toujours d’être conséquente avecelle-même. Cependant il était difficile de la connaître sansl’aimer, et elle remplissait, sinon avec discernement, du moinsavec zèle, ses devoirs de mère de famille.

La sœur de sir Edward avait été mariée fortjeune à un militaire que ses devoirs retenaient bien souventéloigné d’elle, et dont l’absence la laissait en proie à toutes lesinquiétudes que peut inspirer l’amour le plus tendre ; elle neparvenait à les tromper un moment qu’en cherchant à répandre lebonheur autour d’elle, et en se livrant à la bienfaisance la plusactive. Ses craintes n’étaient que trop fondées : son mari futtué dans un combat ; la veuve désolée se retira du monde, etne trouva de consolation qu’au sein de la religion, qui seulepouvait lui offrir encore quelque perspective de bonheur dansl’avenir. Ses principes étaient austères ; rien n’aurait pules faire fléchir, et ils étaient peu en harmonie avec ceux dumonde. Tendrement attachée à son frère et à ses enfants,Mrs Wilson, qui n’avait jamais eu le bonheur d’être mère,avait cédé à leurs instances pour venir faire partie de lafamille ; et quoique le général Wilson lui eût laissé undouaire magnifique, elle abandonna sa maison et consacra tous sessoins à former le cœur et l’esprit de la plus jeune de ses nièces.Lady Moseley lui avait entièrement confié l’éducation de cetteenfant, et l’on pensait généralement qu’Émilie hériterait de toutela fortune de sa tante.

Lady Moseley avait été, dans sa jeunesse,célèbre pour sa beauté. Tous ses enfants lui ressemblaient, maisplus particulièrement encore la jeune Émilie. Cependant, malgré lagrande ressemblance qui existait entre les trois sœurs, nonseulement au physique, mais même au moral, il y avait dans leurcaractère des nuances assez sensibles et assez distinctes pourfaire présager qu’elles auraient des destinées biendifférentes.

Depuis plusieurs années il existait, entre lesfamilles de Moseley-Hall et du presbytère, une étroite intimitéfondée sur l’estime et sur l’ancienneté de leur connaissance. Ledocteur Yves était un homme du plus grand mérite et d’une profondepiété ; il possédait, outre les revenus de sa cure, unefortune indépendante que lui avait apportée sa femme, fille uniqued’un officier très distingué dans la marine. Ces respectables épouxs’unissaient pour faire le plus de bien qu’ils pouvaient à tout cequi les entourait. Ils n’avaient qu’un enfant, le jeune Francis,qui promettait d’égaler son père dans les qualités qui faisaientchérir le docteur de ses amis, et qui le rendaient presque l’idolede ses paroissiens.

Il existait entre Francis Yves et ClaraMoseley un attachement qui s’était formé dès leurs plus jeunesannées. Francis avait été si longtemps le compagnon des jeux de sonenfance, si longtemps il avait épousé toutes ses petites querelleset partagé ses innocents plaisirs, sans que le moindre nuage eûtaltéré leur amitié, qu’en quittant le collège pour étudier lathéologie avec son père, il sentit que personne ne pourrait lerendre aussi heureux que la douce, la tendre, la modeste Clara.Leur passion mutuelle, si on peut donner ce nom à un sentiment sidoux, avait reçu la sanction de leurs parents, et ils n’attendaientque la nomination de Francis à quelque bénéfice pour célébrer leurunion.

Sir Edward avait tenu strictement la promessequ’il s’était faite à lui-même, et il avait vécu dans une retraiteabsolue, à l’exception de quelques visites qu’il allait rendre à unvieil oncle de sa femme, qui avait manifesté l’intention de donnertous ses biens aux enfants de sa nièce, et qui, de son côté, venaitsouvent passer quelques semaines à Moseley-Hall. M. Benfieldétait un vieux garçon, et quoiqu’il eût parfois des manières un peubrusques, ses visites étaient toujours le signal de la gaieté, etson arrivée était une fête pour toute la maison. Par un faible bienpardonnable dans un vieillard, il donnait une préférence exclusiveaux anciens usages, et il ne se trouvait jamais plus heureux quelorsqu’il pouvait habiter les lieux témoins de ses premièresannées. Quand on le connaissait bien, on lui pardonnait aisémentquelques bizarreries de caractère pour admirer cette philanthropiesans bornes qui respirait dans toutes ses actions, quoiqu’il lamanifestât souvent d’une manière originale et qui lui étaitparticulière.

La maladie de la belle-mère de Mrs Wilsonl’avait appelée à Bath l’hiver précédent, et elle y avait étéaccompagnée par son neveu et par sa nièce favorite. Pendant leurséjour dans cette ville, John et Émilie prirent plaisir à faire delongues promenades pour en connaître les environs, et ce futpendant une de ces excursions qu’ils eurent occasion de rendreservice à une jeune dame d’une grande beauté, qui paraissait d’unesanté languissante. Elle venait de se trouver mal au moment où ilsla rencontrèrent ; ils la prirent dans leur voiture et lareconduisirent à une ferme où elle demeurait. Sa beauté, son air desouffrance, ses manières si différentes de celles des bonnes gensqui l’entouraient, tout s’unit pour inspirer le plus vif intérêt aufrère et à la sœur. Le lendemain ils allèrent savoir des nouvellesde la belle inconnue, et continuèrent à la voir un moment chaquejour, pendant le peu de temps qu’ils restèrent à Bath.

John mit tout en usage pour savoir qui elleétait ; mais ce fut en vain ; tout ce qu’il putapprendre, c’est que sa vie était sans tâche. Depuis qu’ellehabitait les environs de Bath, elle n’avait point reçu d’autresvisites que celles qu’il lui avait faites avec sa sœur, et ilsavaient jugé à son accent qu’elle n’était point Anglaise. C’est àcette petite aventure qu’Émilie avait fait allusion en s’efforçantd’arrêter les mauvaises plaisanteries qu’il faisait à ses sœurs,plaisanteries que John, emporté par sa vivacité, poussait souventtrop loin, en dépit de son cœur.

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