Prime jeunesse

Prime jeunesse

de Pierre Loti

I

Ce treizième été de ma vie, où s’arrête le livre de mon enfance, me réapparaît, dans le lointain de ma mémoire, comme l’un des plus lumineux de nos beaux étés de France,un de ces étés comme nous en avions autrefois et qui ne se retrouvent plus de nos jours. Septembre finissait dans une splendeur qui semblait inaltérable et l’abondance des fruits dorés devenait telle qu’on ne savait qu’en faire. Au fond du jardin de l’oncle du Midi, chez qui je passais mes vacances, dans ce berceau de treilles muscat où j’avais décidé de ma destinée, les grands papillons à reflet de métal bleu, qui n’avaient plus guère qu’un mois à vivre, s’attardaient posés sur les pampres roussis, pour se pâmer de chaleur et de soleil avant de mourir.

Pendant ce temps-là, ma lettre solennelle cheminait vers l’Extrême Asie, adressée à mon frère, à l’île de Poulo-Condor. Jugeant que le sort en était jeté, et que cela se tirait puisque je l’avais voulu, je n’y pensais plus ; je me livrais aux plus enfantines fantaisies avec les petits Peyral, et,en attendant la fête des vendanges, nous nous grisions tous ensemble de raisins de vigne, comme les guêpes en automne.

J’allais souvent aussi faire de longues promenades dans la montagne en compagnie de ma sœur et de notre grand cousin. Nous ne manquions jamais d’ailleurs d’en rapporter des gerbes de ces délicieuses fleurs sauvages qui abondent dans ce pays en septembre, – et c’était pour composer de hauts bouquets d’une forme un peu surannée qui allaient rejoindre ceux de la veille ou de l’avant-veille dans des « bouquetiers »vieillots, sur les marches en pierres roses du vieil escalier à rampe de fer forgé. Il n’y avait pas dans la maison d’endroit plus frais que ce large escalier si vénérable ; on s’y asseyait donc volontiers, on s’y réunissait par les brûlants après-midi d’arrière saison, et ces fleurs des champs, toutes ces fleurs étagées, lui donnaient sans cesse l’air d’un reposoir pour procession de Fête-Dieu.

L’un des buts favoris de nos promenades était la petite fontaine de Saint-Michel, située à mi-hauteur d’un coteau que tapissaient d’énormes châtaigniers séculaires : une humble source presque ignorée, qui laissait tomber son filet délicieusement limpide dans un bassin antique et dont l’humidité entretenait sur les pierres proches un tapis de ces fragiles mousses d’eau imitant les feuilles de chêne.

Auprès de cette fontaine, un jour où ilss’étaient assis à l’ombre, ma sœur et le grand cousin, jeremarquai, en rôdant alentour, qu’ils se parlaient cette fois trèsbas et d’un air très sérieux. Le site infiniment tranquille portaitaux pensées profondes, sous ces vieux arbres aux massives ramuresdont les racines se contournaient autour de nous comme demonstrueux serpents endormis, et, pour ajouter de la mélancolie aurecueillement des choses, les feuilles mortes jonchaient déjà laterre.

Je m’occupais là suivant ma coutume à ramasserdes fossiles pour mon musée, – débris de coquillages qui vivaientil y a quelques millions d’années dans les mers de la périodesilurienne, mais que des soulèvements cosmiques avaient jadiséparpillés à fleur de sol et qui avaient pris à la longue lesteintes sanguines de la terre du Quercy ; je n’avais du restequ’à choisir, tant ils abondaient parmi la jonchée des feuillesrousses.

Du coin de l’œil, je les observais, les deuxqui chuchotaient avec mystère, au bruit de cristal que la fontaineleur faisait si doucement, et tout à coup je les vis se tendre lamain avec une gravité étrange ; alors il me sembla bien quequelque chose venait de se passer… En effet le soir, quand nousfûmes de retour dans la vieille maison Louis XII, ma sœur me prit àpart pour me dire : « Mon cher petit, je me suis fiancéeaujourd’hui. Tu ne le répéteras pas encore, je te prie, car nous nenous marierons que l’année prochaine ; mais je veux que tusois le premier à le savoir. » Je me sentis un grand froid aucœur, d’autant plus qu’au mois de juin dernier un événement, – nonmentionné, je crois, dans mon précédent livre, – m’avait appris ledanger des mariages : ma grande amie Lucette, mon aînée dehuit ans, la Lucette de la Limoise, s’était laissé épouser par unofficier de marine qui me l’avait emmenée à la Guyane, et j’avaisconnu ainsi le premier véritable chagrin de ma vie. Pour touteréponse à la communication qui m’était faite, je me bornai donc àexhaler un de ces gros soupirs comme en ont les enfants et qui endisent plus que toutes leurs paroles. Ma sœur alors me prit dansses bras, me couvrant de baisers dans un de ces transports detendresse maternelle que je lui connaissais souvent. « Jedonnerais un royaume, mon chéri, dit-elle, un royaume pour unsoupir de toi ! » C’était prononcé avec une nuance dedrôlerie pour corriger ce que la phrase aurait eu de trop lyrique,mais quand même elle y avait mis tout son cœur, et je vis ses yeuxse mouiller d’une larme à la pensée que ce mariage allait peut-êtremarquer entre nous le commencement des séparations… Hélas ! Denos jours la petite fontaine Saint-Michel, sous ses châtaignierscentenaires, est demeurée pareille, avec ses fraîches mousses d’eauet sa discrète musique ; mais cet avenir, que les deux fiancéss’étaient là promis l’un à l’autre, a fui comme un songe ;leur jeunesse a passé, leur âge mûr a passé, et aussi leurvieillesse côte à côte ; ils ont connu les enfants de leurspetits-enfants, et depuis quelques années ils dorment ensemble sousles mêmes dalles de cimetière …

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer