Princesse Brambilla

Princesse Brambilla

d’ E. T. A. Hoffmann
PRÉFACE

Il faut beaucoup d’imagination pour se représenter tout le prosaïsme de l’existence extérieure à laquelle E. T. A. Hoffmann fut condamné durant sa vie.

Une jeunesse passée dans une petite ville prussienne, avec des heures strictement mesurées. À la seconde, il est obligé d’étudier le latin, puis les mathématiques, d’aller à la promenade ou de faire de la musique– cette chère musique.Ensuite, un bureau et, qui plus est, un bureau de fonctionnaire prussien, quelque part, sur la frontière polonaise. Puis, par désespoir, une femme, ennuyeuse, sotte, sans intelligence, qui lui rend la vie encore plus insipide. Et de nouveau des dossiers, des dossiers, noircir du papier administratif jusqu’à épuisement complet.

Une fois, un petit intermède :pendant deux ans, directeur de théâtre, avec la possibilité de vivre dans la musique, de côtoyer des femmes, et de sentir dans les sons et les paroles l’ivresse du supraterrestre. Mais cela ne dure que deux années, après quoi la guerre napoléonienne met en pièces le théâtre, et de nouveau l’administration, la ponctualité des heures, des paperasses, toujours des paperasses, et cet horrible prosaïsme !

Comment fuir ce monde où tout est tracé au compas ? Souvent le vin est une ressource. Il n’y a qu’à boire beaucoup, dans des caveaux bas et humides, pour qu’il vous enivre,et il faut qu’il y ait des amis, des hommes tout bouillonnants,comme l’acteur Devrient, dont la parole vous enthousiasme, oud’autres, tout bonnement mornes et silencieux, qui se contententd’écouter, lorsque soi-même on décharge son cœur.

Ou bien on fait de la musique, on s’assieddans la pièce obscure, et on laisse les mélodies se déchaîner commel’orage. Ou bien on exprime toute sa colère en des caricaturesincisives et mordantes sur la partie blanche des feuilletsadministratifs ; on invente des êtres qui ne sont pas de cemonde, ce monde méthodiquement ordonné, positif et gouverné par desparagraphes de loi, ce monde d’assesseurs et de lieutenants, dejuges et de « conseillers intimes ». Oubien l’on écrit, l’on écrit des livres, l’on rêve en écrivant, et,dans ce rêve, on métamorphose sa propre existence, étroite etperdue, en possibilités purement imaginaires : on voyage ainsien Italie, on brûle pour de belles femmes et on vit des aventuresextraordinaires.

Ou bien l’on décrit les rêves effrayantsqui surviennent après une nuit d’ivresse et où des figuresgrotesques et des fantômes surgissent d’un cerveau noyé dans lesténèbres. L’on écrit pour fuir le monde et cette existence mesquineet banale ; on écrit pour gagner de l’argent, qui se mue envin, et avec le vin on achète de la gaieté et des rêves clairs etcolorés. C’est ainsi que l’on écrit et que l’on devient poète sansle savoir, sans ambition, sans aucune passion véritable, simplementpour pouvoir vivre enfin, une fois, de la vie de« l’autre homme » que l’on porte en soi, decet homme du fantastique et de la magie que l’on était denaissance, en oubliant pour un instant le fonctionnaire auquell’existence vous a réduit.

Un monde supraterrestre, fait de fumée etde rêve aux figures surnaturelles, tel est le monde de E. T. A.Hoffmann. Souvent il est doux et clément ; ses récits sont desrêves de pureté et de perfection ; mais souvent aussi, aumilieu de ses rêves, il se rappelle la réalité et son propre sort,si peu conforme à ses désirs ; alors il devient mordant etméchant, il fait des hommes des caricatures et des horreurs ;il cloue railleusement au mur de sa haine l’image de ses supérieursqui le font souffrir et le tourmentent, fantômes de la réalité, aumilieu du tourbillon de fantômes.

La Princesse Brambilla est, elleaussi, une demi-réalité de ce genre transposée dans le fantastique,gaie et mordante, à la fois vraie et fabuleuse et pleine de cetamour singulier de la fioriture qu’il y a chez Hoffmann. Comme àchacun de ses dessins, comme à sa signature même, il ajoutetoujours à ses créatures quelque petite queue ou appendice, quelqueparafe qui les rend étranges et extraordinaires pour un esprit nonpréparé.

Edgar Poe a plus tard emprunté à Hoffmannses fantômes, et plus d’un Français son romantisme, mais une choseest restée pour toujours propre à E. T. A. Hoffmann etinimitable : c’est cet étrange amour de la dissonance, destons intermédiaires nets et aigus ; et celui qui sent lalittérature comme une musique n’oubliera jamais ce ton particulierqui lui est spécial.

Il y a là-dedans quelque chose dedouloureux, la transposition de la voix en raillerie et ensouffrance, et même dans les récits qui veulent n’être que sérénitéou bien qui décrivent orgueilleusement d’étranges inventions passesoudain ce ton tranchant et inoubliable d’instrument brisé. Eneffet, E. T. A. Hoffmann a été sans cesse un instrument brisé, uninstrument merveilleux avec une petite fêlure.

Créé pour une joie débordante etdionysiaque, pour être un génie étincelant et enivrant, un artistetypique, son cœur avait été avant le temps écrasé sous la pressionde la quotidienneté. Jamais, pas une seule fois, il n’a pu serépandre, pendant des années, dans une œuvre lumineuse, étincelantede joie. Seuls de courts rêves lui furent permis, mais des rêvessingulièrement inoubliables, qui engendrent à leur tour d’autresrêves, parce qu’ils sont teints de la rougeur du sang, du jaune dela bile et de la noirceur de l’épouvante. Après un siècle, ils sonttoujours vivants dans toutes les langues, et les figures qui, commedes fantômes difformes, se sont présentées à lui dans la vapeur del’ivresse ou la rouge nuée de l’imagination, traversent encoreaujourd’hui, grâce à son art, notre univers intellectuel.

Qui subit victorieusement l’épreuve d’unsiècle de survie a triomphé à jamais, et ainsi E. T. A. Hoffmannappartient – ce dont il ne s’est douté à aucun moment, luile pauvre diable crucifié par le prosaïsme terrestre, – àla guilde éternelle des poètes et des fantaisistes, qui prennentsur l’existence qui les tourmente la plus belle des revanches, enlui révélant typiquement des formes plus colorées et plus variéesque n’en a la réalité.

Salzbourg, mai 1927.

STEFAN ZWEIG.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer