Quand la Terre hurla

Quand la Terre hurla

de Sir Arthur Conan Doyle

Je me rappelais vaguement avoir entendu mon ami Edward Malone,de la Gazette, parler du Pr Challenger, en compagnie duquel il avait vécu quelques aventures assez remarquables. Mais je suis tellement accaparé par mon métier, et ma firme est si submergée de commandes qu’en dehors de ce qui touche àmes intérêts personnels je sais mal ce qui se passe dans le monde.En gros, j’avais gardé de Challenger l’image caricaturale d’un génie sauvage, violent et sectaire. Je fus grandement surpris de recevoir de lui une lettre d’affaires, rédigée dans les termes suivants :

 

14 bis, Enmore Gardens,

Kensington.

Monsieur,

J’ai l’occasion de louer les services d’un expert en forages artésiens. Je ne vous dissimulerai pas que mon opinion sur les experts n’est pas très haute : j’ai maintes fois constaté qu’un homme qui, comme moi-même, est doté d’un cerveau bien agencé,dispose d’une largeur de vues plus grande et plus saine qu’un soi-disant spécialiste, lequel se cantonne dans l’exercice d’un savoir particulier. Néanmoins, je suis résolu à vous mettre à l’épreuve. En regardant la liste des autorités en puits artésiens,une certaine bizarrerie – absurdité, allais-je écrire – dans votre nom a retenu mon attention ; j’ai pris des renseignements, et il s’est trouvé que mon jeune ami, M. Edward Malone, vous connaissait. Je vous écris donc pour vous dire que je serais heureux d’avoir un entretien avec vous ; si vous répondez aux conditions requises – et celles que je requiers ne sont pas minces ! – il est possible que je vous confie une affaire extrêmement importante. Je ne puis vous donner plus de précisions sur l’affaire en question, sinon qu’elle est des plus secrètes ; nous en débattrons verbalement. En conséquence, je vous prie de surseoir à tout nouvel engagement, et je compte que vous viendrez me voir à l’adresse ci-dessus vendredi prochain à dix heures et demie. Il y a un décrottoir et un paillasson à la porte ; Mme Challenger est très pointilleuse à ce sujet.

Je demeure, Monsieur, tel que j’étais au début de cetteépître.

George Edward Challenger.

 

Je tendis cette lettre à mon secrétaire, et il informa leprofesseur que M. Parfait Jones serait heureux de se trouverau rendez-vous. C’était une lettre d’affaires parfaitement civile,mais elle commençait par la phrase : « Nous avons bienreçu votre lettre, non datée… » Ce qui provoqua une deuxièmemissive du professeur ; son écriture ressemblait à un réseaude fils de fer barbelés.

 

Monsieur,

Je remarque que vous soulignez à des fins critiques que malettre n’était pas datée. Pourrais-je attirer votre attention surle fait que, par une sorte de compensation d’un impôt monstrueux,notre gouvernement a l’habitude d’apposer une petite indicationcirculaire ou timbre sur l’extérieur de l’enveloppe, ce qui notifiela date de la mise à la poste ? Si cette indication faitdéfaut ou si elle est illisible, adressez-vous aux autoritéspostales compétentes. En tout état de cause, je vous prierais deborner vos observations aux problèmes inhérents à l’affaire surlaquelle je vous consulte, et de mettre un terme à vos commentairestouchant la forme éventuelle de ma correspondance.

Il me parut évident que le professeur était fou. Avant dem’engager plus avant, je me rendis donc chez mon ami Malone, que jeconnaissais depuis le bon vieux temps où nous jouions ensemble aurugby dans l’équipe de Richmond. Il était aussi Irlandais et aussigai que jamais ; il s’amusa fort de ma première échauffouréeavec Challenger.

– Ce n’est rien du tout, mon vieux ! me dit-il. Quand tuauras été avec lui pendant cinq minutes, tu te sentiras quasiécorché vif. Pour ce qui est de se montrer désagréable, c’est lechampion du monde !

– Et pourquoi le monde devrait-il l’endurer ?

– Mais il ne l’endure pas ! Si tu faisais le total desprocès en diffamation, des bagarres, et des citations devant letribunal de simple police…

– Citations pourquoi ?

– Pour coups et blessures. Dieu me pardonne, mais il iraitvolontiers jusqu’à te jeter du haut de l’escalier si tu manifestaisun désaccord avec lui ! C’est l’homme des cavernes en veston.Je le vois très bien avec un gourdin dans une main et dans l’autreun morceau de silex très tranchant… Il y a des gens qui ne sont pasde leur siècle ; lui n’est pas de son millénaire. Ilappartient à la période néolithique, ou par là…

– Et il est professeur !

– Voilà le merveilleux ! C’est le plus grand cerveaud’Europe, et au service de ce cerveau il emploie une force motricecapable de transformer tous ses rêves en réalités. Ses collègues lehaïssent comme du poison, ils essaient de le freiner ou de luimettre des bâtons dans les roues. Lui les ignore ; il foncesur sa voie à toute vapeur.

Je réfléchis.

– Bien. Une chose au moins est claire : je ne veux rienavoir affaire avec lui. J’annule mon rendez-vous.

– Jamais de la vie. Tu le maintiens, au contraire ; et tuarriveras à l’heure… Que dis-je, à l’heure : à laminute ! Sinon, tu en entendras parler.

– Et pourquoi, s’il te plaît ?

– Écoute-moi. D’abord, ne prends pas trop au pied de la lettrece que j’ai dit de mon vieux Challenger. Tous ceux qui l’approchentapprennent à l’aimer. C’est un vieil ours qui n’est pas méchant,crois-moi ! Je me rappelle comment il a porté sur son dos unbébé indien qui avait la variole pour le ramener au fleuve aprèsavoir marché dans la brousse pendant cent cinquante kilomètres. Ilest formidable en tout, de toutes les manières, comprends-tu ?Si tu es régulier avec lui, il ne te fera aucun mal.

– Je ne courrai pas ce risque.

– Ce serait stupide ! As-tu déjà entendu parler du mystèrede Hengist Down… le forage d’un puits sur la côte sud ?

– Il s’agit d’une exploration secrète pour une exploitation dehouille, si j’ai bien compris ?

Malone cligna de l’œil.

– Si tu veux ! Vois-tu, je suis dans les confidences dubonhomme ; je ne peux rien dire tant qu’il ne m’en donne pasl’autorisation. Mais je te dirai quand même ceci, qui a paru dansla presse. Un type, Betterton, qui a fait fortune dans lecaoutchouc, a légué ses biens à Challenger il y a quelques années,sous la réserve que cet argent serait utilisé dans l’intérêt de lascience. La somme est coquette : plusieurs millions de livres.Challenger a alors acheté un domaine dans le Sussex, à HengistDown. C’était une terre sans valeur, à la lisière nord du pays dela craie ; il en a obtenu une grande étendue, qu’il a entouréede fils de fer et de grillages. Au milieu, il y avait un profondravin, qu’il commença à faire creuser. Il annonça…

Malone cligna de l’œil encore une fois.

« Il annonça qu’il y avait du pétrole en Angleterre etqu’il entendait le prouver. Il construisit un petit village modèlequ’habita une colonie d’ouvriers bien payés qui ont tous juré derester bouche cousue. Le ravin est protégé par des fils de fer etdes grillages, comme tout le domaine ; sa surveillance estrenforcée par des limiers féroces. Plusieurs journalistes ont déjàfailli y perdre la vie, et je ne parle pas de leurs fonds depantalons ! Ces chiens sont bien dressés… Il s’agit d’uneentreprise colossale ; c’est la société de sir Thomas Mordenqui en est chargée ; mais là encore tout le monde a promis detenir sa langue. Il est vraisemblable que le moment est venu où unspécialiste de puits artésiens est nécessaire. Alors serais-tuassez idiot pour refuser un travail pareil ? Songe à l’intérêtqu’il représente, à l’expérience que tu acquerras. Et puis, il yaura un gros chèque au bout… Enfin tu te frotteras à l’homme leplus extraordinaire que tu puisses jamais rencontrer !

Les arguments de Malone prévalurent et, vendredi matin, je prisla route d’Enmore Gardens. Je m’attachai si bien à être exact quej’arrivai devant la porte de Challenger vingt minutes trop tôt.J’attendais dans la rue quand je réalisai soudain que laRolls-Royce arrêtée là, avec sa flèche en argent sur la portière,ne m’était pas inconnue : c’était sûrement la voiture de JackDevonshire, le jeune associé de la grande société Morden. Jel’avais toujours pris pour le plus courtois des hommes, si bien queje fus profondément troublé lorsque tout à coup il apparut, levantles mains vers le ciel et suppliant avec une grandeferveur :

– Ô Seigneur ! jetez-le au diable ! Oh ! oui, audiable cet homme !

– Qu’est-ce qui ne va pas, Jack ? Vous me paraissez irritéce matin !

– Hello ! Parfait ! Seriez-vous aussi dans cejob ?

– Il y a des chances.

– Eh bien ! ça vous fera le caractère !

– Plus que vous n’avez l’air de pouvoir le supporter,hein ?

– Oui. Le maître d’hôtel vient de me dire : « Leprofesseur m’a prié de vous avertir, monsieur, qu’il était occupé àprésent à manger un œuf, et que si vous veniez à une heure plusconvenable il vous recevrait volontiers. » Voilà !J’ajoute que je m’étais déplacé pour rentrer dans quarante-deuxmille livres qu’il nous doit.

J’eus un sifflement.

– Vous ne pouvez pas rentrer dans votre argent ?

– Oh ! si, pour l’argent, il est parfait. Je rends pleinejustice à ce vieux gorille : pour l’argent, il a les mainsouvertes. Mais il paie quand ça lui plaît, comment ça lui plaît, etil se moque du monde. Cela dit, tentez votre chance : vousverrez bien ce qu’il vous arrivera !

Sur ces mots encourageants, il se mit au volant et démarra.

Je surveillai ma montre ; l’heure zéro sonna enfin.

J’ose dire que je suis du genre solide ; j’ai été finalistede la compétition des poids moyens au Belsize Boxing Club. Maisjamais je ne m’étais présenté à un rendez-vous dans un tel étatd’énervement. Il ne s’agissait pas d’une peur physique, car j’avaisconfiance dans mes moyens pour le cas où ce fou inspirém’attaquerait. Il s’agissait d’autre chose : la crainte d’unscandale public et l’appréhension de rater une affaire lucrative.Toutefois, les choses étant toujours plus simples quandl’imagination cède le pas à l’action, je refermai brutalement leboîtier de ma montre et sonnai à la porte.

Un vieux maître d’hôtel au visage de bois m’ouvrit. Cet hommearborait une expression, ou une absence d’expression, qui donnaitl’impression qu’il était tellement habitué aux secousses del’existence que rien au monde ne pouvait plus l’étonner.

– Avez-vous rendez-vous, monsieur ?

– Certainement.

Il compulsa une liste qu’il tenait à la main.

– Votre nom, monsieur ?… D’accord, monsieur Parfait Jones…Dix heures trente. Dans l’ordre… Nous devons nous méfier, monsieurJones, car les journalistes nous ennuient beaucoup. Le professeur,comme vous le savez peut-être, n’approuve pas la presse. Par ici,monsieur. Le Pr Challenger vous reçoit à l’instant.

Je fus donc introduit. Je crois que mon ami Ted Malone abeaucoup mieux décrit le personnage dans son Mondeperdu que je ne saurais le faire ; je n’insisteraidonc pas. Tout ce dont je pris conscience fut un énorme troncd’homme derrière un bureau en acajou, une grande barbe noiretaillée en bêche, et deux gros yeux gris à demi recouverts par despaupières qui retombaient insolemment. Sa tête massive étaitinclinée en arrière ; sa barbe pointait de l’avant ; ilexhibait par toute sa personne une intolérance arrogante,insupportable. « Que diable me voulez-vous ? » Telleétait la question qui se lisait dans son regard. Je posai ma cartesur la table.

– Ah ! oui, dit-il en la prenant et en la repoussantaussitôt comme si elle sentait mauvais. Bien sûr ! Vous êtesl’expert… soi-disant ! M. Jones. M. Parfait Jones.Vous pouvez rendre grâces à votre parrain, M. Jones, car c’estvotre prénom qui a d’abord attiré mon attention.

– Je suis ici, professeur Challenger, pour une conversationd’affaires, et non pour discuter de mon prénom ! articulai-jeavec toute la dignité dont j’étais capable.

– Mon Dieu, vous me paraissez bien susceptible ! Vos nerfssont dans un état d’irritation accentuée, monsieur Jones. Il nousfaudra marcher à pas feutrés quand nous aurons affaire ensemble,monsieur Jones !… Je vous en prie, asseyez-vous ! Etremettez-vous ! J’ai lu votre petite brochure sur la mise envaleur de la presqu’île du Sinaï. L’avez-vous écritevous-même ?

– Naturellement, monsieur. Elle est signée de mon nom.

– D’accord ! D’accord ! Mais ça ne veut pas toujoursdire grand-chose, n’est-ce pas ? Pourtant j’admets que pourune fois la réalité concorde avec les apparences. Le livre n’estpas exempt de mérites. Sous le style un peu terne percent quelquesidées. Même, ici et là, des germes de pensée. Êtes-vousmarié ?

– Non, monsieur. Je ne suis pas marié.

– Alors il y a des chances pour que vous gardiez unsecret ?

– Si je vous promets de garder un secret, je tiendrai assurémentma parole !

– C’est vous qui le dites. Mon jeune ami Malone…

Il parlait de Ted comme s’il était un bambin de dix ans.

« Malone a bonne opinion de vous. Il m’a dit que je pouvaisvous faire confiance. En vérité, cette confiance seraitgrande ; car je me trouve engagé maintenant dans l’une desplus grandes expériences… je devrais dire : la plus grandeexpérience de l’histoire du monde ! Je vous demande d’yparticiper.

– J’en serai très honoré !

– C’est en effet un honneur. Je conviens que je n’aurais pas dûpartager mes travaux avec quiconque, mais la nature gigantesque del’entreprise exige les plus hauts talents techniques. À présent,monsieur Jones, puisque vous m’avez donné votre parole que vousgarderez le secret, j’en arrive au point essentiel, qui estcelui-ci : le monde sur lequel nous vivons est lui-même unorganisme vivant, doté, comme je le crois, d’une circulation, d’unerespiration et d’un système nerveux qui lui sont propres.

Sans aucun doute, je me trouvais en face d’un maboul.

« Je remarque, poursuivit-il, que votre cervelle a du mal àassimiler cette idée ; mais elle finira bien par la digérer.Vous découvrirez par exemple à quel point une lande de bruyèreressemble à la partie velue d’un animal géant. La nature procèdesouvent par analogies. Puis vous considérerez les exhaussements etles tombées séculaires du sol, qui indiquent une lente respiration.Enfin vous noterez les trémoussements et les grattements quiapparaissent à nos perceptions lilliputiennes sous la forme detremblements de terre et d’autres ébranlements.

– Mais les volcans ? demandai-je.

– Tut, tut ! Ils correspondent aux parties chaudes de notrecorps.

Je me mis la cervelle en tire-bouchon pour tenter de trouver uneréponse à ces assertions ridicules.

– La température ! m’écriai-je. N’est-il pas vrai qu’elles’accroît rapidement lorsque l’on descend, et que le centre de laterre est de la chaleur liquide ?

Il balaya de la main cette objection.

– Vous devez probablement savoir, puisque l’enseignementprimaire est obligatoire, que la terre est aplatie aux pôles. Cequi signifie que le pôle est plus près du centre que n’importe quelautre point de la terre, et qu’il devrait donc être affecté parcette chaleur dont vous parlez. Il est notoire, bien sûr, que lesconditions aux pôles sont tropicales, n’est-ce pas ?

– Première nouvelle !

– Naturellement. C’est le privilège du penseur originald’émettre des idées neuves, généralement mal accueillies par levulgaire. Maintenant, monsieur, qu’est-ce que c’est queça ?

– À première vue, c’est un oursin.

– Exactement ! s’exclama-t-il avec un air de surpriseexagérée, comme s’il se trouvait devant un enfant qui aurait résolucontre toute attente un problème difficile. Un oursin !… Unéchinoderme banal. La nature se répète dans beaucoup de formes sansregarder à la taille. L’échinoderme est un modèle, un prototype, dumonde. Vous constatez qu’il est grossièrement rond, mais aplati auxpôles. Considérons donc le monde comme un gros oursin. Quelles sontvos objections ?

Mon objection principale était que ladite« considération » était trop absurde pour être discutée,mais je me gardai de l’exprimer. Je me ralliai à une affirmationmoins définitive.

– Une créature vivante a besoin de se nourrir, dis-je. Où lemonde pourrait-il satisfaire son gros ventre ?

– Un bon point ! Un excellent bon point ! lança leprofesseur d’un ton protecteur. Vous avez l’œil vif pour l’évident,mais vous êtes lent pour réaliser des imbrications plus subtiles…Comment le monde obtient-il sa nourriture ? Retournons-nousvers notre petit camarade l’échinoderme. L’eau qui l’entoure couleà travers les canaux de cette petite bête et lui fournit sanourriture.

– Alors vous pensez que l’eau ?…

– Non, monsieur. Pas l’eau. L’éther. La terre broutecirculairement dans les champs de l’espace ; pendant qu’ellese déplace, l’éther passe continuellement à travers son écorce etpourvoit à sa vitalité. Et il y a une quantité de petits mondesoursins qui font la même chose : Vénus, Mars, etc. Chacun deces mondes possède son propre champ pour paître.

Cet homme était visiblement fou, mais non moins visiblement iln’y avait pas moyen de lui en faire convenir. Il prit mon silencepour une marque d’acquiescement, et il me sourit avec unebienveillance infinie.

« Nous progressons ! fit-il. La lumière commence àpénétrer. On est un peu ébloui au début, naturellement ; etpuis on finit par s’y accoutumer. S’il vous plaît, accordez-moiencore toute votre attention, car j’ai encore deux ou troisobservations à présenter au sujet de cette petite bête que je tiensdans ma main… Supposons que sur la coriace écorce extérieure del’oursin quelques insectes infiniment petits rampent à sasurface ; l’oursin se rendrait-il compte de leurprésence ?

– Non, vraisemblablement.

– Vous pouvez par conséquent imaginer facilement que la terren’a pas la moindre idée de la manière dont elle est utilisée parl’espèce humaine. Elle ne se rend absolument pas compte de cettepoussée champignonneuse de végétation et de l’évolution de cesminuscules animalcules qui se sont rassemblés sur elle au cours deses voyages autour du soleil, tout comme les bernachesCoquillage àcinq valves [Note ELG] étaient récoltés sur les quilles desanciens bateaux. Tel est l’actuel état des faits : je mepropose de le modifier.

Je le regardai avec ahurissement.

– Vous vous proposez de le modifier ? répétais-je.

– Je me propose de faire savoir à la terre qu’il existe au moinsune personne, George Edward Challenger, qui sollicite sonattention… qui, en vérité, insiste pour retenir son attention.C’est le premier avis de ce genre qu’elle a évidemment jamaisreçu !

– Et comment, monsieur, vous y prendrez-vous ?

– Ah ! voilà où nous abordons notre affaire ! Vousavez mis le doigt dessus. De nouveau je vous prie de vousintéresser à cette petite bête. Sous sa croûte protectrice, elleest tout nerfs et toute sensibilité. N’est-il pas évident que si unanimalcule parasite désirait attirer son attention, il creuseraitun trou dans sa coquille afin de stimuler son appareilsensible ?

– C’est l’évidence même !

– Ou bien prenons l’exemple d’une puce ou d’un moustique quiexplore la surface d’un corps humain. Nous pouvons très bien ne pasnous rendre compte de sa présence. Mais bientôt, quand l’insecteaura enfoncé sa trompe dans notre peau, qui est notre croûte, notreécorce, notre coquille, nous nous rappellerons sans plaisir quenous ne sommes pas seuls au monde. Mes projets commencent sansdoute à s’éclairer pour vous ? La lumière luit dans lesténèbres…

– Grands dieux ! Vous vous proposez de creuser un puits àtravers l’écorce terrestre ?

Il ferma les yeux sous l’effet d’un ineffable contentement desoi.

– Vous avez devant vous, dit-il, le premier homme qui aura percécette corne épidermique. Je peux même parler au passé indéfini etdire : qui l’a percée.

– Vous l’avez percée ?

– Avec l’aide très efficace de Morden & Co. je crois pouvoiraffirmer que je l’ai fait. Plusieurs années d’un travail sansinterruption, de nuit comme de jour, effectué par des spécialistesqualifiés de la perceuse, du vilebrequin, du concasseur et del’explosif nous ont enfin amenés au but.

– Vous ne voulez pas dire que vous avez traversél’écorce ?

– Si vos expressions traduisent de l’émerveillement, je lestolère. Mais si elles traduisent de l’incrédulité…

– Pas du tout, monsieur ! Aucune incrédulité !

– Alors acceptez mes déclarations sans avoir l’air de les mettreen doute ! Nous avons traversé l’écorce. Elle avait uneépaisseur de… exactement 13 200,988 mètres. En gros :13 200 mètres. Au cours de notre percement, nous avonsdécouvert – cela vous intéressera peut-être – des bancs dehouille : une fortune ! Ils nous permettront sans doute àla longue d’amortir les frais de toute l’entreprise. Notredifficulté principale a été les sources et jaillissements d’eaudans la craie inférieure et dans les sables de Hastings, mais nousl’avons surmontée. Nous en sommes au dernier stade ; et à cestade, c’est M. Parfait Jones qui va jouer le rôle dumoustique. Votre perforatrice pour puits artésiens prend la placede la trompe de l’insecte. Le cerveau a fait tout sontravail. Exit le penseur ! Entre letechnicien, le parfait ingénieur, avec sa verge de métal… Ai-je étéassez clair ?

– Vous avez parlé de treize kilomètres ! m’écriai-je.Savez-vous, monsieur, que la limite pour le forage d’un puitsartésien est approximativement de mille cinq cents mètres ?J’en connais un, en Haute-Silésie, qui a une profondeur de millehuit cent quatre-vingt-dix mètres, mais il est considéré comme uneréussite miraculeuse.

– Vous ne m’avez pas compris, monsieur Parfait. De deux chosesl’une : ou bien mes explications n’ont pas été claires, oubien votre intelligence est rétive… Je n’hésite pas ! Je saisparfaitement quelles sont les limites de forage pour les puitsartésiens, et il est peu vraisemblable que j’aurais dépensé desmillions de livres pour ce tunnel colossal si un forage d’un mètreavait suffi. Tout ce que je vous demande, c’est d’avoir uneperforatrice en état, avec une pointe aussi affilée que possible,qui n’ait pas plus de trente mètres de long, et qui soit actionnéeélectriquement. Un système ordinaire de percussion déclenché par unpoids répondra à tous les besoins.

– Pourquoi électriquement ?

– Je suis ici, monsieur Jones, pour donner des ordres et non desraisons. Avant que nous en ayons terminé, il peut arriver… C’estune éventualité !… Que votre vie dépende justement du fait quecette perforatrice sera mue à distance par un moteur électrique.Cet aménagement, j’imagine, est dans vos cordes ?

– Certainement.

– Alors, préparez-le. L’affaire n’en est pas encore au pointqu’elle exige votre présence immédiatement, mais c’estimmédiatement que vous devez vous préparer… à être prêt. Je n’airien d’autre à vous dire.

– Mais il est essentiel, m’insurgeai-je, que vous me renseigniezau moins sur le sol que cette perforatrice doit attaquer. Sable,argile, craie ?… Pour chaque sol, il faut un traitementdifférent !

– Baptisons-le compote, dit Challenger. Oui, supposons pourl’instant que vous ayez à enfoncer votre pointe dans de la compote…Bon ! Maintenant, monsieur Jones, j’ai quelques affairesd’importance qui requièrent ma liberté d’esprit ; aussi jevous souhaite le bonjour. Vous pouvez établir un contrat en règle,plus un devis, à l’intention de ma direction des travaux.

Je m’inclinai et je me dirigeai vers la porte. Mais au moment desortir, ma curiosité fut la plus forte. Déjà il était en traind’écrire furieusement avec une plume d’oie qui gémissait sur lepapier ; il me regarda, quand je l’interrompis, avecmécontentement.

– Monsieur… ?

– Eh bien ! monsieur, je vous croyais parti ?

– Je désirais seulement vous demander, monsieur, quel peut êtrele but d’une tentative aussi extraordinaire.

– Allez-vous-en ! Allez-vous-en, monsieur !s’écria-t-il. Élevez donc votre esprit au-dessus des nécessitésmercantiles et utilitaires du commerce ! Secouez vosconceptions mesquines des affaires ! La science exige dusavoir. Laissez le savoir nous conduire où il l’entend ;encore faut-il que nous l’ayons ! Savoir une fois pour toutesqui nous sommes, pourquoi nous sommes, où nous sommes, n’est-ce paslà la plus grande des aspirations humaines ? Allez-vous-en,monsieur ! Allez-vous-en !

Il pencha à nouveau sa grosse tête noire au-dessus de sespapiers, et elle se fondit dans sa barbe. La plume d’oie gémit plusâprement que jamais. Alors je quittai cet homme extraordinaire latête pleine d’un tourbillon de pensées. J’étais maintenant sonassocié.

Quand je rentrai à mon bureau, Ted Malone m’attendait : unlarge sourire en disait long sur la joie qu’il espérait tirer demes confidences.

– Alors ? cria-t-il dès qu’il me vit. Rien de grave ?Pas de bagarre ? Pas de voies de fait ? Tu as dû lemanier avec beaucoup de tact ! Qu’est-ce que tu penses de monvieux bonhomme ?

– Il est l’homme le plus exaspérant, le plus insolant, le plussectaire, le plus infatué que j’aie jamais rencontré. Mais…

– Voilà ! s’exclama Malone. Tous, nous en sommes arrivés àces « mais… » Naturellement, il est tout ce que tu asdit, et même un peu plus. Mais on sent que c’est un homme siformidable, qu’il ne saurait être mesuré à notre échelle. Et ilnous faut supporter de lui ce que nous ne supporterions jamaisd’aucun autre mortel. Est-ce vrai, oui ou non ?

– Ma foi, je ne le connais pas encore suffisamment pour terépondre. Toutefois, j’admets qu’il n’est pas qu’un simplemégalomane brutal. Et si ce qu’il affirme est vrai, c’estcertainement un champion de grande classe. Mais est-cevrai ?

– Bien sûr ! Challenger déballe toujours lamarchandise ! Maintenant, où en es-tu exactement ?T’a-t-il parlé de Hengist Down ?

– Oui, en gros.

– Écoute ! Tu peux m’en croire : c’est une affairecolossale ! Colossale dans sa conception. Colossale dans laréalisation ! Il hait les journalistes, mais il me faitconfiance parce qu’il sait que je ne publierai rien sans sonautorisation. Il a ses plans. J’en connais quelques-uns, sinontous. C’est un cerveau si profond qu’on n’est jamais sûr d’en avoirtouché le fond. De toute manière, j’en sais assez pour t’assurerque Hengist Down constitue un projet pratique, en voied’achèvement. Je ne puis te donner qu’un conseil : attends lesévénements, et, entre-temps tiens-toi prêt ! Tu auras bientôtde ses nouvelles, soit par lui soit par moi.

De fait, ce fut Malone qui m’apporta des nouvelles. Quelquessemaines plus tard, il arriva de bonne heure à mon bureau pour metransmettre un message.

– Je viens de chez Challenger, me dit-il.

– Tu ressembles au poisson pilote du requin…

– Je suis fier de travailler avec lui ! Réellement, ce typeest sensationnel. Il a tout fait marcher au poil… Aujourd’hui, tuentres en scène. Il est à la veille de lever le rideau.

– Mon vieux, je ne le croirai que quand je l’aurai vu !Mais tout est prêt ; le matériel complet est rassemblé sur uncamion. Je suis en mesure de démarrer à n’importe quel moment.

– Tout de suite ! Je te l’ai dépeint comme un typeformidable pour l’énergie et la ponctualité : ne me démenspas ! En attendant, descends avec moi par le train : jete donnerai une idée de ce que tu auras à faire.

C’était une adorable matinée de printemps : le 22 mai, pourêtre précis. Et le voyage que je fis me transporta en un lieu qu’iln’est pas excessif de qualifier d’historique. En route, Malone meremit une note de Challenger, qui contenait ses instructions.

 

Monsieur,

Dès votre arrivée à Hengist Down, vous vous mettrez à ladisposition de M. Barforth, l’ingénieur en chef, qui est enpossession de mes plans. Mon jeune ami Malone, porteur de ce pli,sera aussi en rapport avec moi et m’évitera sans doute tout contactpersonnel. Nous avons procédé à diverses expériences dans le puits,à 13 000 mètres et au-delà ; les phénomènes que nousavons rencontrés confirment pleinement mes vues quant à la natured’un corps planétaire. Toutefois, j’ai besoin de quelques preuvesplus sensationnelles encore pour espérer impressionnerl’intelligence léthargique du monde scientifique moderne. Ce sontces preuves que vous êtes destiné à apporter ; ellestémoigneront. Quand vous descendrez par les ascenseurs, vousobserverez – je vous présume muni de cette rare faculté quis’appelle l’observation – que vous traversez successivement descouches de craie secondaires, des gisements houillers, des tracesde dévonien et de cambrien, et enfin du granit à travers lequelpasse la plus grande partie de notre tunnel. Le fond est maintenantrecouvert de toile goudronnée à laquelle je vous prierai de ne pastoucher, car toute approche maladroite du derme de la terrerisquerait d’entraîner des effets prématurés. Selon mesinstructions, deux grosses poutres ont été posées en travers dupuits à six mètres au-dessus du fond, avec un espace entre elles.Cet espace jouera le rôle d’étrier de serrage pour soutenir votretube artésien. Quinze mètres de pointe suffiront ; six mètresdescendront sous les poutres, de telle sorte que son extrémitéarrive presque au niveau de la toile goudronnée. Si vous aimez lavie, ne l’enfoncez pas plus loin. Il vous restera neuf mètres quimonteront en l’air dans le puits. Quand vous déclencherez lamanœuvre, il faut que douze mètres de votre pointe s’enterrent dansla substance de la terre. Cette substance étant très lisse etdouce, je pense que vous n’aurez pas besoin de force motrice, etque le simple jeu du tube, en vertu de son propre poids, permettrade traverser la couche que nous avons mise à jour. Ces instructionssuffiraient pour une intelligence ordinaire. Mais je doute fort quevous vous en contentiez. Pour le cas où vous aimeriez avoird’autres éclaircissements, faites-moi transmettre vos questions parl’intermédiaire de notre jeune ami Malone.

George Edward Challenger.

 

On imaginera facilement que lorsque nous arrivâmes à la gare deSorrington, proche de la base septentrionale de South Downs,j’étais dans un état de tension nerveuse considérable. Une voiturerongée par les intempéries nous attendait et nous cahota pendantune dizaine de kilomètres sur des voies secondaires et des cheminsqui, malgré l’isolement du pays, abondaient en ornières et enautres symptômes d’une circulation intense autant que lourde. Uncamion en pièces détachées gisait dans l’herbe, comme pour indiquerque la route n’était pas goûtée de tout le monde. À un autreendroit, les valves et les pistons d’une pompe hydraulique seprofilèrent dans leur rouille au-dessus d’un bouquet d’ajoncs.

– Du travail Challenger ! dit Malone en souriant. On aprétendu que cette machine empiétait de quelques centimètres horsdu domaine ; alors il l’a flanquée sur le côté.

– Avec un procès à la suite, sans doute ?

– Un procès ! Mon vieux, nous devrions avoir un tribunalrien que pour nous ! Nous suffirions à occuper un juge toutel’année. Et le gouvernement aussi ! Notre vieux diable ne sesoucie de personne. Le roi contre George Challenger, et GeorgeChallenger contre le roi, une fameuse valse d’un tribunal à unautre ! Nous voici arrivés. Ça va, Jenkins, vous pouvez nouslaisser entrer !

Un énorme gardien, avec une oreille remarquablement enchou-fleur, inspectait la voiture d’un air soupçonneux. Il sedétendit et salua quand il reconnut mon camarade.

– Très bien, monsieur Malone. Je croyais que c’était l’AmericanAssociated Press !

– Ah ! ils sont encore en chasse, hein ?

– Eux aujourd’hui. Et hier,le Times. Oh ! ils s’activentproprement ! Regardez ça !…

Il montra un point éloigné sur la ligne de l’horizon.

– Vous voyez ce reflet ? C’est le télescopedu Chicago Daily News. Oui, ils nous talonnentde près, à présent ! Je les ai vus tous en rang, comme descorbeaux, le long de ces balises-là.

– Pauvre presse ! soupira Malone, quand nous franchîmes leseuil d’une porte formidablement défendue par des fils de ferbarbelés. Je suis journaliste moi-même ; je devine ce quepensent les confrères !

À cet instant, nous entendîmes une sorte de bêlement plaintifderrière nous.

– Malone ! Ted Malone !…

Cet appel émanait d’un grassouillet qui venait d’arriver sur unebicyclette à moteur et qui se débattait sous la poigne herculéennedu gardien.

– Voyons, laissez-moi ! criait-il. Bas les pattes !Malone, dites à votre gorille de me laisser tranquille !

– Laissez-le, Jenkins ! C’est l’un de mes amis, dit Malone.Alors, vieille outre, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce quevous venez faire par ici ? Fleet Street est votre chassegardée : pas les déserts du Sussex !

– Vous savez très bien pourquoi je suis là, répondit notrevisiteur. Il faut que j’écrive un papier sur Hengist Down ; jene peux pas rentrer à Londres sans de la bonne copie !

– Désolé, Roy ! Mais vous n’obtiendrez rien ici. Il vousfaudra demeurer de l’autre côté des barbelés. Si vous voulez ensavoir davantage, allez voir le Pr Challenger, et demandez-luiun permis de visite.

– J’y suis allé ! dit tristement le journaliste. J’y suisallé ce matin, Ted !

– Alors, qu’est-ce qu’il vous a dit ?

– Il m’a dit qu’il allait me faire passer par la fenêtre.

Malone éclata de rire.

– Et qu’est-ce que vous avez dit, vous ?

– J’ai dit : « Pourquoi pas par la porte ! »Et je me suis défilé par la porte justement, au moment précis où ilallait manifester sa préférence pour la fenêtre. Ce n’était pasl’heure de discuter avec lui. Alors je suis venu sur place. Dites,Malone, avec ce taureau assyrien barbu à Londres et ce Thug ici quim’a déchiré un col tout propre en Celluloïd, vous avez de drôles defréquentations !

– Écoutez, Roy : je ne peux rien faire pour vous ! Jele ferais si je pouvais. Dans Fleet Street, vous avez la réputationd’un homme qui n’a jamais été battu ; mais cette fois-ci, voustouchez des deux épaules. Rentrez à votre journal. Aussitôt que monvieux bonhomme m’y autorisera, je vous ferai signe : dansquelques jours.

– Aucune chance de pénétrer ?

– Pas l’ombre d’une chance !

– Avec de l’argent !

– Vous devriez en savoir assez pour ne pas me poser une questionsemblable !

– On m’a dit qu’il s’agissait d’un raccourci pour aller enNouvelle-Zélande…

– Le raccourci sera pour l’hôpital si vous pénétrez, Roy.Allons, bonsoir ! Nous avons à travailler maintenant…

« C’était Roy Perkins, le correspondant de guerre, ajoutaMalone, quand nous eûmes franchi l’enceinte fortifiée. Nous avonsfait pièce à sa réputation, car il est imbattable. Sa petite figurepoupine innocente lui permet de passer partout. Jadis nousappartenions à la même équipe… Tenez…

Il désigna un rassemblement de coquets bungalows à toitsrouges.

– …voilà la caserne des hommes. Challenger a réuni un splendideéchantillonnage de travailleurs spécialisés qui touchent de grossursalaires. Il faut qu’ils soient célibataires, qu’ils ne boiventpas d’alcool, et qu’ils soient fidèles à leur serment dediscrétion. Jusqu’ici je ne crois pas qu’il y ait eu une faille.Voilà leur terrain de football. Cette maison isolée est leurbibliothèque avec une salle de jeux. Oh ! je vous en donne maparole, le vieux Challenger est un organisateur ! VoiciM. Barforth, l’ingénieur en chef.

Un homme filiforme, mélancolique, long comme un jour sans pain,largement pourvu de rides creusées par l’anxiété, était venu ànotre rencontre.

– Je suppose que vous êtes l’ingénieur en puits artésiens,prononça-t-il d’une voix lugubre. On m’avait dit de vous attendre.Je suis heureux que vous soyez là, car je n’ai pas besoin de vousdire que les responsabilités qui m’incombent me portent sur lesnerfs. Nous travaillons loin, et je ne sais jamais si c’est unjaillissement d’eau crayeuse, ou un gisement de charbon, ou unegiclée de pétrole, ou les flammes de l’enfer qui vont apparaître.Jusqu’à présent, nous avons évité l’enfer ; mais peut-êtrenous le découvrirez-vous ?

– Fait-il très chaud en bas ?

– Ma foi, il fait chaud ! Pas moyen de dire le contraire.Et pourtant il ne fait peut-être pas si chaud que la pressionbarométrique et le confinement de l’espace ne le laisseraientsupposer. Bien entendu, ne parlons pas de la ventilation :elle est abominable. Nous amenons de l’air, mais des équipes dedeux heures sont un maximum ; et avec des gars pleins de bonnevolonté ! Le professeur est descendu hier, il a été trèssatisfait. Joignez-vous à nous pour déjeuner ; après quoi vousverrez par vous-même.

Le repas fut frugal et bousculé. Ensuite l’ingénieur en chefnous fit les honneurs, avec une assiduité amoureuse, du matérielentassé dans le bâtiment des machines, et il n’oublia aucun des tasde ferraille dont l’herbe était jalonnée tout autour. Sur un côté,il y avait une énorme pelle hydraulique démontée, qui avait serviaux premières excavations. Puis une grande machine actionnait unecordelette d’acier à laquelle étaient accrochés des plateaux quiremontaient les débris du fond du puits. Dans la stationgénératrice, plusieurs turbines d’une grande puissance tournant àcent quarante révolutions par minute gouvernaient des accumulateurshydrauliques qui développaient une pression de sept cents kilos parpouce carré, conduite par des tuyaux de sept centimètres descendantjusqu’au fond du puits, et actionnant quatre perceuses de roc àcouteaux évidés. Attenante à la station génératrice, une centraleélectrique fournissait la force nécessaire à une très grosseinstallation d’éclairage. Ensuite venait une turbine supplémentairede deux cents CV qui actionnait un ventilateur de trois mètres,lequel expédiait de l’air à travers un tube de trente centimètresjusqu’au bas de l’ouvrage. Toutes ces merveilles me furent montréesavec accompagnement d’explications techniques par leur technicien,lequel commençait à m’assommer comme j’assomme peut-être lelecteur. Une interruption heureuse se produisit, j’entendis unrugissement de roues, et je me réjouis de voir mon trois tonnesroulant et virant sur l’herbe, chargé jusqu’au bord de mesinstruments et de sections de tubes, et convoyant mon conducteur detravaux, Peters, ainsi qu’un apprenti au visage barbouillé. Tousdeux se mirent immédiatement à l’œuvre, ils commencèrent pardécharger mon matériel. Je les abandonnai pour me diriger avecMalone et l’ingénieur vers le puits.

C’était quelque chose d’étonnant, bien plus vaste que tout ceque j’avais imaginé. La haldeEnsemble des déchets extraitsrésultant de l’extraction du minerai [Note ELG]., qui s’entassaitpar milliers de tonnes, formait un immense fer à cheval autour del’ouverture. Dans la concavité de ce fer à cheval s’élevait unvéritable hérisson de piliers en acier et de roues d’où étaientactionnés les pompes et les ascenseurs. Ils étaient reliés avec lebâtiment des commandes qui était au centre du fer à cheval. Et puisil y avait la gueule ouverte du puits ; une fosse immensebâillait : son diamètre atteignait dix ou douze mètres ;elle était ceinturée et coiffée de maçonnerie et de ciment. Lorsqueje me tordis le cou pour plonger mon regard dans ce gouffreterrifiant dont on m’avait affirmé qu’il avait treize kilomètres deprofondeur, mon cerveau chancela sous la pensée de ce que celareprésentait. La lumière du soleil éclairait cette gueule endiagonale : je ne distinguais sur quelques centaines de mètresque de la craie blanche, renforcée ici et là par de la maçonnerielorsque la surface avait paru instable. En regardant de tous mesyeux, j’aperçus au loin, très loin dans l’obscurité, une minusculetache de lumière, la plus petite tache possible, mais qui sedétachait nettement sur le fond noir comme de l’encre.

– Qu’est-ce que c’est que cette lumière ? demandai-je.

Malone se pencha par-dessus le parapet.

– C’est l’une des cages qui remonte, répondit-il. Assezsensationnel, n’est-ce pas ? Elle est à un ou deux kilomètresde nous, et cette petite lueur est une puissante lampe à arc. Lacage est rapide ; dans quelques minutes elle sera ici.

Effectivement, la lueur devint de plus en plus grosse, et pourfinir elle illumina tout le puits de sa radiation argentée ;je dus même détourner les yeux pour ne pas être ébloui. La caged’acier s’arrêta devant le palier ; quatre hommes en sortirentet passèrent devant nous.

« Ils sont presque tous à l’intérieur, m’expliqua Malone.Ce n’est pas une plaisanterie de travailler deux heures à une telleprofondeur !… Bon, je vois qu’une partie de ton matériel estdéchargée. La meilleure chose à faire est de descendre : tujugeras de la situation par toi-même.

Le bâtiment des machines possédait une annexe où il meconduisit. Au mur étaient suspendus plusieurs costumes amples entussor extraléger. Je fis comme Malone, je me déshabillaicomplètement et j’enfilai l’un de ces costumes, plus une paire desandales à semelle caoutchoutée. Malone, ayant fini avant moi,quitta la pièce. Une minute plus tard, j’entendis un bruit quiressemblait à celui qu’auraient fait dix chiens furieux en train dese déchirer. Je me précipitai pour découvrir Malone roulant à terreet serrant la gorge de l’apprenti qui devait aider à fixer montubage artésien. Il essayait de lui arracher un objet auquell’autre s’accrochait désespérément. Mais Malone, trop fort pourlui, s’empara de l’objet et le piétina jusqu’à ce qu’il fût réduiten miettes. Ce fut alors que je vis que c’était un appareilphotographique. Mon apprenti au visage barbouillé se relevapéniblement.

– Le diable vous emporte, Ted Malone ! gémit-il. C’était unnouvel appareil qui valait au moins dix guinées !

– Impossible d’agir autrement, Roy ! Vous aviez pris desphotos. Il ne me restait plus qu’une chose à faire !

– Comment avez-vous pu vous débrouiller pour vous trouver mêlé àmon matériel ? interrogeai-je avec une vertueuseindignation.

Le coquin cligna de l’œil et sourit à belles dents :

– Il y a toujours un moyen de se débrouiller ! dit-il. Maisne vous en prenez pas à votre conducteur de travaux. Il a cru qu’ils’agissait d’une farce, j’ai changé de vêtements avec votreapprenti, et je suis entré.

– Et maintenant vous allez sortir ! dit Malone. Pas lapeine de discuter, Roy. Si Challenger était ici, il lâcherait leslimiers à vos trousses. Je connais les exigences du métier et je neserai pas méchant, mais ici je suis un chien de garde : jesuis capable de mordre autant que d’aboyer. Allez ! Fichez lecamp !

C’est ainsi que fut expulsé notre trop entreprenant visiteur. Lepublic comprendra enfin la genèse du merveilleux article sur quatrecolonnes intitulé : Le Rêve fou d’unsavant, avec comme sous-titre : « Droit versl’Australie », qui parut dans l’Adviser quelquesjours plus tard. (Article qui amena Challenger au bord del’apoplexie, et le directeur du journal à accorder l’entretien leplus désagréable et le plus dangereux de sa vie.) Il s’agissait durécit, un peu trop haut en couleur, des aventures de Roy Perkins,« notre réputé correspondant de guerre », et il contenaitdes phrases telles que « ce taureau hirsute d’EnmoreGardens », « une enceinte fortifiée gardée par desbarbelés, des professionnels du catch, et des limiers assoiffés desang », et ce passage : « Je fus expulsé de l’entréedu tunnel anglo-australien par deux brutes ; la plus sauvageétait l’un de ces maîtres Jacques que je connaissais de vue commel’un des écumeurs de ma profession ; l’autre, figure sinistrevêtue d’un costume pour les tropiques, posait comme ingénieur enpuits artésiens alors qu’il semblait être venu tout droit deWhitechapel. » Nous ayant ainsi étiquetés, le coquin publiaitune description précise de l’entrée de la fosse et d’une excavationen zigzag par laquelle les funiculaires creusaient leur chemin sousla terre. Le seul inconvénient pratique de cet article fut qu’ilaccrut sensiblement le nombre des badauds qui s’asseyaient sur lesSouth Downs pour guetter les événements. Le jour arriva où ils seproduisirent : ce jour-là, les badauds auraient bien vouluêtre ailleurs !

Mon conducteur de travaux et son faux apprenti avaient déchargéle matériel. Mais Malone insista pour que nous n’y touchions pas etque nous descendions sans plus attendre. Nous entrâmes donc dans lacage et, en compagnie de l’ingénieur en chef, nous nous enfonçâmesdans les entrailles de la terre. Il y avait toute une successiond’ascenseurs automatiques, chacun disposant de son propre poste decommande creusé sur le flanc de l’excavation. Ils fonctionnaientavec une grande vitesse. L’impression, quand on était dedans,s’apparentait davantage à celle que l’on ressent dans un railwayvertical que celle que procure le respectable ascenseuranglais.

Comme la cage était à claire-voie et très éclairée, nous avionsun excellent aperçu des diverses strates que nous traversions. Jeles identifiai toutes. Par endroits, de la maçonnerie avait étayéles flancs ; mais dans son ensemble le puits tenaitadmirablement tel qu’il avait été creusé. On ne pouvait ques’émerveiller du travail gigantesque et de l’habileté technique del’entreprise. Sous les gisements houillers, j’observai des couchesmêlées qui avaient l’aspect de béton ; puis nous tombâmes dansun granit primitif où les cristaux de quartz étincelaient etscintillaient comme si ces sombres murailles étaient parseméesd’une poussière de diamants. Nous descendions… Nous descendionstoujours, plus bas à présent, jusqu’à un niveau jamais atteint parun mortel. Les rocs archaïques prenaient des teintesmerveilleusement variées. D’étage en étage, et d’ascenseur enascenseur, l’air se raréfiait et devenait plus chaud ; noslégers costumes de tussor devinrent intolérables : sur notrepeau la sueur coulait en ruisselets jusque dans nos sandales.Enfin, au moment où je pensais que je ne pourrais pas supporterpire, le dernier ascenseur s’arrêta, et nous avançâmes sur uneplate-forme circulaire qui avait été taillée dans le roc. Jeremarquai que Malone jetait un regard soupçonneux sur les muraillesqui nous entouraient. Si je ne l’avais pas connu comme l’un deshommes les plus braves de cette terre, j’aurais dit qu’il avait lesnerfs à fleur de peau.

– Drôle de truc ! murmura l’ingénieur en chef en passantune main sur le roc.

Il porta ensuite cette même main devant la lampe : ellebrillait d’une sorte d’écume limoneuse. Il ajouta :

– Ici en bas, il y a eu des frémissements, des tremblements. Jene sais pas à quelle matière nous avons affaire. Le professeur al’air content. Mais pour moi, c’est tout nouveau.

– Je dois dire que j’ai vu ce mur presque ébranlé, déclaraMalone. La dernière fois que j’étais descendu ici, nous avonsassujetti ces deux poutres pour votre perforatrice ; quandnous avons taillé dedans pour les étais, il tressaillait à chaquecoup. Vue de notre bonne ville solide de Londres, la théorie duvieux bonhomme paraissait absurde ; mais ici, par treizekilomètres de fond, je n’en suis pas si sûr !

– Si vous voyiez ce que recouvre la toile goudronnée, vous enseriez encore moins sûr ! dit l’ingénieur. Tout le roc, danscette partie inférieure, se coupe comme du fromage ; quandnous l’avons traversé, nous sommes tombés sur une nouvelleformation qui ne ressemblait à rien sur la terre. Et le professeurnous a crié : « Recouvrez ! Recouvrez-moi ça avec latoile goudronnée ! » Alors nous l’avons recouvert, etvoilà !

– On ne pourrait pas jeter un coup d’œil ?

Une expression de terreur passa sur le visage lugubre del’ingénieur.

– Désobéir au professeur, c’est grave ! répondit-il. Il estsi malin, aussi, que vous ne savez jamais s’il ne va pass’apercevoir de quelque chose… Enfin, risquons notre chance etjetons-y un œil !

Il tourna le réflecteur vers le bas : la toile goudronnéebrillait sous la lumière. Puis il se pencha et, s’emparant d’unecorde qui était attachée à un angle de cette couverture, ildécouvrit quatre ou cinq mètres carrés de la surface qu’elledissimulait.

C’était un spectacle à la fois extraordinaire et terrifiant. Lesol consistait en une matière grisâtre, vitrifiée et luisante, quise soulevait et retombait au rythme d’une palpitation lente. Lesbattements n’étaient pas directs ; ils donnaient l’impressiond’une sorte d’ondulation qui se propageait sur la surface. Cettesurface n’était pas entièrement homogène ; au-dessous vues,comme à travers un soupirail, il y avait des taches blanchâtres,des vacuoles qui variaient constamment en forme et en taille.Cloués sur place, nous considérâmes tous les trois ce spectacleextraordinaire.

– On dirait bien de la peau d’animal, hein ? chuchotaMalone. Avec son oursin, le vieux bonhomme n’est peut-être pas siloin de la vérité !

– Seigneur, m’exclamai-je. Et il va falloir que je plonge unharpon dans cette bête ?

– Ce privilège te revient, mon fils ! déclara Malone. Et,triste à dire, à moins que je ne me dégonfle, j’aurai le redoutablehonneur d’être à côté de toi quand tu t’exécuteras.

– Oui ? Eh bien ! pas moi ! fit l’ingénieur enchef avec décision.

Et il ajouta :

« Si le vieux insiste, je lui rends mon maroquin. Oh !mon Dieu, regardez ça !

La surface grise se souleva brusquement, montant vers nous commel’aurait fait une vague observée du haut d’une digue. Puis elleretomba, et ses battements se régularisèrent. Barforth laissa filerla corde et replaça la toile goudronnée : On aurait ditqu’elle savait que nous étions là ! balbutia-t-il.

– Pourquoi y a-t-il eu des remous dans notre direction ?Est-ce que ce ne serait pas un effet de la lumière ? s’enquitMalone.

– Et moi, maintenant, que dois-je faire ? demandai-je.

M. Barforth désigna les deux poutres qui traversaient lafosse juste au-dessous de l’ascenseur. Entre elles il y avait unespace de vingt-cinq centimètres.

– C’est l’idée du vieux bonhomme, dit-il. Je crois que j’auraispu mieux les arranger, mais autant essayer de discuter avec unbuffle furieux ! Il est plus facile et plus sûr de faireexactement ce qu’il veut. Son idée est que vous utilisiez votrepointe de quinze centimètres et que vous la fixiez d’une manièrequelconque entre les deux poutres.

– Eh bien ! je ne pense pas qu’il y aura beaucoup dedifficultés à cela, répondis-je. Le travail sera fait dans lajournée.

Il s’agissait, on le devine, de l’expérience la plus étrange dema vie. Et pourtant j’avais creusé des puits dans les cinqcontinents ! Comme le Pr Challenger avait insisté pourque le déclenchement fût mis en route à distance, et comme jecommençais à me rendre compte que cette idée n’était pas totalementdénuée de bon sens, il me fallut mettre au point un dispositif decommande électrique : ce fut assez simple puisque la fosseétait garnie de fils du haut en bas. Avec des précautions infinies,mon conducteur de travaux Peters et moi-même descendîmes nossections de tubes, et nous les empilâmes sur la saillie rocheuse.Puis nous fîmes remonter légèrement le dernier ascenseur pour quenous ayons un peu plus d’espace. Comme nous avions l’intentiond’utiliser le système par percussion, car il valait mieux ne pas sefier totalement à la pesanteur, nous suspendîmes notre poids dedeux cents kilos à une poulie en dessous de l’ascenseur, et nousadaptâmes nos tubes qui se terminaient en V. Finalement, la cordeordonnant le jeu du poids fut fixée sur un flanc du puits de tellemanière qu’une décharge électrique pût la lâcher.

C’était un travail délicat, et que la chaleur tropicale rendaitdifficile. Nous étions surtout obnubilés par l’impression qu’unfaux pas ou la chute d’un outil sur la toile goudronnéeprovoquerait une catastrophe inconcevable. L’ambiance étaitdantesque. J’ai vu par intervalles, je l’affirme, un bizarrefrémissement passer le long des murailles ; j’ai même sentiquelque chose comme une vague pulsation quand j’y ai promené lamain. Ni Peters ni moi n’éprouvâmes de regret à annoncer unedernière fois que nous étions prêts à remonter à la surface, et quenous désirions avertir M. Barforth que le Pr Challengerpourrait se livrer à son expérience dès qu’il le voudrait.

Oh ! nous n’eûmes pas longtemps à attendre ! Troisjours après l’achèvement de mon installation, je reçus maconvocation.

C’était un carton d’un format ordinaire : on aurait dit uneinvitation à une soirée. La rédaction était la suivante :

 

LE PROFESSEUR G. E.CHALLENGER

Membre de la Sociétéroyale

Docteur en médecine

Docteur ès sciences

Ex-président de l’Institut de zoologie, et titulaire detellement de postes

et de décorations honorifiques que cette carte n’y suffiraitpas.

sollicite la présente de

Monsieur Jones (célibataire)

à 11 heures 30, mardi 21 juin, pour assister à unremarquable triomphe de l’esprit sur la matière, à Hengist Down,Sussex.

Train spécial à la gare Victoria, 10 heures 5. Les invitéspaient plein tarif.

Après l’expérience, un lunch sera servi… ou ne sera passervi, selon les circonstances.

Gare d’arrivée : Sorrington.

R. S. V. P. (et tout de suite, avec le nom en capitales), 14bis, Enmore Gardens, S. W.

 

Malone avait reçu la même invitation. Il gloussait de joie en lalisant.

– C’est uniquement pour faire de l’épate qu’il nous l’a envoyée,me dit-il. De toute façon, il faut que nous soyons là, comme disaitle bourreau à l’assassin. Mais crois-moi, tout Londres va enparler ! Où qu’il se trouve, le vieux bonhomme se faittoujours éclairer au néon !

Et le grand jour arriva. Personnellement, j’avais cru bien faireen allant passer en bas la nuit précédente pour m’assurer que toutétait en ordre. Notre perforatrice était posée. Le poids étaitajusté. Les contacts électriques pouvaient être déclenchésfacilement. J’étais satisfait : la partie que j’avais assuméedans cette étrange expérience promettait d’être exécutée sansanicroche. Les commandes électriques étaient actionnées à cinqcents mètres environ de l’ouverture de la fosse, afin de réduire auminimum les risques de danger personnel. Quand l’aube se leva surce jour historique – un jour idéal de l’été anglais – je remontai àla surface à la fois rassuré et raffermi. Et j’escaladai une dunejusqu’à mi-hauteur, afin d’avoir une vue d’ensemble sur le théâtrede l’action.

Le monde entier semblait s’être déplacé pour se rendre à HengistDown. Aussi loin que je pouvais voir, les routes étaient noires degens. Sur les sentiers, les voitures cahotaient et dansaient :elles déchargeaient leurs passagers à la porte de l’enceintefortifiée. Dans la plupart des cas, là s’arrêtait la progressiondes curieux. Une escouade puissante de gardiens incorruptiblesveillait à l’entrée, et il n’y avait ni promesses, ni offres, nidons qui pussent les séduire : seuls les porteurs de billetsjaunes, affreusement jalousés, obtenaient la permission d’allerplus loin. Les autres rejoignaient la foule immense qui était déjàrassemblée sur le flanc de la colline, et qui s’échelonnait jusqu’àla crête. On aurait dit Epsom le jour du derby. À l’intérieur del’enceinte fortifiée, certaines zones avaient été entourées debarbelés, et les privilégiés qui y avaient accès étaient parquésdans les enclos qui leur avaient été réservés. Il y en avait unpour les pairs, un pour les députés de la Chambre des communes, unpour les savants célèbres de toutes nationalités – on reconnaissaitLe Pellier, de la Sorbonne, et le Dr Driesinger, de l’Académie deBerlin. Un enclos spécial, avec des sacs de terre et un toit entôle ondulée, avait été réservé à trois membres de la familleroyale.

À onze heures et quart, une file de chars à bancs amena de lagare les invités spéciaux, et je pénétrai dans l’enceinte fortifiéepour assister à leur réception. Le Pr Challenger se tenaitdebout, près de l’emplacement réservé aux gens de qualité. Ilresplendissait dans sa redingote et son gilet blanc. Sonhaut-de-forme étincelait. Il affichait un air de bienveillanceexcessive, qui pouvait passer pour de l’insolence. Il était bouffid’orgueil, de contentement de soi, de l’importance de soi.« Encore une victime du complexe de Jéhovah ! »,écrivit un journaliste. Il aidait au besoin à diriger, voire àpousser ses invités vers leurs places. L’élite se trouvant enfinréunie, il se propulsa sur un tertre qui semblait avoir poussé làpar hasard, et il regarda l’assistance de l’air du président quis’attend à être salué par une salve d’applaudissements. Commel’ovation ne vint pas, il se jeta à corps perdu dans son sujet. Savoix tonnait jusqu’aux confins du domaine.

– Messieurs ! rugit-il. Cette fois-ci, je n’ai pas besoinde saluer les dames. Si je ne les ai pas invitées à venir ce matinavec nous, ce n’est pas, je vous l’affirme, parce que je n’appréciepas leur présence. Je puis dire en effet que les relations entreleur sexe et moi ont toujours été excellentes des deux côtés, etmême intimes… La raison vraie est que notre expérience comporte unpetit élément de danger… pas suffisant toutefois pour justifier ceteffroi que je lis sur nombre de visages. Les membres de la presseapprécieront, j’en suis sûr, que je leur aie réservé des places surla halde qui surplombe le théâtre des opérations. Ils m’onttémoigné un intérêt que j’ai parfois du mal à distinguer del’impertinence, aujourd’hui, au moins, ils ne pourront pas seplaindre de ne pas être aux premières loges. Si rien ne se produit,ce qui après tout est possible, j’aurai au moins fait de mon mieuxpour eux. Si, par contre, quelque chose se produit, ils seront fortbien placés pour voir l’expérience et pour la relater. J’espèrequ’en fin de compte ils se montreront dignes de la tâche qui lesattend.

« Comme vous le comprendrez aisément, il est quasiimpossible pour un homme de science d’expliquer à ce que jepourrais appeler, sans intention péjorative, le vulgaire troupeau,les motifs variés qui le poussent à agir. J’entends diversesinterruptions malhonnêtes, et je demanderai au gentleman qui a deslunettes cerclées d’écaille de ne plus agiter son parapluie…

[Une voix : « Votre description de vos invités,monsieur, est des plus déplaisantes ! »]

– Oui, il est possible que ma phrase « le vulgairetroupeau » ait hérissé ce gentleman. Disons plutôt, si vousvoulez, que mes auditeurs ne sont pas un troupeau banal. Nous nenous querellerons pas pour des mots. J’allais dire, avant d’êtreinterrompu par cette remarque inconvenante, que toute l’affaire esttraitée en long et en large dans mon ouvrage à venir sur la terre,ouvrage que je peux dépeindre sans fausse modestie comme l’un deslivres qui feront époque dans l’histoire du monde…

[Tollé général, et cris : « Passez aux faits !Pourquoi sommes-nous ici ? Est-ce uneplaisanterie ! »]

– J’allais vous donner tous éclaircissements souhaitables, maissi je suis de nouveau interrompu, je serai forcé de faire appel auxmoyens propres à maintenir l’ordre et la décence, lesquels fontcruellement défaut. La question, donc, est celle-ci : j’aicreusé un tunnel à travers l’écorce de cette terre, et je vaisessayer un effet stimulatif sur son enveloppe sensible. Cetteopération délicate sera dirigée par deux de mes subordonnés,M. Parfait Jones, qui s’est spécialisé avec un style trèspersonnel dans les puits artésiens, et M. Edward Malone, quien cette occasion me représente. La substance sensible mise à nusera piquée… Reste à savoir comment elle réagira. Si vous avezl’obligeance de prendre place, ces deux gentlemen vont descendredans le puits et procéder aux derniers réglages. Puis je presseraile bouton électrique que vous voyez sur cette table, etl’expérience sera déclenchée.

Tout auditoire, après une harangue de Challenger, avaithabituellement l’impression que, comme la terre, son épidermeprotecteur avait été percé et que ses nerfs étaient à vif. Cetteassemblée ne fit pas exception à la règle : il y eut unmurmure nuancé de critique et de dédain quand elle prit place pourattendre. Challenger s’assit seul au sommet du tertre, avec unepetite table à côté de lui. Sa barbe et sa crinière noire sesoulevaient sous l’excitation. Il avait une allureformidable ! Mais ni Malone ni moi n’eûmes le loisir d’admirerla scène, car nous nous précipitâmes pour accomplir la tâche quinous était impartie. Vingt minutes plus tard, nous étions au fonddu puits, et nous avions retiré la toile goudronnée.

Sous nos yeux, le spectacle était stupéfiant. Par quelle bizarretélépathie cosmique la vieille planète semblait-elle deviner qu’uneatteinte à sa liberté allait être commise ? La surface quenous avions découverte ressemblait à une théière en ébullition. Degrandes bulles grises montaient et crevaient en crépitant. Lesespaces d’air et les vacuoles sous la peau se séparaient puis serefusionnaient ensemble dans une activité fébrile. Les rides et lesondulations qui la traversaient étaient plus fortes, plus rapides.Un sombre fluide pourpre semblait battre dans les anastomosessinueuses des canaux qui s’étalaient sous la surface. Le souffle dela vie était manifeste !… Une odeur lourde rendait l’airpresque irrespirable pour des poumons humains.

Malone poussa un brusque cri :

– Mon Dieu, Jones ! Regarde par là !

Je regardai ; dans la seconde qui suivit, j’avais mis lecontact et sauté dans l’ascenseur.

– Viens vite ! lui criai-je. C’est peut-être une coursepour la vie !

Ce que nous avions vu était réellement alarmant. Toute la partieinférieure du puits, nous avait-il semblé, s’était mise àparticiper à cette activité croissante que nous avions observée aufond : par sympathie, les murailles étaient secouées depulsations et de battements. Mais cette agitation se répercutaitsur les trous où reposaient les poutres. La moindre rétraction unpeu forte (c’était une question de centimètres) les feraitbasculer. Si elles tombaient, la pointe de ma perforatrices’enfoncerait évidemment dans la terre, tout à fait indépendammentdu déclenchement électrique. Avant que cette éventualité seréalisât, il était vital pour Malone et pour moi d’être sortis dela fosse. Se trouver à treize mille mètres de fond sous la terre,avec le risque d’une terrible convulsion à tout instant, était unesituation épouvantable. Sauvagement, nous fonçâmes vers lasurface.

Pourrons-nous oublier jamais cette remontéecauchemardesque ? Les ascenseurs sifflaient etvrombissaient ; pourtant les minutes nous paraissaient desheures. Chaque fois que nous atteignions une plate-forme, noussautions dessus, bondissions dans la cage voisine toute prête,actionnions le mécanisme, et volions plus haut. À travers l’aciergrillagé, nous apercevions au loin le petit cercle de lumière quiindiquait la gueule du puits. Elle s’élargissait de plus en plus.Et puis elle devint un vrai cercle. Et puis nos yeux ravisdistinguèrent la maçonnerie. Nous montions toujours… Enfin, fous dejoie et le cœur plein de gratitude, nous nous échappâmes hors denotre prison et nous posâmes nos pieds sur l’herbe souillée du borddu tunnel. Il était temps ! Nous n’avions pas fait trente pasque, du fond des abîmes, mon aiguillon d’acier transperça unganglion nerveux de notre vieille mère la terre. Instanthistorique !

Qu’est-ce qui arriva ? Ni Malone ni moi ne fûmes en état dele dire, car nous nous trouvâmes tous deux soulevés par un cyclone,balayés sur l’herbe, tournant et tournant sur nous-mêmes comme deuxgalets ronds sur de la glace. Au même moment, nos oreilless’emplirent du plus horrible hurlement qui eût jamais été entendu.Personne, parmi des centaines qui s’essayèrent à décrire ce cri,n’y réussit tout à fait. C’était un mugissement dans lequel ladouleur, la colère, la menace, et toute la majesté outragée de lanature se donnaient libre cours et se mêlaient dans un hurlementsinistre. Il dura une bonne minute : imaginez mille sirèneshurlant ensemble. La foule était paralysée. Le hurlement persistaitavec fureur et férocité. L’air calme de l’été l’emporta et leretransmit. Il déferla ses échos le long de la côte. Il fut mêmeentendu par nos voisins français de l’autre côté de la Manche.Aucun son dans l’histoire n’a jamais égalé la plainte de la terremeurtrie.

Hébétés, assourdis, nous eûmes conscience, Malone et moi, duchoc et du bruit ; mais c’est par les autres spectateurs quenous apprîmes les détails de cette scène extraordinaire.

Des entrailles de la terre jaillirent d’abord les cagesd’ascenseurs. Les autres machines se trouvant près des murailleséchappèrent au souffle ; mais les solides planches des cagessubirent de plein fouet la violence du courant ascendant. Quandplusieurs boulettes sont successivement introduites dans unesarbacane, elles jaillissent en ordre et séparément. Voilà ce quefirent les quatorze cages d’ascenseurs : les unes après lesautres, elles surgirent dans les airs, planèrent, décrivirent deglorieuses paraboles ; l’une d’elles tomba dans la mer près dela jetée de Worthing, une autre dans un champ aux environs deChichester. Des spectateurs nous ont affirmé qu’ils n’avaientjamais rien vu d’aussi extravagant que ces quatorze cagesd’ascenseurs voguant sereinement dans le ciel bleu.

Puis vint le geyser, sous la forme d’un énorme jet d’une mélassegrossière qui avait la consistance du goudron, et qui grimpajusqu’à six cents mètres. Un avion de reconnaissance, qui dessinaitdes cercles au-dessus de notre théâtre, fut pris de convulsions etdut procéder à un atterrissage forcé, le pilote et la machine étantcomplètement encrassés. Cette matière horrible, dont l’odeurs’avéra aussi infecte que pénétrante, était peut-être le sang de laplanète ? À moins qu’elle n’eût été, comme l’a suggéré lePr Driesinger et comme le soutient l’École de Berlin, unesécrétion protectrice, analogue à celle de la mouffette, et dont lanature aurait muni notre mère la terre pour la défendre contre desintrus dans le genre de Challenger. En tout cas, l’offenseur numéroun, assis sur son trône en haut du tertre, s’en tira sans unetache. En revanche, la presse, qui se trouvait dans la trajectoirede l’explosion, fut si maltraitée qu’aucun journaliste ne sehasarda de plusieurs semaines dans la bonne société. Ce souffleputride fut emporté par la brise vers le sud-ouest ; ildescendit sur les pauvres gens qui avaient si longtemps attendu surles dunes pour voir ce qui arriverait. Il n’y eut pas de décès. Etmême aucune maison dans les environs n’eut à être abandonnée ;beaucoup conservèrent par contre un parfum tenace : il s’entrouve encore qui gardent entre leurs murs épais un souvenir plusou moins vif de ce grand événement.

Puis le puits se combla et se referma. De même que la naturecicatrise lentement une plaie de bas en haut, de même la terrebouche avec une rapidité extrême les déchirures qui peuvent êtrefaites à sa substance vitale. Un fracas épouvantable, interminable,éclata quand les parois du puits se rapprochèrent, le bruitcommença par résonner dans les profondeurs, puis monta de plus enplus haut jusqu’à ce qu’un bang assourdissant annonçât que lamaçonnerie qui bordait l’ouverture de la fosse s’était écrasée,soulevée, réduite en miettes ; au même moment, une secousseanalogue à un petit tremblement de terre projeta la halde dans lesairs ; elle retomba sous la forme d’une pyramide de vingtmètres de haut ; toutes sortes de débris s’élevaient ainsi surl’endroit où la fosse avait été creusée. Non seulement l’expériencedu Pr Challenger se trouvait terminée, mais ses vestigesavaient désormais disparu aux yeux des mortels. Si la Sociétéroyale n’avait pas érigé un obélisque à cet endroit, nosdescendants seraient sans doute bien incapables de déterminer lelieu exact de cet exploit remarquable.

Ce fut alors le grand final. Pendant les minutes qui suivirentimmédiatement tous ces phénomènes, un silence s’était établi dansun calme tendu : les spectateurs rassemblaient leurs esprits,essayaient de réaliser exactement ce qui était arrivé et commentc’était arrivé. Mais tout à coup la puissance de l’exploit, lahardiesse fantastique de sa conception, le génie qui avait présidéà son exécution leur apparurent. D’un seul mouvement incontrôlable,ils se tournèrent vers Challenger. De partout jaillirent des crisd’admiration. Et lui, sur son tertre, contemplait cet océan devisages levés dans sa direction, cette mer de mouchoirs agités enson honneur. Avec le recul, je le revois mieux que je ne le vis surle moment. Il se leva de sa chaise, ses yeux étaient mi-clos, lesourire du mérite conscient rayonnait sur ses traits, il avait lamain gauche sur la hanche, il enfonça la droite dans le croisementdu gilet blanc. Cette image a été immortalisée, car j’entendais lesdéclics des caméras, on aurait dit des criquets dans un champ. Lesoleil de juin l’auréolait de sa lumière dorée. Gravement, ils’inclina devant les quatre points cardinaux, lui, Challenger lesupersavant, Challenger l’archi-pionnier, Challenger le premierhomme de tous les hommes que notre mère la terre eût été forcée deconnaître.

Un dernier mot. Il est notoire que l’effet de cette expérience aété universellement ressenti. Certes, nulle part en dehors du pointprécis où elle fut piquée, la planète blessée n’émit un hurlementpareil ! Mais par son comportement général elle se révéla uneentité. Elle cria son indignation par toutes ses fissures, par tousses volcans. Hekla gronda, mugit, et les Islandais redoutèrent uncataclysme. Le Vésuve se décapuchonna. L’Etna cracha d’énormesquantités de lave, et un procès de cinq cent mille lires dedommages et intérêts fut intenté contre Challenger devant lestribunaux italiens, car les vignobles en pâtirent. Même au Mexiqueet dans l’Amérique centrale la colère plutonienne se manifesta. LaMéditerranée orientale retentit des grognements du Stromboli… Detoute éternité, l’ambition des hommes est d’obliger le monde entierà parler d’eux.

Mais il appartenait à Challenger, et à lui seul, de faire hurlertoute la terre.

 

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