Quelques Nouvelles terrifiantes

Quelques Nouvelles terrifiantes

de Gaston Leroux

Chapitre 1 LE DÎNER DES BUSTES

Le Chinois, le Malgache et le Soudanais,explique Dorée, confidentielle, je ne sais pas leurs vrais noms, ni leurs âges, ni rien et personne ne le sait à Toulon. C’est prodigieux de les voir ici… En voilà qui sont du Mourillon, du vrai Mourillon… Ce sont des capitaines de la coloniale. Sur quatre années, ils en passent trois dans leur pays de là-bas, en Chine, à Madagascar, au Soudan, et, la quatrième, ils refont leur foie au bord de la mer, en se chauffant au soleil, dans le jardinet d’une villa… On dit des choses d’eux : « Ils vivent ici,pareils que chez les sauvages… Ils mangent à la sauvage… enfin,tout !… »

Claude FARRÈRE

Les Petites Alliées

Le capitaine Michel n’avait plus qu’un bras,qui lui servait à fumer sa pipe. C’était un vieux loup de mer dont j’avais fait la connaissance en même temps que celle de quatre autres loups de mer, un soir, à l’apéritif, sur la terrasse d’un café de la vieille Darse, à Toulon. Et nous avions ainsi pris l’habitude de nous réunir autour des soucoupes, à deux pas de l’eau clapotante et des petites barques dansantes, à l’heure où le soleil descend du côté de Tamaris.

Les quatre vieux loups de mer s’appelaientZinzin, Dorat (le capitaine Dorat), Bagatelle et Chanlieu (cebougre de Chanlieu).

Ils avaient naturellement navigué sur toutesles mers, avaient connu mille aventures et, maintenant qu’ilsétaient à la retraite, passaient leur temps à se raconter deshistoires épouvantables !

Seul, le capitaine Michel ne racontait jamaisrien. Et comme il ne paraissait nullement étonné de ce qu’ilentendait, cette attitude finit par exaspérer les autres, qui luidirent :

– Ah ! çà ! capitaine Michel, il nevous est donc jamais arrivé d’histoires épouvantables ?

– Si, répondit le capitaine, en ôtant sa pipede la bouche. Si, il m’en est arrivé une… une seule !

– Eh bien ! racontez-la.

– Non !

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle est trop épouvantable. Vous nepourriez pas l’entendre. J’ai essayé plusieurs fois de la raconter,mais tout le monde s’en allait avant la fin.

Les quatre autres vieux loups de mers’esclaffèrent à qui mieux mieux et déclarèrent que le capitaineMichel cherchait un prétexte pour ne rien leur raconter parce qu’aufond il ne lui était rien arrivé du tout.

L’autre les regarda un instant, puis, sedécidant tout à coup, posa sa pipe sur la table. Ce geste rareétait déjà, par lui-même, effrayant.

– Messieurs, commença-t-il, je vais vousraconter comment j’ai perdu mon bras.

« À cette époque – il y a de cela unevingtaine d’années – je possédais au Mourillon une petite villa quim’était venue par héritage, car ma famille a habité longtemps cepays et moi-même y suis né. Je me plaisais à prendre quelque repos,entre deux voyages au long cours, dans cette bicoque. J’aimais, dureste, ce quartier où je vivais en paix dans le voisinage peuencombrant de gens de mer et de coloniaux qu’on apercevaitrarement, occupés qu’ils étaient le plus souvent à fumer bientranquillement l’opium avec leurs petites amies, ou bien encore àd’autres besognes qui ne me regardaient pas… Mais, n’est-ce pas,chacun a ses habitudes et, pourvu qu’on ne dérange point lesmiennes, c’est tout ce que je demande, moi…

« Justement, une nuit on dérangeal’habitude que j’avais de dormir. Un tumulte singulier de la natureduquel il m’était impossible de me rendre compte me réveilla ensursaut. Ma fenêtre, comme toujours, était restée ouverte ;j’écoutais, tout hébété, une espèce de prodigieux bruit qui tenaitle milieu entre le roulement de tonnerre et le roulement dutambour, mais de quel tambour ! On eût dit que deux centsenragées baguettes frappaient non point la peau d’âne mais untambour de bois…

« Et cela venait de la villa d’en facequi était inhabitée depuis cinq ans, et sur laquelle, la veilleencore, j’avais remarqué l’écriteau : “À vendre” !

« De la fenêtre de ma chambre placée aupremier étage, mon regard, passant par-dessus le mur du jardinetqui entourait cette villa, en découvrait toutes les portes etfenêtres, même celles du rez-de-chaussée. Elles étaient encorecloses comme je les avais vues dans la journée. Seulement, par lesinterstices des volets du rez-de-chaussée, j’apercevais de lalumière. Qui donc, quels gens s’étaient introduits dans cettedemeure isolée à l’extrémité du Mourillon, quelle société avaitpénétré dans cette propriété abandonnée et pour y mener quelsabbat ?

« Le singulier bruit de tonnerre detambour de bois ne cessait pas. Il dura bien une heure encore etpuis, comme l’aurore allait venir, la porte de la villa s’ouvritet, debout, sur le seuil, apparut la plus gracieuse créature quej’aie jamais rencontrée de ma vie. Elle était en toilette de soiréeet, avec une grâce parfaite, tenait une lampe dont l’éclat faisaitrayonner des épaules de déesse. Elle avait un bon et tranquillesourire pendant qu’elle disait ces mots, que j’entendisparfaitement, dans la nuit sonore : “Au revoir, cher ami, àl’année prochaine !…”

« Mais à qui disait-elle cela ? Ilme fut impossible de le savoir, car je ne vis personne auprèsd’elle. Elle resta sur le seuil avec sa lampe, quelques instantsencore, jusqu’au moment où la porte du jardin s’ouvrit toute seuleet se referma toute seule. Puis la porte de la villa fut fermée àson tour et je ne vis plus rien.

« Je crus que je devenais fou ou que jerêvais, car je me rendais parfaitement compte qu’il étaitimpossible que quelqu’un traversât le jardin sans que je pussel’apercevoir ! J’étais encore là, planté devant ma fenêtre,incapable d’un mouvement ou d’une pensée, quand la porte de lavilla s’ouvrit une seconde fois et la même radieuse créatureapparut, toujours avec sa lampe, et toujours seule. “Chut !dit-elle, taisez-vous tous !… Il ne faut pas réveiller levoisin d’en face… Je vais vous accompagner.”

« Et, silencieuse et solitaire, elletraversa le jardin, s’arrêta à la porte sur laquelle donnait lapleine lumière de la lampe et si bien, que je vis distinctementle bouton de cette porte tourner de lui-même sans qu’aucunemain se fût posée dessus. Enfin, la porte s’ouvrit une foisencore toute seule devant cette femme qui n’en marqua, du reste,aucun étonnement. Ai-je besoin d’expliquer que j’étais placé detelle sorte que je voyais à la fois devant et derrière cetteporte ! C’est-à-dire que je l’apercevais de biais.

« La magnifique apparition eut uncharmant signe de tête à l’adresse du vide de la nuit qu’illuminaitla clarté éblouissante de la lampe ; puis elle sourit et ditencore : “Allons ! au revoir ! À l’année prochaine…Mon mari est bien content. Pas un de vous ne manquait à l’appel…Adieu, messieurs !”

« Aussitôt, j’entendis plusieurs voix quirépondaient : “Adieu, madame !… Adieu, chèremadame !… À l’année prochaine…”

« Et comme la mystérieuse hôtesse sedisposait à fermer la porte elle-même, j’entendis encore : “Jevous prie, ne vous dérangez pas !”

« Et la porte se referma encore touteseule. L’air s’emplit un instant d’un bruit singulier ; on eûtdit le pépiement d’une volée d’oiseaux… cui !… cui !…cui !… et ce fut comme si cette jolie femme venait d’ouvrirleur cage à toute une nichée de moineaux francs.

« Tranquillement, elle revenait chezelle. Les lumières du rez-de-chaussée s’étaient alors éteintes,mais j’apercevais maintenant une lueur aux fenêtres du premierétage. En arrivant à la villa, la dame dit : “Tu es déjàmonté, Gérard ?”

« Je n’entendis point la réponse, mais laporte de la villa fut à nouveau refermée… Et, quelques instantsplus tard, la lueur elle-même du premier étage s’éteignait. J’étaisencore là, à huit heures du matin, à ma fenêtre, regardantstupidement ce jardin, cette villa qui m’avaient fait voir deschoses si étranges dans les ténèbres et qui, maintenant, dans lejour éblouissant, se présentaient à moi sous leur aspect accoutumé.Le jardin était désert et la villa paraissait tout aussi abandonnéeque la veille. Si bien que lorsque je fis part à ma vieille femmede ménage, qui arrivait sur ces entrefaites, des bizarresévénements auxquels j’avais assisté, elle se frappa le front de sonindex malpropre et déclara que j’avais fumé une pipe de trop. Or,jamais je ne fume d’opium, et cette réponse fut la raisondéfinitive pour laquelle je jetai à la porte cette vieille souillondont je voulais me débarrasser depuis longtemps et qui venait salirmon ménage deux heures par jour. Du reste, je n’avais plus besoinde personne puisque j’allais reprendre la mer dès le lendemain.

« Je n’avais que le temps de faire monpaquet, mes courses, dire adieu à mes amis et prendre le train pourLe Havre où un nouvel engagement avec la Transatlantique allait metenir absent de Toulon onze ou douze mois durant.

« Quand je revins au Mourillon, jen’avais parlé de mon aventure à personne, mais je n’avais pascessé, un instant, d’y penser. La vision de la dame à la lampem’avait poursuivi partout et les dernières paroles qu’elle avaitadressées à ses amis invisibles n’avaient cessé de résonner à mesoreilles.

« – Allons ! Au revoir ! Àl’année prochaine !

« Et je ne songeais qu’à cerendez-vous-là. J’avais résolu, moi aussi, de m’y trouver et dedécouvrir coûte que coûte la clef d’un mystère qui devaitintriguer, jusqu’à la folie, une honnête cervelle comme la mienne,laquelle ne croyait ni aux revenants, ni aux histoires desvaisseaux fantômes.

« Hélas ! Je devais bientôtdécouvrir que le ciel ni l’enfer n’étaient pour rien dans cettehistoire épouvantable.

« Il était six heures du soir quand jepénétrai dans ma villa du Mourillon. C’était l’avant-veille del’anniversaire de la fameuse nuit.

« La première chose que je fis, enentrant chez moi, fut de courir à ma fenêtre du premier étage et del’ouvrir. J’aperçus aussitôt (car nous étions en été et il faisaitgrand jour) une femme d’une grande beauté qui se promenaittranquillement dans le jardin de la villa d’en face, en cueillantdes fleurs. Au bruit que je fis, elle leva les yeux. C’était ladame à la lampe ! Je la reconnaissais ; elle était aussibelle le jour que la nuit. Elle avait la peau aussi blanche que lesdents d’un nègre du Congo, des yeux plus bleus que la rade deTamaris et une chevelure blonde, douce comme la plus fineétoupe ! Pourquoi ne l’avouerais-je pas ? En apercevantcette femme à laquelle je n’avais fait que rêver depuis un an,j’eus le cœur comme chaviré. Ah ! Ce n’était pas une illusionde mon imagination malade ! Elle était bien là, devant moi, enchair et en os ! Derrière elle, toutes les fenêtres de lapetite villa étaient ouvertes, fleuries par ses soins. Il n’y avaitdans tout cela rien de fantastique.

« Elle m’avait donc aperçu et elle enmarqua aussitôt du désagrément. Elle avait continué de fairequelques pas dans l’allée du milieu de son jardinet, et puis,haussant les épaules, comme si elle était désappointée, elledit : “Rentrons, Gérard !… La fraîcheur du soir commenceà faire sentir…”

« Je regardai partout dans le jardin.Personne ! À qui parlait-elle ? À personne !… Alors,elle était folle ? Elle ne le paraissait guère. Je la viss’acheminer vers sa maison. Elle en franchit le seuil, la porte sereferma et toutes les fenêtres furent fermées, par elle, aussitôt.Je ne vis ou n’entendis rien de particulier cette nuit-là. Lelendemain matin à dix heures, j’aperçus ma voisine qui, en toilettede ville, traversait son jardin. Elle ferma la porte à clef et elleprit aussitôt le chemin de Toulon. Je descendis à mon tour. Aupremier fournisseur que je rencontrai, je lui montrai cettesilhouette élégante et lui demandai s’il connaissait le nom decette femme. Il me répondit : “Mais parfaitement, c’est votrevoisine ; elle habite avec son mari la villa Makoko. Ils sontvenus s’y installer il y a un an, au moment de votre départ. Cesont des ours ; ils n’adressent jamais la parole à personneen dehors du nécessaire ; mais vous savez, auMourillon, chacun vit à sa guise et l’on ne s’étonne de rien. Ainsile capitaine…

« – Quel capitaine ?

« – Le capitaine Gérard, oui, paraît quele mari est un ancien capitaine d’infanterie de marine, ehbien ! on ne le voit jamais… Quelquefois, quand on a desprovisions à déposer chez eux et que la dame n’est pas là, onl’entend qui vous crie derrière la porte de les laisser sur leseuil, et il attend que vous soyez loin pour les prendre.”

« Vous pensez bien que j’étais de plus enplus intrigué. Je descendis à Toulon pour interroger l’architectegérant qui avait loué la villa à ces gens-là. Lui non plus n’avaitjamais vu le mari, mais il m’apprit qu’il s’appelait GérardBeauvisage. À ce nom, je poussai un cri. Gérard Beauvisage !Mais je le connaissais ! J’avais un vieil ami de ce nom-là queje n’avais pas revu depuis plus de vingt-cinq ans et qui, officierde l’infanterie coloniale, avait quitté Toulon à cette époque, pourle Tonkin ! Comment douter que ce fût lui ? En tout cas,j’avais toutes les raisons naturelles possibles pour aller frapperà sa porte et, pas plus tard que ce soir même, qui était le fameuxsoir anniversaire où il attendait ses amis, j’étais décidé à allerlui serrer la main.

« En rentrant au Mourillon j’aperçusdevant moi, dans le chemin creux qui conduisait à la villa Makoko,la silhouette de ma voisine. Je n’hésitai pas, je hâtai le pas etla saluai : “Madame, lui dis-je, ai-je l’honneur de parler àMadame la capitaine Gérard Beauvisage ?” Elle rougit et voulutpasser son chemin sans répondre.

« – Madame, insistai-je, je suis votrevoisin, le capitaine Michel Alban…

« – Ah ! fit-elle aussitôt,excusez-moi, monsieur… Le capitaine Michel Alban… Mon mari m’abeaucoup parlé de vous.

« Elle paraissait horriblement gênée et,dans ce désarroi, elle était plus belle encore, si possible. Jecontinuai, malgré le désir certain qu’elle avait de s’évader :“Madame, comment se fait-il que le capitaine Beauvisage soit revenuen France, à Toulon, sans le faire savoir à plus vieil ami ?Madame, je vous serais particulièrement obligé de faire savoir àGérard que j’irai l’embrasser, pas plus tard que ce soir.”

« Et, voyant qu’elle hâtait le pas, je lasaluai. Mais, à mes derniers mots, elle se retourna dans uneagitation de plus en plus inexplicable. “Impossible !fit-elle, impossible, ce soir… Je… vous promets de parler de notrerencontre à Gérard… c’est tout ce que je peux faire… Gérard ne veutplus voir personne… personne… il s’isole… nous vivons isolés… Nousavions loué cette villa parce qu’on nous avait dit que la villa d’àcôté n’était habitée qu’une ou deux fois l’an, pendant quelquesjours, par quelqu’un qu’on ne voyait jamais…” Et elle ajouta, surun ton tout à coup très triste : “Il faut excuser Gérard,monsieur… nous ne voyons personne… personne… Adieu, monsieur.

« – Madame, fis-je, très énervé, lecapitaine Gérard et Madame Gérard reçoivent quelquefois des amis…Ainsi, ce soir, ils attendent ceux à qui ils ont donné rendez-vousl’année dernière…”

« Elle devint écarlate.

« “Ah ! fit-elle, ça c’estexceptionnel !… C’est tout à fait exceptionnel !… Cesont des amis exceptionnels !…” Là-dessus, elle s’enfuit,mais elle s’arrêta aussitôt dans sa fuite, et se retourna versmoi : “Surtout ! supplia-t-elle… Surtout ne venez pasce soir !” Et elle disparut derrière le mur.

« Je rentrai chez moi et me mis àsurveiller mes voisins. Ils ne se montrèrent point, et, bien avantla nuit, j’apercevais les volets fermés et, dans leurs interstices,des lumières, des lueurs, comme j’en avais vues lors de la trèssingulière nuit, un an auparavant. Seulement je n’entendais pasencore le prodigieux bruit de tonnerre de tambour de bois. À septheures, me rappelant la toilette de soirée de la dame à la lampe,je m’habillai. Les dernières paroles de Mme Gérardn’avaient fait que m’ancrer dans ma résolution. Beauvisage recevaitce soir des amis ; il n’oserait pas me mettre à la porte.Ayant passé mon habit, j’eus un instant l’idée, avant de descendre,d’emporter avec moi mon revolver, et puis, finalement, le laissai àsa place, me trouvant stupide.

« Stupide, j’étais, de ne l’avoir pointpris.

« Sur le seuil de la villa Makoko, jetournai, à tout hasard, le bouton de la porte, ce bouton quej’avais vu, l’an dernier, tourner tout seul. Et, à mon grandétonnement, devant moi, la porte céda. On attendait donc quelqu’un.Arrivé à la porte de la villa, je frappai. “Entrez !” cria unevoix. Je reconnus la voix de Gérard. Joyeusement, j’entrai dans lamaison. Ce fut d’abord le vestibule ; et puis, comme la ported’un petit salon se trouvait ouverte, et que ce salon étaitéclairé, j’y pénétrai en appelant : “Gérard ! C’estmoi !… C’est moi, Michel Alban, ton vieux camarade !…

« – Ah ! Ah ! Ah !… Tut’es donc décidé à venir ! Mon vieux, mon bon Michel !…Je le disais justement tantôt à ma femme… Celui-là, ça me feraplaisir de le revoir !… Mais c’est le seul avec nos amisexceptionnels !… Sais-tu que tu n’as pas beaucoup changé,mon vieux Michel !… »

« Il me serait impossible de vous dire mastupéfaction. J’entendais Gérard, mais je ne le voyais pas !Sa voix résonnait à mes côtés, et il n’y avait personne près demoi, personne dans le salon !… La voix reprit :“Assieds-toi ! Ma femme va venir, car elle va se rappelerqu’elle m’a oublié sur la cheminée…”

« Je levai la tête… Et alors jedécouvris, tout en haut… tout en haut d’une haute cheminée, unbuste. C’était ce buste qui parlait. Il ressemblait à Gérard.C’était le buste de Gérard. Il était placé là comme on a accoutuméde placer des bustes sur des cheminées… C’était un buste comme enfont les sculpteurs, c’est-à-dire sans bras.

« Le buste me dit : “Je ne peux paste serrer dans mes bras, mon vieux Michel, car, comme tu le vois,je n’en ai plus, mais tu peux me prendre, en te haussant un peu,dans les tiens, et me descendre sur la table. Ma femme m’avait posélà, dans un mouvement d’humeur, parce que, disait-elle, je lagênais pour nettoyer le salon… Elle est rigolote, mafemme !”

« Et le buste éclata de rire. Je crusencore être victime de quelque illusion d’optique, comme il arrivedans les foires où l’on voit ainsi, grâce à un jeu de glaces, desbustes bien vivants qui ne sont attachés à rien ; mais je dus,après avoir déposé mon ami sur la table, comme il me le demandait,constater que cette tête et ce tronc sans jambes et sans brasétaient bien tout ce qui restait de l’admirable officier quej’avais connu autrefois. Le tronc reposait directement sur un petitchariot en usage chez les culs-de-jatte, mais mon ami n’avait mêmeplus le commencement de jambes qu’on voit encore aux culs-de-jatte.Quand je vous dis que mon ami n’était plus qu’un buste !…

« Ses bras avaient été remplacés par descrochets et je ne pourrais vous dire comment il s’y prenait pour,tantôt appuyé sur un crochet, tantôt sur l’autre, bondir, sauter,rouler, accomplir cent mouvements rapides qui le projetaient de latable sur une chaise, d’une chaise sur le parquet, et puis tout àcoup le faisaient réapparaître sur la table, où il me tenait lespropos les plus gais.

« Quant à moi, j’étais consterné, je neprononçais pas une parole, je regardais cet avorton faire sespirouettes et me dire avec son ricanement inquiétant :

« – J’ai bien changé, hein !… Avoueque tu ne me reconnais plus, mon vieux Michel !… Tu as bienfait de venir ce soir… Nous allons nous amuser. Nous recevons nosamis exceptionnels… Parce que, tu sais, en dehors d’eux… je ne veuxplus voir personne, histoire d’amour-propre… Nous n’avons même pasde domestique… Attends-moi ici, je vais passer un smoking…

« Il s’en alla, et aussitôt ladame à la lampe apparut. Elle avait la même toilette de gala quel’année précédente. Dès qu’elle me vit, elle se troublasingulièrement et me dit d’une voix sourde : “Ah ! vousêtes venu !… Vous avez eu tort, capitaine Michel… J’avais faitvotre commission à mon mari… mais je vous avais défendu de venir cesoir… Si je vous disais que, lorsqu’il a su que vous étiez là, ilm’avait chargée de vous inviter pour ce soir… Je n’en ai rien fait…C’est que, dit-elle, très gênée, j’avais mes raisons pour cela…Nous avons des amis exceptionnels qui sont quelquefoisgênants. Oui, ils aiment le bruit, le tapage… Vous avez dû entendrel’an dernier…, ajouta-t-elle en glissant vers moi un regardsournois… Eh bien ! Promettez-moi de partir de bonneheure…

« – Je vous le promets, madame, fis-jecependant qu’une inquiétude étrange commençait à s’emparer de moidevant ces propos dont je ne parvenais pas à saisir tout le sens…Je vous promets cela, mais pourriez-vous me dire comment il se faitque je retrouve aujourd’hui mon ami… dans un état pareil !Quel affreux accident lui est-il donc arrivé ?

« – Aucun, monsieur,aucun…

« – Comment, aucun ?… Vous ignorezl’accident qui lui a enlevé bras et jambes ? Cette catastrophea dû cependant survenir depuis votre mariage.

« – Non, monsieur, non… J’ai épouséle capitaine comme ça !… Mais excusez-moi, monsieur, nosinvités vont arriver, et il faut que j’aide mon mari à passer sonsmoking…”

« Elle me laissa seul, affalé, devantcette unique abrutissante pensée : Elle avait épousé lecapitaine comme ça ; et presque aussitôt j’entendis dubruit dans le vestibule, ce curieux bruit de cui… cui… cui… que jen’étais pas parvenu à m’expliquer l’année précédente, et qui avaitaccompagné la dame à la lampe jusqu’à la porte du jardin… Ce bruitfut suivi de l’apparition sur leurs petits chariots de quatreculs-de-jatte sans jambes et sans bras qui me regardèrent avecébahissement. Ils étaient tous en tenue de soirée, très correctsavec des plastrons éblouissants. L’un avait un pince-nez enor ; l’autre, un vieillard, une paire de bésicles, letroisième un monocle, et le quatrième se contentait de ses yeuxfiers et intelligents pour me considérer avec ennui. Tous quatrecependant me saluèrent de leurs petits crochets et me demandèrentdes nouvelles du capitaine Gérard. Je leur répondis queM. Gérard était en train de passer son smoking et queMme Gérard se portait toujours bien. Quand j’euspris ainsi la liberté de leur parler de Mme Gérard,je surpris des regards qui se croisaient et qui me parurent un peugoguenards.

« – Hum ! hum ! fit même lecul-de-jatte à monocle, vous êtes sans doute, monsieur, un grandami de notre brave capitaine ?…

« Et les autres se prirent à sourire d’unair fort déplaisant. Et puis ils parlèrent tous quatre à lafois : “Pardon, disaient-ils, pardon !… Oh ! notreétonnement est tout naturel, monsieur, de vous trouver chez cebrave capitaine, qui avait juré, le jour de son mariage, des’enfermer avec sa femme à la campagne et de ne plus recevoirpersonne… Non, non, plus personne que ses amisexceptionnels !… Vous comprenez ! Quand on estcul-de-jatte au point que ce brave capitaine a bien voulu être etqu’on se marie avec une aussi belle personne… c’est toutnaturel !… Tout naturel !… Mais enfin, s’il a rencontrédans sa vie un homme d’honneur qui ne soit pas cul-de-jatte, tantmieux !… Tant mieux !…” Et ils répétaient : “Tantmieux !… oh ! tant mieux !… etfélicitations !…”

« Dieu ! qu’ils étaient bizarres,ces gnomes… Je les regardais et ne leur parlais plus !… Il enarriva d’autres… par deux… puis par trois… et puis encore… et tousme considéraient avec surprise, inquiétude on ironie… Moi, j’étaisentièrement affolé de voir tant de culs-de-jatte… car enfin, jecommençais à voir clair dans la plupart des phénomènes quim’avaient tant remué la cervelle, et si les culs-de-jatteexpliquaient par leur présence bien des choses, la présence desculs-de-jatte, elle, restait à expliquer, et aussi la monstrueuseunion de cette magnifique créature avec cet affreux morceau réduitd’humanité !…

« Certes, je comprenais maintenant queles petits troncs ambulants devaient passer inaperçus de moi dansl’étroite allée du jardinet bordée de buissons de verveine et surle chemin encaissé entre deux courtes haies ; et, en vérité,quand alors je me disais à moi-même qu’il était impossible que jene visse point passer quelqu’un dans ces sentiers, je ne pouvaispenser qu’à quelqu’un “qui y serait passé sur ses deux jambes”.

« Le bouton de la porte, lui-même,n’avait plus pour moi de mystère, et j’apercevais maintenant dansma pensée l’invisible crochet qui le faisait tourner… Le bruit ducui… cui… cui… n’était autre que celui des petites roues malgraissées de ces chars pour avortons. Enfin, le prodigieux bruit detonnerre de tambour de bois ne devait être que celui de tous cespetits chars et de leurs crochets battant les parquets, à l’heure,sans doute, où, après un excellent dîner, messieurs lesculs-de-jatte s’offraient un petit bal…

« Oui, oui, tout cela s’expliquait… Maisje sentais bien, en regardant leurs étranges yeux ardents et enécoutant leurs bruits singuliers de pincettes, qu’il y avaitquelque chose de terrible encore à expliquer… et que tout le reste,qui m’avait étonné, ne comptait pas.

« Sur ces entrefaites,Mme Gérard Beauvisage ne tarda pas à arriver,suivie de son mari. Le couple fut accueilli par des cris de joie.Les petits crochets leur adressèrent un “ban” infernal. J’en étaistout étourdi. Puis on me présenta. Il y avait des culs-de-jattepartout… sur la table, sur des chaises, sur des sellettes, à laplace de potiches absentes, sur une desserte. L’un d’eux se tenaitcomme un bouddha dans sa niche sur la planche d’un buffet. Et tousme tendirent leur crochet bien poliment. Ils paraissaient pour laplupart des gens très bien… avec des titres et des particules, maisje sus plus tard qu’on m’avait donné de faux noms pour des raisonsque l’on comprendra. Lord Wilmore était celui qui se tenaitcertainement le mieux, avec sa belle barbe dorée et sa bellemoustache dans laquelle il passait tout le temps son crochet. Il nesautait point de meuble en meuble comme les autres et n’avait pointl’air de s’envoler des murs comme une grosse chauve-souris. “Nousn’attendons plus que le docteur !” fit entendre la maîtressede maison qui, de temps à autre, me regardait avec une tristesseévidente, et qui vite se reprenait à sourire à ses invités.

« Le docteur arriva. Celui-là étaitencore un cul-de-jatte, mais il avait conservé ses deux bras. Il enoffrit un à Mme Gérard pour passer dans la salle àmanger… Je veux dire que celle-ci lui prit le bout des doigts.

« Le service était dressé dans cettesalle dont les volets étaient bien clos. De grands candélabreséclairaient une table qui était couverte de fleurs et dehors-d’œuvre. Pas un fruit. Les douze culs-de-jatte sautèrentaussitôt sur leurs chaises et commencèrent à “pignocher”gloutonnement, de leurs crochets, dans les raviers. Ah ! ilsn’étaient point beaux à voir, et je fus même tout à fait étonné deconstater combien ces hommes-troncs, qui paraissaient tout àl’heure si bien élevés, dévoraient avec voracité. Et puis,subitement, ils se calmèrent ; les crochets restèrent en placeet il me parut qu’il s’établissait chez les convives ce qu’onqualifie à l’ordinaire de silence pénible.

« – Eh bien !… mes pauvres amis, quevoulez-vous ?… On n’a pas tous les jours la chance de l’annéedernière !… Ne vous désolez pas !… Avec un peud’imagination, nous arriverons tout de même à être aussi gais…

« Et se tournant vers moi, tandis qu’ilsoulevait par une petite anse le verre qu’il avait devantlui : “À ta santé, mon vieux Michel !… À notre santé àtous !” Et tous soulevèrent leurs verres avec leurs petitesanses du bout de leur crochet. Ces verres se balançaient au-dessusde la table d’une façon bizarre.

« Mon amphitryon continuait : “Tun’as pas l’air très à la hauteur, mon vieux Michel !Je t’ai connu plus gai ! Plus en train !… Est-ce parceque nous sommes comme ça que ça te rend triste ? Queveux-tu ?… On est comme on peut !… Mais il faut rire…Nous sommes réunis, tous ici, des amis exceptionnels, et pour fêterle bon temps, où nous sommes tous devenus comme ça… Pasvrai, messieurs de la Daphné ?…

« “Alors, continua de raconter lecapitaine Michel avec un gros soupir, alors…” Mon vieux camaradem’expliqua qu’autrefois, sur la Daphné, un paquebot quifaisait le service d’Extrême-Orient, tous ces gens-là avaient faitnaufrage ; que l’équipage s’était enfui sur les chaloupes, etque ces malheureux s’étaient enfuis, eux, sur un radeau de fortune.Une jeune fille admirablement belle, miss Madge, qui avait perduses parents dans la catastrophe, avait été recueillie également surle radeau. Ils se trouvèrent sur ces planches treize en tout qui,au bout de trois jours, avaient épuisé toutes leurs provisions debouche et, au bout de huit jours, mouraient de faim. C’est alorsque, comme il arrive dans la chanson, on s’était entendu pour tirerau sort afin de savoir “qui serait mangé”…

« “Messieurs, ajouta le capitaine Michel,très grave, ce sont des choses qui sont arrivées plus souventpeut-être qu’on n’a eu l’occasion de le raconter, car la grandebleue a dû passer quelquefois sur ces digestions-là…”

« Donc, on allait tirer au sort, sur leradeau de la Daphné, quand une voix, celle du docteur,s’éleva : “Mesdames et messieurs, disait le docteur, dans lenaufrage qui a emporté tous vos biens, j’ai conservé, moi, matrousse et mes pinces hémostatiques. Voici ce que je vouspropose : il est inutile que l’un de nous courre le risqued’être mangé tout entier. Tirons au sort, d’abord un bras ou unejambe à volonté !… Et puis on verra demain comment le jour estfait et si une voile ne se montre pas à l’horizon…

À cet endroit du récit du capitaine Michel,les quatre vieux loups de mer qui, jusqu’alors, ne l’avaient pasinterrompu, s’écrièrent :

– Bravo !… Bravo !…

– Quoi, bravo ? interrogea Michel, lesourcil froncé…

– Eh bien, oui bravo !… Elle est trèsdrôle ton histoire… Ils vont se couper les bras et les jambes àtour de rôle… c’est très drôle !… mais ce n’est pasépouvantable du tout !…

– Vraiment, vous trouvez ça drôle !grogna le capitaine, dont tous les crins se dressèrent. Eh bien, jevous jure que si vous aviez entendu cette histoire-là racontée aumilieu de tous ces culs-de-jatte dont les yeux brillaient comme descharbons ardents, vous l’auriez trouvée moins drôle !… Et sivous aviez vu comme ils se trémoussaient sur leurs chaises !…Et comme nerveusement ils se serraient, à travers la table, lescrochets avec une joie apparente que je ne comprenais pas et quin’en était que plus épouvantable !…

– Non ! Non ! interrompit encore unefois Chanlieu (ce bougre de Chanlieu), ton histoire n’est pasépouvantable du tout… Elle est drôle, simplement parce qu’elle estlogique ! Veux-tu que je te la raconte, moi, la fin de tonhistoire ? Tu me diras si ce n’est pas cela… Sur leur radeau,ils tirent donc à la courte paille. Le sort tombe sur la plusbelle… Sur une jambe de miss Madge ! Ton ami, le capitaine,qui est un galant homme, offre la sienne à la place, et puis il sefait couper les quatre membres pour que miss Madge reste toutentière !…

– Oui, mon vieux !… Oui, mon vieux !Tu y es ! C’est ça ! s’écria le capitaine Michel, quiavait envie de casser la figure à ces quatre buses, qui trouvaientson histoire drôle !… Oui ! Et ce qu’il faut ajouter…c’est que, lorsqu’il fut question de couper les membres de missMadge, parce qu’il ne restait plus dans toute la société queceux-là et les deux bras si utiles du docteur, le capitaine Gérardeut le courage de se faire couper encore, à ras de tronc, lespauvres moignons qu’une première opération lui avaitlaissés !

– Et miss Madge ne pouvait pas mieux faire,déclara Zinzin, que d’offrir au capitaine cette main qu’il luiavait si héroïquement conservée !

– Parfaitement ! rugit dans sa barbe lecapitaine, parfaitement ! Et si vous trouvez çadrôle !…

– Et est-ce qu’ils ont mangé tout ça toutcru ? demanda cet imbécile de Bagatelle.

Le capitaine Michel donna un si grand coup depoing sur la table, que les soucoupes sautèrent comme des billesélastiques.

– Assez, fit-il, taisez-vous !… Je nevous ai encore rien dit ! C’est maintenant que ça va devenirépouvantable.

Et comme les quatre autres se regardaient ensouriant, le capitaine Michel pâlit ; ce que voyant, lesautres, comprenant que ça allait se gâter, baissèrent la tête…

– Oui, l’épouvantable, messieurs, repritMichel, de son air le plus sombre, l’épouvantable était que cesgens, qui furent sauvés, un mois seulement plus tard, par unetartane chinoise qui les déposa aux rives du Yang-Tsé-Kiang où ilsse dispersèrent, l’épouvantable était que ces gens avaientgardé le goût de la chair humaine ! Et que, revenus enEurope, ils avaient décidé de se réunir une fois l’an, pourrenouveler, autant que possible, leur abominablefestin ! Ah ! Messieurs, je ne fus pas longtemps àcomprendre cela !…

« D’abord, il y eut l’accueil peuenthousiaste fait à certains plats que Mme Gérardapportait elle-même sur la table. Bien qu’elle osât prétendre, dureste assez timidement, que c’était à peu près ça, lesconvives se trouvèrent d’accord pour ne l’en point féliciter.Seules, les tranches de thon grillées furent acceptées sans tropgrande défaveur, parce qu’elles étaient, selon l’expressionterrible du docteur, “bien sectionnées” et que “si le goût n’étaitpoint complètement satisfait, l’œil au moins était trompé”… Mais letronc à bésicles eut un succès général en déclarant que “ça nevalait pas le couvreur” ! En entendant cela, je sentisque mon sang se retirait de mon cœur, gronda sourdement lecapitaine Michel, car je me rappelais que l’année précédente, àpareille époque, un couvreur s’était tué en tombant d’un toit, dansle quartier de l’Arsenal, et qu’on avait retrouvé son corps moinsun bras !…

« Alors !… oh ! alors !…je ne pus m’empêcher de songer au rôle qu’avait dû nécessairementjouer ma belle voisine dans ce drame horrible et culinaire !…Je tournai les yeux du côté de Mme Gérard et jeremarquai qu’elle venait de remettre ses gants… des gants qui luimontaient jusqu’aux épaules… et aussi qu’elle avait, sur sesépaules, hâtivement jeté un fichu qui les cachait à tousentièrement. Mon voisin de droite, qui était le docteur, et quiétait le seul de tous ces hommes-troncs à avoir des mains, avaitégalement remis ses gants.

« Au lieu de chercher, sans la trouverd’ailleurs, la raison de cette bizarrerie nouvelle, j’aurais certesmieux fait de suivre le conseil de ne point m’attarder en ce lieu,conseil que m’avait donné au commencement de cette soirée mauditeMme Gérard, conseil que, du reste, elle ne merenouvelait plus !…

« Après m’avoir montré, pendant lapremière partie de ces étonnantes agapes, un intérêt où je démêlais(je ne sais pourquoi) un peu de compassion,Mme Gérard évitait maintenant de me regarder etprenait une part qui m’attrista beaucoup à la plus effroyableconversation que j’eusse entendue de ma vie. Ces petites gens, fortactivement et avec mille bruits de pincettes et en choquant leurspetits verres à anses, se faisaient d’amers reproches ous’adressaient de vives congratulations à propos du goût qu’ilsavaient ! Horreur ! Lord Wilmore qui, jusqu’alors,avait été si correct, faillit en venir aux crochets avec lecul-de-jatte à monocle, parce que celui-ci, jadis, sur le radeau,l’avait trouvé coriace, et la maîtresse de céans eut toutes lespeines du monde à remettre les choses au point en répliquant autronc-monocle – lequel devait être, au moment du naufrage, un beladolescent – qu’il n’était guère agréable non plus de tombersur “une bête trop jeune”.

– Ça, ne put s’empêcher d’interrompre le vieuxloup de mer Dorat, ça c’est encore rigolo !…

Je crus que le capitaine Michel allait luisauter à la gorge ; d’autant plus que les trois autressemblaient se gargariser d’une joie tout intime et faisaiententendre de petits gloussements fantaisistes.

Ce fut tout juste si ce brave capitaineparvint à se maîtriser. Après avoir soufflé comme un phoque, il dità l’imprudent Dorat :

– Monsieur, vous avez encore vos deux bras, etje ne vous souhaite point, pour que vous trouviez cette histoireépouvantable, que vous en perdiez un comme il m’est arrivé deperdre le mien cette nuit-là… Les troncs, monsieur, avaientbeaucoup bu. Quelques-uns avaient sauté sur la table, tout autourde moi, et regardaient mes bras de telle sorte que, gêné, je finispar les dissimuler autant que possible, en enfonçant mes mainsjusqu’au fond de mes poches.

« Je compris alors – pensée foudroyante –pourquoi ceux qui avaient encore des bras et des mains – lamaîtresse du logis et le docteur – ne les montraient pas ; jecompris cela à la férocité soudaine qui s’alluma dans certainsregards… Et, dans le moment même, le malheur ayant voulu quej’eusse envie de me moucher, et que je fisse un geste instinctifqui découvrit, sous ma manchette, la blancheur de ma peau, troisterribles crochets s’abattirent aussitôt sur mon poignet etm’entrèrent dans les chairs. Je poussai un cri horrible…

– Assez, capitaine !… assez !m’écriai-je en interrompant le récit du capitaine Michel… C’estvous qui avez raison, je m’enfuis… Je ne veux plus en entendredavantage…

– Restez, monsieur, ordonna le capitaine.Restez, parce que je vais vite terminer cette histoire épouvantablequi fait rire quatre imbéciles…

« Quand on a du sang phocéen dans lesveines, déclara-t-il avec un accent d’indicible mépris, en setournant vers les quatre loups de mer qui, visiblement, étouffaientde l’effort qu’ils faisaient pour se retenir de rire…, quand on adu sang phocéen dans les veines… c’est pour longtemps ! Etquand on est de Marseille, on est condamné à ne plus croire àrien ! C’est donc pour vous, pour vous seul, que jeparle, monsieur, et n’ayez crainte, je passerai les plus horriblesdétails, sachant ce que peut supporter le cœur d’un galanthomme ! Là scène de mon martyre se passa si rapidement que jene me rappelle que des cris de sauvages, la protestation dequelques-uns, la ruée des autres, pendant queMme Gérard se levait en gémissant : “Surtout,ne lui faites pas de mal !” J’avais voulu me lever d’un bond,mais j’avais déjà autour de moi une ronde de troncs fous qui me fittrébucher, tomber… et je sentis leurs affreux crochets quifaisaient ma chair prisonnière comme est prisonnière la viande deboucherie aux crocs de l’étal !… Oui… oui, monsieur, pas dedétails !… Je vous l’ai promis !… D’autant mieux que jene pourrais plus vous en donner… car je n’assistai point àl’opération. Le docteur, en guise de bâillon, m’avait mis un tampond’ouate chloroformée sur la bouche. Quand je revins à moi,monsieur, j’étais dans la cuisine et j’avais un bras de moins. Tousles troncs culs-de-jatte étaient dans la cuisine autour de moi. Ilsne se disputaient plus maintenant. Ils semblaient unis par le plustouchant accord, au fond d’une ivresse hébétée qui les faisaitdodeliner de la tête comme des enfants qui ont besoin d’aller secoucher après avoir mangé leur soupe, et je ne pus douter qu’ilscommençaient, hélas, de me digérer… J’étais étendu sur lesdalles, tout ficelé, ne pouvant faire un mouvement, mais je lesentendais, je les voyais… Mon vieux camarade Gérard avait deslarmes de joie et me disait : “Ah ! mon vieux Michel,jamais je n’aurais cru que tu étais si tendre !”

« Mme Gérard n’était paslà… Mais, elle aussi, avait dû avoir sa part, car j’entendisquelqu’un demander à Gérard “comment elle avait trouvé sonmorceau”… Oui, monsieur, j’ai fini !… Ces horribles troncs,leur passion satisfaite, durent comprendre enfin toute l’étendue deleur forfait. Ils s’enfuirent, et Mme Gérards’enfuit, bien entendu, avec eux… Derrière eux, ils laissèrent lesportes ouvertes… mais on ne vint me délivrer que quatre joursaprès… à moitié mourant de faim… Car les misérables ne m’avaientmême pas laissé l’os !

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