Robinson Crusoé – Tome I

Robinson Crusoé – Tome I

de Daniel Defoe
PRÉFACE

Le traducteur de ce livre n’est point un traducteur, c’est tout bonnement un poète qui s’est pris de belle passion et de courage. Une des plus belles créations du génie anglais courait depuis un siècle par les rues avec des haillons sur le corps, de la boue sur la face et de la paille dans les cheveux ; il a cru, dans son orgueil, que mission lui était donnée d’arrêter cette trop longue profanation, et il s’est mis à arracher à deux mains cette paille et ces haillons.

Si le traducteur de ce livre avait puent revoir seulement le mérite le plus infime dans la vieille traduction de ROBINSON, il se serait donné de garde de venir refaire une chose déjà faite. Il a trop de respect pour tout ce que nous ont légué nos pères, il aime trop Amyot et Labruyère, pour rien dire, rien entreprendre qui puisse faire oublier un mot tombé de la plume des hommes admirables qui ont fait avant nous un usage si magnifique de notre belle langue.

Il n’est pas besoin de beaucoup de paroles pour démontrer le peu de valeur de la vieille traduction de ROBINSON ; elle est d’une médiocrité qui saute aux yeux, d’une médiocrité si généralement sentie que pas un libraire depuis soixante ans n’a osé la réimprimer telle que telle. Saint-Hyacinthe et Van-Offen, à qui on l’attribue, avouent ingénuement dans leur préface anonyme qu’elle n’est pas littérale, et qu’ils ont fait de leur mieux pour satisfaire à la délicatesse française ; et le Dictionnaire Historique à l’endroit de Saint-Hyacinthe dit qu’il est auteur de quelques traductions qui prouvent que souvent il a été contraint de travailler pour la fortune plutôt que pour lagloire. À cela nous ajouterons seulement que la traduction deSaint-Hyacinthe et Van-Offen est absolument inexacte ; qu’aunarré, nous n’osons dire style, simple, nerveux, accentué del’original, Saint-Hyacinthe et Van-Offen ont substitué un délayageblafard, sans caractère et sans onction ; que la plupart despages de Saint-Hyacinthe et Van-Offen n’offrent qu’un assemblage demots indécis et de sens vagues qui, à la lecture courante, semblentdire quelque chose, mais qui tombent devant toute logique et nelaissent que du terne dans l’esprit. Partout où dans l’original setrouve un trait caractéristique, un mot simple et sublime, unebelle et sage pensée, une réflexion profonde, on est sûr au passagecorrespondant de la traduction de Saint-Hyacinthe et Van-Offen demettre le doigt sur une pauvreté.

Comme nous ne sommes point sur un terrainlibre, nous croyons devoir garder le silence sur unetraduction androgyne publiée concurremment avec celle-ci.Pressés de questions cependant, nous pourrions donner à entendreque dans cette œuvre tout ce qui nous semble appartenir àHermès n’est pas remarquable : pour ce qui estd’Aphrodite, nous avons trop d’entregent pour manquer à lagalanterie : nous nous bornerons à regretter qu’un beau nom sesoit chargé des misères d’autrui.

Pour donner à la France un ROBINSON dignede la France, il faudrait la plume pure, souple, conteuse et naïvede Charles Nodier. Le traducteur de ce livre ne s’est pointdissimulé la grandeur de la tâche. À défaut de talent il a apportéde l’exactitude et de la conscience. Un autre viendra peut-être etfera mieux. Il le souhaite de tout son cœur ; mais aussi ildemeure convaincu, modestie de préface à part, que, quelle que soitl’infériorité de son travail sur ROBINSON, il est au-dessus de ceuxfaits avant lui, de toute la distance qu’il y a de sa traduction àl’original.

C’est à l’envi, c’est à qui mieux mieux,c’est à qui s’occupera des grands poètes, des grandes créationslittéraires ; mais un écrivain ne voudrait pas descendrejusqu’aux livres populaires, aux beaux livres populaires qui onttoute notre affection : on les abandonne aux talents de basétage et de commerce. Pour nous, peu ambitieux, nous revendiquonsces parias et croyons notre part assez belle.

On a engagé le traducteur de ce livre à sejustifier de son orthographe du mot mouce et du mottouts. Ce n’est point ici le lieu d’une dissertationphilologique. Il se contentera de répondre brusquement à ceux quis’efforcent de l’oublier, que le pluriel, en français, se forme enajoutant une s. S’il court par le monde des habitudesvicieuses, il ne les connaît pas et ne veut pas les connaître.L’orthographe de MM. de Port-Royal luisuffit.[1] Quant au mot mouce, c’estune simple rectification étymologique demandée depuis longtemps. Ilfaut espérer qu’enfin cette homonymie créée à plaisir disparaîtrade nos lexiques, escortée d’une belle collection de bévues et debarbarismes qui déparent les meilleurs : Dieu sait ce qu’ilsvalent ! Il n’est pas possible que lemoço desnavigateurs méridionaux puisse s’écrire comme la mousse, lemuseus de nos herboristes. Pour quiconque n’est pas étranger àla philologie, il est facile d’appercevoir la cause de cetteerreur. On a fait aux marins la réputation de n’être pas forts surla politesse ; mais leur impolitesse n’est rien au prix deleur orthographe : il n’est peut-être pas un terme de marinequi ne soit une cacographie ou une cacologie.

Saura-t-on gré au traducteur de ce livrede la peine qu’il a prise ? confondra-t-on le labeur fait parchoix et par amour avec de la besogne faite à la course et dans lebut d’un salaire ? Cela ne se peut pas, ce serait tropdécourageant. Il est un petit nombre d’esprits d’élite qui fixentla valeur de toutes choses ; ces esprits-là sont généreux, ilstiennent compte des efforts. D’ailleurs le bien doit mener à bien,chaque chose finit toujours par tomber ou monter au rang qui luiconvient. Le traducteur de ce livre ne croit pas àl’injustice.

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