Robinson Crusoé – Tome II

REQUÊTE DES INCENDIÉS

Je répondis donc au capitaine français :– « À la vérité nous vous avons secourus dans votredétresse ; mais c’était notre devoir, parce que nous sommesvos semblables, et que nous désirerions qu’il nous fût ainsi faitsi nous nous trouvions en pareille ou en toute autre extrémité.Nous avons agi envers vous comme nous croyons que vous eussiez agienvers nous si nous avions été dans votre situation et vous dans lanôtre. Nous vous avons accueillis à bord pour vous assister, et nonpour vous dépouiller ; ce serait une chose des plus barbaresque de vous prendre le peu que vous avez sauvé des flammes, puis devous mettre à terre et de vous abandonner ; ce serait vousavoir premièrement arrachés aux mains de la mort pour vous tuerensuite nous-mêmes, vous avoir sauvés du naufrage pour vous fairemourir de faim. Je ne permettrai donc pas qu’on accepte de vous lamoindre des choses. – Quant à vous déposer à terre, ajoutai-je,c’est vraiment pour nous d’une difficulté extrême ; car lebâtiment est chargé pour les Indes-Orientales ; et quoique àune grande distance du côté de l’Ouest, nous soyons entraînés horsde notre course, ce que peut-être le ciel a voulu pour votredélivrance, il nous est néanmoins absolument impossible de changernotre voyage à votre considération particulière. Mon neveu, lecapitaine, ne pourrait justifier cela envers ses affréteurs, aveclesquels il s’est engagé par une charte-partie à se rendre à sadestination par la route du Brésil. Tout ce qu’à ma connaissance ilpeut faire pour vous, c’est de nous mettre en passe de rencontrerdes navires revenant des Indes-Occidentales, et, s’il est possible,de vous faire accorder passage pour l’Angleterre ou laFrance. »

La première partie de ma réponse était sigénéreuse et si obligeante qu’ils ne purent que m’en rendre grâces,mais ils tombèrent dans une grande consternation, surtout lespassagers, à l’idée d’être emmenés aux Indes-Orientales. Ils mesupplièrent, puisque j’étais déjà entraîné si loin à l’Ouest avantde les rencontrer, de vouloir bien au moins tenir la même routejusqu’aux Bancs de Terre-Neuve, où sans doute je rencontreraisquelque navire ou quelque sloop qu’ils pourraient prendreà louage pour retourner au Canada, d’où ils venaient.

Cette requête ne me parut que raisonnable deleur part, et j’inclinais à l’accorder ; car je considéraisque, par le fait, transporter tout ce monde aux Indes-Orientalesserait non-seulement agir avec trop de dureté envers de pauvresgens, mais encore serait la ruine complète de notre voyage, parl’absorption de toutes nos provisions. Aussi pensai-je que cen’était point là une infraction à la charte-partie, mais unenécessité qu’un accident imprévu nous imposait, et que nul nepouvait nous imputer à blâme ; car les lois de Dieu et de lanature nous avaient enjoint d’accueillir ces deux bateaux pleins degens dans une si profonde détresse, et la force des choses nousfaisait une obligation, envers nous comme envers ces infortunés, deles déposer à terre quelque part, de les rendre à eux-mêmes. Jeconsentis donc à les conduire à Terre-Neuve si le vent et le tempsle permettaient, et, au cas contraire, à la Martinique, dans lesIndes-Occidentales.

Le vent continua de souffler fortement del’Est ; cependant le temps se maintint assez bon ; et,comme le vent s’établit dans les aires intermédiaires entre leNord-Est et le Sud-Est, nous perdîmes plusieurs occasions d’envoyernos hôtes en France ; car nous rencontrâmes plusieurs naviresfaisant voile pour l’Europe, entre autres deux bâtiments françaisvenant de Saint-Christophe ; mais ils avaient louvoyé silong-temps qu’ils n’osèrent prendre des passagers, dans la craintede manquer de vivres et pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils auraientaccueillis. Nous fûmes donc obligés de poursuivre. – Une semaineaprès environ nous parvînmes aux Bancs de Terre-Neuve, où, pourcouper court, nous mîmes touts nos Français à bord d’uneembarcation qu’ils prirent à louage en mer, pour les mener à terre,puis ensuite les transporter en France s’ils pouvaient trouver desprovisions pour l’avitailler. Quand je dis que touts nos Françaisnous quittèrent, je dois faire observer que le jeune prêtre dontj’ai parlé, ayant appris que nous allions aux Indes-Orientales,désira faire le voyage avec nous pour débarquer à la côte deCoromandel. J’y consentis volontiers, car je m’étais prisd’affection pour cet homme, et non sans bonne raison, comme on leverra plus tard. – Quatre matelots s’enrôlèrent aussi à bord, et semontrèrent bons compagnons.

De là nous prîmes la route desIndes-Occidentales, et nous gouvernions Sud et Sud-quart-Est depuisenviron vingt jours, parfois avec peu ou point de vent, quand nousrencontrâmes une autre occasion, presque aussi déplorable que laprécédente, d’exercer notre humanité.

Nous étions par 27 degrés 5 minutes delatitude septentrionale, le 19 mars 1694-5, faisant routeSud-Est-quart-Sud, lorsque nous découvrîmes une voile. Nousreconnûmes bientôt que c’était un gros navire, et qu’il arrivaitsur nous ; mais nous ne sûmes que conclure jusqu’à ce qu’ilfut un peu plus approché, et que nous eûmes vu qu’il avait perduson grand mât de hune, son mât de misaine et son beaupré. Il tiraalors un coup de canon en signal de détresse. Le temps était assezbon, un beau frais soufflait du Nord-Nord-Ouest ; nous fûmesbientôt à portée de lui parler.

Nous apprîmes que c’était un navire deBristol, qui chargeant à la Barbade pour son retour, avait étéentraîné hors de la rade par un terrible ouragan, peu de joursavant qu’il fût prêt à mettre à la voile, pendant que le capitaineet le premier lieutenant étaient allés touts deux à terre ; desorte que, à part la terreur qu’imprime une tempête, ces gens nes’étaient trouvés que dans un cas ordinaire où d’habiles marinsauraient ramené le vaisseau. Il y avait déjà neuf semaines qu’ilsétaient en mer, et depuis l’ouragan ils avaient essuyé une autreterrible tourmente, qui les avait tout-à-fait égarés et jetés àl’Ouest, et qui les avait démâtés, ainsi que je l’ai noté plushaut. Ils nous dirent qu’ils s’étaient attendu à voir les îlesBahama, mais qu’ils avaient été emportés plus au Sud-Est par unfort coup de vent Nord-Nord-Ouest, le même qui soufflait alors.N’ayant point de voiles pour manœuvrer le navire, si ce n’est lagrande voile, et une sorte de tréou sur un mât de misaine defortune qu’ils avaient élevé, ils ne pouvaient courir au plus prèsdu vent, mais ils s’efforçaient de faire route pour lesCanaries.

Le pire de tout, c’est que pour surcroît desfatigues qu’ils avaient souffertes ils étaient à demi morts defaim. Leur pain et leur viande étaient entièrement consommés, iln’en restait pas une once dans le navire, pas une once depuis onzejours. Pour tout soulagement ils avaient encore de l’eau, environun demi-baril de farine et pas mal de sucre. Dans l’origine ilsavaient eu quelques conserves ou confitures, mais elles avaient étédévorées. Sept barils de rum restaient encore.

Il se trouvait à bord comme passagers un jeunehomme, sa mère et une fille de service, qui, croyant le bâtimentprêt à faire voile, s’y étaient malheureusement embarqués la veillede l’ouragan. Leurs provisions particulières une fois consommées,leur condition était devenue plus déplorable que celle desautres ; car l’équipage, réduit lui-même à la dernièreextrémité, n’avait eu, la chose est croyable, aucune compassionpour les pauvres passagers : ils étaient vraiment plongés dansune misère douloureuse à dépeindre.

Je n’aurais peut-être jamais connu ce faitdans touts ses détails si, le temps étant favorable et le ventabattu, ma curiosité ne m’avait conduit à bord de ce navire. – Lelieutenant en second, qui pour lors avait pris le commandement,vint à notre bord, et me dit qu’ils avaient dans la grande cabinetrois passagers qui se trouvaient dans un état déplorable. –« Voire même, ajouta-t-il, je pense qu’ils sont morts ;car je n’en ai point entendu parler depuis plus de deux jours, etj’ai craint de m’en informer, ne pouvant rien faire pour leurconsolation. »

Nous nous appliquâmes aussitôt à donner toutsoulagement possible à ce malheureux navire, et, par le fait,j’influençai si bien mon neveu, que j’aurais pu l’approvisionner,eussions-nous dû aller à la Virginie ou en tout autre lieu de lacôte d’Amérique pour nous ravitailler nous-mêmes ; mais il n’yeut pas nécessité.

Ces pauvres gens se trouvaient alors dans unnouveau danger : ils avaient à redouter de manger trop, quelque fût même le peu de nourriture qu’on leur donnât. – Le second oucommandant avait amené avec lui six matelots dans sachaloupe ; mais les infortunés semblaient des squelettes etétaient si faibles qu’ils pouvaient à peine se tenir à leurs rames.Le second lui-même était fort mal et à moitié mort de faim ;car il ne s’était rien réservé, déclara-t-il, de plus que seshommes, et n’avait toujours pris que part égale de chaquepitance.

Je lui recommandai de manger avec réserve, etje m’empressai de lui présenter de la nourriture ; il n’eutpas avalé trois bouchées qu’il commença à éprouver dumalaise : aussi s’arrêta-t-il, et notre chirurgien lui mêlaavec un peu de bouillon quelque chose qu’il dit devoir lui servir àla fois d’aliment et de remède. Dès qu’il l’eut pris il se sentitmieux. Dans cette entrefaite je n’oubliai pas les matelots. Je leurfis donner des vivres, et les pauvres diables les dévorèrent plutôtqu’ils ne les mangèrent. Ils étaient si affamés qu’ils enrageaienten quelque sorte et ne pouvaient se contenir. Deux entre autresmangèrent avec tant de voracité, qu’ils faillirent à mourir lelendemain matin.

La vue de la détresse de ces infortunés meremua profondément, et rappela à mon souvenir la terribleperspective qui se déroulait devant moi à mon arrivée dans mon île,où je n’avais pas une bouchée de nourriture, pas même l’espoir dem’en procurer ; où pour surcroît j’étais dans la continuelleappréhension de servir de proie à d’autres créatures. – Pendanttout le temps que le second nous fit le récit de la situationmisérable de l’équipage je ne pus éloigner de mon esprit ce qu’ilm’avait conté des trois pauvres passagers de la grande cabine,c’est-à-dire la mère, son fils et la fille de service, dont iln’avait pas eu de nouvelles depuis deux ou trois jours, et que, ilsemblait l’avouer, on avait entièrement négligés, les propressouffrances de son monde étant si grandes. J’avais déduit de celaqu’on ne leur avait réellement donné aucune nourriture, parconséquent qu’ils devaient touts avoir péri, et que peut-être ilsétaient touts étendus morts sur le plancher de la cabine.

Tandis que je gardais à bord le lieutenant,que nous appelions le capitaine, avec ses gens, afin de lesrestaurer, je n’oubliai pas que le reste de l’équipage se mouraitde faim, et j’envoyai vers le navire ma propre chaloupe, montée parmon second et douze hommes, pour lui porter un sac de biscuit etquatre ou cinq pièces de bœuf. Notre chirurgien enjoignit auxmatelots de faire cuire cette viande en leur présence, et de fairesentinelle dans la cuisine pour empêcher ces infortunés de mangerla viande crue ou de l’arracher du pot avant qu’elle fût biencuite, puis de n’en donner à chacun que peu à la fois. Par cetteprécaution il sauva ces hommes, qui autrement se seraient tués aveccette même nourriture qu’on leur donnait pour conserver leurvie.

J’ordonnai en même temps au second d’entrerdans la grande cabine et de voir dans quel état se trouvaient lespauvres passagers, et, s’ils étaient encore vivants, de lesréconforter et de leur administrer les secours convenables. Lechirurgien lui donna une cruche de ce bouillon préparé, que surnotre bord il avait fait prendre au lieutenant, lequel bouillon,affirmait-il, devait les remettre petit à petit.

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