Robinson Crusoé – Tome II

RETOUR DANS L’ÎLE

Je regardai, mais je ne pus voir personne, pasmême avec ma lunette d’approche, probablement parce que je labraquais mal, car mon serviteur avait raison : comme jel’appris le lendemain, il y avait là cinq ou six hommes arrêtés àregarder le navire, et ne sachant que penser de nous.

Aussitôt que Vendredi m’eut ditqu’il voyait du monde, je fis déployer le pavillon anglais et tirertrois coups de canon, pour donner à entendre que nous étionsamis ; et, un demi-quart d’heure après, nous apperçûmes unefumée s’élever du côté de la crique. J’ordonnai immédiatement demettre la chaloupe à la mer, et, prenant Vendredi avecmoi, j’arborai le pavillon blanc ou parlementaire et je me rendisdirectement à terre, accompagné du jeune religieux dont il a étéquestion. Je lui avais conté l’histoire de mon existence en cetteîle, le genre de vie que j’y avais mené, toutes les particularitésayant trait et à moi-même et à ceux que j’y avais laissés, et cerécit l’avait rendu extrêmement désireux de me suivre. J’avais enoutre avec moi environ seize hommes très-bien armés pour le cas oùnous aurions trouvé quelques nouveaux hôtes qui ne nous eussent pasconnus ; mais nous n’eûmes pas besoin d’armes.

Comme nous allions à terre durant le flot,presque à marée haute, nous voguâmes droit dans la crique ; etle premier homme sur lequel je fixai mes yeux fut l’Espagnol dontj’avais sauvé la vie, et que je reconnus parfaitement bien à safigure ; quant à son costume, je le décrirai plus tard.J’ordonnai d’abord que, excepté moi, personne ne mît pied àterre ; mais il n’y eut pas moyen de retenirVendredi dans la chaloupe : car ce filsaffectionné, avait découvert son père par delà les Espagnols, à unegrande distance, où je ne le distinguais aucunement ; si on nel’eût pas laissé descendre au rivage, il aurait sauté à la mer. Ilne fut pas plus tôt débarqué qu’il vola vers son père comme uneflèche décochée d’un arc. Malgré la plus ferme résolution, il n’estpas un homme qui eût pu se défendre de verser des larmes en voyantles transports de joie de ce pauvre garçon quand il rejoignit sonpère ; comment il l’embrassa, le baisa, lui caressa la face,le prit dans ses bras, l’assit sur un arbre abattu et s’étenditprès de lui ; puis se dressa et le regarda pendant un quartd’heure comme on regarderait une peinture étrange ; puis secoucha par terre, lui caressa et lui baisa les jambes ; puisenfin se releva et le regarda fixement. On eût dit unefascination ; mais le jour suivant un chien même aurait ri devoir les nouvelles manifestations de son affection. Dans lamatinée, durant plusieurs heures il se promena avec son père çà etlà le long du rivage, le tenant toujours par la main comme s’il eûtété une lady ; et de temps en temps venant luichercher dans la chaloupe soit un morceau de sucre, soit un verrede liqueur, un biscuit ou quelque autre bonne chose. Dansl’après-midi ses folies se transformèrent encore : alors ilasseyait le vieillard, par terre, se mettait à danser autour delui, faisait mille postures, mille gesticulations bouffonnes, etlui parlait et lui contait en même temps pour le divertir unehistoire ou une autre de ses voyages et ce qui lui était advenudans les contrées lointaines. Bref, si la même affection filialepour leurs parents se trouvait chez les Chrétiens, dans notrepartie du monde, on serait tenté de dire que ç’eût été chose à peuprès inutile que le cinquième Commandement.

Mais ceci est une digression ; jeretourne à mon débarquement. S’il me fallait relater toutes lescérémonies et toutes les civilités avec lesquelles les Espagnols mereçurent, je n’en aurais jamais fini. Le premier Espagnol quis’avança, et que je reconnus très-bien, comme je l’ai dit, étaitcelui dont j’avais sauvé la vie. Accompagné d’un des siens, portantun drapeau parlementaire, il s’approcha de la chaloupe.Non-seulement, il ne me remit pas d’abord, mais il n’eut pas mêmela pensée, l’idée, que ce fût moi qui revenais, jusqu’à ce que jelui eusse parlé. – « Senhor, lui dis-je enportugais, ne me reconnaissez-vous pas ? » – Il nerépondit pas un mot ; mais, donnant son mousquet à l’homme quiétait avec lui, il ouvrit les bras, et, disant quelque chose enespagnol que je n’entendis qu’imparfaitement, il s’avança pourm’embrasser ; puis il ajouta qu’il était inexcusable den’avoir pas reconnu cette figure qui lui avait une fois apparucomme celle d’un Ange envoyé du Ciel pour lui sauver la vie ;et une foule d’autres jolies choses, comme en a toujours à sonservice un Espagnol bien élevé ; ensuite, faisant signe de lamain à la personne qui l’accompagnait, il la pria d’aller appelerses camarades. Alors il me demanda si je voulais me rendre à monancienne habitation, où il me remettrait en possession de ma propredemeure, et où je verrais qu’il ne s’y était fait que de chétivesaméliorations. Je le suivis donc ; mais, hélas ! il mefut aussi impossible de retrouver les lieux que si je n’y fussejamais allé ; car on avait planté tant d’arbres, on les avaitplacés de telle manière, si épais et si près l’un de l’autre, et endix ans de temps ils étaient devenus si gros, qu’en un mot, laplace était inaccessible, excepté par certains détours et cheminsdérobés que seulement ceux qui les avaient pratiqués pouvaientreconnaître.

Je lui demandai à quoi bon toutes cesfortifications. Il me répondit que j’en comprendrais assez lanécessité quand il m’aurait conté comment ils avaient passé leurtemps depuis leur arrivée dans l’île, après qu’ils eurent eu lemalheur de me trouver parti. Il me dit qu’il n’avait pu queparticiper de cœur à ma bonne fortune lorsqu’il avait appris que jem’en étais allé sur un bon navire, et tout à ma satisfaction, quemaintes fois il avait été pris de la ferme persuasion qu’un jour oul’autre il me reverrait ; mais que jamais il ne lui était rienarrivé dans sa vie de plus consternant et de plus affligeantd’abord que le désappointement où il tomba quand à son retour dansl’île il ne me trouva plus.

Quant aux trois barbares, – comme il lesappelait – que nous avions laissés derrière nous et sur lesquels ilavait une longue histoire à me conter, s’ils n’eussent été en sipetit nombre, les Espagnols se seraient touts crus beaucoup mieuxparmi les Sauvages. – « Il y a long-temps que s’ils avaientété assez forts nous serions touts en Purgatoire, me dit-il en sesignant sur la poitrine ; mais, sir, j’espère quevous ne vous fâcherez point quand je vous déclarerai que, forcéspar la nécessité, nous avons été obligés, pour notre propreconservation, de désarmer et de faire nos sujets ces hommes, qui,ne se contentant point d’être avec modération nos maîtres,voulaient se faire nos meurtriers. » – Je lui répondis quej’avais profondément redouté cela en laissant ces hommes en ceslieux, et que rien ne m’avait plus affecté à mon départ de l’îleque de ne pas les voir de retour, pour les mettre d’abord enpossession de toutes choses, et laisser les autres dans un état desujétion selon qu’ils le méritaient ; mais que puisqu’ils lesy avaient réduits j’en étais charmé, bien loin d’y trouver aucunmal ; car je savais que c’étaient d’intraitables etd’ingouvernables coquins, propres à toute espèce de crime.

Comme j’achevais ces paroles, l’homme qu’ilavait envoyé revint, suivi de onze autres. Dans le costume où ilsétaient, il était impossible de deviner à quelle nation ilsappartenaient ; mais il posa clairement la question pour euxet pour moi : d’abord il se tourna vers moi et me dit en lesmontrant : – « Sir, ce sont quelques-uns desgentlemen qui vous sont redevables de la vie. » –Puis, se tournant vers eux et me désignant du doigt, il leur fitconnaître qui j’étais. Là-dessus ils s’approchèrent touts un à un,non pas comme s’ils eussent été des marins et du petit monde et moileur pareil, mais réellement comme s’ils eussent été desambassadeurs ou de nobles hommes et moi un monarque ou un grandconquérant. Leur conduite fut au plus haut degré obligeante etcourtoise, et cependant mêlé d’une mâle et majestueuse gravité quileur séyait très-bien. Bref, ils avaient tellement plus d’entregentque moi, qu’à peine savais-je comment recevoir leurs civilités,beaucoup moins encore comment leur rendre la réciproque.

L’histoire de leur venue et de leur conduitedans l’île après mon départ est si remarquable, elle est traverséede tant d’incidents que la première partie de ma relation aidera àcomprendre, elle a tant de liaison dans la plupart de ses détailsavec le récit que j’ai déjà donné, que je ne saurais me défendre del’offrir avec grand plaisir à la lecture de ceux qui viendrontaprès moi.

Je n’embrouillerai pas plus long-temps le filde cette histoire par une narration à la première personne, ce quime mettrait en dépense de dix mille dis-je, dit-il, et il medit, et je lui dis et autres choses semblables ; mais jerassemblerai les faits historiquement, aussi exactement que me lesreprésentera ma mémoire, suivant qu’ils me les ont contés, et queje les ai recueillis dans mes entretiens avec eux sur le théâtremême.

Pour faire cela succinctement et aussiintelligiblement que possible, il me faut retourner auxcirconstances dans lesquelles j’abandonnai l’île et dans lesquellesse trouvaient les personnes dont j’ai à parler. D’abord il estnécessaire de répéter que j’avais envoyé le père deVendredi et l’Espagnol, touts les deux sauvés, grâcemoi, des Sauvages ; que je les avais envoyés, dis-je, dans unegrande pirogue à la terre-ferme, comme je le croyais alors, pourchercher les compagnons de l’Espagnol, afin de les tirer du malheuroù ils étaient, afin de les secourir pour le présent, et d’inventerensemble par la suite, si faire se pouvait, quelques moyens dedélivrance.

Quand je les envoyai ma délivrance n’avaitaucune probabilité, rien ne me donnait lieu de l’espérer, pas plusque vingt ans auparavant ; bien moins encore avais-je quelqueprescience de ce qui après arriva, j’entends qu’un navire anglaisaborderait là pour les emmener. Aussi quand ils revinrent quelledut être leur surprise, non-seulement de me trouver parti, mais detrouver trois étrangers abandonnés sur cette terre, en possessionde tout ce que j’avais laissé derrière moi, et qui autrement leurserait échu !

La première chose dont toutefois je m’enquis,– pour reprendre où j’en suis resté, – fut ce qui leur étaitpersonnel ; et je priai l’Espagnol de me faire un récitparticulier de son voyage dans la pirogue à la recherche de sescompatriotes. Il me dit que cette portion de leurs aventuresoffrait peu de variété, car rien de remarquable ne leur étaitadvenu en route : ils avaient eu un temps fort calme et unemer douce. Quant à ses compatriotes, ils furent, à n’en pas douter,ravis de le revoir. – À ce qu’il paraît, il était le principald’entre eux, le capitaine du navire sur lequel ils avaient naufragéétant mort depuis quelque temps. – Ils furent d’autant plus surprisde le voir, qu’ils le savaient tombé entre les mains des Sauvages,et le supposaient dévoré comme touts les autres prisonniers. Quandil leur conta l’histoire de sa délivrance et qu’il était à même deles emmener, ce fut comme un songe pour eux. Leur étonnement, selonleur propre expression, fut semblable à celui des frères de Josephlorsqu’il se découvrit à eux et leur raconta l’histoire de sonexaltation à la Cour de Pharaon. Mais quand il leur montra lesarmes, la poudre, les balles et les provisions qu’il avaitapportées pour leur traversée, ils se remirent, ne se livrèrentqu’avec réserve à la joie de leur délivrance et immédiatement sepréparèrent à le suivre.

Leur première affaire fut de se procurer descanots ; et en ceci ils se virent obligés de faire violence àleur honneur, de tromper leurs amis les Sauvages, et de leuremprunter deux grands canots ou pirogues, sous prétexte d’aller àla pêche ou en partie de plaisir.

Dans ces embarcations ils partirent le matinsuivant. Il est clair qu’il ne leur fallut pas beaucoup de tempspour leurs préparatifs, n’ayant ni bagages, ni hardes, niprovisions, rien au monde que ce qu’ils avaient sur eux et quelquesracines qui leur servaient à faire leur pain.

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