Robinson Crusoé – Tome II

BATTERIE DES INSULAIRES

Mes deux messagers furent en tout troissemaines absents, et dans cet intervalle, malheureusement pour eux,comme je l’ai rapporté dans la première partie, je trouvail’occasion de me tirer de mon île, laissant derrière moi troisbandits, les plus impudents, les plus endurcis, les plusingouvernables, les plus turbulents qu’on eût su rencontrer, augrand chagrin et au grand désappointement des pauvres Espagnols,ayez-en l’assurance.

La seule chose juste que firent ces coquins,ce fut de donner ma lettre aux Espagnols quand ils arrivèrent, etde leur offrir des provisions et des secours, comme je le leuravais recommandé. Ils leur remirent aussi de longues instructionsécrites que je leur avais laissées, et qui contenaient les méthodesparticulières dont j’avais fait usage dans le gouvernement de mavie en ces lieux : la manière de faire cuire mon pain,d’élever mes chèvres apprivoisées et de semer mon blé ;comment je séchais mes raisins, je faisais mes pois et en un mottout ce que je fabriquais. Tout cela, couché par écrit, fut remispar les trois vauriens aux Espagnols, dont deux comprenaient assezbien l’anglais. Ils ne refusèrent pas, qui plus est, des’accommoder avec eux pour toute autre chose, car ils s’accordèrenttrès-bien pendant quelque temps. Ils partagèrent également avec euxla maison ou la grotte, et commencèrent par vivre fortsociablement. Le principal Espagnol, qui m’avait assisté dansbeaucoup de mes opérations, administrait toutes les affaires avecl’aide du père de Vendredi. Quant aux Anglais, ils nefaisaient que rôder çà et là dans l’île, tuer des perroquets,attraper des tortues ; et quand le soir ils revenaient à lamaison, les Espagnols pourvoyaient à leur souper.

Les Espagnols s’en seraient arrangés si lesautres les avaient seulement laissés en repos ; mais leur cœurne pouvait leur permettre de le faire long-temps ; et, commele chien dans la crèche, ils ne voulaient ni manger ni souffrir queles autres mangeassent. Leurs différends toutefois furent d’abordpeu de chose et ne valent pas la peine d’être rapportés ; maisà la fin une guerre ouverte éclata et commença avec toute lagrossièreté et l’insolence qui se puissent imaginer, sans raison,sans provocation, contrairement à la nature et au senscommun ; et, bien que le premier rapport m’en eût été fait parles Espagnols eux-mêmes, que je pourrais qualifier d’accusateur,quand je vins à questionner les vauriens, ils ne purent en démentirun mot.

Mais avant d’entrer dans les détails de cetteseconde partie, il faut que je répare une omission faite dans lapremière. J’ai oublié d’y consigner qu’à l’instant de lever l’ancrepour mettre à la voile, il s’engagea à bord de notre navire unepetite querelle, qui un instant fit craindre une seconderévolte ; elle ne s’appaisa que lorsque le capitaine, s’armantde courage et réclamant notre assistance, eut séparé de vive forceet fait prisonniers deux des plus séditieux, et les eut fait mettreaux fers. Comme ils s’étaient mêlés activement aux premiersdésordres, et qu’en dernier lieu ils avaient laissé échapperquelques propos grossiers et dangereux, il les menaça de lestransporter ainsi en Angleterre pour y être pendus comme rebelleset comme pirates.

Cette menace, quoique probablement lecapitaine n’eût pas l’intention de l’exécuter, effraya les autresmatelots ; et quelques-uns d’entre eux mirent dans la tête deleurs camarades que le capitaine ne leur donnait pour le présent debonnes paroles qu’afin de pouvoir gagner quelque port anglais, oùils seraient touts jetés en prison et mis en jugement.

Le second eut vent de cela et nous en donnaconnaissance ; sur quoi il fut arrêté que moi, qui passaistoujours à leurs yeux pour un personnage important, j’irais avec lesecond les rassurer et leur dire qu’ils pouvaient être certains,s’ils se conduisaient bien durant le reste du voyage, que tout cequ’ils avaient fait précédemment serait oublié. J’y allaidonc ; ils parurent contents après que je leur eus donné maparole d’honneur, et plus encore quand j’ordonnai que les deuxhommes qui étaient aux fers fussent relâchés et pardonnés.

Cette mutinerie nous obligea à jeter l’ancrepour cette nuit, attendu d’ailleurs que le vent était tombé ;le lendemain matin nous nous apperçûmes que nos deux hommes quiavaient été mis aux fers s’étaient saisis chacun d’un mousquet etde quelques autres armes, – nous ignorions combien ils avaient depoudre et de plomb, – avaient pris la pinace du bâtiment, quin’avait pas encore été halée à bord, et étaient allés rejoindre àterre leurs compagnons de scélératesse.

Aussitôt que j’en fus instruit je fis monterdans la grande chaloupe douze hommes et le second, et les envoyai àla poursuite de ces coquins ; mais ils ne purent les trouvernon plus qu’aucun des autres ; car dès qu’ils avaient vu lachaloupe s’approcher du rivage ils s’étaient touts enfuis dans lesbois. Le second fut d’abord tenté, pour faire justice de leurcoquinerie, de détruire leurs plantations, de brûler leursustensiles et leurs meubles, et de les laisser se tirer d’affairecomme ils pourraient ; mais, n’ayant pas d’ordre, il laissatoutes choses comme il les trouva, et, ramenant la pinace, ilrevint à bord sans eux.

Ces deux hommes joints aux autres en élevaientle nombre à cinq ; mais les trois coquins l’emportaienttellement en scélératesse sur ceux-ci qu’après qu’ils eurent passéensemble deux ou trois jours, ils mirent à la porte les deuxnouveau-venus, les abandonnant à eux-mêmes et ne voulant rien avoirde commun avec eux. Ils refusèrent même long-temps de leur donnerde la nourriture. Quant aux Espagnols, ils n’étaient point encorearrivés.

Dès que ceux-ci furent venus, les affairescommencèrent à marcher ; ils tâchèrent d’engager les troisscélérats d’Anglais à reprendre parmi eux leurs deux compatriotes,afin, disaient-ils, de ne faire qu’une seule famille ; maisils ne voulurent rien entendre : en sorte que les deux pauvresdiables vécurent à part ; et, voyant qu’il n’y avait que letravail et l’application qui pût les faire vivre confortablement,ils s’installèrent sur le rivage nord de l’île, mais un peu plus àl’ouest, pour être à l’abri des Sauvages, qui débarquaient toujoursdans la partie orientale.

Là ils battirent deux huttes, l’une pour seloger et l’autre pour servir de magasin. Les Espagnols leur ayantremis quelque peu de blé pour semer et une partie des pois que jeleur avais laissés, ils bêchèrent, plantèrent, firent des clôtures,d’après l’exemple que je leur avais donné à touts, et commencèrentà se tirer assez bien d’affaire.

Leur première récolte de blé était venue àbien ; et, quoiqu’ils n’eussent d’abord cultivé qu’un petitespace de terrain, vu le peu de temps qu’ils avaient eu, néanmoinsc’en fut assez pour les soulager et les fournir de pain et d’autresaliments ; l’un d’eux, qui avait rempli à bord les fonctionsd’aide de cuisine, s’entendait fort bien à faire des soupes, despuddings, et quelques autres mets que le riz, le lait, etle peu de viande qu’ils avaient permettaient d’apprêter.

C’est ainsi que leur position commençait às’améliorer, quand les trois dénaturés coquins leurs compatriotesse mirent en tête de venir les insulter et leur chercher noise. Ilsleur dirent que l’île était à eux ; que le gouverneur, –c’était moi qu’ils désignaient ainsi, – leur en avait donné lapossession, que personne qu’eux n’y avait droit ; et que, depar touts les diables, ils ne leur permettraient point de faire desconstructions sur leur terrain, à moins d’en payer le loyer.

Les deux hommes crurent d’abord qu’ilsvoulaient rire ; ils les prièrent de venir s’asseoir auprèsd’eux, d’examiner les magnifiques maisons qu’ils avaientconstruites et d’en fixer eux-mêmes le loyer ; l’un d’euxajouta en plaisantant que s’ils étaient effectivement lespropriétaires du sol il espérait que, bâtissant sur ce terrain et yfaisant des améliorations, on devait, selon la coutume de touts lespropriétaires, leur accorder un long bail, et il les engagea àamener un notaire pour rédiger l’acte. Un des trois scélérats semit à jurer, et, entrant en fureur, leur dit qu’il allait leurfaire voir qu’ils ne riaient pas ; en même temps il s’approchede l’endroit où ces honnêtes gens avaient allumé du feu pour cuireleurs aliments, prend un tison, l’applique sur la partie extérieurede leur hutte et y met le feu : elle aurait brûlé tout entièreen quelques minutes si l’un des deux, courant à ce coquin, ne l’eûtchassé et n’eût éteint le feu avec ses pieds, sans de grandesdifficultés.

Le vaurien furieux d’être ainsi repoussé parcet honnête homme, s’avança sur lui avec un gros bâton qu’il tenaità la main ; et si l’autre n’eût évité adroitement le coup etne se fût enfui dans la hutte, c’en était fait de sa vie. Soncamarade voyant le danger où ils étaient touts deux, courut lerejoindre, et bientôt ils ressortirent ensemble, avec leursmousquets ; celui qui avait été frappé étendit à terre d’uncoup de crosse le coquin qui avait commencé la querelle avant queles deux autres pussent arriver à son aide ; puis, les voyantvenir à eux, ils leur présentèrent le canon de leurs mousquets etleur ordonnèrent de se tenir à distance.

Les drôles avaient aussi des armes àfeu ; mais l’un des deux honnêtes gens, plus décidé que soncamarade et enhardi par le danger qu’ils couraient, leur dit ques’ils remuaient pied ou main ils étaient touts morts, et leurcommanda résolument de mettre bas les armes. Ils ne mirent pas basles armes, il est vrai ; mais, les voyant déterminés, ilsparlementèrent et consentirent à s’éloigner en emportant leurcamarade, que le coup de crosse qu’il avait reçu paraissait avoirgrièvement blessé. Toutefois les deux honnêtes Anglais eurent grandtort : ils auraient dû profiter de leurs avantages pourdésarmer entièrement leurs adversaires comme ils le pouvaient,aller immédiatement trouver les Espagnols et leur raconter commentces scélérats les avaient traités ; car ces trois misérablesne s’occupèrent plus que des moyens de se venger, et chaque jour enfournissait quelque nouvelle preuve.

Mais je ne crois pas devoir changer cettepartie de mon histoire du récit des manifestations les moinsimportantes de leur coquinerie, telles que fouler aux pieds leursblés, tuer à coups de fusil trois jeunes chevreaux et une chèvreque les pauvres gens avaient apprivoisée pour en avoir des petits.En un mot, ils les tourmentèrent tellement nuit et jour, que lesdeux infortunés, poussés à bout, résolurent de leur livrer batailleà touts trois à la première occasion. À cet effet ils se décidèrentà aller au château, – c’est ainsi qu’ils appelaient ma vieillehabitation, – où vivaient à cette époque les trois coquins et lesEspagnols. Là leur intention était de livrer un combat dans lesrègles, en prenant les Espagnols pour témoins. Ils se levèrent doncle lendemain matin avant l’aube, vinrent au château et appelèrentles Anglais par leurs noms, disant à l’Espagnol, qui leur demandace qu’ils voulaient, qu’ils avaient à parler à leurscompatriotes.

Il était arrivé que la veille deux desEspagnols, s’étant rendus dans les bois, avaient rencontré l’un desdeux Anglais que, pour les distinguer, j’appelle honnêtesgens ; il s’était plaint amèrement aux Espagnolsdes traitements barbares qu’ils avaient eu à souffrir de leurstrois compatriotes, qui avaient détruit leur plantation, dévastéleur récolte, qu’ils avaient eu tant de peine à faire venir ;tué la chèvre et les trois chevreaux qui formaient toute leursubsistance. Il avait ajouté que si lui et ses amis, à savoir lesEspagnols, ne venaient de nouveau à leur aide, il ne leur resteraitd’autre perspective que de mourir de faim. Quand les Espagnolsrevinrent le soir au logis, et que tout le monde fut à souper, und’entre eux prit la liberté de blâmer les trois Anglais, bienqu’avec douceur et politesse, et leur demanda comment ils pouvaientêtre aussi cruels envers des gens qui ne faisaient de mal àpersonne, qui tâchaient de subsister par leur travail, et quiavaient dû se donner bien des peines pour amener les choses àl’état de perfection où elles étaient arrivées.

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