Robinson Crusoé – Tome II

BRIGANDAGE DES TROIS VAURIENS

L’un des Anglais repartit brusquement : –« Qu’avaient-ils à faire ici ? » – ajoutant qu’ilsétaient venus à terre sans permission, et que, quant à eux, ils nesouffriraient pas qu’ils fissent de cultures ou de constructionsdans l’île ; que le sol ne leur appartenait pas. – Mais, ditl’Espagnol avec beaucoup de calme, señor ingles, ilsne doivent pas mourir de faim. » – L’Anglais répondit, commeun mal appris qu’il était, qu’ils pouvaient crever de faim et allerau diable, mais qu’ils ne planteraient ni ne bâtiraient dans celieu. – « Que faut-il donc qu’ils fassent,señor ? dit l’Espagnol. » – Un autre de cesrustres répondit : – « Goddam ! qu’ils nousservent et travaillent pour nous. » – « Mais commentpouvez-vous attendre cela d’eux ? vous ne les avez pas achetésde vos deniers, vous n’avez pas le droit d’en faire vosesclaves. » – Les Anglais répondirent que l’île était à eux,que le gouverneur la leur avait donnée, et que nul autre n’y avaitdroit ; ils jurèrent leurs grands Dieux qu’ils iraient mettrele feu à leurs nouvelles huttes, et qu’ils ne souffriraient pasqu’ils bâtissent sur leur territoire.

– « Mais señor, ditl’Espagnol, d’après ce raisonnement, nous aussi, nous devons êtrevos esclaves. – « Oui, dit l’audacieux coquin, et vous leserez aussi, et nous n’en aurons pas encore fini ensemble », –entremêlant à ses paroles deux ou trois goddam placés auxendroits convenables. L’Espagnol se contenta de sourire, et nerépondit rien. Toutefois cette conversation avait échauffé la biledes Anglais, et l’un d’eux, c’était, je crois, celui qu’ilsappelaient Will Atkins, se leva brusquement et dit àl’un de ses camarades : – « Viens, Jack,allons nous brosser avec eux : je te réponds que nousdémolirons leurs châteaux ; ils n’établiront pas de coloniesdans nos domaines. » –

Ce disant, ils sortirent ensemble, arméschacun d’un fusil, d’un pistolet et d’un sabre : marmottantentre eux quelques propos insolents sur le traitement qu’ilsinfligeraient aux Espagnols quand l’occasion s’enprésenterait ; mais il paraît que ceux-ci n’entendirent pasparfaitement ce qu’ils disaient ; seulement ils comprirentqu’on leur faisait des menaces parce qu’ils avaient pris le partides deux Anglais.

Où allèrent-ils et comment passèrent-ils leurtemps ce soir-là, les Espagnols me dirent n’en rien savoir ;mais il paraît qu’ils errèrent çà et là dans le pays une partie dela nuit ; puis que, s’étant couchés dans l’endroit quej’appelais ma tonnelle, ils se sentirent fatigués et s’endormirent.Au fait, voilà ce qu’il en était : ils avaient résolud’attendre jusqu’à minuit, et alors de surprendre les pauvresdiables dans leur sommeil, et, comme plus tard ils l’avouèrent, ilsavaient le projet de mettre le feu à la hutte des deux Anglaispendant qu’ils y étaient, de les faire périr dans les flammes ou deles assassiner au moment où ils sortiraient : comme lamalignité dort rarement d’un profond sommeil, il est étrange queces gens-là ne soient pas restés éveillés.

Toutefois comme les deux honnêtes gens avaientaussi sur eux des vues, plus honorables, il est vrai, quel’incendie et l’assassinat, il advint, et fort heureusement pourtouts, qu’ils étaient debout et sortis avant que les sanguinairescoquins arrivassent à leurs huttes.

Quand ils y furent et virent que leursadversaires étaient partis, Atkins, qui, à ce qu’ilparaît, marchait en avant, cria à ses camarades : –« Holà ! Jack, voilà bien le nid ;mais, qu’ils soient damnés ! les oiseaux sont envolés. »– Ils réfléchirent un moment à ce qui avait pu les faire sortir desi bonne heure, et l’idée leur vint que c’étaient les Espagnols quiles avaient prévenus ; là-dessus ils se serrèrent la main etse jurèrent mutuellement de se venger des Espagnols. Aussitôtqu’ils eurent fait ce pacte de sang, ils se mirent à l’œuvre surl’habitation des pauvres gens. Ils ne brûlèrent rien ; maisils jetèrent bas les deux huttes, et en dispersèrent les débris, demanière à ne rien laisser debout et à rendre en quelque sorteméconnaissable l’emplacement qu’elles avaient occupé ; ilsmirent en pièces tout leur petit mobilier, et l’éparpillèrent detelle façon que les pauvres gens retrouvèrent plus tard, à un millede distance de leur habitation, quelques-uns des objets qui leuravaient appartenu.

Cela fait, ils arrachèrent touts les jeunesarbres que ces pauvres gens avaient plantés, ainsi que les clôturesqu’ils avaient établies pour mettre en sûreté leurs bestiaux etleur grain ; en un mot ils saccagèrent et pillèrent toutechose aussi complètement qu’aurait pu le faire une horde deTartares.

Pendant ce temps les deux hommes étaient allésà leur recherche, décidés à les combattre partout où ils lestrouveraient, bien que n’étant que deux contre trois : ensorte que s’ils se fussent rencontrés il y aurait eu certainementdu sang répandu ; car, il faut leur rendre cette justice, ilsétaient touts des gaillards solides et résolus.

Mais la Providence mit plus de soin à lesséparer qu’ils n’en mirent eux-mêmes à se joindre : commes’ils s’étaient donné la chasse, les trois vauriens étaient à peinepartis que les deux honnêtes gens arrivèrent ; puis quand cesdeux-ci retournèrent sur leurs pas pour aller à leur rencontre, lestrois autres étaient revenus à la vieille habitation. Nous allonsvoir la différence de leur conduite. Quand les trois drôles furentde retour, encore furieux, et échauffés par l’œuvre de destructionqu’ils venaient d’accomplir, ils abordèrent les Espagnols parmanière de bravade et comme pour les narguer, et ils leur dirent cequ’ils avaient fait ; l’un d’entre eux même, s’approchant del’un des Espagnols, comme un polisson qui jouerait avec un autre,lui ôta son chapeau de dessus la tête, et, le faisant pirouetter,lui dit en lui riant au nez : – « Et vous aussi,señor Jack Espagnol, nous vous mettrons àla même sauce si vous ne réformez pas vos manières. » –L’Espagnol, qui, quoique doux et pacifique, était aussi brave qu’unhomme peut désirer de l’être, et, d’ailleurs, fortement constitué,le regarda fixement pendant quelques minutes ; puis, n’ayant àla main aucune arme, il s’approcha gravement de lui, et d’un coupdu poing l’étendit par terre comme un boucher abat un bœuf ;sur quoi l’un des bandits, aussi scélérat que le premier, fit feude son pistolet sur l’Espagnol. Il le manqua, il est vrai, car lesballes passèrent dans ses cheveux ; mais il y en eut une quilui toucha le bout de l’oreille et le fit beaucoup saigner. La vuede son sang fit croire à l’Espagnol qu’il avait plus de mal qu’iln’en avait effectivement ; et il commença à s’échauffer, carjusque là il avait agi avec le plus grand sang-froid ; mais,déterminé d’en finir, il se baissa, et, ramassant le mousquet decelui qu’il avait étendu par terre, il allait coucher en jouel’homme qui avait fait feu sur lui, quand le reste des Espagnolsqui se trouvaient dans la grotte sortirent, lui crièrent de ne pastirer, et, s’étant avancés, s’assurèrent des deux autres Anglais enleur arrachant leurs armes.

Quand ils furent ainsi désarmés, et lorsqu’ilsse furent apperçus qu’ils s’étaient fait des ennemis de touts lesEspagnols, comme ils s’en étaient fait de leurs proprescompatriotes, ils commencèrent dès lors à se calmer, et, baissantle ton, demandèrent qu’on leur rendit leurs armes ; mais lesEspagnols, considérant l’inimitié qui régnait entre eux et les deuxautres Anglais, et pensant que ce qu’il y aurait de mieux à faireserait de les séparer les uns des autres, leur dirent qu’on ne leurferait point de mal et que s’ils voulaient vivre paisiblement ilsne demandaient pas mieux que de les aider et d’avoir des rapportsavec eux comme auparavant ; mais qu’on ne pouvait penser àleur rendre leurs armes lorsqu’ils étaient résolus à s’en servircontre leurs compatriotes, et les avaient même menacés de faired’eux touts des esclaves.

Les coquins n’étaient pas alors plus en étatd’entendre raison que d’agir raisonnablement ; mais, voyantqu’on leur refusait leurs armes, ils s’en allèrent en faisant desgestes extravagants, et comme fous de rage, menaçant, bien que sansarmes à feu, de faire tout le mal en leur pouvoir. Les Espagnols,méprisant leurs menaces, leur dirent de se bien garder de causer lemoindre dommage à leurs plantations ou à leur bétail ; ques’ils s’avisaient de le faire ils les tueraient à coups de fusilcomme des bêtes féroces partout où ils les trouveraient ; etque s’ils tombaient vivants entre leurs mains, ils pouvaient êtresûrs d’être pendus. Il s’en fallut toutefois que cela les calmât,et ils s’éloignèrent en jurant et sacrant comme des échappés del’enfer. Aussitôt qu’ils furent partis, vinrent les deux autres,enflammés d’une colère et possédés d’une rage aussi grandes,quoique d’une autre nature : ce n’était pas sans motif, car,ayant été à leur plantation, ils l’avaient trouvée toute démolie etdétruite ; à peine eurent-ils articulé leurs griefs, que lesEspagnols leur dirent les leurs, et touts s’étonnèrent que troishommes en bravassent ainsi dix-neuf impunément.

Les Espagnols les méprisaient, et, après lesavoir ainsi désarmés, firent peu de cas de leurs menaces ;mais les deux Anglais résolurent de se venger, quoi qu’il pût leuren coûter pour les trouver.

Ici les Espagnols s’interposèrent également,et leur dirent que leurs adversaires étant déjà désarmés, ils nepouvaient consentir à ce qu’ils les attaquassent avec des armes àfeu et les tuassent peut-être. – « Mais, dit le grave Espagnolqui était leur gouverneur, nous ferons en sorte de vous fairerendre justice si vous voulez vous en rapporter à nous ; iln’est pas douteux que lorsque leur colère sera appaisée ilsreviendront vers nous, incapables qu’ils sont de subsister sansnotre aide ; nous vous promettons alors de ne faire avec euxni paix ni trêve qu’ils ne vous aient donné pleinesatisfaction ; à cette condition, nous espérons que vous nouspromettrez de votre côté de ne point user de violence à leur égard,si ce n’est dans le cas de légitime défense.

Les deux Anglais cédèrent à cette invitationde mauvaise grâce et avec beaucoup de répugnance ; mais lesEspagnols protestèrent qu’en agissant ainsi ils n’avaient d’autrebut que d’empêcher l’effusion du sang, et de rétablir l’harmonieparmi eux : – « Nous sommes bien peu nombreux ici,dirent-ils, il y a place pour nous touts, et il serait dommage quenous ne fussions pas touts bons amis. » – À la fin les Anglaisconsentirent, et en attendant le résultat, demeurèrent quelquesjours avec les Espagnols, leur propre habitation étantdétruite.

Au bout d’environ trois jours les troisexilés, fatigués d’errer çà et là et mourant presque de faim, – carils n’avaient guère vécu dans cet intervalle que d’œufs de tortues,– retournèrent au bocage. Ayant trouvé mon Espagnol qui, comme jel’ai dit, était le gouverneur, se promenant avec deux autres sur lerivage, ils l’abordèrent d’un air humble et soumis, et demandèrenten grâce d’être de nouveau admis dans la famille. Les Espagnols lesaccueillirent avec politesse ; mais leur déclarèrent qu’ilsavaient agi d’une manière si dénaturée envers les Anglais leurscompatriotes, et d’une façon si incivile envers eux, – lesEspagnols –, qu’ils ne pouvaient rien conclure sans avoirpréalablement consulté les deux Anglais et le reste de latroupe ; qu’ils allaient les trouver, leur en parler, et quedans une demi-heure ils leur feraient connaître le résultat de leurdémarche. Il fallait que les trois coupables fussent réduits à unebien rude extrémité, puisque, obligés d’attendre la réponse pendantune demi-heure, ils demandèrent qu’on voulût bien dans cetintervalle leur faire donner du pain ; ce qui fut fait :on y ajouta même un gros morceau du chevreau et un perroquetbouilli, qu’ils mangèrent de bon appétit, car ils étaient mourantsde faim.

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