Robinson Crusoé – Tome II

PRISE DES TROIS FUYARDS

La chose arriva comme ils l’avaientprévu : trois hommes de l’armée en déroute cherchèrent leursalut dans la fuite ; et, après avoir traversé la crique, ilscoururent droit au bocage, ne soupçonnant pas le moins du monde oùils allaient, mais croyant se réfugier dans l’épaisseur d’un bois.La vedette postée pour faire le guet en donna avis à ceux del’intérieur, en ajoutant, à la satisfaction de nos gens, que lesvainqueurs ne poursuivaient pas les fuyards et n’avaient pas vu ladirection qu’ils avaient prise. Sur quoi le gouverneur espagnol,qui était plein d’humanité, ne voulut pas permettre qu’on tuât lestrois fugitifs ; mais, expédiant trois hommes par le haut dela colline, il leur ordonna de la tourner, de les prendre à reverset de les faire prisonniers ; ce qui fut exécuté. Les débrisde l’armée vaincue se jetèrent dans les canots et gagnèrent lahaute mer. Les vainqueurs se retirèrent et les poursuivirent peu oupoint, mais, se réunissant touts en un seul groupe, ils poussèrentdeux grands cris, qu’on supposa être des cris de triomphe :c’est ainsi que se termina le combat. Le même jour, sur les troisheures de l’après-midi, ils se rendirent à leurs canots. Et alorsles Espagnols se retrouvèrent paisibles possesseurs de l’île, leureffroi se dissipa, et pendant plusieurs années ils ne revirentaucun Sauvage.

Lorsqu’ils furent touts partis, les Espagnolssortirent de leur grotte, et, parcourant le champ de bataille,trouvèrent environ trente-deux morts sur la place. Quelques-unsavaient été tués avec de grandes et longues flèches, et ils envirent plusieurs dans le corps desquels elles étaient restéesplongées ; mais la plupart avaient été tués avec de grandssabres de bois, dont seize ou dix – sept furent trouvés sur le lieudu combat, avec un nombre égal d’arcs et une grande quantité deflèches. Ces sabres étaient de grosses et lourdes choses difficilesà manier, et les hommes qui s’en servaient devaient êtreextrêmement forts. La majeure partie de ceux qui étaient tués ainsiavaient la tête mise en pièces, ou, comme nous disons enAngleterre, brains knocked out, – la cervelle hors ducrâne, – et en outre les jambes et les bras cassés ; ce quiattestait qu’ils avaient combattu avec une furie et une rageinexprimables. Touts les hommes qu’on trouva là gisants étaienttout-à-fait morts ; car ces barbares ne quittent leur ennemiqu’après l’avoir entièrement tué, ou emportent avec eux touts ceuxqui tombés sous leurs coups ont encore un souffle de vie.

Le danger auquel on venait d’échapperapprivoisa pour long-temps les trois anglais. Ce spectacle lesavait remplis d’horreur, et ils ne pouvaient penser sans unsentiment d’effroi qu’un jour ou l’autre ils tomberaient peut-êtreentre les mains de ces barbares, qui les tueraient non-seulementcomme ennemis, mais encore pour s’en nourrir comme nous faisons denos bestiaux. Et ils m’ont avoué que cette idée d’être mangés commedu bœuf ou du mouton, bien que cela ne dût arriver qu’après leurmort, avait eu pour eux quelque chose de si horrible en soi qu’elleleur soulevait le cœur et les rendait malades, et qu’elle leuravait rempli l’esprit de terreurs si étranges qu’ils furent toutautres pendant quelques semaines.

Ceci, comme je le disais, eut pour effet mêmed’apprivoiser nos trois brutaux d’Anglais, dont je vous aientretenu. Ils furent long-temps fort traitables, et prirent assezd’intérêt au bien commun de la société ; ils plantaient,semaient, récoltaient et commençaient à se faire au pays. Maisbientôt un nouvel attentat leur suscita une foule de peines.

Ils avaient fait trois prisonniers, ainsi queje l’ai consigné, et comme ils étaient touts trois jeunes,courageux et robustes, ils en firent des serviteurs, qui apprirentà travailler pour eux, et se montrèrent assez bons esclaves. Maisleurs maîtres n’agirent pas à leur égard comme j’avais fait enversVendredi : ils ne crurent pas, après leur avoirsauvé la vie, qu’il fût de leur devoir de leur inculquer de sagesprincipes de morale, de religion, de les civiliser et de se lesacquérir par de bons traitements et des raisonnements affectueux.De même qu’ils leur donnaient leur nourriture chaque jour, chaquejour ils leur imposaient une besogne, et les occupaient totalementà de vils travaux : aussi manquèrent-ils en cela, car ils neles eurent jamais pour les assister et pour combattre, commej’avais eu mon serviteur Vendredi, qui m’était aussiattaché que ma chair à mes os.

Mais revenons à nos affaires domestiques.Étant alors touts bons amis, – car le danger commun, comme je l’aidit plus haut, les avait parfaitement réconciliés, – ils se mirentà considérer leur situation en général. La première chose qu’ilsfirent ce fut d’examiner si, voyant que les Sauvages fréquentaientparticulièrement le côté où ils étaient, et l’île leur offrant plusloin des lieux plus retirés, également propres à leur manière devivre et évidemment plus avantageux, il ne serait pas convenable detransporter leur habitation et de se fixer dans quelque endroit oùils trouveraient plus de sécurité pour eux, et surtout plus desûreté pour leurs troupeaux et leur grain.

Enfin, après une longue discussion, ilsconvinrent qu’ils n’iraient pas habiter ailleurs ; vu qu’unjour ou l’autre il pourrait leur arriver des nouvelles de leurgouverneur, c’est-à-dire de moi, et que si j’envoyais quelqu’un àleur recherche, ce serait certainement dans cette partie del’île ; que là, trouvant la place rasée, on en conclurait queles habitants avaient touts été tués par les Sauvages, et qu’ilsétaient partis pour l’autre monde, et qu’alors le secours partiraitaussi.

Mais, quant à leur grain et à leur bétail, ilsrésolurent de les transporter dans la vallée où était ma caverne,le sol y étant dans une étendue suffisante, également propre à l’unet à l’autre. Toutefois, après une seconde réflexion, ilsmodifièrent cette résolution ; ils se décidèrent à ne parquerdans ce lieu qu’une partie de leurs bestiaux, et à n’y semer qu’uneportion de leur grain, afin que si une partie était détruitel’autre pût être sauvée. Ils adoptèrent encore une autre mesure deprudence, et ils firent bien ; ce fut de ne point laisserconnaître aux trois Sauvages leurs prisonniers qu’ils avaient descultures et des bestiaux dans la vallée, et encore moins qu’il s’ytrouvait une caverne qu’ils regardaient comme une retraite sûre encas de nécessité. C’est là qu’ils transportèrent les deux barils depoudre que je leur avais abandonnés lors de mon départ.

Résolus de ne pas changer de demeure, etreconnaissant l’utilité des soins que j’avais pris à masquer monhabitation par une muraille ou fortification et par un bocage, bienconvaincus de cette vérité que leur salut dépendait du secret deleur retraite, ils se mirent à l’ouvrage afin de fortifier etcacher ce lieu encore plus qu’auparavant. À cet effet j’avaisplanté des arbres – ou plutôt enfoncé des pieux qui avec le tempsétaient devenus des arbres. – Dans un assez grand espace, devantl’entrée de mon logement, ils remplirent, suivant la même méthode,tout le reste du terrain depuis ces arbres jusqu’au bord de lacrique, où, comme je l’ai dit, je prenais terre avec mes radeaux,et même jusqu’au sol vaseux que couvrait le flot de la marée, nelaissant aucun endroit où l’on pût débarquer ni rien qui indiquâtqu’un débarquement fût possible aux alentours. Ces pieux, commeautrefois je le mentionnai, étaient d’un bois d’une promptevégétation ; ils eurent soin de les choisir généralementbeaucoup plus forts et beaucoup plus grands que ceux que j’avaisplantés, et de les placer si drus et si serrés, qu’au bout du troisou quatre ans il était devenu impossible à l’œil de plongertrès-avant dans la plantation. Quant aux arbres que j’avaisplantés, ils étaient devenus gros comme la jambe d’un homme. Ils enplacèrent dans les intervalles un grand nombre de plus petits sirapprochés qu’ils formaient comme une palissade épaisse d’un quartde mille, où l’on n’eût pu pénétrer qu’avec une petite armée pourles abattre touts ; car un petit chien aurait eu de la peine àpasser entre les arbres, tant ils étaient serrés.

Mais ce n’est pas tout, ils en firent de mêmesur le terrain à droite et à gauche, et tout autour de la collinejusqu’à son sommet, sans laisser la moindre issue par laquelle ilspussent eux-mêmes sortir, si ce n’est au moyen de l’échelle qu’onappuyait contre le flanc de la colline, et qu’on replaçait ensuitepour gagner la cime ; une fois cette échelle enlevée, ilaurait fallu avoir des ailes ou des sortilèges pour parvenirjusqu’à eux.

Cela était fort bien imaginé, et plus tard ilseurent occasion de s’en applaudir ; ce qui a servi à meconvaincre que comme la prudence humaine est justifiée parl’autorité de la Providence, c’est la Providence qui la met àl’œuvre ; et si nous écoutions religieusement sa voix, je suispleinement persuadé que nous éviterions un grand nombred’adversités auxquelles, par notre propre négligence notre vie estexposée. Mais ceci soit dit en passant.

Je reprends le fil de mon histoire. Depuiscette époque ils vécurent deux années dans un calme parfait, sansrecevoir de nouvelles visites des Sauvages. Il est vrai qu’un matinils eurent une alerte qui les jeta dans une grande consternation.Quelques-uns des Espagnols étant allés au côté occidental, ouplutôt à l’extrémité de l’île, dans cette partie que, de peurd’être découvert, je ne hantais jamais, ils furent surpris de voirplus de vingt canots d’indiens qui se dirigeaient vers lerivage.

Épouvantés, ils revinrent à l’habitation entoute hâte donner l’alarme à leurs compagnons, qui se tinrent clostout ce jour-là et le jour suivant, ne sortant que de nuit pouraller en observation. Ils eurent le bonheur de s’être trompés dansleur appréhension ; car, quel que fût le but des Sauvages, ilsne débarquèrent pas cette fois-là dans l’île, mais poursuivirentquelqu’autre projet.

Il s’éleva vers ce temps-là une nouvellequerelle avec les trois Anglais. Un de ces derniers, le plusturbulent, furieux contre un des trois esclaves qu’ils avaientfaits prisonniers, parce qu’il n’exécutait pas exactement quelquechose qu’il lui avait ordonné et se montrait peu docile à sesinstructions, tira de son ceinturon la hachette qu’il portait à soncôté, et s’élança sur le pauvre Sauvage, non pour le corriger, maispour le tuer. Un des Espagnols, qui était près de là, le voyantporter à ce malheureux, à dessein de lui fendre la tête, un rudecoup de hachette qui entra fort avant dans l’épaule, crut que lapauvre créature avait le bras coupé, courut à lui, et, le suppliantde ne pas tuer ce malheureux, se jeta entre lui et le Sauvage pourprévenir le crime.

Ce coquin, devenu plus furieux encore, leva sahachette contre l’Espagnol, et jura qu’il le traiterait comme ilavait voulu traiter le Sauvage. L’Espagnol, voyant venir le coup,l’évita, et avec une pelle qu’il tenait à la main, – car iltravaillait en ce moment au champ de blé, – étendit par terre ceforcené. Un autre Anglais, accourant au secours de son camarade,renversa d’un coup l’Espagnol ; puis, deux Espagnols vinrent àl’aide de leur compatriote, et le troisième Anglais tomba sureux : aucun n’avait d’arme à feu ; ils n’avaient que deshachettes et d’autres outils, à l’exception du troisième Anglais.Celui-ci était armé de l’un de mes vieux coutelas rouillés, aveclequel il s’élança sur les Espagnols derniers arrivants et lesblessa touts les deux. Cette bagarre mit toute la famille enrumeur ; du renfort suivint, et les trois Anglais furent faitsprisonniers. Il s’agit alors de voir ce que l’on ferait d’eux. Ilss’étaient montrés souvent si mutins, si terribles, si paresseux,qu’on ne savait trop quelle mesure prendre à leur égard ; carces quelques hommes, dangereux au plus haut degré, ne valaient pasle mal qu’ils donnaient. En un mot, il n’y avait pas de sécurité àvivre avec eux.

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