Robinson Crusoé – Tome II

NOUVEL ATTENTAT DE WILL ATKINS

L’Espagnol qui était gouverneur leur dit enpropres termes que s’ils étaient ses compatriotes il les feraitpendre ; car toutes les lois et touts les gouvernants sontinstitués pour la conservation de la société, et ceux qui sontnuisibles à la société doivent être repoussés de son sein ;mais que comme ils étaient Anglais, et que c’était à la généreusehumanité d’un Anglais qu’ils devaient touts leur vie et leurdélivrance, il les traiterait avec toute la douceur possible, etles abandonnerait au jugement de leurs deux compatriotes.

Un des deux honnêtes Anglais se leva alors, etdit qu’ils désiraient qu’on ne les choisît pas pour juges ; –« car, ajouta-t-il, j’ai la conviction que notre devoir seraitde les condamner à être pendus. » – Puis, il raconta commentWill Atkins, l’un des trois, avait proposé aux Anglaisde se liguer touts les cinq pour égorger les Espagnols pendant leursommeil.

Quand le gouverneur espagnol entendit cela, ils’adressa à Will Atkins : – « Comment,senõr Atkins, dit-il, vous vouliez noustuer touts ? Qu’avez-vous à dire à cela ? » – Cecoquin endurci était si loin de le nier, qu’il affirma que celaétait vrai, et, Dieu me damne, jura-t-il, si nous ne le faisons pasavant de démêler rien autre avec vous. – « Fort bien ;mais, señor Atkins, dit l’Espagnol, quevous avons-nous fait pour que vous veuillez nous tuer ? et quegagneriez-vous à nous tuer ? et que devons-nous faire pourvous empêcher de nous tuer ? Faut-il que nous vous tuions ouque nous soyons tués par vous ? Pourquoi voulez-vous nousréduire à cette nécessité, señorAtkins ? dit l’Espagnol avec beaucoup de calme eten souriant.

Señor Atkins entradans une telle rage contre l’Espagnol qui avait fait une railleriede cela, que, s’il n’avait été retenu par trois hommes, et sansarmes, il est croyable qu’il aurait tenté de le tuer au milieu detoute l’assemblée.

Cette conduite insensée les obligea àconsidérer sérieusement le parti qu’ils devaient prendre. Les deuxAnglais et l’Espagnol qui avait sauvé le pauvre esclave étaientd’opinion qu’il fallait pendre l’un des trois, pour l’exemple desautres, et que ce devait être celui-là qui avait deux fois tenté decommettre un meurtre avec sa hachette ; et par le fait, onaurait pu penser, non sans raison, que le crime étaitconsommé ; car le pauvre Sauvage était dans un état simisérable depuis la blessure qu’il avait reçue, qu’on croyait qu’ilne survivrait pas.

Mais le gouverneur espagnol dit encore –« Non », – répétant que c’était un Anglais qui leur avaitsauvé à touts la vie, et qu’il ne consentirait jamais à mettre unAnglais à mort, eût-il assassiné la moitié d’entre eux ; ilajouta que, s’il était lui-même frappé mortellement par un Anglais,et qu’il eût le temps de parler, ce serait pour demander sonpardon.

L’Espagnol mit tant d’insistance, qu’il n’yeut pas moyen de lui résister ; et, comme les conseils de laclémence prévalent presque toujours lorsqu’ils sont appuyés avecautant de chaleur, touts se rendirent à son sentiment. Mais ilrestait à considérer ce qu’on ferait pour empêcher ces gens-là defaire le mal qu’ils préméditaient ; car touts convinrent, legouverneur aussi bien que les autres, qu’il fallait trouver lemoyen de mettre la société à l’abri du danger. Après un long débat,il fut arrêté tout d’abord qu’ils seraient désarmés, et qu’on neleur permettrait d’avoir ni fusils, ni poudre, ni plomb, ni sabres,ni armes quelconques ; qu’on les expulserait de la société, etqu’on les laisserait vivre comme ils voudraient et comme ilspourraient ; mais qu’aucun des autres, Espagnols ou Anglais,ne les fréquenterait, ne leur parlerait et n’aurait avec eux lamoindre relation ; qu’on leur défendrait d’approcher à unecertaine distance du lieu où habitaient les autres ; et ques’ils venaient à commettre quelque désordre, comme de ravager, debrûler, de tuer, ou de détruire le blé, les cultures, lesconstructions, les enclos ou le bétail appartenant à la société, onles ferait mourir sans miséricorde et on les fusillerait partout oùon les trouverait.

Le gouverneur, homme d’une grande humanité,réfléchit quelques instants sur cette sentence ; puis, setournant vers les deux honnêtes Anglais, – « Arrêtez, leurdit-il ; songez qu’il s’écoulera bien du temps avant qu’ilspuissent avoir du blé et des troupeaux à eux : il ne faut pasqu’ils périssent de faim ; nous devons leur accorder desprovisions. Il fit donc ajouter à la sentence qu’on leur donneraitune certaine quantité de blé pour semer et se nourrir pendant huitmois, après lequel temps il était présumable qu’ils en auraientprovenant de leur récolte ; qu’en outre on leur donnerait sixchèvres laitières, quatre boucs, six chevreaux pour leursubsistance actuelle et leur approvisionnement, et enfin des outilspour travailler aux champs, tels que six hachettes, une hache, unescie et autres objets ; mais qu’on ne leur remettrait nioutils ni provisions à moins qu’ils ne jurassent solemnellementqu’avec ces instruments ils ne feraient ni mal ni outrage auxEspagnols et à leurs camarades anglais.

C’est ainsi qu’expulsés de la société, ilseurent à se tirer d’affaire par eux-mêmes. Ils s’éloignèrenthargneux et récalcitrants ; mais, comme il n’y avait pas deremède, jouant les gens à qui il était indifférent de partir ou derester, ils déguerpirent, prétendant qu’ils allaient se choisir uneplace pour s’y établir, y planter et y pourvoir à leur existence.On leur donna quelques provisions, mais point d’armes.

Quatre ou cinq jours après ils revinrentdemander des aliments, et désignèrent au gouverneur le lieu où ilsavaient dressé leurs tentes et tracé l’emplacement de leurhabitation et de leur plantation. L’endroit était effectivementtrès-convenable, situé au Nord-Est, dans la partie la plus reculéede l’île, non loin du lieu où, grâce à la Providence, j’abordailors de mon premier voyage après avoir été emporté en pleine mer,Dieu seul sait où ! dans ma folle tentative de faire le tourde l’île.

Là, à peu près sur le plan de ma premièrehabitation, ils se bâtirent deux belles huttes, qu’ils adossèrent àune colline ayant déjà quelques arbres parsemés sur trois de sescôtés ; de sorte qu’en en plantant d’autres, il fut facile deles cacher de manière à ce qu’elles ne pussent être apperçues sansbeaucoup de recherches. – Ces exilés exprimèrent aussi le désird’avoir quelques peaux de bouc séchées pour leur servir de lits etde couvertures ; on leur en accorda, et, ayant donné leurparole qu’ils ne troubleraient personne et respecteraient lesplantations, on leur remit des hachettes et les autres outils donton pouvait se priver ; des pois, de l’orge et du riz poursemer ; en un mot tout ce qui leur était nécessaire, sauf desarmes et des munitions.

Ils vécurent, ainsi à part environ six mois,et firent leur première récolte ; à la vérité, cette récoltefut peu de chose, car ils n’avaient pu ensemencer qu’une petiteétendue de terrain, ayant toutes leurs plantations à établir, etpar conséquent beaucoup d’ouvrage sur les bras. Lorsqu’il leurfallut faire des planches, de la poterie et autres chosessemblables, ils se trouvèrent fort empêchés et ne purent yréussir ; quand vint la saison des pluies, n’ayant pas decaverne, ils ne purent tenir leur grain sec, et il fut en granddanger de se gâter : ceci les contrista beaucoup. Ils vinrentdonc supplier les Espagnols de les aider, ce que ceux-ci firentvolontiers, et en quatre jours on leur creusa dans le flanc de lacolline un trou assez grand pour mettre à l’abri de la pluie leurgrain et leurs autres provisions ; mais c’était après tout unetriste grotte, comparée à la mienne et surtout à ce qu’elle étaitalors ; car les Espagnols l’avaient beaucoup agrandie et yavaient pratiqué de nouveaux logements.

Environ trois trimestres après cetteséparation il prit à ces chenapans une nouvelle lubie, qui, jointeaux premiers brigandages qu’ils avaient commis, attira sur eux lemalheur et faillit à causer la ruine de la colonie tout entière.Les trois nouveaux associés commencèrent, à ce qu’il paraît, à sefatiguer de la vie laborieuse qu’ils menaient sans espoird’améliorer leur condition ; il leur vint la fantaisie defaire un voyage au continent d’où venaient les Sauvages, afind’essayer s’ils ne pourraient pas réussir à s’emparer de quelquesprisonniers parmi les naturels du pays, les emmener dans leurplantation, et se décharger sur eux des travaux les pluspénibles.

Ce projet n’était pas mal entendu s’ils sefussent bornés à cela ; mais ils ne faisaient rien et ne seproposaient rien où il n’y eût du mal soit dans l’intention, soitdans le résultat ; et, si je puis dire mon opinion, ilsemblait qu’ils fussent placés sous la malédiction du Ciel ;car si nous n’accordons pas que des crimes visibles sont poursuivisde châtiments visibles, comment concilierons-nous les événementsavec la justice divine ? Ce fut sans doute en punitionmanifeste de leurs crimes de rébellion et de piraterie qu’ilsavaient été amenés à la position où ils se trouvaient ; maisbien loin de montrer le moindre remords de ces crimes, ils yajoutaient de nouvelles scélératesses. ; telles que cettecruauté monstrueuse de blesser un pauvre esclave parce qu’iln’exécutait pas ou peut-être ne comprenait pas l’ordre qui luiétait donné, de le blesser de telle manière, que sans nul doute ilen est resté estropié toute sa vie, et dans un lieu où il n’y avaitpour le guérir ni chirurgien, ni médicaments ; mais le pire detout ce fut leur dessein sanguinaire, c’est-à-dire, tout bien jugé,leur meurtre intentionnel, car, à coup sûr, c’en était un, ainsique plus tard leur projet concerté d’assassiner de sang-froid lesEspagnols durant leur sommeil.

Je laisse les réflexions, et je reprends monrécit. Les trois garnements vinrent un matin trouver les Espagnols,et en de très-humbles termes demandèrent instamment à être admis àleur parler. Ceux-ci consentirent volontiers à entendre ce qu’ilsavaient à leur dire. Voilà de quoi il s’agissait : –« Nous sommes fatigués, dirent-ils, de la vie que nousmenons ; nous ne sommes pas assez habiles pour fairenous-mêmes tout ce dont nous avons besoin ; et, manquantd’aide, nous aurions à redouter de mourir de faim ; mais sivous vouliez nous permettre de prendre l’un des canots danslesquels vous êtes venus, et nous donner les armes et les munitionsnécessaires pour notre défense, nous gagnerions la terre ferme pourchercher fortune, et nous vous délivrerions ainsi du soin de nouspourvoir de nouvelles provisions. »

Les Espagnols étaient assez enchantés d’enêtre débarrassés. Cependant ils leur représentèrent avec franchisequ’ils allaient courir à une mort certaine, et leur direntqu’eux-mêmes avaient éprouvé de telles souffrances sur lecontinent, que, sans être prophètes, ils pouvaient leur prédirequ’ils y mourraient de faim ou y seraient assassinés. Ils lesengagèrent à réfléchir à cela.

Ces hommes répondirent audacieusement qu’ilsmourraient de faim s’ils restaient, car ils ne pouvaient ni nevoulaient travailler. Que lorsqu’ils seraient là-bas le pire quipourrait leur arriver c’était de périr d’inanition ; que si onles tuait, tant serait fini pour eux ; qu’ils n’avaient nifemmes ni enfants pour les pleurer. Bref, ils renouvelèrent leurdemande avec instance, déclarant que de toute manière ilspartiraient, qu’on leur donnât ou non des armes.

Les Espagnols leur dirent, avec beaucoup debonté, que, s’ils étaient absolument décidés à partir, ils nedevaient pas se mettre en route dénués de tout et sans moyens dedéfense ; et que, bien qu’il leur fût pénible de se défaire deleurs armes à feu, n’en ayant pas assez pour eux-mêmes, cependantils leur donneraient deux mousquets, un pistolet, et de plus uncoutelas et à chacun une hachette ; ce qu’ils jugeaient devoirleur suffire.

En un mot, les Anglais acceptèrent cetteoffre ; et, les Espagnols leur ayant cuit assez de pain poursubsister pendant un mois et leur ayant donné autant de viande dechèvre qu’ils en pourraient manger pendant qu’elle serait fraîche,ainsi qu’un grand panier de raisins secs, une cruche d’eau douce etun jeune chevreau vivant, ils montèrent hardiment dans un canotpour traverser une mer qui avait au moins quarante milles delarge.

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