Robinson Crusoé – Tome II

CAPTIFS OFFERTS EN PRÉSENT

Ce canot était grand, et aurait pu aisémenttransporter quinze ou vingt hommes : aussi ne pouvaient-ils lemanœuvrer que difficilement ; toutefois, à la faveur d’unebonne brise et du flot de la marée, ils s’en tirèrent assez bien.Ils s’étaient fait un mât d’une longue perche, et une voile dequatre grandes peaux de bouc séchées qu’ils avaient cousues oulacées ensemble ; et ils étaient partis assez joyeusement. LesEspagnols leur crièrent – « buen viage ».Personne ne pensait les revoir.

 

Les Espagnols se disaient souvent les uns auxautres, ainsi que les deux honnêtes Anglais qui étaientrestés : – « Quelle vie tranquille et confortable nousmenons maintenant que ces trois turbulents compagnons sontpartis ! – Quant à leur retour, c’était la chose la pluséloignée de leur pensée. Mais voici qu’après vingt-deux joursd’absence, un des Anglais, qui travaillait dehors à sa plantation,apperçoit au loin trois étrangers qui venaient à lui : deuxd’entre eux portaient un fusil sur l’épaule.

L’Anglais s’enfuit comme s’il eût étéensorcelé. Il accourut bouleversé et effrayé vers le gouverneurespagnol, et lui dit qu’ils étaient touts perdus ; car desétrangers avaient débarqué dans l’île : il ne put dire qui ilsétaient. L’Espagnol, après avoir réfléchi un moment, luirépondit : – « Que voulez-vous dire ? Vous ne savezpas qui ils sont ? mais ce sont des Sauvages sûrement. »– « Non, non, répartit l’Anglais, ce sont des hommes vêtus etarmés. – « Alors donc, dit l’Espagnol, pourquoi vousmettez-vous en peine ? Si ce ne sont pas des Sauvages, ce nepeut être que des amis, car il n’est pas de nation chrétienne surla terre qui ne soit disposée à nous faire plutôt du bien que dumal. »

Pendant qu’ils discutaient ainsi arrivèrentles trois Anglais, qui, s’arrêtant en dehors du bois nouvellementplanté, se mirent à les appeler. On reconnut aussitôt leur voix, ettout le merveilleux de l’aventure s’évanouit. Mais alorsl’étonnement se porta sur un autre objet, c’est-à-dire qu’on sedemanda quels étaient leur dessein et le motif de leur retour.

Bientôt on fit entrer nos trois coureurs, eton les questionna sur le lieu où ils étaient allés et sur ce qu’ilsavaient fait. En peu de mots ils racontèrent tout leur voyage. Ilsavaient, dirent-ils, atteint la terre en deux jours ou un peumoins ; mais, voyant les habitants alarmés à leur approche ets’armant de leurs arcs et de leurs flèches pour les combattre, ilsn’avaient pas osé débarquer, et avaient fait voile au Nord pendantsix au sept heures ; alors ils étaient arrivés à un grandchenal, qui leur fit reconnaître que la terre qu’on découvrait denotre domaine n’était pas le continent, mais une île. Après êtreentrés dans ce bras de mer, ils avaient apperçu une autre île àdroite, vers le Nord, et plusieurs autres à l’Ouest. Décidés àaborder n’importe où, ils s’étaient dirigés vers l’une des îlessituées à l’Ouest, et étaient hardiment descendus au rivage. Là ilsavaient trouvé des habitants affables et bienveillants, qui leuravaient donné quantité de racines et quelques poissons secs, ets’étaient montrés très-sociables. Les femmes aussi bien que leshommes s’étaient empressés de les pourvoir de touts les alimentsqu’ils avaient pu se procurer, et qu’ils avaient apportés de fortloin sur leur tête.

Ils demeurèrent quatre jours parmi cesnaturels. Leur ayant demandé par signes, du mieux qu’il leur étaitpossible, quelles étaient les nations environnantes, ceux-cirépondirent que presque de touts côtés habitaient des peuplesfarouches et terribles qui, à ce qu’ils leur donnèrent à entendre,avaient coutume de manger des hommes. Quant à eux, ils direntqu’ils ne mangeaient jamais ni hommes ni femmes excepté ceux qu’ilsprenaient à la guerre ; puis, ils avouèrent qu’ils faisaientde grands festins avec la chair de leurs prisonniers.

Les Anglais leur demandèrent à quelle époqueils avaient fait un banquet de cette nature ; les Sauvagesleur répondirent qu’il y avait de cela deux lunes, montrant lalune, puis deux de leurs doigts ; et que leur grand Roi avaitdeux cents prisonniers de guerre qu’on engraissait pour le prochainfestin. Nos hommes parurent excessivement désireux de voir cesprisonniers ; mais les autres, se méprenant, s’imaginèrentqu’ils désiraient qu’on leur en donnât pour les emmener et lesmanger, et leur firent entendre, en indiquant d’abord le soleilcouchant, puis le levant, que le lendemain matin au lever du soleilils leur en amèneraient quelques-uns. En conséquence, le matinsuivant ils amenèrent cinq femmes et onze hommes, – et les leurdonnèrent pour les transporter avec eux, – comme on conduirait desvaches et des bœufs à un port de mer pour ravitailler unvaisseau.

Tout brutaux et barbares que ces vauriens sefussent montrés chez eux, leur cœur se souleva à cette vue, et ilsne surent que résoudre : refuser les prisonniers c’eût été unaffront sanglant pour la nation sauvage qui les leur offrait ;mais qu’en faire, ils ne le savaient. Cependant après quelquesdébats ils se déterminèrent à les accepter, et ils donnèrent enretour aux Sauvages qui les leur avaient amenés une de leurshachettes, une vieille clef, un couteau et six ou sept de leursballes : bien qu’ils en ignorassent l’usage, ils en semblèrentextrêmement satisfaits ; puis, les Sauvages ayant lié sur ledos les mains des pauvres créatures, ils les traînèrent dans lecanot.

Les Anglais furent obligés de partir aussitôtaprès les avoir reçus, car ceux qui leur avaient fait ce nobleprésent se seraient, sans aucun doute, attendus à ce que lelendemain matin, ils se missent à l’œuvre sur ces captifs, à cequ’ils en tuassent deux ou trois et peut-être à ce qu’ils lesinvitassent à partager leur repas.

Mais, ayant pris congé des Sauvages avec toutle respect et la politesse possibles entre gens qui de part etd’autre n’entendent pas un mot de ce qu’ils se disent, ils mirent àla voile et revinrent à la première île, où en arrivant ilsdonnèrent la liberté à huit de leurs captifs, dont ils avaient untrop grand nombre.

Pendant le voyage, ils tâchèrent d’entrer encommunication avec leurs prisonniers ; mais il étaitimpossible de leur faire entendre quoi que ce fût. À chaque chosequ’on leur disait, qu’on leur donnait ou faisait, ils croyaientqu’on allait les tuer. Quand ils se mirent à les délier, cespauvres misérables jetèrent de grands cris, surtout lesfemmes ; comme si déjà elles se fussent senti le couteau surla gorge, s’imaginant qu’on ne les détachait que pour lesassassiner.

Il en était de même si on leur donnait àmanger ; ils en concluaient que c’était de peur qu’ils nedépérissent et qu’ils ne fussent pas assez gras pour être tués. Sil’un d’eux était regardé d’une manière plus particulière, ils’imaginait que c’était pour voir s’il était le plus gras et leplus propre à être tué le premier. Après même que les Anglais leseurent amenés dans l’île et qu’ils eurent commencé à en user avecbonté à leur égard et à les bien traiter, ils ne s’en attendirentpas moins chaque jour à servir de dîner ou de souper à leursnouveaux maîtres.

Quand les trois aventuriers eurent terminé cetétrange récit ou journal de leur voyage, les Espagnols leurdemandèrent où était leur nouvelle famille. Ils leur répondirentqu’ils l’avaient débarquée et placée dans l’une de leurs huttes etqu’ils étaient venus demander quelques vivres pour elle. Sur quoiles Espagnols et les deux autres Anglais, c’est-à-dire la colonietout entière, résolurent d’aller la voir, et c’est ce qu’ilsfirent : le père de Vendredi les accompagna.

Quand ils entrèrent dans la hutte ils lesvirent assis et garrottés : car lorsque les Anglais avaientdébarqué ces pauvres gens, ils leur avaient lié les mains, afinqu’ils ne pussent s’emparer du canot et s’échapper ; ilsétaient donc là assis, entièrement nus. D’abord il y avait troishommes vigoureux, beaux garçons, bien découplés, droits et bienproportionnés, pouvant avoir de trente à trente-cinq ans ;puis cinq femmes, dont deux paraissaient avoir de trente à quaranteans ; deux autres n’ayant pas plus de vingt-quatre ouvingt-cinq ans, et une cinquième, grande et belle fille de seize àdix-sept ans. Les femmes étaient d’agréables personnes aussi bellesde corps que de visage, seulement elles étaient basanées ;deux d’entre elles, si elles eussent été parfaitement blanches,auraient passé pour de jolies femmes, même à Londres, car ellesavaient un air fort avenant et une contenance fort modeste, surtoutlorsque par la suite elles furent vêtues et parées, comme ilsdisaient, bien qu’il faut l’avouer, ce fût peu de chose que cetteparure. Nous y reviendrons.

Cette vue, on n’en saurait douter, avaitquelque chose de pénible pour nos Espagnols, qui, c’est justice àleur rendre, étaient des hommes de la conduite la plus noble, ducalme le plus grand, du caractère le plus grave, et de l’humeur laplus parfaite que j’aie jamais rencontrée, et en particulier d’unetrès-grande modestie, comme on va le voir tout-à-l’heure. Je disaisdonc qu’il était fort pénible pour eux de voir trois hommes et cinqfemmes nus, touts garrottés ensemble et dans la position la plusmisérable où la nature humaine puisse être supposée, s’attendant àchaque instant à être arrachés de ce lieu, à avoir le crânefracassé et à être dévorés comme un veau tué pour un gala.

La première chose qu’ils firent fut d’envoyerle vieil Indien, le père de Vendredi, auprès d’eux,afin de voir s’il en reconnaîtrait quelqu’un, et s’il comprendraitleur langue. Dès que ce vieillard fut entré il les regarda avecattention l’un après l’autre, mais n’en reconnut aucun ; etaucun d’eux ne put comprendre une seule des paroles ou un seul dessignes qu’il leur adressait, à l’exception d’une des femmes.

Néanmoins ce fut assez pour le but qu’on seproposait, c’est-à-dire pour les assurer que les gens entre lesmains desquels ils étaient tombés étaient des Chrétiens, auxquelsl’action de manger des hommes et des femmes faisait horreur, etqu’ils pouvaient être certains qu’on ne les tuerait pas. Aussitôtqu’ils eurent l’assurance de cela, ils firent éclater une tellejoie, et par des manifestations si grotesques et si diverses, qu’ilserait difficile de la décrire : il paraît qu’ilsappartenaient à des nations différentes.

On chargea ensuite la femme qui servaitd’interprète de leur demander s’ils consentaient à être lesserviteurs des hommes qui les avaient emmenés dans le but de leursauver la vie, et à travailler pour eux. À cette question ils semirent touts à danser ; et aussitôt l’un prit une chose,l’autre une autre, enfin tout ce qui se trouvait sous leurs mains,et le plaçaient sur leurs épaules, pour faire connaître par làqu’ils étaient très-disposés à travailler.

Le gouverneur, qui prévit que la présence deces femmes parmi eux ne tarderait pas à avoir des inconvénients, etpourrait occasionner quelques querelles et peut-être des querellesde sang, demanda aux trois Anglais comment ils entendaient traiterleurs prisonnières, et s’ils se proposaient d’en faire leursservantes ou leurs femmes ? L’un d’eux répondit brusquement ethardiment, qu’ils en feraient l’un et l’autre. À quoi le gouverneurrépliqua : – « Mon intention n’est pas de vous enempêcher ; vous êtes maîtres à cet égard. Mais je pense qu’ilest juste, afin d’éviter parmi vous les désordres et les querelles,et j’attends de votre part par cette raison seulement que siquelqu’un de vous prend une de ces créatures pour femme ou pourépouse, il n’en prenne qu’une, et qu’une fois prise il lui donneprotection ; car, bien que nous ne puissions vous marier, laraison n’en exige pas moins que, tant que vous resterez ici, lafemme que l’un de vous aura choisie soit à sa charge et devienneson épouse, je veux dire, ajouta-t-il, que tant qu’il résidera ici,nul autre que lui n’ait affaire à elle. » – Tout cela parut sijuste que chacun y donna son assentiment sans nulle difficulté.

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