Robinson Crusoé – Tome II

LOTERIE

Alors les Anglais demandèrent aux Espagnolss’ils avaient l’intention de prendre quelqu’une de ces Sauvages.Mais touts répondirent : « – Non. – » Les uns direntqu’ils avaient leurs femmes en Espagne, les autres qu’ils nevoulaient pas de femmes qui n’étaient pas chrétiennes ; ettouts déclarèrent qu’ils les respecteraient, ce qui est un exemplede vertu que je n’ai jamais rencontré dans touts mes voyages. Pourcouper court, de leur côté, les cinq Anglais prirent chacun unefemme, c’est-à-dire une femme temporaire ; et depuis ilsmenèrent un nouveau genre de vie. Les Espagnols et le père deVendredi demeuraient dans ma vieille habitation,qu’ils avaient beaucoup élargie à l’intérieur ; ayant avec euxles trois serviteurs qu’ils s’étaient acquis lors de la dernièrebataille des Sauvages. C’étaient les principaux de lacolonie ; ils pourvoyaient de vivres touts les autres, ilsleur prêtaient toute l’assistance possible, et selon que lanécessité le requérait.

Le prodigieux de cette histoire est que cinqindividus insociables et mal assortis se soient accordés au sujetde ces femmes, et que deux d’entre eux n’aient pas choisi la même,d’autant plus qu’il y en avait deux ou trois parmi elles quiétaient sans comparaison plus agréables que les autres. Mais ilstrouvèrent un assez bon expédient pour éviter les querelles :ils mirent les cinq femmes à part dans l’une des huttes et allèrenttouts dans l’autre, puis tirèrent au sort à qui choisirait lepremier.

Celui désigné pour choisir le premier allaseul à la hutte où se trouvaient les pauvres créatures toutes nues,et emmena l’objet de son choix. Il est digne d’observation quecelui qui choisit le premier prit celle qu’on regardait comme lamoins bien et qui était la plus âgée des cinq, ce qui mit en bellehumeur ses compagnons : les Espagnols même en sourirent. Maisle gaillard, plus clairvoyant qu’aucun d’eux, considérait que c’estautant de l’application et du travail que de toute autre chosequ’il faut attendre le bien-être ; et, en effet, cette femmefut la meilleure de toutes.

Quand les pauvres captives se virent ainsirangées sur une file puis emmenées une à une, les terreurs de leursituation les assaillirent de nouveau, et elles crurent fermementqu’elles étaient sur le point d’être dévorées. Aussi, lorsque lematelot anglais entra et en emmena une, les autres poussèrent uncri lamentable, se pendirent après elle et lui dirent adieu avectant de douleur et d’affection que le cœur le plus dur du monde enaurait été déchiré. Il fut impossible aux Anglais de leur fairecomprendre qu’elles ne seraient pas égorgées avant qu’ils eussentfait venir le vieux père de Vendredi, qui,sur-le-champ, leur apprit que les cinq hommes qui étaient allés leschercher l’une après l’autre les avaient choisies pour femmes.

Après que cela fut fait, et que l’effroi desfemmes fut un peu dissipé, les hommes se mirent à l’ouvrage. LesEspagnols vinrent les aider, et en peu d’heures on leur eut élevé àchacun une hutte ou tente pour se loger à part ; car cellesqu’ils avaient déjà étaient encombrées d’outils, d’ustensiles deménage et de provisions.

Les trois coquins s’étaient établis un peuplus loin que les deux honnêtes gens, mais les uns et les autressur le rivage septentrional de l’île ; de sorte qu’ilscontinuèrent à vivre séparément. Mon île fut donc peuplée en troisendroits, et pour ainsi dire on venait d’y jeter les fondements detrois villes.

Ici il est bon d’observer que, ainsi que celaarrive souvent dans le monde, – la Providence, dans la sagesse deses fins, en dispose-t-elle ainsi ? c’est ce que j’ignore –,les deux honnêtes gens eurent les plus mauvaises femmes en partage,et les trois réprouvés, qui étaient à peine dignes de la potence,qui n’étaient bons à rien, et qui semblaient nés pour ne faire dubien ni à eux-mêmes ni à autrui, eurent trois femmes adroites,diligentes, soigneuses et intelligentes : non que les deuxpremières fussent de mauvaises femmes sous le rapport de l’humeuret du caractère ; car toutes les cinq étaient des créaturestrès-prévenantes, très-douces et très-soumises, passives plutôtcomme des esclaves que comme des épouses ; je veux direseulement qu’elles n’étaient pas également adroites, intelligentesou industrieuses, ni également épargnantes et soigneuses.

Il est encore une autre observation que jedois faire, à l’honneur d’une diligente persévérance d’une part, età la honte d’un caractère négligent et paresseux d’autrepart ; c’est que, lorsque j’arrivai dans l’île, et quej’examinai les améliorations diverses, les cultures et la bonnedirection des petites colonies, les deux Anglais avaient de si loindépassé les trois autres, qu’il n’y avait pas de comparaison àétablir entre eux. Ils n’avaient ensemencé, il est vrai, les uns etles autres, que l’étendue de terrain nécessaire à leurs besoins, etils avaient eu raison à mon sens ; car la nature nous ditqu’il est inutile de semer plus qu’on ne consomme ; mais ladifférence dans la culture, les plantations, les clôtures et danstout le reste se voyait de prime abord.

Les deux Anglais avaient planté autour de leurhutte un grand nombre de jeunes arbres, de manière qu’en approchantde la place vous n’apperceviez qu’un bois. Quoique leur plantationeût été ravagée deux fois, l’une par leurs compatriotes et l’autrepar l’ennemi comme on le verra en son lieu, néanmoins ils avaienttout rétabli, et tout chez eux était florissant et prospère. Ilsavaient des vignes parfaitement plantées, bien qu’eux-mêmes n’eneussent jamais vu ; et grâce aux soins qu’ils donnaient àcette culture, leurs raisins étaient déjà aussi bons que ceux desautres. Ils s’étaient aussi fait une retraite dans la partie laplus épaisse des bois. Ce n’était pas une caverne naturelle commecelle que j’avais trouvée, mais une grotte qu’ils avaient creusée àforce de travail, où, lorsque arriva le malheur qui va suivre, ilsmirent en sûreté leurs femmes et leurs enfants, si bien qu’on neput les découvrir. Au moyen d’innombrables pieux de ce bois qui,comme je l’ai dit, croît si facilement, ils avaient élevé àl’entour un bocage impénétrable, excepté en un seul endroit où ilsgrimpaient pour gagner l’extérieur, et de là entraient dans dessentiers qu’ils s’étaient ménagés.

Quant aux trois réprouvés, comme je lesappelle à juste titre, bien que leur nouvelle position les eûtbeaucoup civilisés, en comparaison de ce qu’ils étaientantérieurement, et qu’ils ne fussent pas à beaucoup près aussiquerelleurs, parce qu’ils n’avaient plus les mêmes occasions del’être, néanmoins l’un des compagnons d’un esprit déréglé, je veuxdire la paresse, ne les avait point abandonnés. Ils semaient du bléil est vrai, et faisaient des enclos ; mais jamais les parolesde Salomon ne se vérifièrent mieux qu’à leur égard : –« J’ai passé par la vigne du paresseux, elle étaitcouverte de ronces. » – Car, lorsque les Espagnolsvinrent pour voir leur moisson, ils ne purent la découvrir endivers endroits, à cause des mauvaises herbes ; il y avaitdans la haie plusieurs ouvertures par lesquelles les chèvressauvages étaient entrées et avaient mangé le blé ; çà et là onavait bouché le trou comme provisoirement avec des broussaillesmortes, mais c’était fermer la porte de l’écurie après que lecheval était déjà volé. Lorsqu’au contraire ils allèrent voir laplantation des deux autres, partout ils trouvèrent des marquesd’une industrie prospère : il n’y avait pas une mauvaise herbedans leurs blés, pas une ouverture dans leurs haies ; et euxaussi ils vérifiaient ces autres paroles de Salomon : –« La main diligente devient riche » ; –car toutes choses croissaient et se bonifiaient chez eux, etl’abondance y régnait au-dedans et au-dehors : ils avaientplus de bétail que les autres, et dans leur intérieur plusd’ustensiles, plus de bien-être, plus aussi de plaisir etd’agrément.

Il est vrai que les femmes des trois étaiententendues et soigneuses ; elles avaient appris à préparer et àaccommoder les mets de l’un des deux autres Anglais, qui, ainsi queje l’ai dit, avait été aide de cuisine à bord du navire, et ellesapprêtaient fort bien les repas de leurs maris. Les autres, aucontraire, n’y entendirent jamais rien ; mais celui qui, commeje disais, avait été aide de cuisine, faisait lui-même le service.Quant aux maris des trois femmes, ils parcouraient les alentours,allaient chercher des œufs de tortues, pêcher du poisson etattraper des oiseaux ; en un mot ils faisaient tout autrechose que de travailler : aussi leur ordinaire s’enressentait-il. Le diligent vivait bien et confortablement ; leparesseux vivait d’une manière dure et misérable ; et je penseque généralement parlant, il en est de même en touts lieux.

Mais maintenant nous allons passer à une scènedifférente de tout ce qui était arrivé jusqu’alors soit à eux, soità moi. Voici quelle en fut l’origine.

Un matin de bonne heure abordèrent au rivagecinq ou six canots d’Indiens ou Sauvages, appelez-les comme il vousplaira ; et nul doute qu’ils ne vinssent, comme d’habitude,pour manger leurs prisonniers ; mais cela était devenu sifamilier aux Espagnols, à touts nos gens, qu’ils ne s’entourmentaient plus comme je le faisais. L’expérience leur ayantappris que leur seule affaire était de se tenir cachés, et ques’ils n’étaient point vus des Sauvages, ceux-ci, l’affaire une foisterminée, se retireraient paisiblement, ne se doutant pas plusalors qu’ils ne l’avaient fait précédemment qu’il y eût deshabitants dans l’île ; sachant cela, dis-je, ils comprirentqu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de donner avis aux troisplantations qu’on se tînt renfermé et que personne ne semontrât ; seulement ils placèrent une vedette dans un lieuconvenable pour avertir lorsque les canots se seraient remis enmer.

Tant cela était sans doute fortraisonnable ; mais un accident funeste déconcerta toutes cesmesures et fit connaître aux Sauvages que l’île était habitée, cequi faillit à causer la ruine de la colonie tout entière. Lorsqueles canots des Sauvages se furent éloignés, les Espagnols jetèrentau dehors un regard furtif, et quelques-uns d’entre eux eurent lacuriosité de s’approcher du lieu qu’ils venaient d’abandonner pourvoir ce qu’ils y avaient fait. À leur grande surprise, ilstrouvèrent trois Sauvages, restés là, étendus à terre, et endormisprofondément. On supposa que, gorgés à leur festin inhumain, ilss’étaient assoupis comme des brutes, et n’avaient pas voulu bougerquand les autres étaient partis, ou qu’égarés dans les bois ilsn’étaient pas revenus à temps pour s’embarquer.

À cette vue les Espagnols furent grandementsurpris, et fort embarrassés sur ce qu’ils devaient faire. Legouverneur espagnol se trouvait avec eux, on lui demanda sonavis ; mais il déclara qu’il ne savait quel parti prendre.Pour des esclaves, ils en avaient assez déjà ; quant à lestuer, nul d’entre eux n’y était disposé. Le gouverneur me ditqu’ils n’avaient pu avoir l’idée de verser le sang innocent, carles pauvres créatures ne leur avaient fait aucun mal, n’avaientporté aucune atteinte à leur propriété ; et que toutspensaient qu’aucun motif ne pourrait légitimer cet assassinat.

Et ici je dois dire, à l’honneur de cesEspagnols, que, quoi qu’on puisse dire de la cruauté de ce peupleau Mexique et au Pérou, je n’ai jamais dans aucun pays étrangerrencontré dix-sept hommes d’une nation quelconque qui fussent entoute occasion si modestes, si modérés, si vertueux, si courtois etd’une humeur si parfaite. Pour ce qui est de la cruauté, on n’envoyait pas l’ombre dans leur nature : on ne trouvait en eux niinhumanité, ni barbarie, ni passions violentes ; et cependanttouts étaient des hommes d’une grande ardeur et d’un grandcourage.

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