Robinson Crusoé – Tome II

FUITE À LA GROTTE

Leur douceur et leur calme s’étaientmanifestés en supportant la conduite intolérable des troisAnglais ; et alors leur justice et leur humanité se montrèrentà propos des Sauvages dont je viens de parler. Après quelquesdélibérations, ils décidèrent qu’ils ne bougeraient pas jusqu’à ceque, s’il était possible, ces trois hommes fussent partis. Mais legouverneur fit la réflexion que ces trois Indiens n’avaient pas depirogue ; et que si on les laissait rôder dans l’île,assurément ils découvriraient qu’elle était habitée, ce quicauserait la ruine de la colonie.

Sur ce, rebroussant chemin et trouvant lescompères qui dormaient encore profondément, ils résolurent de leséveiller et de les faire prisonniers ; et c’est ce qu’ilsfirent. Les pauvres diables furent étrangement effrayés quand ilsse virent saisis et liés, et, comme les femmes, ils craignirentqu’on ne voulût les tuer et les dévorer ; car, à ce qu’ilparaît, ces peuples s’imaginent que tout le monde fait comme eux etmange de la chair humaine ; mais on les eut bientôttranquillisés là-dessus et on les emmena.

Ce fut une chose fort heureuse pour nos gensde ne pas les avoir conduits à leur château, je veux dire à monpalais au pied de la colline, mais de les avoir menés d’abord à latonnelle, où étaient leurs principales cultures, leurs chèvres etleurs champs de blé ; et plus tard à l’habitation des deuxAnglais.

Là on les fit travailler, quoiqu’on n’eût pasgrand ouvrage à leur donner ; et, soit négligence à lesgarder, soit qu’on ne crût pas qu’ils pussent s’émanciper, und’entre eux s’échappa, et, s’étant réfugié dans les bois, on ne lerevit plus.

On eut tout lieu de croire qu’il étaitretourné dans son pays avec les Sauvages, qui débarquèrent trois ouquatre semaines plus tard, firent leurs bombances accoutumées, ets’en allèrent au bout de deux jours. Cette pensée atterra nosgens : ils conclurent, et avec beaucoup de raison, que cetindividu, retourné parmi ses camarades, ne manquerait pas de leurrapporter qu’il y avait des habitants dans l’île, et combien ilsétaient faibles et en petit nombre ; car, ainsi que je l’aidéjà dit, on n’avait jamais fait connaître à ce Sauvage, et celafut fort heureux, combien nos hommes étaient et où ilsvivaient ; jamais il n’avait vu ni entendu le feu de leursarmes ; on s’était bien gardé à plus forte raison de lui fairevoir aucun des lieux de retraite, tels que la caverne dans lavallée, ou la nouvelle grotte que les deux Anglais avaient creusée,et ainsi du reste.

La première preuve qu’ils eurent de latrahison de ce misérable fut que, environ deux mois plus tard, sixcanots de Sauvages, contenant chacun de sept à dix hommes,s’approchèrent en voguant le long du rivage Nord de l’île, où ilsn’avaient pas coutume de se rendre auparavant, et débarquèrentenviron une heure après le lever du soleil dans un endroitconvenable, à un mille de l’habitation des deux Anglais, où avaitété gardé le fugitif. Comme me le dit le gouverneur espagnol, s’ilsavaient touts été là le dommage n’aurait pas été si considérable,car pas un de ces Sauvages n’eût échappé ; mais le cas étaitbien différent : deux hommes contre cinquante, la partien’était pas égale. Heureusement que les deux Anglais lesapperçurent à une lieue en mer, de sorte qu’il s’écoula plus d’uneheure avant qu’ils abordassent ; et, comme ils débarquèrent àenviron un mille de leurs huttes, ce ne fut qu’au bout de quelquetemps qu’ils arrivèrent jusqu’à eux. Ayant alors grande raison decroire qu’ils étaient trahis, la première chose qu’ils firent futde lier les deux esclaves qui restaient, et de commander à deux destrois hommes qui avaient été amenés avec les femmes, et qui, à cequ’il paraît, firent preuve d’une grande fidélité, de les conduireavec leurs deux épouses et tout ce qu’ils pourraient emporter aveceux au milieu du bois, dans cette grotte dont j’ai parlé plus haut,et là, de garder ces deux individus, pieds et poings liés, jusqu’ànouvel ordre.

En second lieu, voyant que les Sauvagesavaient touts mis pied à terre et se portaient de leur côté, ilsouvrirent les enclos dans lesquels étaient leurs chèvres et leschassèrent dans le bois pour y errer en liberté, afin que cesbarbares crussent que c’étaient des animaux farouches ; maisle coquin qui les accompagnait, trop rusé pour donner là-dedans,les mit au fait de tout, et ils se dirigèrent droit à la place.Quand les pauvres gens effrayés eurent mis à l’abri leurs femmes etleurs biens, ils députèrent leur troisième esclave venu avec lesfemmes et qui se trouvait là par hasard, en toute hâte auprès desEspagnols pour leur donner l’alarme et leur demander un promptsecours. En même temps ils prirent leurs armes et ce qu’ils avaientde munitions, et se retirèrent dans le bois, vers le lieu oùavaient été envoyées leurs femmes, se tenant à distance cependant,de manière à voir, si cela était possible, la direction quesuivraient les Sauvages.

Ils n’avaient pas fait beaucoup de cheminquand du haut d’un monticule ils apperçurent la petite armée deleurs ennemis s’avancer directement vers leur habitation ; etun moment après, ils virent leurs huttes et leurs meubles dévoréspar les flammes, à leur grande douleur et à leur grandemortification : c’était pour eux une perte cruelle, une perteirréparable au moins pour quelque temps. Ils conservèrent un momentla même position, jusqu’à ce que les Sauvages se répandirent surtoute la place comme des bêtes féroces, fouillant partout à larecherche de leur proie, et en particulier des habitants, dont onvoyait clairement qu’ils connaissaient l’existence.

Les deux Anglais, voyant cela et ne se croyantpas en sûreté où ils se trouvaient, car il était probable quequelques-uns de ces barbares viendraient de ce côté, et yviendraient supérieurs en forces, jugèrent convenable de se retirerà un demi-mille plus loin, persuadés, comme cela eut lieu en effet,que plus l’ennemi rôderait, plus il se disséminerait.

Leur seconde halte se fit à l’aide d’un fourréépais où se trouvait un vieux tronc d’arbre creux et excessivementgrand : ce fut dans cet arbre que touts deux prirent position,résolus d’attendre l’événement.

Il y avait peu de temps qu’ils étaient là,quand deux Sauvages accoururent de ce côté, comme s’ils les eussentdécouverts et vinssent pour les attaquer. Un peu plus loin ils envirent trois autres, et plus loin encore cinq autres, toutss’avançant dans la même direction ; en outre ils en virent àune certaine distance sept ou huit qui couraient d’un autrecôté ; car ils se répandaient sur touts les points, comme deschasseurs qui battent un bois en quête du gibier.

Les pauvres gens furent alors dans une grandeperplexité, ne sachant s’ils devaient rester et garder leur posteou s’enfuir ; mais après une courte délibération, considérantque si les Sauvages parcouraient ainsi le pays, ils pourraientpeut-être avant l’arrivée du secours découvrir leur retraite dansles bois, et qu’alors tout serait perdu, ils résolurent de lesattendre là et, s’ils étaient trop nombreux, de monter au sommet del’arbre, d’où ils ne doutaient pas qu’excepté contre le feu, ils nese défendissent tant que leurs munitions dureraient, quand bienmême touts les Sauvages, débarqués au nombre d’environ cinquante,viendraient à les attaquer.

Ayant pris cette détermination, ils sedemandèrent s’ils feraient feu sur les deux premiers, ou s’ilsattendraient les trois et tireraient sur ce groupeintermédiaire : tactique au moyen de laquelle les deux et lescinq qui suivaient seraient séparés. Enfin ils résolurent delaisser passer les deux premiers, à moins qu’ils ne lesdécouvrissent dans leur refuge et ne vinssent les attaquer. Cesdeux Sauvages les confirmèrent dans cette résolution en sedétournant un peu vers une autre partie du bois ; mais lestrois et les cinq, marchant sur leur piste, vinrent directement àl’arbre, comme s’ils eussent su que les Anglais y étaient.

Les voyant arriver droit à eux, ceux-cirésolurent de les prendre en ligne, ainsi qu’ilss’avançaient ; et, comme ils avaient décidé de ne faire feuqu’un à la fois, il était possible que du premier coup ils lesatteignissent touts trois. À cet effet, celui qui devait tirer mittrois ou quatre balles dans son mousquet, et, à la faveur d’unemeurtrière, c’est-à-dire d’un trou qui se trouvait dans l’arbre, ilvisa tout à son aise sans être vu, et attendit qu’ils fussent àtrente verges de l’embuscade, de manière à ne pas manquer soncoup.

Pendant qu’ils attendaient ainsi et que lesSauvages s’approchaient, ils virent que l’un des trois était lefugitif qui s’était échappé de chez eux, le reconnurentparfaitement, et résolurent de ne pas le manquer, dussent-ilsensemble faire feu. L’autre se tint donc prêt à tirer, afin que sile Sauvage ne tombait pas du premier coup, il fût sûr d’en recevoirun second.

Mais le premier tireur était trop adroit pourle manquer ; car pendant que les Sauvages s’avançaient l’unaprès l’autre sur une seule ligne, il fit feu et en atteignit deuxdu coup. Le premier fut tué roide d’une balle dans la tête ;le second, qui était l’indien fugitif, en reçut une au travers ducorps et tomba, mais il n’était pas tout-à-fait mort ; et letroisième eut une égratignure à l’épaule, que lui fit sans doute laballe qui avait traversé le corps du second. Épouvanté, quoiqu’iln’eût pas grand mal, il s’assit à terre en poussant des cris et deshurlements affreux.

Les cinq qui suivaient, effrayés du bruitplutôt que pénétrés de leur danger, s’arrêtèrent tout courtd’abord ; car les bois rendirent la détonation mille fois plusterrible ; les échos grondant çà et là, les oiseaux s’envolantde toutes parts et poussant toutes sortes de cris, selon leurespèce ; de même que le jour où je tirai le premier coup defusil qui peut-être eût retenti en ce lieu depuis que c’était uneîle.

Cependant, tout étant rentré dans le silence,ils vinrent sans défiance, ignorant la cause de ce bruit, jusqu’aulieu où étaient leurs compagnons dans un assez pitoyable état. Làces pauvres ignorantes créatures, qui ne soupçonnaient pas qu’undanger pareil pût les menacer, se groupèrent autour du blessé, luiadressant la parole et sans doute lui demandant d’où venait sablessure. Il est présumable que celui-ci répondit qu’un éclair defeu, suivi immédiatement d’un coup de tonnerre de leurs dieux,avait tué ses deux compagnons et l’avait blessé lui-même. Cela,dis-je, est présumable ; car rien n’est plus certain qu’ilsn’avaient vu aucun homme auprès d’eux, qu’ils n’avaient de leur vieentendu la détonation d’un fusil, qu’ils ne savaient non plus ceque c’était qu’une arme à feu, et qu’ils ignoraient qu’à distanceon pût tuer ou blesser avec du feu et des balles. S’il n’en eût pasété ainsi, il est croyable qu’ils ne se fussent pas arrêtés siinconsidérément à contempler le sort de leurs camarades, sansquelque appréhension pour eux-mêmes.

Nos deux hommes, comme ils me l’ont avouédepuis, se voyaient avec douleur obligés de tuer tant de pauvresêtres qui n’avaient aucune idée de leur danger ; mais, lestenant là sous leurs coups et le premier ayant rechargé son arme,ils se résolurent à tirer touts deux dessus. Convenus de choisir unbut différent, ils firent feu à la fois et en tuèrent ou blessèrentgrièvement quatre. Le cinquième, horriblement effrayé, bien queresté sauf, tomba comme les autres. Nos hommes, les voyant toutsgisants, crurent qu’ils les avaient touts expédiés.

La persuasion de n’en avoir manqué aucun fitsortir résolument de l’arbre nos deux hommes avant qu’ils eussentrechargé leurs armes : et ce fut une grande imprudence. Ilstombèrent dans l’étonnement quand ils arrivèrent sur le lieu de lascène, et ne trouvèrent pas moins de quatre Indiens vivants, dontdeux fort légèrement blessés et un entièrement sauf. Ils se virentalors forcés de les achever à coups de crosse de mousquet. D’abordils s’assurèrent de l’Indien fugitif qui avait été la cause de toutle désastre, ainsi que d’un autre blessé au genou, et lesdélivrèrent de leurs peines. En ce moment celui qui n’avait pointété atteint vint se jeter à leurs genoux, les deux mains levées, etpar gestes et par signes implorant piteusement la vie. Mais ils nepurent comprendre un seul mot de ce qu’il disait.

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