Robinson Crusoé – Tome II

NOUVELLE INCURSION DES INDIENS

Quelques Sauvages, qui les épiaient au loin,fondirent sur eux par derrière ; et, bien queAtkins et ses hommes les eussent encore salués de deuxou trois fusillades et en eussent tué plus d’une vingtaine en seretirant aussi vite que possible, cependant ils le blessèrentlui-même et tuèrent avec leurs flèches un de ses compatriotes commeils tuèrent ensuite un des Espagnols et un des esclaves indiensacquis avec les femmes. Cet esclave était un brave compagnon, quiavait combattu en furieux. De sa propre main il avait tué cinqSauvages, quoiqu’il n’eût pour armes qu’un des bâtons ferrés et unehache.

Atkins étant blessé et deuxautres étant tués, nos hommes, ainsi maltraités, se retirèrent surun monticule dans le bois. Les Espagnols, après avoir fait troisdécharges opérèrent aussi leur retraite ; car les Indiensétaient si nombreux, car ils étaient si désespérés, que malgréqu’il y en eût de tués plus de cinquante et un beaucoup plus grandnombre de blessés, ils se jetaient sans peur du danger sous la dentde nos hommes et leur envoyaient une nuée de flèches. On remarquamême que leurs blessés qui n’étaient pas tout-à-fait mis hors decombat, exaspérés par leurs blessures, se battaient comme desenragés.

Nos gens, dans leur retraite, avaient laisséderrière eux les cadavres de l’Espagnol et de l’Anglais. LesSauvages, quand ils furent arrivés auprès, les mutilèrent de lamanière la plus atroce, leur brisant les bras, les jambes et latête avec leurs massues et leurs sabres de bois, comme de vraisSauvages qu’ils étaient. Mais, voyant que nos hommes avaientdisparu, ils semblèrent ne pas vouloir les poursuivre, formèrentune espèce de cercle, ce qu’ils ont coutume de faire, à ce qu’ilparaît, et poussèrent deux grands cris en signe de victoire ;après quoi ils eurent encore la mortification de voir tomberplusieurs de leurs blessés qu’avait épuisés la perte de leursang.

Le gouverneur espagnol ayant rassemblé toutson petit corps d’armée sur une éminence, Atkins,quoique blessé, opinait pour qu’on se portât en avant et qu’on fîtune charge générale sur l’ennemi. Mais l’Espagnol répondit : –« Señor Atkins, vous avez vu commentleurs blessés se battent ; remettons la partie à demain :touts ces écloppés seront roidis et endoloris par leurs plaies,épuisés par le sang qu’ils auront perdu, et nous aurons alorsbeaucoup moins de besogne sur les bras. »

L’avis était bon. Mais WillAtkins reprit gaîment : – « C’est vrai,señor ; mais il en sera de même de moi, et c’estpour cela que je voudrais aller en avant tandis que je suis enhaleine. » – « Fort bien, señorAtkins, dit l’Espagnol : vous vous êtes conduitvaillamment, vous avez rempli votre tâche ; nous combattronspour vous si vous ne pouvez venir ; mais je pense qu’il estmieux d’attendre jusqu’à demain matin. » – Ils attendirentdonc.

Mais, lorsqu’il fit un beau clair de lune, etqu’ils virent les Sauvages dans un grand désordre, au milieu deleurs morts et de leurs blessés et se pressant tumultueusement àl’entour, ils se résolurent à fondre sur eux pendant la nuit, dansle cas surtout où ils pourraient leur envoyer une décharge avantd’être apperçus. Il s’offrit à eux une belle occasion pourcela : car l’un des deux Anglais, sur le terrain duquell’affaire s’était engagée, les ayant conduits par un détour entreles bois et la côte occidentale, et là ayant tourné brusquement auSud, ils arrivèrent si proche du groupe le plus épais, qu’avantqu’on eût pu les voir ou les entendre, huit hommes tirèrent au beaumilieu et firent une terrible exécution. Une demi-minute après huitautres tirèrent à leur tour et les criblèrent tellement de leursdragées, qu’ils en tuèrent ou blessèrent un grand nombre. Tout celase passa sans qu’ils pussent reconnaître qui les frappait, sansqu’ils sussent par quel chemin fuir.

Les Espagnols rechargèrent vivement leursarmes ; puis, s’étant divisés en trois corps, ils résolurentde tomber touts ensemble sur l’ennemi. Chacun de ces pelotons secomposait de huit personnes : ce qui formait en sommevingt-quatre combattants, dont vingt-deux hommes et deux femmes,lesquelles, soit dit en passant, se battirent en désespérées.

On répartit par peloton les armes à feu, leshallebardes et les brindestocs. On voulait que les femmes setinssent derrière, mais elles déclarèrent qu’elles étaient décidéesà mourir avec leurs maris. Leur petite armée ainsi disposée, ilssortirent d’entre les arbres et se jetèrent sous la dent del’ennemi en criant et en hélant de toutes leurs forces. Les Indiensse tenaient là debout touts ensemble ; mais ils tombèrent dansla plus grande confusion en entendant les cris que jetaient nosgens sur trois différents points. Cependant ils en seraient venusaux mains s’ils nous eussent apperçus ; car à peine fûmes-nousassez près pour qu’ils nous vissent qu’ils nous décochèrentquelques flèches, et que le pauvre vieux Vendredi futblessé, légèrement toutefois. Mais nos gens, sans plus de temps,fondirent sur eux, firent feu de trois côtés, puis tombèrent dessusà coups de crosses de mousquet, à coups de sabres, de bâtons ferréset de haches, et, en un mot, les frottèrent si bien, qu’ils semirent à pousser des cris et des hurlements sinistres en s’enfuyantde touts côtés pour échapper à la mort.

Les nôtres étaient fatigués de cecarnage : ils avaient tué ou blessé mortellement, dans lesdeux rencontres, environ cent quatre-vingts de ces barbares. Lesautres, épouvantés, se sauvèrent à travers les bois et sur lescollines, avec toute la vitesse que pouvaient leur donner lafrayeur et des pieds agiles ; et, voyant que nos hommes semettaient peu en peine de les poursuivre, ils se rassemblèrent surla côte où ils avaient débarqué et où leurs canots étaient amarrés.Mais leur désastre n’était pas encore au bout : car, cesoir-là, un vent terrible s’éleva de la mer, et il leur futimpossible de prendre le large. Pour surcroît, la tempête ayantduré toute la nuit, à la marée montante la plupart de leurspirogues furent entraînées par la houle si avant sur la rive, qu’ilaurait fallu bien des efforts pour les remettre à flot.Quelques-unes même furent brisées contre le rivage, ou ens’entre-choquant.

Nos hommes, bien que joyeux de leur victoire,ne prirent cependant que peu de repos cette nuit-là, Mais, aprèss’être refaits le mieux qu’ils purent, ils résolurent de se portervers cette partie de l’île où les Sauvages avaient fui, afin devoir dans quel état ils étaient. Ceci les mena nécessairement surle lieu du combat, où ils trouvèrent plusieurs de ces pauvrescréatures qui respiraient encore, mais que rien n’aurait pu sauver.Triste spectacle pour des cœurs généreux ! car un hommevraiment noble, quoique forcé par les lois de la guerre de détruireson ennemi, ne prend point plaisir à ses souffrances.

Tout ordre, du reste, était inutile à cetégard, car les Sauvages que les nôtres avaient à leur servicedépêchèrent ces pauvres créatures à coups de haches.

Ils arrivèrent enfin en vue du lieu où leschétifs débris le l’armée indienne étaient rassemblés. Là restaitenviron une centaine d’hommes, dont la plupart étaient assis àterre, accroupis, la tête entre leurs mains et appuyée sur leursgenoux.

Quand nos gens ne furent plus qu’à deuxportées de mousquet des vaincus, le gouverneur espagnol ordonna detirer deux coups à poudre pour leur donner l’alarme, à dessein devoir par leur contenance ce qu’il avait à en attendre, s’ilsétaient encore disposés à combattre ou s’ils étaient démontés aupoint d’être abattus et découragés, et afin d’agir enconséquence.

Le stratagème eut un plein succès ; carles Sauvages n’eurent pas plus tôt entendu le premier coup de feuet vu la lueur du second qu’ils se dressèrent sur leurs pieds dansla plus grande consternation imaginable ; et, comme nos gensse précipitaient sur eux, ils s’enfuirent criant, hurlant etpoussant une sorte de mugissement que nos hommes ne comprirent paset n’avaient point ouï jusque là, et ils se réfugièrent sur leshauteurs plus avant dans le pays.

Les nôtres eussent d’abord préféré que letemps eût été calme et que les Sauvages se fussent rembarqués. Maisils ne considéraient pas alors que cela pourrait en amener par lasuite des multitudes auxquelles il leur serait impossible derésister, ou du moins être la cause d’incursions si redoutables etsi fréquentes qu’elles désoleraient l’île et les feraient périr defaim. Will Atkins, qui, malgré sa blessure, se tenaittoujours avec eux, se montra, dans cette occurrence, le meilleurconseiller : il fallait, selon lui, saisir l’occasion quis’offrait de se jeter entre eux, et leurs canots, et, par là, lesempêcher à jamais, de revenir inquiéter l’île.

On tint long-temps conseil sur ce point.Quelques-uns s’opposaient à cela, de peur qu’on ne forçât cesmisérables à se retirer dans les bois, et à n’écouter que leurdésespoir. – « Dans ce cas, disaient-ils, nous serons obligésde leur donner la chasse comme à des bêtes féroces ; nousredouterons de sortir pour nos travaux ; nous aurons nosplantations incessamment pillées, nos troupeaux détruits, bref nousserons réduits à une vie de misères continuelles. »

Will Atkins répondit que mieuxvalait avoir affaire à cent hommes qu’à cent nations ; ques’il fallait détruire les canots il fallait aussi détruire leshommes, sinon être soi-même détruit. En un mot, il leur démontracette nécessité d’une manière si palpable, qu’ils se rangèrenttouts à son avis. Aussitôt ils se mirent à l’œuvre sur lespirogues, et, arrachant du bois sec d’un arbre mort, ils essayèrentde mettre le feu à quelques-unes de ces embarcations ; maiselles étaient si humides qu’elles purent à peine brûler. Néanmoins,le feu endommagea tellement leurs parties supérieures, qu’ellesfurent bientôt hors d’état de tenir la mer. Quand les Indiensvirent à quoi nos hommes étaient occupés, quelques-uns d’entre euxsortirent des bois en toute hâte, et, s’approchant le plus qu’ilspurent, ils se jetèrent à genoux et se mirent à crier : –« Oa, oa, waramokoa ! » et à proférerquelques autres mots de leur langue que personne ne comprit ;mais, comme ils faisaient des gestes piteux et poussaient des crisétranges, il fut aisé de reconnaître qu’ils suppliaient pour qu’onépargnât leurs canots, et qu’ils promettaient de s’en aller pour neplus revenir.

Mais nos gens étaient alors convaincus qu’ilsn’avaient d’autre moyen de se conserver ou de sauver leurétablissement que d’empêcher à tout jamais les Indiens de revenirdans l’île, sachant bien que s’il arrivait seulement à l’un d’euxde retourner parmi les siens pour leur conter l’événement, c’enétait fait de la colonie. En conséquence, faisant comprendre auxIndiens qu’il n’y avait pas de merci pour eux, ils se remirentl’œuvre et détruisirent les canots que la tempête avait épargnés. Àcette vue les Sauvages firent retentir les bois d’un horrible crique notre monde entendit assez distinctement ; puis ils semirent à courir çà et là dans l’île comme des insensés, de sorteque nos colons ne surent réellement pas d’abord comment s’y prendreavec eux.

Les Espagnols, avec toute leur prudence,n’avaient pas pensé que tandis qu’ils réduisaient ainsi ces hommesau désespoir, ils devaient faire bonne garde autour de leursplantations ; car, bien qu’ils eussent transféré leur bétailet que les Indiens n’eussent pas déterré leur principale retraite,– je veux dire mon vieux château de la colline, – ni la cavernedans la vallée, ceux-ci avaient découvert cependant ma plantationde la tonnelle, l’avaient saccagée, ainsi que les enclos et lescultures d’alentour, foulant aux pieds le blé, arrachant les vigneset les raisins déjà presque mûrs ; et faisant éprouver à lacolonie une perte inestimable sans en retirer aucun profit.

Quoique nos gens pussent les combattre entoute occasion, ils n’étaient pas en état de les poursuivre et deles pourchasser ; car, les Indiens étant trop agiles pour noshommes quand ils les rencontraient seuls, aucun des nôtres n’osaits’aventurer isolément, dans la crainte d’être enveloppé par eux.Fort heureusement ils étaient sans armes : ils avaient desarcs, il est vrai, mais point de flèches, ni matériaux pour enfaire, ni outils, ni instruments tranchants.

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