Robinson Crusoé – Tome II

MORT DE FAIM !…

L’extrémité et la détresse où ils étaientréduits étaient grandes et vraiment déplorables ; mais l’étatoù ils avaient jeté nos colons ne valait pas mieux : car,malgré que leurs retraites eussent été préservées, leurs provisionsétaient détruites et leur moisson ravagée. Que faire, à quelsmoyens recourir ? Ils ne le savaient. La seule ressource quileur restât c’était le bétail qu’ils avaient dans la vallée près dela caverne, le peu de blé qui y croissait et la plantation destrois Anglais, Will Atkins et ses camarades, alorsréduits à deux, l’un d’entre eux ayant été frappé à la tête, justeau-dessous de la tempe, par une flèche qui l’avait fait taire àjamais. Et, chose remarquable, celui-ci était ce même homme cruelqui avait porté un coup de hache au pauvre esclave Indien, et quiensuite avait formé le projet d’assassiner les Espagnols.

À mon sens, la condition de nos colons étaitpire en ce temps-là que ne l’avait jamais été la mienne depuis quej’eus découvert les grains d’orge et de riz, et que j’eus acquis laméthode de semer et de cultiver mon blé et d’élever monbétail ; car alors ils avaient, pour ainsi dire, une centainede loups dans l’île, prêts à faire leur proie de tout ce qu’ilspourraient saisir, mais qu’il n’était pas facile de saisireux-mêmes.

La première chose qu’ils résolurent de faire,quand ils virent la situation où ils se trouvaient, ce fut, s’ilétait possible, de reléguer les Sauvages dans la partie la pluséloignée de l’île, au Sud-Est ; afin que si d’autres Indiensvenaient à descendre au rivage, ils ne pussent lesrencontrer ; puis, une fois là, de les traquer, de lesharasser chaque jour, et de tuer touts ceux qu’ils pourraientapprocher, jusqu’à ce qu’ils eussent réduit leur nombre ; ets’ils pouvaient enfin les apprivoiser et les rendre propres àquelque chose, de leur donner du blé, et de leur enseigner àcultiver la terre et à vivre de leur travail journalier.

En conséquence, ils les serrèrent de près etles épouvantèrent tellement par le bruit de leurs armes, qu’au boutde peu de temps, si un des colons tirait sur un Indien et lemanquait, néanmoins il tombait de peur. Leur effroi fut si grandqu’ils s’éloignèrent de plus en plus, et que, harcelés par nosgens, qui touts les jours en tuaient ou blessaient quelques-uns,ils se confinèrent tellement dans les bois et dans les endroitscreux, que le manque de nourriture les réduisit à la plus horriblemisère, et qu’on en trouva plusieurs morts dans les bois, sansaucune blessure, que la faim seule avait fait périr.

Quand les nôtres trouvèrent ces cadavres,leurs cœurs s’attendrirent, et ils se sentirent émus de compassion,surtout le gouverneur espagnol, qui était l’homme du caractère leplus noblement généreux que de ma vie j’aie jamais rencontré. Ilproposa, si faire se pouvait, d’attraper vivant un de cesmalheureux, et de l’amener à comprendre assez leur dessein pourqu’il pût servir d’interprète auprès des autres, et savoir d’euxs’ils n’acquiesceraient pas à quelque condition qui leur assureraitla vie, et garantirait la colonie du pillage.

Il s’écoula quelque temps avant qu’on pût enprendre aucun ; mais, comme ils étaient faibles et exténués,l’un d’eux fut enfin surpris et fait prisonnier. Il se montrad’abord rétif, et ne voulut ni manger ni boire ; mais, sevoyant traité avec bonté, voyant qu’on lui donnait des aliments, etqu’il n’avait à supporter aucune violence, il finit par devenirplus maniable et par se rassurer.

On lui amena le vieux Vendredi,qui s’entretint souvent avec lui et lui dit combien les nôtresseraient bons envers touts les siens ; que non-seulement ilsauraient la vie sauve, mais encore qu’on leur accorderait pourdemeure une partie de l’île, pourvu qu’ils donnassent l’assurancequ’ils garderaient leurs propres limites, et qu’ils ne viendraientpas au-delà pour faire tort ou pour faire outrage aux colons ;enfin qu’on leur donnerait du blé qu’ils sèmeraient etcultiveraient pour leurs besoins, et du pain pour leur subsistanceprésente. – Ensuite le vieux Vendredi commanda auSauvage d’aller trouver ses compatriotes et de voir ce qu’ilspenseraient de la proposition, lui affirmant que s’ils n’yadhéraient immédiatement, ils seraient touts détruits.

Ces pauvres gens, profondément abattus etréduits au nombre de d’environ trente-sept, accueillirent toutd’abord cette offre, et prièrent qu’on leur donnât quelquenourriture. Là-dessus douze Espagnols et deux Anglais, bien armés,avec trois esclaves indiens et le vieux Vendredi, setransportèrent au lieu où ils étaient : les trois esclavesindiens charriaient une grande quantité de pain, du riz cuit engâteaux et séché au soleil, et trois chèvres vivantes. On enjoignità ces infortunés de se rendre sur le versant d’une colline, où ilss’assirent pour manger avec beaucoup de reconnaissance. Ils furentplus fidèles à leur parole qu’on ne l’aurait pensé ; car,excepté quand ils venaient demander des vivres et des instructions,jamais ils ne passèrent leurs limites. C’est là qu’ils vivaientencore lors de mon arrivée dans l’île, et que j’allai lesvisiter.

Les colons leur avaient appris à semer le blé,à faire le pain, à élever des chèvres, et à les traire. Rien neleur manquait que des femmes pour devenir bientôt une nation. Ilsétaient confinés sur une langue de terre ; derrière euxs’élevaient des rochers, et devant eux une vaste plaine seprolongeait vers la mer, à la pointe Sud-Est de l’île. Leur terrainétait bon et fertile et ils en avaient suffisamment ; car ils’étendait d’un côté sur une largeur d’un mille et demi, et del’autre sur une longueur de trois ou quatre milles.

Nos hommes leur enseignèrent aussi à faire desbêches en en bois, comme j’en avais fait pour mon usage, et leurdonnèrent douze hachettes et trois ou quatre couteaux ; et,là, ils vécurent comme les plus soumises et les plus innocentescréatures que jamais on n’eût su voir.

La colonie jouit après cela d’une parfaitetranquillité quant aux Sauvages, jusqu’à la nouvelle visite que jelui fis, environ deux ans après. Ce n’est pas que de temps à autrequelques canots de Sauvages n’abordassent à l’île pour lacélébration barbare de leurs triomphes ; mais, comme ilsappartenaient à diverses nations, et que, peut-être, ils n’avaientpoint entendu parler de ceux qui étaient venus précédemment dansl’île, ou que peut-être ils ignoraient la cause de leur venue, ilsne firent, à l’égard de leurs compatriotes, aucune recherche, et,en eussent-ils fait, il leur eût été fort difficile de lesdécouvrir.

Voici que j’ai donné, ce me semble, larelation complète de ce qui était arrivé à nos colons jusqu’à monretour, au moins de ce qui était digne de remarque. – Ils avaientmerveilleusement civilisé les Indiens ou Sauvages, et allaientsouvent les visiter ; mais ils leur défendaient, sous peine demort, de venir parmi eux, afin que leur établissement ne fût paslivré derechef.

Une chose vraiment notable, c’est que lesSauvages, à qui ils avaient appris à faire des paniers et de lavannerie, surpassèrent bientôt leurs maîtres. Ils tressèrent unemultitude de choses les plus ingénieuses, surtout des corbeilles detoute espèce, des cribles, des cages à oiseaux, des buffets, ainsique des chaises pour s’asseoir, des escabelles, des lits, descouchettes et beaucoup d’autres choses encore ; car ilsdéployaient dans ce genre d’ouvrage une adresse remarquable, quandune fois on les avait mis sur la voie.

Mon arrivé leur fut d’un grand secours, en ceque nous les approvisionnâmes de couteaux, de ciseaux, de bêches,de pelles, de pioches et de toutes choses semblables dont ilspouvaient avoir besoin.

Ils devinrent tellement adroits à l’aide deces outils, qu’ils parvinrent à se bâtir de fort jolies huttes oumaisonnettes, dont ils tressaient et arrondissaient les contourscomme à de la vannerie ; vrais chefs-d’œuvre d’industrie etd’un aspect fort bizarre, mais qui les protégeaient efficacementcontre la chaleur et contre toutes sortes d’insectes. Nos hommes enétaient tellement épris, qu’ils invitèrent la tribu sauvage à lesvenir voir et à s’en construire de pareilles. Aussi, quand j’allaivisiter la colonie des deux Anglais, ces planteurs me firent-ils deloin l’effet de vivre comme des abeilles dans une ruche. Quant àWill Atkins, qui était devenu un garçon industrieux,laborieux et réglé, il s’était fait une tente en vannerie, comme onn’en avait, je pense, jamais vu. Elle avait cent vingt pas de tourà l’extérieur, je la mesurai moi-même. Les murailles étaient àbrins aussi serrés que ceux d’un panier, et se composaient detrente-deux panneaux ou carrés, très-solides, d’environ sept piedsde hauteur. Au milieu s’en trouvait une autre, qui n’avait pas plusde vingt-deux pas de circonférence, mais d’une construction encoreplus solide, car elle était divisée en huit pans, aux huit anglesdesquels se trouvaient huit forts poteaux. Sur leur sommet il avaitplacé de grosses charpentes, jointes ensemble au moyen de chevillesde bois, et d’où il avait élevé pour la couverture une pyramide dehuit chevrons fort élégante, je vous l’assure, et parfaitementassemblée, quoiqu’il n’eût pas de clous, mais seulement quelquesbroches de fer qu’il s’était faites avec la ferraille que j’avaislaissée dans l’île. Cet adroit garçon donna vraiment des preuvesd’une grande industrie en beaucoup de choses dont la connaissancelui manquait. Il se fit une forge et une paire de soufflets en boispour attiser le feu ; il se fabriqua encore le charbon qu’enexigeait l’usage ; et d’une pince de fer, il fit une enclumefort passable. Cela le mit à même de façonner une foule de choses,des crochets, des gâches, des pointes, des verroux et des gonds. –Mais revenons à sa case. Après qu’il eut posé le comble de la tenteintérieure, il remplit les entrevous des chevrons au moyen d’untreillis si solide et qu’il recouvrit si ingénieusement de paillede riz, et au sommet d’une large feuille d’un certain arbre, que samaison était tout aussi à l’abri de l’humidité que si elle eût étécouverte en tuiles ou en ardoises. Il m’avoua, il est vrai, que lesSauvages lui avaient fait la vannerie.

L’enceinte extérieure était couverte, commeune galerie, tout autour de la rotonde intérieure ; et degrands chevrons s’étendaient de trente-deux angles au sommet despoteaux de l’habitation du milieu, éloignée d’environ vingtpieds ; de sorte qu’il y avait entre le mur de clayonnageextérieur et le mur intérieur un espace, semblable à un promenoir,de la largeur de vingt pieds à peu près.

Il avait divisé la place intérieure avec unpareil clayonnage, mais beaucoup plus délicat, et l’avaitdistribuée en six logements, ou chambres de plain-pied, ayantd’abord chacune une porte donnant extérieurement sur l’entrée oupassage conduisant à la tente principale ; puis une autre surl’espace ou promenoir qui régnait au pourtour ; de manière quece promenoir était aussi divisé en six parties égales, quiservaient non-seulement de retraites, mais encore à entreposertoutes les choses nécessaires à la famille. Ces six espacesn’occupant point toute la circonférence, les autres logements de lagalerie étaient disposés ainsi : Aussitôt que vous aviez passéla porte de l’enceinte extérieure, vous aviez droit devant vous unpetit passage conduisant à la porte de la case intérieure ; dechaque côté était une cloison de clayonnage, avec une porte parlaquelle vous pénétriez d’abord dans une vaste chambre ou magasin,de vingt pieds de large sur environ trente de long, et de là dansune autre un peu moins longue. Ainsi, dans le pourtour il y avaitdix belles chambres, six desquelles n’avaient entrée que par leslogements de la tente intérieure, et servaient de cabinets ou deretraits à chaque chambre respective de cette tente, et quatregrands magasins, ou granges, ou comme il vous plaira de lesappeler, deux de chaque côté du passage qui conduisait de la ported’entrée à la rotonde intérieure, et donnant l’un dans l’autre.

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