Robinson Crusoé – Tome II

HABITATION DE WILLIAM ATKINS

Un pareil morceau de vannerie, je crois, n’ajamais été vu dans le monde, pas plus qu’une maison ou tente sibien conçue, surtout bâtie comme cela. Dans cette grande ruchehabitaient les trois familles, c’est-à-dire WillAtkins et ses compagnons ; le troisième avait été tué,mais sa femme restait avec trois enfants, – elle était, à ce qu’ilparaît, enceinte lorsqu’il mourut. Les deux survivants nenégligeaient pas de fournir la veuve de toutes choses, j’entends deblé, de lait, de raisins, et de lui faire bonne part quand ilstuaient un chevreau ou trouvaient une tortue sur le rivage ;de sorte qu’ils vivaient touts assez bien, quoiqu’à la véritéceux-ci ne fussent pas aussi industrieux que les deux autres, commeje l’ai fait observer déjà.

Il est une chose qui toutefois ne saurait êtreomise ; c’est, qu’en fait de religion, je ne sache pas qu’ilexistât rien de semblable parmi eux. Il est vrai qu’assez souventils se faisaient souvenir l’un l’autre qu’il est un Dieu, maisc’était purement par la commune méthode des marins, c’est-à-dire enblasphémant son nom. Leurs femmes, pauvres ignorantes Sauvages,n’en étaient pas beaucoup plus éclairées pour être mariées à desChrétiens, si on peut les appeler ainsi, car eux-mêmes, ayant fortpeu de notions de Dieu, se trouvaient profondément incapablesd’entrer en discours avec elles sur la Divinité, ou de leur parlerde rien qui concernât la religion.

Le plus grand profit qu’elles avaient, je puisdire, retiré de leur alliance, c’était d’avoir appris de leursmaris à parler passablement l’anglais. Touts leurs enfants, quipouvaient bien être une vingtaine, apprenaient de même à s’exprimeren anglais dès leurs premiers bégaiements, quoiqu’ils ne fissentd’abord que l’écorcher, comme leurs mères. Pas un de ces enfantsn’avait plus de six ans quand j’arrivai, car il n’y en avait pasbeaucoup plus de sept que ces cinq ladyssauvages avaient été amenées ; mais toutes s’étaient trouvéesfécondes, toutes avaient des enfants, plus ou moins. La femme ducuisinier en second était, je crois, grosse de son sixième. Cesmères étaient toutes d’une heureuse nature, paisibles, laborieuses,modestes et décentes, s’aidant l’une l’autre, parfaitementobéissantes et soumises à leurs maîtres, je ne puis dire à leursmaris. Il ne leur manquait rien que d’être bien instruites dans lareligion chrétienne et d’être légitimement mariées, avantages dontheureusement dans la suite elles jouirent par mes soins, ou dumoins par les conséquences de ma venue dans l’île.

Ayant ainsi parlé de la colonie en général etassez longuement de mes cinq chenapans d’Anglais, je dois direquelque chose des Espagnols, qui formaient le principal corps de lafamille, et dont l’histoire offre aussi quelques incidents assezremarquables.

J’eus de nombreux entretiens avec eux sur cequ’était leur situation durant leur séjour parmi les Sauvages. Ilsm’avouèrent franchement qu’ils n’avaient aucune preuve à donner deleur savoir-faire ou de leur industrie dans ce pays ; qu’ilsn’étaient là qu’une pauvre poignée d’hommes misérables etabattus ; que, quand bien même ils eussent eu des ressourcesentre les mains, ils ne s’en seraient pas moins abandonnés audésespoir ; et qu’ils ployaient tellement sous le poids deleurs infortunes, qu’ils ne songeaient qu’à se laisser mourir defaim. – Un d’entre eux, personnage grave et judicieux, me dit qu’ilétait convaincu qu’ils avaient eu tort ; qu’à des hommes sagesil n’appartient pas de s’abandonner à leur misère, mais de sesaisir incessamment des secours que leur offre la raison, tant pourl’existence présente que pour la délivrance future. – « Lechagrin, ajouta-t-il, est la plus insensée et la plus insignifiantepassion du monde, parce qu’elle n’a pour objet que les chosespassées, qui sont en général irrévocables ou irrémédiables ;parce qu’elle n’embrasse point l’avenir, qu’elle n’entre pour riendans ce qui touche le salut, et qu’elle ajoute plutôt àl’affliction qu’elle n’y apporte remède. » – Là-dessus il citaun proverbe espagnol que je ne puis répéter dans les mêmes termes,mais dont je me souviens avoir habillé à ma façon un proverbeanglais, que voici :

Dans le trouble soyez troublé,

Votre trouble sera doublé.

Ensuite il abonda en remarques sur toutes lespetites améliorations que j’avais introduites dans ma solitude, surmon infatigable industrie, comme il l’appelait, et sur la manièredont j’avais rendu une condition, par ses circonstances d’abordpire que la leur, mille fois plus heureuse que celle dans laquelleils étaient, même alors, où ils se trouvaient touts ensemble. Il medit qu’il était à remarquer que les Anglais avaient une plus grandeprésence d’esprit dans la détresse que tout autre peuple qu’il eûtjamais vu ; que ses malheureux compatriotes, ainsi que lesPortugais, étaient la pire espèce d’hommes de l’univers pour luttercontre l’adversité ; parce que dans les périls, une fois lesefforts vulgaires tentés, leur premier pas était de se livrer audésespoir, de succomber sous lui et de mourir sans tourner leurspensées vers des voies de salut.

Je lui répliquai que leur cas et le miendifféraient extrêmement ; qu’ils avaient été jetés sur lerivage privés de toutes choses nécessaires, et sans provisions poursubsister jusqu’à ce qu’ils pussent se pourvoir ; qu’à lavérité j’avais eu ce désavantage et cette affliction d’êtreseul ; mais que les secours providentiellement jetés dans mesmains par le bris inopiné du navire, étaient un si grand réconfort,qu’il aurait poussé tout homme au monde à s’ingénier comme jel’avais fait. – « Señor, reprit l’Espagnol, sinous pauvres Castillans eussions été à votre place, nous n’eussionspas tiré du vaisseau la moitié de ces choses que vous sûtes entirer ; jamais nous n’aurions trouvé le moyen de nous procurerun radeau pour les transporter, ni de conduire un radeau à terresans l’aide d’une chaloupe ou d’une voile ; et à plus forteraison pas un de nous ne l’eût fait s’il eût été seul. » – Jele priai de faire trêve à son compliment, et de poursuivrel’histoire de leur venue dans l’endroit où ils avaient abordé. Ilme dit qu’ils avaient pris terre malheureusement en un lieu où il yavait des habitants sans provisions ; tandis que s’ils eussenteu le bon sens de remettre en mer et d’aller à une autre île un peuplus éloignée, ils auraient trouvé des provisions sans habitants.En effet, dans ce parage, comme on le leur avait dit, était situéeune île riche en comestibles, bien que déserte, c’est-à-dire queles Espagnols de la Trinité, l’ayant visitée fréquemment, l’avaientremplie à différentes fois de chèvres et de porcs. Là ces animauxavaient multiplié de telle sorte, là tortues et oiseaux de merétaient en telle abondance, qu’ils n’eussent pas manqué de viandes’ils eussent eu faute de pain. À l’endroit où ils avaient abordéils n’avaient au contraire pour toute nourriture que quelquesherbes et quelques racines à eux inconnues, fort peu succulentes,et que leur donnaient avec assez de parcimonie les naturels,vraiment dans l’impossibilité de les traiter mieux, à moins qu’ilsne se fissent cannibales et mangeassent de la chair humaine, legrand régal du pays.

Nos Espagnols me racontèrent comment pardivers moyens ils s’étaient efforcés, mais en vain, de civiliserles Sauvages leurs hôtes, et de leur faire adopter des coutumesrationnelles dans le commerce ordinaire de la vie ; et commentces Indiens en récriminant leur répondaient qu’il était injuste àceux qui étaient venus sur cette terre pour implorer aide etassistance, de vouloir se poser comme les instructeurs de ceux quiles nourrissaient ; donnant à entendre par-là, ce semble, quecelui-là ne doit point se faire l’instructeur des autres qui nepeut se passer d’eux pour vivre.

Ils me firent l’affreux récit des extrémitésoù ils avaient été réduits ; comment ils avaient passéquelquefois plusieurs jours sans nourriture aucune, l’île où ils setrouvaient étant habitée par une espèce de Sauvages plus indolents,et, par cette raison, ils avaient tout lieu de le croire, moinspourvus des choses nécessaires à la vie que les autres indigènes decette même partie du monde. Toutefois ils reconnaissaient que cettepeuplade était moins rapace et moins vorace que celles qui avaientune meilleure et une plus abondante nourriture.

Ils ajoutèrent aussi qu’ils ne pouvaient serefuser à reconnaître avec quelles marques de sagesse et de bontéla souveraine providence de Dieu dirige l’événement des choses dece monde ; marques, disaient-ils, éclatantes à leurégard ; car, si poussés par la dureté de leur position et parla stérilité du pays où ils étaient ils eussent cherché un lieumeilleur pour y vivre, ils se seraient trouvés en dehors de la voiede salut qui par mon intermédiaire leur avait été ouverte.

Ensuite ils me racontèrent que les Sauvagesleurs hôtes avaient fait fond sur eux pour les accompagner dansleurs guerres. Et par le fait, comme ils avaient des armes à feu,s’ils n’eussent pas eu le malheur de perdre leurs munitions, ilseussent pu non-seulement être utiles à leurs amis, mais encore serendre redoutables et à leurs amis et à leurs ennemis. Or, n’ayantni poudre ni plomb, et se voyant dans une condition qui ne leurpermettait pas de refuser de suivre leurslandlords à la guerre, ils se trouvaient surle champ de bataille dans une position pire que celle des Sauvageseux-mêmes ; car ils n’avaient ni flèches ni arcs, ou nesavaient se servir de ceux que les Sauvages leur avaient donnés.Ils ne pouvaient donc faire autre chose que rester cois, exposésaux flèches, jusqu’à ce qu’on fût arrivé sous la dent de l’ennemi.Alors trois hallebardes qu’ils avaient leur étaient de quelqueusage, et souvent ils balayaient devant eux toute une petite arméeavec ces hallebardes et des bâtons pointus fichés dans le canon deleurs mousquets. Maintes fois pourtant ils avaient été entourés pardes multitudes, et en grand danger de tomber sous leurs traits.Mais enfin ils avaient imaginé de se faire de grandes targes debois, qu’ils avaient couvertes de peaux de bêtes sauvages dont ilsne savaient pas le nom. Nonobstant ces boucliers, qui lespréservaient des flèches des Indiens, ils essuyaient quelquefois degrands périls. Un jour surtout cinq d’entre eux furent terrassésensemble par les casse-têtes des Sauvages ; et c’est alorsqu’un des leurs fut fait prisonnier, c’est-à-dire l’Espagnol quej’arrachai à la mort. Ils crurent d’abord qu’il avait ététué ; mais ensuite, quand ils apprirent qu’il était captif,ils tombèrent dans la plus profonde douleur imaginable, et auraientvolontiers touts exposé leur vie pour le délivrer.

Lorsque ceux-ci eurent été ainsi terrassés,les autres les secoururent et combattirent en les entourant jusqu’àce qu’ils fussent touts revenus à eux-mêmes, hormis celui qu’oncroyait mort ; puis touts ensemble, serrés sur une ligne, ilsse firent jour avec leurs hallebardes et leurs bayonnettes àtravers un corps de plus de mille Sauvages, abattirent tout ce quise trouvait sur leur chemin et remportèrent la victoire ; maisà leur grand regret, parce qu’elle leur avait coûté la perte deleur compagnon, que le parti ennemi, qui le trouva vivant, avaitemporté avec quelques autres, comme je l’ai conté dans la premièreportion de ma vie.

Ils me dépeignirent de la manière la plustouchante quelle avait été leur surprise de joie au retour de leurami et compagnon de misère, qu’ils avaient cru dévoré par des bêtesféroces de la pire espèce, c’est-à-dire par des hommes sauvages, etcomment de plus en plus cette surprise s’était augmentée au récitqu’il leur avait fait de son message, et de l’existence d’unChrétien sur une terre voisine, qui plus est d’un Chrétien ayantassez de pouvoir et d’humanité pour contribuer à leurdélivrance.

Ils me dépeignirent encore leur étonnement àla vue du secours que je leur avais envoyé, et surtout à l’aspectdes miches du pain, choses qu’ils n’avaient pas vues depuis leurarrivée dans ce misérable lieu, disant que nombre de fois ils lesavaient couvertes de signes de croix et de bénédictions, comme unaliment descendu du Ciel ; et en y goûtant quel cordialrevivifiant ç’avait été pour leurs esprits, ainsi que tout ce quej’avais envoyé pour leur réconfort.

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