Robinson Crusoé – Tome II

DISTRIBUTION DES OUTILS

Ils auraient bien voulu me faire connaîtrequelque chose de la joie dont ils avaient été transportés à la vuede la barque et des pilotes destinés à les conduire vers lapersonne et au lieu d’où leur venaient touts ces secours ;mais ils m’assurèrent qu’il était impossible de l’exprimer par desmots ; que l’excès de leur joie les avait poussés à demesséantes extravagances qu’il ne leur était loisible de décrirequ’en me disant qu’ils s’étaient vus sur le point de tomber enfrénésie, ne pouvant donner un libre cours aux émotions qui lesagitaient ; bref, que ce saisissement avait agi sur celui-cide telle manière, sur celui-là de telles autres ; que les unsavaient débondé en larmes, que les autres avaient été à moitiéfous, et que quelques-uns s’étaient immédiatement évanouis. – Cettepeinture me toucha extrêmement, et me rappela l’extase deVendredi quand il retrouva son père, les transportsdes pauvres Français quand je les recueillis en mer, aprèsl’incendie de leur navire, la joie du capitaine quand il se vitdélivré dans le lieu même où il s’attendait à périr, et ma proprejoie quand, après vingt-huit ans de captivité, je vis un bonvaisseau prêt à me conduire dans ma patrie. Touts ces souvenirs merendirent plus sensible au récit de ces pauvres gens et firent queje m’en affectai d’autant plus.

Ayant ainsi donné un apperçu de l’état deschoses telles que je les trouvai, il convient que je relate ce queje fis d’important pour nos colons, et dans quelle situation je leslaissai. Leur opinion et la mienne étaient qu’ils ne seraient plusinquiétés par les Sauvages, ou que, s’ils venaient à l’être, ilsétaient en état de les repousser, fussent-ils deux fois plusnombreux qu’auparavant : de sorte qu’ils étaient forttranquilles sur ce point. – En ce temps-là, avec l’Espagnol quej’ai surnommé gouverneur j’eus un sérieux entretien sur leur séjourdans l’île ; car, n’étant pas venu pour emmener aucun d’entreeux, il n’eût pas été juste d’en emmener quelques-uns et de laisserles autres, qui peut-être ne seraient pas restés volontiers, sileurs forces eussent été diminuées.

En conséquence, je leur déclarai que j’étaisvenu pour les établir en ce lieu et non pour les en déloger ;puis je leur fis connaître que j’avais apporté pour eux des secoursde toute sorte ; que j’avais fait de grandes dépenses afin deles pourvoir de toutes les choses nécessaires à leur bien-être etleur sûreté, et que je leur amenais telles et telles personnes,non-seulement pour augmenter et renforcer leur nombre, mais encorepour les aider comme artisans, grâce aux divers métiers utilesqu’elles avaient appris, à se procurer tout ce dont ils avaientfaute encore.

Ils étaient touts ensemble quand je leurparlai ainsi. Avant de leur livrer les provisions que j’avaisapportées, je leur demandai, un par un, s’ils avaient entièrementétouffé et oublié les inimitiés qui avaient régné parmi eux, s’ilsvoulaient se secouer la main et se jurer une mutuelle affection etune étroite union d’intérêts, que ne détruiraient plus nimésintelligences ni jalousies.

William Atkins, avecbeaucoup de franchise et de bonne humeur, répondit qu’ils avaientassez essuyé d’afflictions pour devenir touts sages, et rencontréassez d’ennemis pour devenir touts amis ; que, pour sa part,il voulait vivre et mourir avec les autres ; que, bien loin deformer de mauvais desseins contre les Espagnols, il reconnaissaitqu’ils ne lui avaient rien fait que son mauvais caractère n’eûtrendu nécessaire et qu’à leur place il n’eût fait, s’il n’avaitfait pis ; qu’il leur demanderait pardon si je le souhaitaisde ses impertinences et de ses brutalités à leur égard ; qu’ilavait la volonté et le désir de vivre avec eux dans les termesd’une amitié et d’une union parfaites, et qu’il ferait tout ce quiserait en son pouvoir pour les en convaincre. Enfin, quant àl’Angleterre, qu’il lui importait peu de ne pas y aller de vingtannées.

Les Espagnols répondirent qu’à la vérité, dansle commencement, ils avaient désarmé et exclus WilliamAtkins et ses deux camarades, à cause de leur mauvaiseconduite, comme ils me l’avaient fait connaître, et qu’ils enappelaient touts à moi de la nécessité où ils avaient été d’en agirainsi ; mais que William Atkinss’était conduit avec tant de bravoure dans le grand combat livréaux Sauvages et depuis dans quantité d’occasions, et s’était montrési fidèle et si dévoué aux intérêts généraux de la colonie, qu’ilsavaient oublié tout le passé, et pensaient qu’il méritait autantqu’aucun d’eux qu’on lui confiât des armes et qu’on le pourvût detoutes choses nécessaires ; qu’en lui déférant le commandementaprès le gouverneur lui-même, ils avaient témoigné de la foi qu’ilsavaient en lui ; que s’ils avaient eu foi entière en lui et enses compatriotes, ils reconnaissaient aussi qu’ils s’étaientmontrés dignes de cette foi par tout ce qui peut appeler sur unhonnête homme l’estime et la confiance ; bref qu’ilssaisissaient de tout cœur cette occasion de me donner cetteassurance qu’ils n’auraient jamais d’intérêt qui ne fût celui detouts.

D’après ces franches et ouvertes déclarationsd’amitié, nous fixâmes le jour suivant pour dîner touts ensemble,et nous fîmes, d’honneur, un splendide festin. Je priai lecook du navire et son aide de venir à terrepour dresser le repas, et l’ancien cuisinier en second que nousavions dans l’île les assista. On tira des provisions duvaisseau : six pièces de bon bœuf, quatre pièces de porc etnotre bowl à punch, avec les ingrédients pour enfaire ; et je leur donnai, en particulier, dix bouteilles devin clairet de France et dix bouteilles de bière anglaise, chosesdont ni les Espagnols ni les Anglais n’avaient goûté depuis biendes années, et dont, cela est croyable, ils furent on ne peut plusravis.

Les Espagnols ajoutèrent à notre festin cinqchevreaux entiers que les cooks firent rôtir,et dont trois furent envoyés bien couverts à bord du navire, afinque l’équipage se pût régaler de notre viande fraîche, comme nousle faisions à terre de leur salaison.

Après ce banquet, où brilla une innocentegaîté, je fis étaler ma cargaison d’effets ; et, pour évitertoute dispute sur la répartition, je leur montrai qu’elle étaitsuffisante pour eux touts, et leur enjoignis à touts de prendre unequantité égale des choses à l’usage du corps, c’est-à-dire égaleaprès confection. Je distribuai d’abord assez de toile pour faire àchacun quatre chemises ; mais plus tard, à la requête desEspagnols, je portai ce nombre à six. Ce linge leur fut extrêmementconfortable ; car, pour ainsi dire, ils en avaient depuislong-temps oublié l’usage, ou ce que c’était que d’en porter.

Je distribuai les minces étoffes anglaisesdont j’ai déjà parlé, pour faire à chacun un léger vêtement, enmanière de blaude, costume frais et peu gênant que je jugeai leplus convenable à cause de la chaleur de la saison, et j’ordonnaique toutes et quantes fois ils seraient usés, on leur en fîtd’autres, comme bon semblerait. Je répartis de même escarpins,souliers, bas et chapeaux.

Je ne saurais exprimer le plaisir et lasatisfaction qui éclataient dans l’air de touts ces pauvres gensquand ils virent quel soin j’avais pris d’eux et combien largementje les avais pourvus. Ils me dirent que j’étais leur père, et qued’avoir un correspondant tel que moi dans une partie du monde silointaine, cela leur ferait oublier qu’ils étaient délaissés surune terre déserte. Et touts envers moi prirent volontiersl’engagement de ne pas quitter la place sans mon consentement.

Alors je leur présentai les gens que j’avaisamenés avec moi, spécialement le tailleur, le forgeron, et les deuxcharpentiers, personnages fort nécessaires ; mais par-dessustout mon artisan universel, lequel était plus utile pour euxqu’aucune chose qu’ils eussent pu nommer. Le tailleur, pour leurmontrer son bon vouloir, se mit immédiatement à l’ouvrage, et avecma permission leur fit à chacun premièrement une chemise. Qui plusest, non-seulement il enseigna aux femmes à coudre, à piquer, àmanier l’aiguille, mais il s’en fit aider pour faire les chemisesde leurs maris et de touts les autres.

Quant aux charpentiers, je ne m’appesantiraipas sur leur utilité : ils démontèrent touts mes meublesgrossiers et mal bâtis, et en firent promptement des tablesconvenables, des escabeaux, des châlits, des buffets, des armoires,des tablettes, et autres choses semblables dont on avait faute.

Or pour leur montrer comment la nature faitdes ouvriers spontanément, je les menai voir lamaison-corbeille de WilliamAtkins, comme je la nommais ; et ils m’avouèrentl’un et l’autre qu’ils n’avaient jamais vu un pareil exempled’industrie naturelle, ni rien de si régulier et de si habilementconstruit, du moins en ce genre. À son aspect l’un d’eux, aprèsavoir rêvé quelque temps, se tourna vers moi et dit : –« Je suis convaincu que cet homme n’a pas besoin denous : donnez-lui seulement des outils. »

Je fis ensuite débarquer toute ma provisiond’instruments, et je donnai à chaque homme une bêche, une pelle, etun râteau, au défaut de herses et de charrues ; puis pourchaque établissement séparé une pioche, une pince, une doloire etune scie, statuant toujours que toutes et quantes fois quelqu’un deces outils serait rompu ou usé, on y suppléerait sans difficulté aumagasin général que je laisserais en réserve.

Pour des clous, des gâches, des gonds, desmarteaux, des gouges, des couteaux, des ciseaux, et des ustensileset des ferrures de toutes sortes, nos hommes en eurent sans compterselon ce qu’ils demandaient, car aucun ne se fût soucié d’enprendre au-delà de ses besoins : bien fou eût été celui quiles aurait gaspillés ou gâtés pour quelque raison que ce fût. Àl’usage du forgeron, et pour son approvisionnement, je laissai deuxtonnes de fer brut.

Le magasin de poudre et d’armes que je leurapportais allait jusqu’à la profusion, ce dont ils furentnécessairement fort aises. Ils pouvaient alors, comme j’avais eucoutume de le faire, marcher avec un mousquet sur chaque épaule, sibesoin était, et combattre un millier de Sauvages, n’auraient-ilseu qu’un faible avantage de position, circonstance qui ne pouvaitleur manquer dans l’occasion.

J’avais mené à terre avec moi le jeune hommedont la mère était morte de faim, et la servante aussi, jeune fillemodeste, bien élevée, pieuse, et d’une conduite si pleine decandeur, que chacun avait pour elle une bonne parole. Parmi nouselle avait eu une vie fort malheureuse à bord, où pas d’autre femmequ’elle ne se trouvait ; mais elle l’avait supportée avecpatience. – Après un court séjour dans l’île, voyant toutes chosessi bien ordonnées et en si bon train de prospérer, et considérantqu’ils n’avaient ni affaires ni connaissances dans lesIndes-Orientales, ni motif pour entreprendre un si longvoyage ; considérant tout cela, dis-je, ils vinrent ensembleme trouver, et me demandèrent que je leur permisse de rester dansl’île, et d’entrer dans ma famille, comme ils disaient.

J’y consentis de tout cœur, et on leur assignaune petite pièce de terre, où on leur éleva trois tentes oumaisons, entourées d’un clayonnage, palissadées comme celled’Atkins et contiguës à sa plantation. Ces huttesfurent disposées de telle façon, qu’ils avaient chacun une chambreà part pour se loger, et un pavillon mitoyen, ou espèce de magasin,pour déposer touts leurs effets et prendre leurs repas. Les deuxautres Anglais transportèrent alors leur habitation à la mêmeplace, et ainsi l’île demeura divisée en trois colonies, pasdavantage. Les Espagnols, avec le vieux Vendredi etles premiers serviteurs, logeaient à mon ancien manoir au pied dela colline, lequel était, pour ainsi parler, la cité capitale, etoù ils avaient tellement augmenté et étendu leurs travaux, tantdans l’intérieur qu’à l’extérieur de la colline, que, bien queparfaitement cachés, ils habitaient fort au large. Jamais, à coupsûr, dans aucune partie du monde, on ne vit une pareille petitecité, au milieu d’un bois, et si secrète.

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