Robinson Crusoé – Tome II

CONFÉRENCE

Sur l’honneur, mille hommes, s’ils n’eussentsu qu’elle existât ou ne l’eussent cherchée à dessein, auraient pusans la trouver battre l’île pendant un mois : car les arbresavaient cru si épais et si serrés, et s’étaient tellemententrelacés les uns dans les autres, que pour découvrir la place ileût fallu d’abord les abattre, à moins qu’on n’eût trouvé les deuxpetits passages servant d’entrée et d’issue, ce qui n’était pasfort aisé. L’un était juste au bord de l’eau, sur la rive de lacrique, et à plus de deux cents verges du château ; l’autre setrouvait au haut de la double escalade, que j’ai déjà exactementdécrite. Sur le sommet de la colline il y avait aussi un gros bois,planté serré, de plus d’un acre d’étendue, lequel avait crupromptement, et garantissait la place de toute atteinte de ce côté,où l’on ne pouvait pénétrer que par une ouverture étroite réservéeentre deux arbres, et peu facile à découvrir.

L’autre colonie était celle de WillAtkins, où se trouvaient quatre familles anglaises, je veuxdire les Anglais que j’avais laissés dans l’île, leurs femmes,leurs enfants, trois Sauvages esclaves, la veuve et les enfants decelui qui avait été tué, le jeune homme et la servante, dont, parparenthèse, nous fîmes une femme avant notre départ. Là habitaientaussi les deux charpentiers et le tailleur que je leur avaisamenés, ainsi que le forgeron, artisan fort utile, surtout commearquebusier, pour prendre soin de leurs armes ; enfin, monautre homme, que j’appelais – « Jack-bon-à-tout », et quià lui seul valait presque vingt hommes ; car c’étaitnon-seulement un garçon fort ingénieux, mais encore un joyeuxcompagnon. Avant de partir nous le mariâmes à l’honnête servantevenue avec le jeune homme à bord du navire, ce dont j’ai déjà faitmention.

Maintenant que j’en suis arrivé, à parler demariage, je me vois naturellement entraîné à dire quelques mots del’ecclésiastique français, qui pour me suivre avait quittél’équipage que je recueillis en mer. Cet homme, cela est vrai,était catholique romain, et peut-être choquerais-je par-là quelquespersonnes si je rapportais rien d’extraordinaire au sujet d’unpersonnage que je dois, avant de commencer, – pour le dépeindrefidèlement, – en des termes fort à son désavantage aux yeux desProtestants, représenter d’abord comme Papiste, secondement commeprêtre papiste et troisièmement comme prêtre papistefrançais[14].

Mais la justice exige de moi que je lui donneson vrai caractère ; et je dirai donc que c’était un hommegrave, sobre, pieux, plein de ferveur, d’une vie régulière, d’uneardente charité, et presque en toutes choses d’une conduiteexemplaire. Qui pourrait me blâmer d’apprécier, nonobstant sacommunion, la valeur d’un tel homme, quoique mon opinion soit,peut-être ainsi que l’opinion de ceux qui liront ceci, qu’il étaitdans l’erreur ? [15]

Tout d’abord que je m’entretins avec lui,après qu’il eut consenti à aller avec moi aux Indes-Orientales, jetrouvai, non sans raison, un charme extrême dans sa conversation.Ce fut de la manière la plus obligeante qu’il entama notre premièrecauserie sur la religion.

– « Sir, dit-il, non-seulement, grâce àDieu, – à ce nom il se signa la poitrine, – vous m’avez sauvé lavie, mais vous m’avez admis à faire ce voyage dans votre navire, etpar votre civilité pleine de déférence vous m’avez reçu dans votrefamiliarité, en donnant champ libre à mes discours. Or,sir, vous voyez à mon vêtement quelle est macommunion, et je devine, moi, par votre nation, quelle est lavôtre. Je puis penser qu’il est de mon devoir, et cela n’est pasdouteux, d’employer touts mes efforts, en toute occasion, pouramener le plus d’âmes que je puis et à la connaissance de la véritéet à embrasser la doctrine catholique ; mais, comme je suisici sous votre bon vouloir et dans votre famille, vos amitiésm’obligent, aussi bien que la décence et les convenances, à meranger sous votre obéissance. Je n’entrerai donc pas plus avant quevous ne m’y autoriserez dans aucun débat sur des points de religiontouchant lesquels nous pourrions différer de sentiments.

Je lui dis que sa conduite était si pleine demodestie, que je ne pouvais ne pas en être pénétré ; qu’à lavérité nous étions de ces gens qu’ils appelaient hérétiques, maisqu’il n’était pas le premier catholique avec lequel j’eusseconversé sans tomber dans quelques difficultés ou sans porter laquestion un peu haut dans le débat ; qu’il ne s’en trouveraitpas plus mal traité pour avoir une autre opinion que nous, et quesi nous ne nous entretenions pas sur cette matière sans quelqueaigreur d’un côté ou de l’autre, ce serait sa faute et non lanôtre.

Il répliqua qu’il lui semblait faciled’éloigner toute dispute de nos entretiens ; que ce n’étaitpoint son affaire de convertir les principes de chaque homme avecqui il discourait, et qu’il désirait converser avec moi plutôt enhomme du monde qu’en religieux ; que si je voulais luipermettre de discourir quelquefois sur des sujets de religion, ille ferait très-volontiers ; qu’alors il ne doutait point queje ne le laissasse défendre ses propres opinions aussi bien qu’ille pourrait, mais que sans mon agrément il n’ouvrirait jamais labouche sur pareille matière.

Il me dit encore que, pour le bien du navireet le salut de tout ce qui s’y trouvait, il ne cesserait de fairetout ce qui seyait à sa double mission de prêtre et deChrétien ; et que, nonobstant que nous ne voulussions paspeut-être nous réunir à lui, et qu’il ne pût joindre ses prièresaux nôtres, il espérait pouvoir prier pour nous, ce qu’il ferait entoute occasion. Telle était l’allure de nos conversations ;et, de même qu’il était d’une conduite obligeante et noble, ilétait, s’il peut m’être permis de le dire, homme de bon sens, et,je crois, d’un grand savoir.

Il me fit un fort agréable récit de sa vie etdes événements extraordinaires dont elle était semée. Parmi lesnombreuses aventures qui lui étaient advenues depuis le peud’années qu’il courait le monde, celle-ci était surtouttrès-remarquable. Durant le voyage qu’il poursuivait encore, ilavait eu la disgrâce d’être embarqué et débarqué cinq fois, sansque jamais aucun des vaisseaux où il se trouvait fût parvenu à sadestination. Son premier dessein était d’aller à la Martinique, etil avait pris passage à Saint-Malo sur un navire chargé pour cetteîle ; mais, contraint par le mauvais temps de faire relâche àLisbonne, le bâtiment avait éprouvé quelque avarie en échouant dansl’embouchure du Tage, et on avait été obligé de décharger sacargaison. Là, trouvant un vaisseau portugais nolisé pour Madèreprêt à mettre à la voile, et supposant rencontrer facilement dansce parage un navire destiné pour la Martinique, il s’était doncrembarqué. Mais le capitaine de ce bâtiment portugais, lequel étaitun marin négligent, s’étant trompé dans son estime, avait dérivéjusqu’à Fayal, où toutefois il avait eu la chance de trouver unexcellent débit de son chargement, qui consistait en grains. Enconséquence, il avait résolu de ne point aller à Madère, mais decharger du sel à l’île de May, et de faire route de là pourTerre-Neuve. – Notre jeune ecclésiastique dans cette occurrencen’avait pu que suivre la fortune du navire, et le voyage avait étéassez heureux jusqu’aux Bancs, – on appelle ainsi le lieu où sefait la pêche. Ayant rencontré là un bâtiment français parti deFrance pour Québec, sur la rivière du Canada, puis devant porterdes vivres à la Martinique, il avait cru tenir une bonne occasiond’accomplir son premier dessein ; mais, arrivé à Québec, lecapitaine était mort, et le vaisseau n’avait pas poussé plus loin.Il s’était donc résigné à retourner en France sur le navire quiavait brûlé en mer, et dont nous avions recueilli l’équipage, etfinalement il s’était embarqué avec nous pour les Indes-Orientales,comme je l’ai déjà dit. – C’est ainsi qu’il avait été désappointédans cinq voyages, qui touts, pour ainsi dire, n’en étaient qu’unseul : cela soit dit sans préjudice de ce que j’aurai occasionde raconter de lui par la suite.

Mais je ne ferai point de digression sur lesaventures d’autrui étrangères à ma propre histoire. – Je retourne àce qui concerne nos affaires de l’île. Notre religieux, – car ilpassa avec nous tout le temps que nous séjournâmes à terre, – vintme trouver un matin, comme je me disposais à aller visiter lacolonie des Anglais, dans la partie la plus éloignée del’île ; il vint à moi, dis-je, et me déclara d’un air fortgrave qu’il aurait désiré depuis deux ou trois jours trouver lemoment opportun de me faire une ouverture qui, espérait-il, ne meserait point désagréable, parce qu’elle lui semblait tendre souscertains rapports à mon dessein général, le bonheur de ma nouvellecolonie, et pouvoir sans doute la placer, au moins plus avantqu’elle ne l’était selon lui, dans la voie des bénédictions deDieu.

Je restai un peu surpris à ces dernièresparoles ; et l’interrompant assez brusquement : –« Comment, sir, m’écriai-je, peut-on dire quenous ne sommes pas dans la voie des bénédictions de Dieu, aprèsl’assistance si palpable et les délivrances si merveilleuses quenous avons vues ici, et dont je vous ai donné un longdétail ? »

– S’il vous avait plu de m’écouter,sir, répliqua-t-il avec beaucoup de modération etcependant avec une grande vivacité, vous n’auriez pas eu lieud’être fâché, et encore moins de me croire assez dénué de sens pourinsinuer que vous n’avez pas eu d’assistances et de délivrancesmiraculeuses. J’espère, quant à vous-même, que vous êtes dans lavoie des bénédictions de Dieu, et que votre dessein est bon, etqu’il prospérera. Mais, sir, vos desseinsfussent-t-ils encore meilleurs, au-delà même de ce qui vous estpossible, il peut y en avoir parmi vous dont les actions ne sontpas aussi irréprochables ; or, dans l’histoire des enfantsd’Israël, qu’il vous souvienne d’Haghan,qui, lui seul, suffit, dans le camp, pour détourner la bénédictionde Dieu de tout le peuple et lui rendre son bras si redoutable, quetrente-six d’entre les Hébreux, quoiqu’ils n’eussent point trempédans le crime, devinrent l’objet de la vengeance céleste, etportèrent le poids du châtiment. »

Je lui dis, vivement touché de ce discours,que sa conclusion était si juste, que ses intentions meparaissaient si sincères et qu’elles étaient de leur natureréellement si religieuses, que j’étais fort contrit de l’avoirinterrompu, et que je le suppliais de poursuivre. Cependant, commeil semblait que ce que nous avions à nous dire dût prendre quelquetemps, je l’informai que j’allais visiter la plantation desAnglais, et lui demandai s’il voulait venir avec moi, que nouspourrions causer de cela chemin faisant. Il me répondit qu’il m’yaccompagnerait d’autant plus volontiers que c’était là qu’en parties’était passée la chose dont il désirait m’entretenir. Nouspartîmes donc, et je le pressai de s’expliquer franchement etouvertement sur ce qu’il avait à me dire.

– « Eh bien, sir, me dit-il,veuillez me permettre d’établir quelques propositions comme base dece que j’ai à dire, afin que nous ne différions pas sur lesprincipes généraux, quoique nous puissions être d’opiniondifférente sur la pratique des détails. D’abord, sir,malgré que nous divergions sur quelques points de doctrinereligieuse, – et il est très-malheureux qu’il en soit ainsi,surtout dans le cas présent, comme je le démontrerai ensuite, – ilest cependant quelques principes généraux sur lesquels nous sommesd’accord : nommément qu’il y a un Dieu, et que Dieu nous ayantdonné des lois générales et fixes de devoir et d’obéissance, nousne devons pas volontairement et sciemment l’offenser, soit ennégligeant de faire ce qu’il a commandé, soit en faisant ce qu’il aexpressément défendu. Quelles que soient nos différentes religions,ce principe général est spontanément avoué par nous touts, que labénédiction de Dieu ne suit pas ordinairement une présomptueusetransgression de sa Loi.

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