Robinson Crusoé – Tome II

SUITE DE LA CONFÉRENCE

« Tout bon chrétien devra donc mettre sesplus tendres soins à empêcher que ceux qu’il tient sous sa tutellene vivent dans un complet oubli de Dieu et de ses commandements.Parce que vos hommes sont protestants, quel que puisse êtred’ailleurs mon sentiment, cela ne me décharge pas de la sollicitudeque je dois avoir de leurs âmes et des efforts qu’il est de mondevoir de tenter, si le cas y échoit, pour les amener à vivre à laplus petite distance et dans la plus faible inimitié possibles deleur Créateur, surtout si vous me permettez d’entreprendre à cepoint sur vos attributions. »

Je ne pouvais encore entrevoir son but ;cependant je ne laissai pas d’applaudir à ce qu’il avait dit. Je leremerciai de l’intérêt si grand qu’il prenait à nous, et je lepriai du vouloir bien exposer les détails de ce qu’il avaitobservé, afin que je pusse, comme Josué, – pourcontinuer sa propre parabole, – éloigner de nous la chosemaudite.

 

– « Eh bien ! soit, me dit-il, jevais user de la liberté que vous me donnez. – Il y a trois choses,lesquelles, si je ne me trompe, doivent arrêter ici vos effortsdans la voie des bénédictions de Dieu, et que, pour l’amour de vouset des vôtres, je me réjouirais de voir écartées. Sir,j’ai la persuasion que vous les reconnaîtrez comme moi dès que jevous les aurai nommées, surtout quand je vous aurai convaincu qu’onpeut très-aisément, et à votre plus grande satisfaction, remédier àchacune de ces choses.

Et là-dessus il ne me permit pas de placerquelques mots polis, mais il continua : – D’abord,sir, dit-il, vous avez ici quatre Anglais qui sontallés chercher des femmes chez les Sauvages, en ont fait leursépouses, en ont eu plusieurs enfants, et cependant ne sont unis àelles selon aucune coutume établie et légale, comme le requièrentles lois de Dieu et les lois des hommes ; ce ne sont donc pasmoins, devant les unes et les autres, que des adultères, vivantdans l’adultère. À cela, sir, je sais que vousobjecterez qu’ils n’avaient ni clerc, ni prêtre d’aucune sorte oud’aucune communion pour accomplir la cérémonie ; ni plumes, niencre, ni papier, pour dresser un contrat de mariage et y apposerréciproquement leur seing. Je sais encore, sir, ce quele gouverneur vous a dit, de l’accord auquel il les obligea desouscrire quand ils prirent ces femmes, c’est-à-dire qu’ils leschoisiraient d’après un mode consenti et les garderaientséparément ; ce qui, soit dit en passant, n’a rien d’unmariage, et n’implique point l’engagement des femmes commeépouses : ce n’est qu’un marché fait entre les hommes pourprévenir les querelles entre eux.

» Or, sir, l’essence du sacrementde mariage, – il l’appelait ainsi, étant catholique romain, –consiste non-seulement dans le consentement mutuel des parties à seprendre l’une l’autre pour mari et épouse, mais encore dansl’obligation formelle et légale renfermée dans le contrat, laquelleforce l’homme et la femme de s’avouer et de se reconnaître pourtels dans touts les temps ; obligation imposant à l’homme des’abstenir de toute autre femme, de ne contracter aucun autreengagement tandis que celui-ci subsiste, et, dans toutes lesoccasions, autant que faire se peut, de pourvoir convenablement sonépouse et ses enfants ; obligation qui, mutatismutandis, soumet de son côté la femme aux mêmes ou à desemblables conditions.

» Or, sir, ces hommes peuvent,quand il leur plaira ou quand l’occasion s’en présentera,abandonner ces femmes, désavouer leurs enfants, les laisser périr,prendre d’autres femmes et les épouser du vivant despremières. » – Ici il ajouta, non sans quelque chaleur :– « Comment, sir, Dieu est-il honoré par cetteliberté illicite ? et comment sa bénédiction couronnera-t-ellevos efforts dans ce lieu, quoique bons en eux-mêmes, quoiquehonnêtes dans leur but ; tandis que ces hommes, qui sontprésentement vos sujets, sous votre gouvernement et votredomination absolus, sont autorisés par vous à vivre ouvertementdans l’adultère ? »

Je l’avoue, je fus frappé de la chose, maisbeaucoup encore des arguments convaincants dont il l’avaitappuyée ; car il était certainement vrai que, malgré qu’ilsn’eussent point d’ecclésiastique sur les lieux, cependant uncontrat formel des deux parties, fait par-devant témoins, confirméau moyen de quelque signe par lequel ils se seraient touts reconnusengagés, n’eût-il consisté que dans la rupture d’un fétu, et quieût obligé les hommes à avouer ces femmes pour leurs épouses entoute circonstance, à ne les abandonner jamais, ni elles ni leursenfants, et les femmes à en agir de même à l’égard de leurs maris,eût été un mariage valide et légal à la face de Dieu. Et c’étaitune grande faute de ne l’avoir pas fait.

Je pensai pouvoir m’en tirer avec mon jeuneprêtre en lui disant que tout cela avait été fait durant monabsence, et que depuis tant d’années ces gens vivaient ensemble,que, si c’était un adultère, il était sans remède ; qu’à cetteheure on n’y pouvait rien.

– « sir, en vous demandantpardon d’une telle liberté, répliqua-t-il, vous avez raison encela, que, la chose s’étant consommée en votre absence, vous nesauriez être accusé d’avoir connivé au crime. Mais, je vous enconjure, ne vous flattez pas d’être pour cela déchargé del’obligation de faire maintenant tout votre possible pour y mettrefin. Qu’on impute le passé à qui l’on voudra ! Commentpourriez-vous ne pas penser qu’à l’avenir le crime retomberaentièrement sur vous, puisque aujourd’hui il est certainement envotre pouvoir de lever le scandale, et que nul autre n’a ce pouvoirque vous ? »

Je fus encore assez stupide pour ne pas lecomprendre, et pour m’imaginer que par – « lever lescandale », – il entendait que je devais les séparer et ne passouffrir qu’ils vécussent plus long-temps ensemble. Aussi luidis-je que c’était chose que je ne pouvais faire en aucunefaçon ; car ce serait vouloir mettre l’île entière dans laconfusion. Il parut surpris que je me fusse si grossièrementmépris. – « Non, sir », reprit-il, jen’entends point que vous deviez les séparer, mais bien au contraireles unir légalement et efficacement. Et, sir, commemon mode de mariage pourrait bien ne pas leur agréer facilement,tout valable qu’il serait, même d’après vos propres lois, je vouscrois qualifié devant Dieu et devant les hommes pour vous enacquitter vous-même par un contrat écrit, signé par les deux épouxet par touts les témoins présents, lequel assurément serait déclarévalide par toutes les législations de l’Europe. »

Je fus étonné de lui trouver tant de vraiepiété, un zèle si sincère, qui plus est dans ses discours uneimpartialité si peu commune touchant son propre parti ou sonÉglise, enfin une si fervente sollicitude pour sauver des gens aveclesquels il n’avait ni relation ni accointance ; pour lessauver, dis-je, de la transgression des lois de Dieu. Je n’avais envérité rencontré nulle part rien de semblable. Or, récapitulanttout ce qu’il avait dit touchant le moyen de les unir par contratécrit, moyen que je tenais aussi pour valable, je revins à lacharge et je lui répondis que je reconnaissais que tout ce qu’ilavait dit était fort juste et très-bienveillant de sa part, que jem’en entretiendrais avec ces gens tout-à-l’heure, dès monarrivée ; mais que je ne voyais pas pour quelle raison ilsauraient des scrupules à se laisser touts marier par lui : carje n’ignorais pas que cette alliance serait reconnue aussiauthentique et aussi valide en Angleterre que s’ils eussent étémariés par un de nos propres ministres. Je dirai en son temps cequi se fit à ce sujet.

Je le pressai alors de me dire quelle était laseconde plainte qu’il avait à faire, en reconnaissant que je luiétais fort redevable quant à la première, et je l’en remerciaicordialement. Il me dit qu’il userait encore de la même liberté etde la même franchise et qu’il espérait que je prendrais aussi bien.– Le grief était donc que, nonobstant que ces Anglais mes sujets,comme il les appelait, eussent vécu avec ces femmes depuis près desept années, et leur eussent appris à parler l’anglais, même à lelire, et qu’elles fussent, comme il s’en était apperçu, des femmesassez intelligentes et susceptibles d’instruction, ils ne leuravaient rien enseigné jusque alors de la religion chrétienne, passeulement fait connaître qu’il est un Dieu, qu’il a un culte, dequelle manière Dieu veut être servi, ni que leur propre idolâtrieet leur adoration étaient fausses et absurdes.

C’était, disait-il, une négligenceinjustifiable ; et que Dieu leur en demanderait certainementcompte, et que peut-être il finirait par leur arracher l’œuvre desmains. Tout ceci fut prononcé avec beaucoup de sensibilité et dechaleur. – « Je suis persuadé, poursuivit-il, que si ces hommeeussent vécu dans la contrée sauvage d’où leurs femmes sont venues,les Sauvages auraient pris plus de peine pour les amener à se faireidolâtres et à adorer le démon, qu’aucun d’eux, autant que je puisle voir, n’en a pris pour instruire sa femme dans la connaissancedu vrai Dieu. – Or, sir, continua-t-il, quoique je nesois pas de votre communion, ni vous de la mienne, cependant, l’unet l’autre, nous devrions être joyeux de voir les serviteurs dudémon et les sujets de son royaume apprendre à connaître lesprincipes généreux de la religion chrétienne, de manière qu’ilspuissent au moins posséder quelques notions de Dieu et d’unRédempteur, de la résurrection et d’une vie future, chosesauxquelles nous touts nous croyons. Au moins seraient-ils ainsibeaucoup plus près d’entrer dans le giron de la véritable Églisequ’ils ne le sont maintenant en professant publiquement l’idolâtrieet le culte de Satan. »

Je n’y tins plus ; je le pris dans mesbras et l’embrassai avec un excès de tendresse. – « Quej’étais loin, lui dis-je, de comprendre le devoir le plus essentield’un Chrétien, c’est-à-dire de vouloir avec amour l’intérêt del’Église chrétienne et le bien des âmes de notre prochain ! Àpeine savais-je ce qu’il faut pour être chrétien. » –« Oh, monsieur, ne parlez pas ainsi, répliqua-t-il ; lachose ne vient pas de votre faute. » – « Non, dis-je,mais pourquoi ne l’ai-je pas prise à cœur comme vous ? »– « Il n’est pas trop tard encore, dit-il ; ne soyez passi prompt à vous condamner vous-même. » – « Mais, qu’ya-t-il à faire maintenant ? repris-je. Vous voyez que je suissur le point de partir. » – « Voulez-vous me permettre,sir, d’en causer avec ces pauvres hommes ? »– « Oui, de tout mon cœur, répondis-je, et je les obligerai àse montrer attentifs à ce que vous leur direz. » –« Quant à cela, dit-il, nous devons les abandonner à la grâcedu Christ ; notre affaire est seulement de les assister, deles encourager et de les instruire. Avec votre permission et labénédiction de Dieu, je ne doute point que ces pauvres âmesignorantes n’entrent dans le grand domaine de la chrétienté, sinondans la foi particulière que nous embrassons touts, et cela mêmependant que vous serez encore ici. » – « Là-dessus, luidis-je, non-seulement je vous accorde cette permission, mais encoreje vous donne mille remercîments. » – De ce qui s’en est suivije ferai également mention en son lieu.

Je le pressai de passer au troisième article,sur lequel nous étions répréhensibles. – « En vérité, dit-il,il est de la même nature, et je poursuivrai, moyennant votrepermission, avec la même franchise. Il s’agit de vos pauvresSauvages de par là-bas, qui sont devenus, – pour ainsi parler, –vos sujets par droit de conquête. Il y a une maxime,sir, qui est ou doit être reçue parmi touts lesChrétiens, de quelque communion ou prétendue communion qu’ilssoient, et cette maxime est que la créance chrétienne doit êtrepropagée par touts les moyens et dans toutes les occasionspossibles. C’est d’après ce principe que notre Église envoie desmissionnaires dans la Perse, dans l’Inde, dans la Chine, et quenotre clergé, même du plus haut rang, s’engage volontairement dansles voyages les plus hasardeux, et pénètre dans les plusdangereuses résidences, parmi les barbares et les meurtriers, pourleur enseigner la connaissance du vrai Dieu et les amener àembrasser la Foi chrétienne.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer