Robinson Crusoé – Tome II

ARRIVÉE CHEZ LES ANGLAIS

« Or, vous, sir, vous avezici une belle occasion de convertir trente-six ou trente-septpauvres Sauvages idolâtres à la connaissance de Dieu, leur Créateuret Rédempteur, et je trouve très-extraordinaire que vous laissiezéchapper une pareille opportunité de faire une bonne œuvre, dignevraiment qu’un homme y consacra son existence toutentière. »

Je restai muet, je n’avais pas un mot à dire.Là devant les yeux j’avais l’ardeur d’un zèle véritablementchrétien pour Dieu et la religion ; quels que fussentd’ailleurs les principes particuliers de ce jeune homme de bien.Quant à moi, jusqu’alors je n’avais pas même eu dans le cœur unepareille pensée, et sans doute je ne l’aurais jamais conçue ;car ces Sauvages étaient pour moi des esclaves, des gens que, sinous eussions eu à les employer à quelques travaux, nous aurionstraités comme tels, ou que nous aurions été fort aises detransporter dans toute autre partie du monde. Notre affaire étaitde nous en débarrasser. Nous aurions touts été satisfaits de lesvoir partir pour quelque pays, pourvu qu’ils ne revissent jamais leleur. – Mais revenons à notre sujet. J’étais, dis-je, restéconfondu à son discours, et je ne savais quelle réponse lui faire.Il me regarda fixement, et, remarquant mon trouble : –« sir, dit-il, je serais désolé si quelqu’une demes paroles avait pu vous offenser. » – « Non, non,repartis-je, ma colère ne s’adresse qu’à moi-même. Je suisprofondément contristé non-seulement de n’avoir pas eu la moindreidée de cela jusqu’à cette heure, mais encore de ne pas savoir àquoi me servira la connaissance que j’en ai maintenant. Vousn’ignorez pas, sir, dans quelles circonstances je metrouve. Je vais aux Indes-Orientales sur un navire frété par desnégociants, envers lesquels ce serait commettre une injusticecriante que de retenir ici leur bâtiment, l’équipage étant pendanttout ce temps nourri et payé aux frais des armateurs. Il est vraique j’ai stipulé qu’il me serait loisible de demeurer douze joursici, et que si j’y stationnais davantage, je paierais trois livressterling par jour de starie. Toutefois je ne puis prolonger mastarie au-delà de huit jours : en voici déjà treize que jeséjourne en ce lieu. Je suis donc tout-à-fait dans l’impossibilitéde me mettre à cette œuvre, à moins que je ne me résigne à être denouveau abandonné sur cette île ; et, dans ce cas, si ce seulnavire venait à se perdre sur quelque point de sa course, jeretomberais précisément dans le même état où je me suis trouvé unepremière fois ici, et duquel j’ai été si merveilleusementdélivré. »

Il avoua que les clauses de mon voyage étaientonéreuses ; mais il laissa à ma conscience à prononcer si lebonheur de sauver trente-sept âmes ne valait pas la peine que jehasardasse tout ce que j’avais au monde. N’étant pas autant que luipénétré de cela, je lui répliquai ainsi : – « C’est eneffet, sir, chose fort glorieuse que d’être uninstrument dans la main de Dieu pour convertir trente-sept payens àla connaissance du Christ. Mais comme vous êtes unecclésiastique et préposé à cette œuvre, il semble qu’elle entrenaturellement dans le domaine de votre profession ; comment sefait-il donc qu’au lieu de m’y exhorter, vous n’offriez pasvous-même de l’entreprendre ? »

À ces mots, comme il marchait à mon côté, ilse tourna face à face avec moi, et, m’arrêtant tout court, il mefit une profonde révérence. – « Je rends grâce à Dieu et àvous du fond de mon cœur, sir, dit-il, de m’avoirappelé si manifestement à une si sainte entreprise ; et sivous vous en croyez dispensé et désirez que je m’en charge, jel’accepte avec empressement, et je regarderai comme une heureuserécompense des périls et des peines d’un voyage aussi interrompu etaussi malencontreux que le mien, de vaquer enfin à une œuvre siglorieuse. »

Tandis qu’il parlait ainsi, je découvris surson visage une sorte de ravissement, ses yeux étincelaient comme lefeu, sa face s’embrasait, pâlissait et se renflammait, comme s’ileût été en proie à des accès. En un mot il était rayonnant de joiede se voir embarqué dans une pareille entreprise. Je demeurai fortlong-temps sans pouvoir exprimer ce que j’avais à lui dire ;car j’étais réellement surpris de trouver un homme d’une tellesincérité et d’une telle ferveur, et entraîné par son zèle au-delàdu cercle ordinaire des hommes, non-seulement de sa communion, maisde quelque communion que ce fût. Or après avoir considéré celaquelques instants, je lui demandai sérieusement, s’il était vraiqu’il voulût s’aventurer dans la vue seule d’une tentative à faireauprès de ces pauvres gens, à rester enfermé dans une île inculte,peut-être pour la vie, et après tout sans savoir même s’il pourraitou non leur procurer quelque bien.

Il se tourna brusquement vers moi, ets’écria : – « Qu’appelez-vouss’aventurer ! Dans quel but, s’il vous plaît,sir, ajouta-t-il, pensez-vous que j’aie consenti àprendre passage à bord de votre navire pour lesIndes-Orientales ? » – « Je ne sais, dis-je, à moinsque ce ne fût pour prêcher les Indiens. » – « Sans aucundoute, répondit-il. Et croyez-vous que si je puis convertir cestrente-sept hommes à la Foi du Christ, je n’aurai pasdignement employé mon temps, quand je devrais même n’être jamaisretiré de l’île ? Le salut de tant d’âmes n’est-il pasinfiniment plus précieux que ne l’est ma vie et même celle de vingtautres de ma profession ? Oui, sir, j’adresseraistoute ma vie des actions de grâce au Christ et à laSainte-Vierge si je pouvais devenir le moindreinstrument heureux du salut de l’âme de ces pauvres hommes,dussé-je ne jamais mettre le pied hors de cette île, et ne revoirjamais mon pays natal. Or puisque vous voulez bien me fairel’honneur de me confier cette tâche, – en reconnaissance de quoi jeprierai pour vous touts les jours de ma vie, – je vous adresseraiune humble requête » – « Qu’est-ce ? luidis-je. » – « C’est, répondit-il, de laisser avec moivotre serviteur Vendredi, pour me servir d’interprèteet me seconder auprès de ces Sauvages ; car sans trucheman jene saurais en être entendu ni les entendre. »

Je fus profondément ému à cette demande, carje ne pouvais songer à me séparer de Vendredi, et pourmaintes raisons. Il avait été le compagnon de mes travaux ;non-seulement il m’était fidèle, mais son dévouement était sansbornes, et j’avais résolu de faire quelque chose de considérablepour lui s’il me survivait, comme c’était probable. D’ailleurs jepensais qu’ayant fait de Vendredi un Protestant, ceserait vouloir l’embrouiller entièrement que de l’inciter àembrasser une autre communion. Il n’eût jamais voulu croire, tantque ses yeux seraient restés ouverts, que son vieux maître fût unhérétique et serait damné. Cela ne pouvait donc avoir pour résultatque de ruiner les principes de ce pauvre garçon et de le rejeterdans son idolâtrie première.

Toutefois, dans cette angoisse, je fussoudainement soulagé par la pensée que voici : je déclarai àmon jeune prêtre qu’en honneur je ne pouvais pas dire que je fusseprêt à me séparer de Vendredi pour quelque motif quece pût être, quoiqu’une œuvre qu’il estimait plus que sa propre viedût sembler à mes yeux de beaucoup plus de prix que la possessionou le départ d’un serviteur ; que d’ailleurs j’étais persuadéque Vendredi ne consentirait jamais en aucune façon àse séparer de moi, et que l’y contraindre violemment serait uneinjustice manifeste, parce que je lui avais promis que je ne lerenverrais jamais, et qu’il m’avait promis et juré de ne jamaism’abandonner, à moins que je ne le chassasse.

Là-dessus notre abbé parut fort en peine, cartout accès à l’esprit de ces pauvres gens lui était fermé,puisqu’il ne comprenait pas un seul mot de leur langue, ni eux unseul mot de la sienne. Pour trancher la difficulté, je lui dis quele père de Vendredi avait appris l’espagnol, et quelui-même, le connaissant, il pourrait lui servir d’interprète. Cecilui remit du baume dans le cœur, et rien n’eût pu le dissuader derester pour tenter la conversion des Sauvages. Mais la Providencedonna à toutes ces choses un tour différent et fort heureux.

Je reviens maintenant à la première partie deses reproches. – Quand nous fûmes arrivés chez les Anglais, je lesmandai touts ensemble, et, après leur avoir rappelé ce que j’avaisfait pour eux, c’est-à-dire de quels objets nécessaires je lesavais pourvus et de quelle manière ces objets avaient étédistribués, ce dont ils étaient pénétrés et reconnaissants, jecommençai à leur parler de la vie scandaleuse qu’ils menaient, etje leur répétai toutes les remarques que le prêtre avait déjàfaites à cet égard. Puis, leur démontrant combien cette vie étaitanti-chrétienne et impie, je leur demandai s’ils étaient mariés oucélibataires. Ils m’exposèrent aussitôt leur état, et medéclarèrent que deux d’entre eux étaient veufs et les trois autressimplement garçons. – « Comment, poursuivis-je, avez-vous puen bonne conscience prendre ces femmes, cohabiter avec elles commevous l’avez fait, les appeler vos épouses, en avoir un si grandnombre d’enfants, sans être légitimement mariés ? »

Ils me firent touts la réponse à laquelle jem’attendais, qu’il n’y avait eu personne pour les marier ;qu’ils s’étaient engagés devant le gouverneur à les prendre pourépouses et à les garder et à les reconnaître comme telles, etqu’ils pensaient, eu égard à l’état des choses, qu’ils étaientaussi légitimement mariés que s’ils l’eussent été par un recteur etavec toutes les formalités du monde.

Je leur répliquai que sans aucun doute ilsétaient unis aux yeux de Dieu et consciencieusement obligés degarder ces femmes pour épouses ; mais que les lois humainesétant touts autres, ils pouvaient prétendre n’être pas liés etdélaisser à l’avenir ces malheureuses et leurs enfants ; etqu’alors leurs épouses, pauvres femmes désolées, sans amis et sansargent, n’auraient aucun moyen de se sortir de peine. Aussi, leurdis-je, à moins que je ne fusse assuré de la droiture de leursintentions, que je ne pouvais rien pour eux ; que j’auraissoin que ce que je ferais fût, à leur exclusion, tout au profit deleurs femmes et de leurs enfants ; et, à moins qu’ils ne medonnassent l’assurance qu’ils épouseraient ces femmes, que je nepensais pas qu’il fût convenable qu’ils habitassent plus long-tempsensemble conjugalement ; car c’était tout à la fois scandaleuxpour les hommes et offensant pour Dieu, dont ils ne pouvaientespérer la bénédiction s’ils continuaient de vivre ainsi.

Tout se passa selon mon attente. Ils medéclarèrent, principalement Atkins, qui semblait alorsparler pour les autres, qu’ils aimaient leurs femmes autant que sielles fussent nées dans leur propre pays natal, et qu’ils ne lesabandonneraient sous aucun prétexte au monde ; qu’ils avaientl’intime croyance qu’elles étaient tout aussi vertueuses, toutaussi modestes, et qu’elles faisaient tout ce qui dépendait d’ellespour eux et pour leurs enfants tout aussi bien que quelque femmeque ce pût être. Enfin que nulle considération ne pourrait les enséparer. William Atkins ajouta, pour soncompte, que si quelqu’un voulait l’emmener et lui offrait de lereconduire en Angleterre et de le faire capitaine du meilleurnavire de guerre de la Marine, il refuserait de partir s’il nepouvait transporter avec lui sa femme et ses enfants ; et que,s’il se trouvait un ecclésiastique à bord, il se marierait avecelle sur-le-champ et de tout cœur.

C’était là justement ce que je voulais. Leprêtre n’était pas avec moi en ce moment, mais il n’était pas loin.Je dis donc à Atkins, pour l’éprouver jusqu’au bout,que j’avais avec moi un ecclésiastique, et que, s’il était sincère,je le marierais le lendemain ; puis je l’engageai à yréfléchir et à en causer avec les autres. Il me répondit que, quantà lui-même, il n’avait nullement besoin de réflexion, car il étaitfort disposé à cela, et fort aise que j’eusse un ministre avec moi.Son opinion était d’ailleurs que touts y consentiraient également.Je lui déclarai alors que mon ami le ministre était Français et neparlait pas anglais ; mais que je ferais entre eux l’office declerc. Il ne me demanda seulement pas s’il était papiste ouprotestant, ce que vraiment je redoutais. Jamais même il ne futquestion de cela. Sur ce nous nous séparâmes. Moi je retournai versmon ecclésiastique et William Atkinsrentra pour s’entretenir avec ses compagnons. – Je recommandai auprêtre français de ne rien leur dire jusqu’à ce que l’affaire fûttout-à-fait mûre, et je lui communiquai leur réponse.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer