Robinson Crusoé – Tome II

CONVERSION DE WILLIAM ATKINS

Avant que j’eusse quitté leur habitation ilsvinrent touts à moi pour m’annoncer qu’ils avaient considéré ce queje leur avais dit ; qu’ils étaient ravis d’apprendre quej’eusse un ecclésiastique en ma compagnie, et qu’ils étaient prêtsà me donner la satisfaction que je désirais, et à se marier dansles formes dès que tel serait mon plaisir ; car ils étaientbien éloignés de souhaiter de se séparer de leurs femmes, etn’avaient eu que des vues honnêtes quand ils en avaient fait choix.J’arrêtai alors qu’ils viendraient me trouver le lendemain matin,et dans cette entrefaite qu’ils expliqueraient à leurs femmes lesens de la loi du mariage, dont le but n’était pas seulement deprévenir le scandale, mais de les obliger, eux, à ne point lesdélaisser, quoi qu’il pût advenir.

Les femmes saisirent aisément l’esprit de lachose, et en furent très-satisfaites, comme en effet elles avaientsujet de l’être. Aussi ne manquèrent-ils pas le lendemain de seréunir touts dans mon appartement, où je produisis monecclésiastique. Quoiqu’il n’eût pas la robe d’un ministre anglican,ni le costume d’un prêtre français, comme il portait un vêtementnoir, à peu près en manière de soutane, et noué d’une ceinture, ilne ressemblait pas trop mal à un parleur. Quant au mode decommunication, je fus son interprète.

La gravité de ses manières avec eux, et lesscrupules qu’il se fit de marier les femmes, parce qu’ellesn’étaient pas baptisées et ne professaient pas la Foi chrétienne,leur inspirèrent une extrême révérence pour sa personne. Après celail ne leur fut pas nécessaire de s’enquérir s’il était ou nonecclésiastique.

Vraiment je craignis que son scrupule ne fûtpoussé si loin, qu’il ne voulût pas les marier du tout. Nonobstanttout ce que je pus dire, il me résista, avec modestie, mais avecfermeté ; et enfin il refusa absolument de les unir, à moinsd’avoir conféré préalablement avec les hommes et avec les femmesaussi. Bien que d’abord j’y eusse un peu répugné, je finis par yconsentir de bonne grâce, après avoir reconnu la sincérité de sesvues.

Il commença par leur dire que je l’avaisinstruit de leur situation et du présent dessein ; qu’il étaittout disposé à s’acquitter de cette partie de son ministre, à lesmarier enfin, comme j’en avais manifesté le désir ; maisqu’avant de pouvoir le faire, il devait prendre la liberté des’entretenir avec eux. Alors il me déclara qu’aux yeux de touthomme et selon l’esprit des lois sociales, ils avaient vécu jusqu’àcette heure dans un adultère patent, auquel rien que leurconsentement à se marier ou à se séparer effectivement etimmédiatement ne pouvait mettre un terme ; mais qu’en cela ils’élevait même, relativement aux lois chrétiennes du mariage, unedifficulté qui ne laissait pas de l’inquiéter, celle d’unir unChrétien à une Sauvage, une idolâtre, une payenne, une créature nonbaptisée ; et cependant qu’il ne voyait pas qu’il y eût leloisir d’amener ces femmes par la voie de la persuasion à se fairebaptiser, ou à confesser le nom du Christ, dont ildoutait qu’elles eussent jamais ouï parler, et sans quoi elles nepouvaient recevoir le baptême.

Il leur déclara encore qu’il présumaitqu’eux-mêmes n’étaient que de très-indifférents Chrétiens, n’ayantqu’une faible connaissance de Dieu et de ses voies ; qu’enconséquence il ne pouvait s’attendre à ce qu’ils en eussent ditbien long à leurs femmes sur cet article ; et que, s’ils nevoulaient promettre de faire touts leurs efforts auprès d’ellespour les persuader de devenir chrétiennes et de les instruire deleur mieux dans la connaissance et la croyance de Dieu qui les acréées, et dans l’adoration de Jésus-Christ qui les arachetées, il ne pourrait consacrer leur union ; car il nevoulait point prêter les mains à une alliance de Chrétiens à desSauvages, chose contraire aux principes de la religion chrétienneet formellement défendue par la Loi de Dieu.

Ils écoutèrent fort attentivement tout ceci,que, sortant de sa bouche, je leur transmettais très-fidèlement etaussi littéralement que je le pouvais, ajoutant seulement parfoisquelque chose de mon propre, pour leur faire sentir combien c’étaitjuste et combien je l’approuvais. Mais j’établissais toujourstrès-scrupuleusement une distinction entre ce que je tirais demoi-même et ce qui était les paroles du prêtre. Ils me répondirentque ce que le gentleman avait dit étaitvéritable, qu’ils n’étaient eux-mêmes que de très-indifférentsChrétiens, et qu’ils n’avaient jamais à leurs femmes touché un motde religion. – « Seigneur Dieu ! sir,s’écria Will Atkins, comment leur enseignerions-nousla religion ? nous n’y entendons rien nous-mêmes. D’ailleurssi nous allions leur parler de Dieu, de Jésus-Christ, de Ciel et del’Enfer, ce serait vouloir les faire rire à nos dépens, et lespousser à nous demander qu’est-ce que nous-mêmes nouscroyons ; et si nous leur disions que nous ajoutons foi àtoutes les choses dont nous leur parlons, par exemple, que les bonsvont au Ciel et les méchants en Enfer, elles ne manqueraient pas denous demander où nous prétendons aller nous-mêmes, qui croyons àtout cela et n’en sommes pas moins de mauvais êtres, comme en effetnous le sommes. Vraiment, sir, cela suffirait pourleur inspirer tout d’abord du dégoût pour la religion. Il fautavoir de la religion soi-même avant de vouloir prêcher les autres.– « Will Atkins, lui repartis-je, quoique j’aiepeur que ce que vous dites ne soit que trop vrai en soi, nepourriez-vous cependant répondre à votre femme qu’elle est plongéedans l’erreur ; qu’il est un Dieu ; qu’il y a unereligion meilleure que la sienne ; que ses dieux sont desidoles qui ne peuvent ni entendre ni parler ; qu’il existe ungrand Être qui a fait toutes choses et qui a puissance de détruiretout ce qu’il a fait ; qu’il récompense le bien et punit lemal ; et que nous serons jugés par lui à la fin, selon nosœuvres en ce monde ? Vous n’êtes pas tellement dépourvu desens que la nature elle-même ne vous ait enseigné que tout cela estvrai ; je suis sûr que vous savez qu’il en est ainsi, et quevous y croyez vous-même. »

« Cela est juste, sir,répliqua Atkins ; mais de quel front pourrais-jedire quelque chose de tout ceci à ma femme quand elle me répondraitimmédiatement que ce n’est pas vrai ? »

– « Pas vrai ! répliquai-je.Qu’entendez-vous par-là ? » – « Oui,sir, elle me dira qu’il n’est pas vrai que ce Dieudont je lui parlerai soit juste, et puisse punir et récompenser,puisque je ne suis pas puni et livré à Satan, moi qui ai été, ellene le sait que trop, une si mauvaise créature envers elle et enverstouts les autres, puisqu’il souffre que je vive, moi qui aitoujours agi si contrairement à ce qu’il faut que je lui présentecomme le bien, et à ce que j’eusse dû faire. »

– « Oui vraiment, Atkins,répétai-je, j’ai grand peur que tu ne dises trop vrai. » – Etlà-dessus je reportai les réponses d’Atkins àl’ecclésiastique, qui brûlait de les connaître. – « Oh !s’écria le prêtre, dites-lui qu’il est une chose qui peut le rendrele meilleur ministre du monde auprès de sa femme, et que c’est larepentance ; car personne ne prêche le repentir comme lesvrais pénitents. Il ne lui manque que l’attrition pour être mieuxque tout autre en état d’instruire son épouse. C’est alors qu’ilsera qualifié pour lui apprendre que non-seulement il est un Dieu,juste rémunérateur du bien et du mal, mais que ce Dieu est un Êtremiséricordieux ; que, dans sa bonté ineffable et sa patienceinfinie, il diffère de punir ceux qui l’outragent, à dessein d’userde clémence, car il ne veut pas la mort du pécheur, mais bien qu’ilrevienne à soi et qu’il vive ; que souvent il souffre que lesméchants parcourent une longue carrière ; que souvent même ilajourne leur damnation au jour de l’universelle rétribution ;et que c’est là une preuve évidente d’un Dieu et d’une vie future,que les justes ne reçoivent pas leur récompense ni les méchantsleur châtiment en ce monde. Ceci le conduira naturellement àenseigner à sa femme les dogmes de la Résurrection et du Jugementdernier. En vérité je vous le dis, que seulement il se repente, etil sera pour sa femme un excellent instrument derepentance. »

Je répétai tout ceci à Atkins,qui l’écouta d’un air fort grave, et qui, il était facile de levoir, en fut extraordinairement affecté. Tout-à-coup,s’impatientant et me laissant à peine achever : – « Jesais tout cela, master, me dit-il, et biend’autres choses encore ; mais je n’aurai pas l’impudence deparler ainsi à ma femme, quand Dieu et ma propre conscience savent,quand ma femme elle-même serait contre moi un irrécusable témoin,que j’ai vécu comme si je n’eusse jamais ouï parler de Dieu oud’une vie future ou de rien de semblable ; et pour ce qui estde mon repentir, hélas !… – là-dessus il poussa un profondsoupir et je vis ses yeux se mouiller de larmes, – tout est perdupour moi ! » – « Perdu !Atkins ; mais qu’entends-tu par là ? »– « Je ne sais que trop ce que j’entends, sir,répondit-il ; j’entends qu’il est trop tard, et que ce n’estque trop vrai. »

Je traduisis mot pour mot à mon ecclésiastiquece que William venait de me dire. Le pauvre prêtrezélé, – ainsi dois-je l’appeler, car, quelle que fût sa croyance,il avait assurément une rare sollicitude du salut de l’âme de sonprochain, et il serait cruel de penser qu’il n’eût pas une égalesollicitude de son propre salut ; – cet homme zélé etcharitable, dis-je, ne put aussi retenir ses larmes ; mais,s’étant remis, il me dit : – « Faites-lui cette seulequestion : Est-il satisfait qu’il soit trop tard ou en est-ilchagrin, et souhaiterait-il qu’il n’en fût pas ainsi. » – Jeposai nettement la question à Atkins, et il merépondit avec beaucoup de chaleur : – « Comment un hommepourrait-il trouver sa satisfaction dans une situation qui sûrementdoit avoir pour fin la mort éternelle ? Bien loin d’en êtresatisfait, je pense, au contraire, qu’un jour ou l’autre ellecausera ma ruine. »

– « Qu’entendez-vous par là ? »lui dis-je. Et il me répliqua qu’il pensait en venir, ou plus tôtou plus tard, à se couper la gorge pour mettre fin à sesterreurs.

L’ecclésiastique hocha la tête d’un airprofondément pénétré, quand je lui reportai tout cela ; et,s’adressant brusquement à moi, il me dit : – « Si tel estson état, vous pouvez l’assurer qu’il n’est pas trop tard. LeChrist lui donnera repentance. Mais, je vous en prie,ajouta-t-il, expliquez-lui ceci, Que comme l’homme n’est sauvé quepar le Christ et le mérite de sa Passion intercédantla miséricorde divine, il n’est jamais trop tard pour rentrer engrâce. Pense-t-il qu’il soit possible à l’homme de pécher au-delàdes bornes de la puissance miséricordieuse de Dieu ?Dites-lui, je vous prie, qu’il y a peut-être un temps où, lassée,la grâce divine cesse ses longs efforts, et où Dieu peut refuser deprêter l’oreille ; mais que pour l’homme il n’est jamais troptard pour implorer merci ; que nous, qui sommes serviteurs duChrist, nous avons pour mission de prêcher le pardonen tout temps, au nom de Jésus-Christ, à touts ceuxqui se repentent sincèrement. Donc ce n’est jamais trop tard pourse repentir. »

Je répétai tout ceci à Atkins. Ilm’écouta avec empressement ; mais il parut vouloir remettre lafin de l’entretien, car il me dit qu’il désirait sortir pour causerun peu avec sa femme. Il se retira en effet, et nous suivîmes avecses compagnons. Je m’apperçus qu’ils étaient touts ignorantsjusqu’à la stupidité en matière de religion, comme je l’étaismoi-même quand je m’enfuis de chez mon père pour courir le monde.Cependant aucun d’eux ne s’était montré inattentif à ce qui avaitété dit ; et touts promirent sérieusement d’en parler à leursfemmes, et d’employer touts leurs efforts pour les persuader de sefaire chrétiennes.

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