Robinson Crusoé – Tome II

BAPTÊME DE LA FEMME D’ATKINS

Or, sûrement jamais pareil sermon n’a étéprêché par un prêtre papiste dans ces derniers siècles du monde.Aussi lui dis-je que je lui trouvais tout le zèle, toute lascience, toute la sincérité d’un Chrétien, sans les erreurs d’uncatholique romain, et que je croyais voir en lui un pasteur telqu’avaient été les évêques de Rome avant que l’Église romaine sefût assumé la souveraineté spirituelle sur les conscienceshumaines[16].

En un mot il amena la pauvre femme à embrasserla connaissance du Christ, et de notre Rédemption,non-seulement avec admiration, avec étonnement, comme elle avaitaccueilli les premières notions de l’existence d’un Dieu, maisencore avec joie, avec foi, avec une ferveur et un degré surprenantd’intelligence presque inimaginables et tout-à-fait indicibles.Finalement, à sa propre requête, elle fut baptisée.

Tandis qu’il se préparait à lui conférer lebaptême, je le suppliai de vouloir bien accomplir cet office avecquelques précautions, afin, s’il était possible, que l’homme ne pûts’appercevoir qu’il appartenait à l’Église romaine, à cause desfâcheuses conséquences qui pourraient résulter d’une dissidenceentre nous dans cette religion même où nous instruisions lesautres. Il me répondit que, n’ayant ni chapelle consacrée ni chosespropres à cette célébration, il officierait d’une telle manière queje ne pourrais reconnaître moi-même qu’il était catholique romainsi je ne le savais déjà. Et c’est ce qu’il fit : car aprèsavoir marmonné en latin quelques paroles que je ne pus comprendre,il versa un plein vase d’eau sur la tête de la femme, disant enfrançais d’une voix haute : – « Marie !C’était le nom que son époux avait souhaité que je lui donnasse,car j’étais son parrain. – « Je te baptise au nom duPère, du Fils et duSaint-Esprit. » De sorte qu’on ne pouvait devinerpar-là de quelle religion il était. Ensuite il donna la bénédictionen latin ; mais Will Atkins ne sut pas si c’étaiten français, ou ne prit point garde à cela en ce moment.

Sitôt cette cérémonie terminée, il lesmaria ; puis après les épousailles faites il se tourna versWill Atkins et l’exhorta d’une manière très-pressante,non-seulement à persévérer dans ses bonnes dispositions, mais àcorroborer les convictions dont il était pénétré par une fermerésolution de réformer sa vie. Il lui déclara que c’était chosevaine que de dire qu’il se repentait, s’il n’abjurait ses crimes.Il lui représenta combien Dieu l’avait honoré en le choisissantcomme instrument pour amener sa femme à la connaissance de lareligion chrétienne, et combien il devait être soigneux de ne passe montrer rebelle à la grâce de Dieu ; qu’autrement ilverrait la payenne meilleure chrétienne que lui, la Sauvage élue etl’instrument réprouvé.

Il leur dit encore à touts deux une fouled’excellentes choses ; puis, les recommandant en peu de mots àla bonté divine, il leur donna de nouveau la bénédiction :moi, comme interprète, leur traduisant toujours chaque chose enanglais. Ainsi se termina la cérémonie. Ce fut bien pour moi laplus charmante, la plus agréable journée que j’aie jamais passéedans toute ma vie.

Or mon religieux n’en avait pas encore fini.Ses pensées se reportaient sans cesse à la conversion destrente-sept Sauvages, et volontiers il serait resté dans l’île pourl’entreprendre. Mais je le convainquis premièrement qu’en soi cetteentreprise était impraticable, et secondement que je pourraispeut-être la mettre en voie d’être terminée à sa satisfactiondurant son absence dont je parlerai tout-à-l’heure.

Ayant ainsi mis à fond les affaires de l’île,je me préparais à retourner à bord du navire, quand le jeune hommeque j’avais recueilli d’entre l’équipage affamé vint à moi et medit qu’il avait appris que j’avais un ecclésiastique et que j’avaismarié par son office les Anglais avec les femmes sauvages qu’ilsnommaient leurs épouses, et que lui-même avait aussi un projet demariage entre deux Chrétiens qu’il désirait voir s’accomplir avantmon départ, ce qui, espérait-il, ne me serait pointdésagréable.

Je compris de suite qu’il était question de lajeune fille servante de sa mère ; car il n’y avait pointd’autre femme chrétienne dans l’île. Aussi commençai-je à ledissuader de faire une chose pareille inconsidérément, et parcequ’il se trouvait dans une situation isolée. Je lui représentaiqu’il avait par le monde une fortune assez considérable et de bonsamis, comme je le tenais de lui-même et de la jeune filleaussi ; que cette fille était non-seulement pauvre etservante, mais encore d’un âge disproportionné, puisqu’elle avaitvingt-six ou vingt-sept ans, et lui pas plus de dix-sept oudix-huit ; que très-probablement il lui serait possible avecmon assistance de se tirer de ce désert et de retourner dans sapatrie ; qu’alors il y avait mille à parier contre un qu’il serepentirait de son choix, et que le dégoût de sa position leurserait préjudiciable à touts deux. J’allais m’étendre biendavantage ; mais il m’interrompit en souriant et me dit avecbeaucoup de candeur que je me trompais dans mes conjectures, qu’iln’avait rien de pareil en tête, sa situation présente étant déjàassez triste et déplorable ; qu’il était charmé d’apprendreque j’avais quelque désir de le mettre à même de revoir sonpays ; que rien n’aurait pu l’engager à rester en ce lieu sile voyage que j’allais poursuivre n’eût été si effroyablement longet si hasardeux, et ne l’eût jeté si loin de touts ses amis ;qu’il ne souhaitait rien de moi, sinon que je voulusse bien luiassigner une petite propriété dans mon île, lui donner un serviteurou deux et les choses nécessaires pour qu’il pût s’y établir commeplanteur, en attendant l’heureux moment où, si je retournais enAngleterre, je pourrais le délivrer, plein de l’espérance que je nel’oublierais pas quand j’y serais revenu ; enfin qu’il meremettrait quelques lettres pour ses amis à Londres, afin de leurfaire savoir combien j’avais été bon pour lui, et dans quel lieu dumonde et dans quelle situation je l’avais laissé. Il me promettait,disait-il, lorsque je le délivrerais, que la plantation dans l’étatd’amélioration où il l’aurait portée, quelle qu’en pût être lavaleur, deviendrait tout-à-fait mienne.

Son discours était fort bien tourné eu égard àsa jeunesse, et me fut surtout agréable parce qu’il m’apprenaitpositivement que le mariage en vue ne le concernait point lui-même.Je lui donnai toutes les assurances possibles que, si j’arrivais àbon port en Angleterre, je remettrais ses lettres et m’occuperaissérieusement de ses affaires, et qu’il pouvait compter que jen’oublierais point dans quelle situation je le laissais ; maisj’étais toujours impatient de savoir quels étaient les personnagesà marier. Il me dit enfin que c’était mon Jack-bon-à-tout et saservante Suzan.

Je fus fort agréablement surpris quand il menomma le couple ; car vraiment il me semblait bien assorti.J’ai déjà tracé le caractère de l’homme : quant à la servante,c’était une jeune femme très-honnête, modeste, réservée et pieuse.Douée de beaucoup de sens, elle était assez agréable de sapersonne, s’exprimait fort bien et à propos, toujours avec décenceet bonne grâce, et n’était ni lente à parler quand quelque chose lerequérait, ni impertinemment empressée quand ce n’était pas sesaffaires ; très-adroite d’ailleurs, fort entendue dans tout cequi la concernait, excellente ménagère et capable en vérité d’êtrela gouvernante de l’île entière. Elle savait parfaitement seconduire avec les gens de toute sorte qui l’entouraient, et n’eûtpas été plus empruntée avec des gens du bel air, s’il s’en fûttrouvé là.

Les accordailles étant faites de cettemanière, nous les mariâmes le jour même ; et comme à l’autel,pour ainsi dire, je servais de père à cette fille, et que je laprésentais, je lui constituai une dot : je lui assignai, àelle et à son mari, une belle et vaste étendue de terre pour leurplantation. Ce mariage et la proposition que le jeunegentleman m’avait faite de lui concéder une petitepropriété dans l’île, me donnèrent l’idée de la partager entre seshabitants, afin qu’ils ne pussent par la suite se quereller ausujet de leur emplacement.

Je remis le soin de ce partage à WillAtkins, qui vraiment alors était devenu un homme sage,grave, ménager, complètement réformé, excessivement pieux etreligieux, et qui, autant qu’il peut m’être permis de prononcer enpareil cas, était, je le crois fermement, un pénitent sincère.

Il s’acquitta de cette répartition avec tantd’équité et tellement à la satisfaction de chacun, qu’ilsdésirèrent seulement pour le tout un acte général de ma main que jefis dresser et que je signai et scellai. Ce contrat, déterminant lasituation et les limites de chaque plantation, certifiait que jeleur accordais la possession absolue et héréditaire des plantationsou fermes respectives et de leurs améliorissements, à eux et àleurs hoirs, me réservant tout le reste de l’île comme ma propriétéparticulière, et par chaque plantation une certaine redevancepayable au bout de onze années à moi ou à quiconque de ma part ouen mon nom viendrait la réclamer et produirait une copie légaliséede cette concession.

Quant au mode de gouvernement et aux lois àintroduire parmi eux, je leur dis que je ne saurais leur donner demeilleurs réglements que ceux qu’ils pouvaient s’imposer eux-mêmes.Seulement je leur fis promettre de vivre en amitié et en bonvoisinage les uns avec les autres. Et je me préparai à lesquitter.

Une chose que je ne dois point passer soussilence, c’est que, nos colons étant alors constitués en une sortede république et surchargés de travaux, il était incongru quetrente-sept Indiens vécussent dans un coin de l’île indépendants etinoccupés ; car, excepté de pourvoir à leur nourriture, ce quin’était pas toujours sans difficulté, ils n’avaient aucune espèced’affaire ou de propriété à administrer. Aussi proposai-je augouverneur Espagnol d’aller les trouver avec le père deVendredi et de leur offrir de se disperser et deplanter pour leur compte, ou d’être agrégés aux différentesfamilles comme serviteurs, et entretenus pour leur travail, sansêtre toutefois absolument esclaves ; car je n’aurais pas voulusouffrir qu’on les soumît à l’esclavage, ni par la force ni parnulle autre voie, parce que leur liberté leur avait été octroyéepar capitulation, et qu’elle était un article de reddition, choseque l’honneur défend de violer.

Ils adhérèrent volontiers à la proposition etsuivirent touts de grand cœur le gouverneur Espagnol. Nous leurdépartîmes donc des terres et des plantations ; trois ouquatre d’entre eux en acceptèrent, mais touts les autrespréférèrent être employés comme serviteurs dans les diversesfamilles que nous avions fondées ; et ainsi ma colonie fut àpeu près établie comme il suit : les Espagnols possédaient monhabitation primitive, laquelle était la ville capitale, et avaientétendu leur plantation tout le long du ruisseau qui formait lacrique dont j’ai si souvent parlé, jusqu’à ma tonnelle : enaccroissant leurs cultures ils poussaient toujours à l’Est. LesAnglais habitaient dans la partie Nord-Est, où WillAtkins et ses compagnons s’étaient fixés tout d’abord, ets’avançaient au Sud et au Sud-Ouest en deçà des possessions desEspagnols. Chaque plantation avait au besoin un grand supplément deterrain à sa disposition, de sorte qu’il ne pouvait y avoir lieu dese chamailler par manque de place.

Toute la pointe occidentale de l’île futlaissée inhabitée, afin que si quelques Sauvages y abordaientseulement pour y consommer leurs barbaries accoutumées, ils pussentaller et venir librement ; s’ils ne vexaient personne,personne n’avait envie de les vexer. Sans doute ils y débarquèrentsouvent, mais ils s’en retournèrent, sans plus ; car je n’aijamais entendu dire que mes planteurs eussent été attaqués ettroublés davantage.

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