Robinson Crusoé – Tome II

LA BIBLE

Il me revint alors à l’esprit que j’avaisinsinué à mon ami l’ecclésiastique que l’œuvre de la conversion denos Sauvages pourrait peut-être s’accomplir en son absence et à sasatisfaction ; et je lui dis que je la croyais à cette heureen beau chemin ; car ces Indiens étant ainsi répartis parmiles Chrétiens, si chacun de ceux-ci voulait faire son devoir auprèsde ceux qui se trouvaient sous sa main, j’espérais que celapourrait avoir un fort bon résultat.

Il en tomba d’accord d’emblée : « –Si toutefois, dit-il, ils voulaient faire leur devoir ; maiscomment, ajouta-t-il, obtiendrons-nous cela d’eux ? » –Je lui répondis que nous les manderions touts ensemble, et leur enimposerions la charge, ou bien que nous irions les trouver chacunen particulier, ce qu’il jugea préférable. Nous nous partageâmesdonc la tâche, lui pour en parler aux Espagnols qui étaient toutspapistes, et moi aux anglais qui étaient touts protestants ;et nous leur recommandâmes instamment et leur fîmes promettre de nejamais établir aucune distinction de Catholiques ou de Réformés, enexhortant les Sauvages à se faire Chrétiens, mais de leur donnerune connaissance générale du vrai Dieu et deJésus-Christ, leur Sauveur. Ils nous promirentpareillement qu’ils n’auraient jamais les uns avec les autres aucundifférent, aucune dispute au sujet de la religion.

Quand j’arrivai à la maison de WillAtkins, – si je puis l’appeler ainsi, car jamais pareilédifice, pareil morceau de clayonnage, je crois, n’eut sonsemblable dans le monde, – quand j’arrivai là, dis-je, j’y trouvaila jeune femme dont précédemment j’ai parlé et l’épouse deWilliam Atkins liées intimement. Cette jeune femmesage et religieuse avait perfectionné l’œuvre que WillAtkins avait commencée ; et, quoique ce ne fût pas plusde quatre jours après ce dont je viens de donner la relation,cependant la néophyte indienne était devenue une chrétienne telleque m’en ont rarement offert mes observations et le commerce dumonde.

Dans la matinée qui précéda cette visite, ilme vint à l’idée que parmi les choses nécessaires que j’avais àlaisser à mes Anglais, j’avais oublié de placer une Bible, et qu’encela je me montrais moins attentionné à leur égard que ne l’avaitété envers moi ma bonne amie la veuve, lorsqu’en m’envoyant deLisbonne la cargaison de cent livres sterling, elle y avait glissétrois Bibles et un livre de prières. Toutefois la charité de cettebrave femme eut une plus grande extension qu’elle ne l’avaitimaginé ; car il était réservé à ses présents de servir à laconsolation et à l’instruction de gens qui en firent un bienmeilleur usage que moi-même.

Je mis une de ces Bibles dans ma poche, etlorsque j’arrivai à la rotonde ou maison de WilliamAtkins, et que j’eus appris que la jeune épousée et lafemme baptisée d’Atkins avaient conversé ensemble surla religion, – car Will me l’annonça avec beaucoup dejoie, – je demandai si elles étaient réunies en ce moment, et il merépondit que oui. J’entrai donc dans la maison, il m’y suivit, etnous les trouvâmes toutes deux en grande conversation. –« Oh ! sir, me dit WilliamAtkins, quand Dieu a des pécheurs à réconcilier à lui, etdes étrangers à introduire dans son royaume, il ne manque pas demessagers. Ma femme s’est acquis un nouveau guide ; moi je mereconnais aussi indigne qu’incapable de cette œuvre ; cettejeune personne nous a été envoyée du Ciel : il suffiraitd’elle pour convertir toute une île de Sauvages. » – La jeuneépousée rougit et se leva pour se retirer, mais je l’invitai à serasseoir. – « Vous avez une bonne œuvre entre les mains, luidis-je, j’espère que Dieu vous bénira dans cette œuvre. »

Nous causâmes un peu ; et, nem’appercevant pas qu’ils eussent aucun livre chez eux, sanstoutefois m’en être enquis, je mis la main dans ma poche et j’entirai ma Bible. – « Voici, dis-je à Atkins, queje vous apporte un secours que peut-être vous n’aviez pas jusqu’àcette heure. » – Le pauvre homme fut si confondu, que dequelque temps il ne put proférer une parole. Mais, revenant à lui,il prit le livre à deux mains, et se tournant vers sa femme :– « Tenez, ma chère, s’écria-t-il, ne vous avais-je pas ditque notre Dieu, bien qu’il habite là-haut, peut entendre ce quenous disons ! Voici ce livre que j’ai demandé par mes prièresquand vous et moi nous nous agenouillâmes près du buisson. Dieunous a entendu et nous l’envoie. » – En achevant ces mots iltomba dans de si vifs transports, qu’au milieu de la joie deposséder ce livre et des actions de grâce qu’il en rendait à Dieu,les larmes ruisselaient sur sa face comme à un enfant quipleure.

La femme fut émerveillée et pensa tomber dansune méprise que personne de nous n’avait prévue ; elle crutfermement que Dieu lui avait envoyé le livre sur la demande de sonmari. Il est vrai qu’il en était ainsi providentiellement, et qu’onpouvait le prendre ainsi dans un sens raisonnable ; mais jecrois qu’il n’eût pas été difficile en ce moment de persuader àcette pauvre femme qu’un messager exprès était venu du Cieluniquement dans le dessein de lui apporter ce livre. C’étaitmatière trop sérieuse pour tolérer aucune supercherie ; aussime tournai-je vers la jeune épousée et lui dis-je que nous nedevions point en imposer à la nouvelle convertie, dans sa primitiveet ignorante intelligence des choses, et je la priai de luiexpliquer qu’on peut dire fort justement que Dieu répond à nossuppliques, quand, par le cours de sa providence, pareilles chosesd’une façon toute particulière adviennent comme nous l’avionsdemandé ; mais que nous ne devons pas nous attendre à recevoirdes réponses du Ciel par une voie miraculeuse et toute spéciale, etque c’est un bien pour nous qu’il n’en soit pas ainsi.

La jeune épousée s’acquitta heureusement de cesoin, de sorte qu’il n’y eut, je vous assure, nulle fraude pieuselà-dedans. Ne point détromper cette femme eût été à mes yeux laplus injustifiable imposture du monde. Toutefois le saisissement dejoie de Will Atkins passait vraiment toute expression,et là pourtant, on peut en être certain, il n’y avait riend’illusoire. À coup sûr, pour aucune chose semblable, jamais hommene manifesta plus de reconnaissance qu’il n’en montra pour le donde cette Bible ; et jamais homme, je crois, ne fut ravi deposséder une Bible par de plus dignes motifs. Quoiqu’il eût été lacréature la plus scélérate, la plus dangereuse, la plus opiniâtre,la plus outrageuse, la plus furibonde et la plus perverse, cethomme peut nous servir d’exemple à touts pour la bonne éducationdes enfants, à savoir que les parents ne doivent jamais négligerd’enseigner et d’instruire et ne jamais désespérer du succès deleurs efforts, les enfants fussent-ils à ce point opiniâtres etrebelles, ou en apparence insensibles à l’instruction ; car sijamais Dieu dans sa providence vient à toucher leur conscience, laforce de leur éducation reprend son action sur eux, et les premiersenseignements des parents ne sont pas perdus, quoiqu’ils aient purester enfouis bien des années : un jour ou l’autre ilspeuvent en recueillir bénéfice.

C’est ce qui advint à ce pauvre homme. Quelqueignorant ou quelque dépourvu qu’il fût de religion et deconnaissance chrétienne, s’étant trouvé avoir à faire alors à plusignorant que lui, la moindre parcelle des instructions de son bonpère, qui avait pu lui revenir à l’esprit lui avait été d’un grandsecours.

Entre autres choses il s’était rappelé,disait-il, combien son père avait coutume d’insister surl’inexprimable valeur de la Bible, dont la possession est unprivilége et un trésor pour l’homme, les familles et les nations.Toutefois il n’avait jamais conçu la moindre idée du prix de celivre jusqu’au moment où, ayant à instruire des payens, desSauvages, des barbares, il avait eu faute de l’assistance del’Oracle Écrit.

La jeune épousée fut aussi enchantée de celapour la conjoncture présente, bien qu’elle eût déjà, ainsi que lejeune homme, une Bible à bord de notre navire, parmi les effets quin’étaient pas encore débarqués. Maintenant, après avoir tant parléde cette jeune femme, je ne puis omettre à propos d’elle et de moiun épisode encore qui renferme en soi quelque chose detrès-instructif et de très-remarquable.

J’ai raconté à quelle extrémité la pauvrejeune suivante avait été réduite ; comment sa maîtresse,exténuée par l’inanition, était morte à bord de ce malheureuxnavire que nous avions rencontré en mer, et comment l’équipageentier étant tombé dans la plus atroce misère, lagentlewoman, son fils et sa servante avaientété d’abord durement traités quant aux provisions, et finalementtotalement négligés et affamés, c’est-à-dire livrés aux plusaffreuses angoisses de la faim.

Un jour, m’entretenant avec elle desextrémités qu’ils avaient souffertes, je lui demandai si ellepourrait décrire, d’après ce qu’elle avait ressenti, ce que c’estque mourir de faim, et quels en sont les symptômes. Elle merépondit qu’elle croyait le pouvoir, et elle me narra fortexactement son histoire en ces termes :

– « D’abord, sir, dit-elle,durant quelques jours nous fîmes très-maigre chère et souffrîmesbeaucoup la faim, puis enfin nous restâmes sans aucune espèced’aliments, excepté du sucre, un peu de vin et un peu d’eau. Lepremier jour où nous ne reçûmes point du tout de nourriture, je mesentis, vers le soir, d’abord du vide et du malaise à l’estomac,et, plus avant dans la soirée, une invincible envie de bâiller etde dormir. Je me jetai sur une couche dans la grande cabine pourreposer, et je reposai environ trois heures, puis je m’éveillaiquelque peu rafraîchie, ayant pris un verre de vin en me couchant.Après être demeurée trois heures environ éveillée, il pouvait êtrealors cinq heures du matin, je sentis de nouveau du vide et dumalaise à l’estomac, et je me recouchai ; mais harassée etsouffrante, je ne pus dormir du tout. Je passai ainsi tout ledeuxième jour dans de singulières intermittences, d’abord de faim,puis de douleurs, accompagnées d’envies de vomir. La deuxième nuit,obligée de me mettre au lit derechef sans avoir rien pris qu’unverre d’eau claire, et m’étant assoupie, je rêvai que j’étais à laBarbade, que le marché était abondamment fourni de provisions, quej’en achetais pour ma maîtresse, puis que je revenais et dînaistout mon soûl.

» Je crus après ceci mon estomac aussi pleinqu’au sortir d’un bon repas ; mais quand je m’éveillai je fuscruellement atterrée en me trouvant en proie aux horreurs de lafaim. Le dernier verre de vin que nous eussions, je le bus aprèsavoir mis du sucre, pour suppléer par le peu d’esprit qu’ilcontient au défaut de nourriture. Mais n’ayant dans l’estomac nullesubstance qui pût fournir au travail de la digestion, je trouvaique le seul effet du vin était de faire monter de désagréablesvapeurs de l’estomac au cerveau, et, à ce qu’on me rapporta, jedemeurai stupide et inerte, comme une personne ivre, pendantquelque temps.

» Le troisième jour dans la matinée après unenuit de rêves étranges, confus et incohérents, où j’avais plutôtsommeillé que dormi, je m’éveillai enragée et furieuse de faim, etje doute, au cas où ma raison ne fût revenue et n’en eût triomphé,je doute, dis-je, si j’eusse été mère et si j’eusse eu un jeuneenfant avec moi, que sa vie eût été en sûreté.

» Ce transport dura environ trois heures,pendant lesquelles deux fois je fus aussi folle à lier qu’aucunhabitant de Bedlam, comme mon jeune maître me l’a ditet comme il peut aujourd’hui vous le confirmer.

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