Robinson Crusoé – Tome II

ÉPISODE DE LA CABINE

» Dans un de ces accès de frénésie ou dedémence, soit par l’effet du mouvement du vaisseau ou que mon piedeût glissé, je ne sais, je tombai, et mon visage heurta contre lecoin du lit de veille où couchait ma maîtresse. À ce coup le sangruissela de mon nez. Le cabin-boy m’apporta un petitbassin, je m’assis et j’y saignai abondamment. À mesure que le sangcoulait je revenais à moi, et la violence du transport ou de lafièvre qui me possédait s’abattait ainsi que la partie vorace de mafaim.

» Alors je me sentis de nouveau malade, etj’eus des soulèvements de cœur ; mais je ne pus vomir, car jen’avais dans l’estomac rien à rejeter. Après avoir saigné quelquetemps je m’évanouis : l’on crut que j’étais morte. Je revinsbientôt à moi, et j’eus un violent mal à l’estomac impossible àdécrire. Ce n’était point des tranchées, mais une douleurd’inanition atroce et déchirante. Vers la nuit elle fit place à unesorte de désir déréglé, à une envie de nourriture, à quelque chosede semblable, je suppose, aux envies d’une femme grosse. Je pris unautre verre d’eau avec du sucre ; mais mon estomac y répugna,et je rendis tout. Alors je bus un verre d’eau sans sucre que jegardai, et je me remis sur le lit, priant du fond du cœur, afinqu’il plût à Dieu de m’appeler à lui ; et après avoir calmémon esprit par cet espoir, je sommeillai quelque temps. À monréveil, affaiblie par les vapeurs qui s’élèvent d’un estomac vide,je me crus mourante. Je recommandai mon âme à Dieu, et je souhaitaivivement que quelqu’un voulût me jeter à la mer.

» Durant tout ce temps ma maîtresse étaitétendue près de moi, et, comme je l’appréhendais, sur le pointd’expirer. Toutefois elle supportait son mal avec beaucoup plus derésignation que moi, et donna son dernier morceau de pain à sonfils, mon jeune maître, qui ne voulait point le prendre ; maiselle le contraignit à le manger, et c’est, je crois, ce qui luisauva la vie.

» Vers le matin, je me rendormis, et quand jeme réveillai, d’abord j’eus un débordement de pleurs, puis unsecond accès de faim dévorante, tel que je redevins vorace etretombai dans un affreux état : si ma maîtresse eût été morte,quelle que fût mon affection pour elle, j’ai la conviction quej’aurais mangé un morceau de sa chair avec autant de goût et aussiindifféremment que je le fis jamais de la viande d’aucun animaldestiné à la nourriture ; une ou deux fois, je fus tentée demordre à mon propre bras. Enfin, j’apperçus le bassin dans lequelétait le sang que j’avais perdu la veille ; j’y courus, etj’avalai ce sang avec autant de hâte et d’avidité que si j’eusseété étonnée que personne ne s’en fût emparé déjà, et que j’eussecraint qu’on voulût alors me l’arracher.

» Bien qu’une fois faite cette action meremplit d’horreur, cependant cela étourdit ma grosse faim, et,ayant pris un verre d’eau pure, je fus remise et restaurée pourquelques heures. C’était le quatrième jour, et je me soutins ainsijusque vers la nuit, où, dans l’espace de trois heures, je passaide nouveau, tour à tour, par toutes les circonstances précédentes,c’est-à-dire que je fus malade, assoupie, affamée, souffrante del’estomac, puis de nouveau vorace, puis de nouveau malade, puisfolle, puis éplorée, puis derechef vorace. De quart d’heure enquart d’heure changeant ainsi d’état, mes forces s’épuisèrenttotalement. À la nuit, je me couchai, ayant pour toute consolationl’espoir de mourir avant le matin.

» Je ne dormis point de toute cette nuit, mafaim était alors devenue une maladie, et j’eus une terrible coliqueet des tranchées engendrées par les vents qui, au défaut denourriture, s’étaient frayé un passage dans mes entrailles. Jerestai dans cet état jusqu’au lendemain matin, où je fus quelquepeu surprise par les plaintes et les lamentations de mon jeunemaître, qui me criait que sa mère était morte. Je me soulevai unpeu, n’ayant pas la force de me lever, mais je vis qu’ellerespirait encore, quoiqu’elle ne donnât que de faibles signes devie.

» J’avais alors de telles convulsionsd’estomac, provoquées par le manque de nourriture, que je nesaurais en donner une idée ; et de fréquents déchirements, destranses de faim telles que rien n’y peut être comparé, sinon lestortures de la mort. C’est dans cet état que j’étais, quandj’entendis au-dessus de moi les matelots crier : – « Unevoile ! une voile ! » – et vociférer et sauter commes’ils eussent été en démence.

» Je n’étais pas capable de sortir du lit, mamaîtresse encore moins, et mon jeune maître était si malade que jele croyais expirant. Nous ne pûmes donc ouvrir la porte de lacabine ni apprendre ce qui pouvait occasionner un pareil tumulte.Il y avait deux jours que nous n’avions eu aucun rapport avec lesgens de l’équipage, qui nous avaient dit n’avoir pas dans lebâtiment une bouchée de quoi que ce soit à manger. Et depuis, ilsnous avouèrent qu’ils nous avaient crus morts.

» C’était là l’affreux état où nous étionsquand vous fûtes envoyé pour nous sauver la vie. Et comment vousnous trouvâtes, sir, vous le savez aussi bien et mêmemieux que moi. »

Tel fut son propre récit. C’était une relationtellement exacte de ce qu’on souffre en mourant de faim, que jamaisvraiment je n’avais rien ouï de pareil, et qu’elle futexcessivement intéressante pour moi. Je suis d’autant plus disposéà croire que cette peinture est vraie, que le jeune homme m’entoucha lui-même une bonne partie, quoique, à vrai dire, d’une façonmoins précise et moins poignante, sans doute parce que sa mèrel’avait soutenu aux dépens de sa propre vie. Bien que la pauvreservante fût d’une constitution plus forte que sa maîtresse, déjàsur le retour et délicate, il se peut qu’elle ait eu à lutter pluscruellement contre la faim, je veux dire qu’il peut être présumableque cette infortunée en ait ressenti les horreurs plus tôt que samaîtresse, qu’on ne saurait blâmer d’avoir gardé les derniersmorceaux, sans en rien abandonner pour le soulagement de saservante. Sans aucun doute d’après cette relation, si notre navireou quelque autre ne les eût pas si providentiellement rencontrés,quelques jours de plus, et ils étaient touts morts, à moins qu’ilsn’eussent prévenu l’événement en se mangeant les uns lesautres ; et même, dans leur position, cela ne leur eût que peuservi, vu qu’ils étaient à cinq cents lieues de toute terre et horsde toute possibilité d’être secourus autrement que de la manièremiraculeuse dont la chose advint. Mais ceci soit dit en passant. Jeretourne à mes dispositions concernant ma colonie.

Et d’abord il faut observer que, pour maintesraisons, je ne jugeai pas à propos de leur parler du sloopque j’avais embarqué en botte, et que j’avais pensé faire assemblerdans l’île ; car je trouvai, du moins à mon arrivée, de tellessemences de discorde parmi eux, que je vis clairement, si jereconstruisais le sloop et le leur laissais, qu’au moindremécontentement ils se sépareraient, s’en iraient chacun de soncôté, ou peut-être même s’adonneraient à la piraterie et feraientainsi de l’île un repaire de brigands, au lieu d’une colonie degens sages et religieux comme je voulais qu’elle fût. Je ne leurlaissai pas davantage, pour la même raison, les deux pièces decanon de bronze que j’avais à bord et les deux caronades dont monneveu s’était chargé par surcroît. Ils me semblaient suffisammentéquipés pour une guerre défensive contre quiconque entreprendraitsur eux ; et je n’entendais point les armer pour une guerreoffensive ni les encourager à faire des excursions pour attaquerautrui, ce qui, en définitive, n’eût attiré sur eux et leursdesseins que la ruine et la destruction. Je réservai, enconséquence, le sloop et les canons pour leur être utilesd’une autre manière, comme je le consignerai en son lieu.

J’en avais alors fini avec mon île. Laissanttouts mes planteurs en bonne passe, et dans une situationflorissante, je retournai à bord de mon navire le cinquième jour demai, après avoir demeuré vingt-cinq jours parmi eux ; commeils étaient touts résolus à rester dans l’île jusqu’à ce que jevinsse les en tirer, je leur promis de leur envoyer de nouveauxsecours du Brésil, si je pouvais en trouver l’occasion, etspécialement je m’engageai à leur envoyer du bétail, tels quemoutons, cochons et vaches : car pour les deux vaches et lesveaux que j’avais emmenés d’Angleterre, la longueur de la traverséenous avait contraints à les tuer, faute de foin pour lesnourrir.

Le lendemain, après les avoir salués de cinqcoups de canon de partance, nous fîmes voile, et nous arrivâmes àla Baie de Touts-les-Saints, au Brésil, en vingt-deux joursenviron, sans avoir rencontré durant le trajet rien de remarquableque ceci : Après trois jours de navigation, étant abriés et lecourant nous portant violemment au Nord-Nord-Est dans une baie ougolfe vers la côte, nous fûmes quelque peu entraînés hors de notreroute, et une ou deux fois nos hommes crièrent : –« Terre à l’Est ! » – Mais était-ce le Continent oudes îles ? C’est ce que nous n’aurions su dire aucunement.

Or le troisième jour, vers le soir, la merétant douce et le temps calme, nous vîmes la surface de l’eau enquelque sorte couverte, du côté de la terre, de quelque chose detrès-noir, sans pouvoir distinguer ce que c’était. Mais un instantaprès, notre second étant monté dans les haubans du grand mât, etayant braqué une lunette d’approche sur ce point, cria que c’étaitune armée. Je ne pouvais m’imaginer ce qu’il entendait par unearmée, et je lui répondis assez brusquement, l’appelant fou, ouquelque chose semblable. – « Oui-da, sir, dit-il,ne vous fâchez pas, car c’est bien une armée et même uneflotte ; car je crois qu’il y a bien mille canots ! Vouspouvez d’ailleurs les voir pagayer ; ils s’avancent en hâtevers nous, et sont pleins de monde. »

Dans le fond je fus alors un peu surpris,ainsi que mon neveu, le capitaine ; comme il avait entendudans l’île de terribles histoires sur les Sauvages et n’était pointencore venu dans ces mers, il ne savait trop que penser decela ; et deux ou trois fois il s’écria que nous allions toutsêtre dévorés. Je dois l’avouer, vu que nous étions abriés, et quele courant portait avec force vers la terre, je mettais les chosesau pire. Cependant je lui recommandai de ne pas s’effrayer, mais defaire mouiller l’ancre aussitôt que nous serions assez près poursavoir s’il nous fallait en venir aux mains avec eux.

Le temps demeurant calme, et les canotsnageant rapidement vers nous, je donnai l’ordre de jeter l’ancre etde ferler toutes nos voiles. Quant aux Sauvages, je dis à nos gensque nous n’avions à redouter de leur part que le feu ; que,pour cette raison, il fallait mettre nos embarcations à la mer, lesamarrer, l’une à la proue, l’autre à la poupe, les bien équipertoutes deux, et attendre ainsi l’événement. J’eus soin que leshommes des embarcations se tinssent prêts, avec des seaux et desécopes, à éteindre le feu si les Sauvages tentaient de le mettre àl’extérieur du navire.

Dans cette attitude nous les attendîmes, et enpeu de temps ils entrèrent dans nos eaux ; mais jamais sihorrible spectacle ne s’était offert à des Chrétiens ! Monlieutenant s’était trompé de beaucoup dans le calcul de leurnombre, – je veux dire en le portant à mille canots, – le plus quenous pûmes en compter quand ils nous eurent atteints étantd’environ cent vingt-six. Ces canots contenaient une multituded’Indiens ; car quelques-uns portaient seize ou dix-septhommes, d’autres davantage, et les moindre six ou sept.

Lorsqu’ils se furent approchés de nous, ilssemblèrent frappés d’étonnement et d’admiration, comme à l’aspectd’une chose qu’ils n’avaient sans doute jamais vue auparavant, etils ne surent d’abord, comme nous le comprîmes ensuite, comment s’yprendre avec nous. Cependant, ils s’avancèrent hardiment, etparurent se disposer à nous entourer ; mais nous criâmes à noshommes qui montaient les chaloupes, de ne pas les laisser venirtrop près.

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