Robinson Crusoé – Tome II

MORT DE VENDREDI

Cet ordre nous amena un engagement avec eux,sans que nous en eussions le dessein ; car cinq ou six deleurs grands canots s’étant fort approchés de notre chaloupe, nosgens leur signifièrent de la main de se retirer, ce qu’ilscomprirent fort bien, et ce qu’ils firent ; mais, dans leurretraite, une cinquantaine de flèches nous furent décochées de cespirogues, et un de nos matelots de la chaloupe tomba grièvementblessé.

Néanmoins, je leur criai de ne point fairefeu ; mais nous leur passâmes bon nombre de planches, dont lecharpentier fit sur-le-champ une sorte de palissade ou de rempart,pour les défendre des flèches des Sauvages, s’ils venaient à tirerde nouveau.

Une demi-heure après environ, ils s’avancèrenttouts en masse sur notre arrière, passablement près, si près même,que nous pouvions facilement les distinguer, sans toutefoispénétrer leur dessein. Je reconnus aisément qu’ils étaient de mesvieux amis, je veux dire de la même race de Sauvages que ceux aveclesquels j’avais eu coutume de me mesurer. Ensuite ils nagèrent unpeu plus au large jusqu’à ce qu’ils fussent vis-à-vis de notreflanc, puis alors tirèrent à la rame droit sur nous, ets’approchèrent tellement qu’ils pouvaient nous entendre parler. Surce, j’ordonnai à touts mes hommes de se tenir clos et couverts, depeur que les Sauvages ne décochassent de nouveau quelques traits,et d’apprêter toutes nos armes. Comme ils se trouvaient à portée dela voix, je fis monter Vendredi sur le pont pours’arraisonner avec eux dans son langage, et savoir ce qu’ilsprétendaient. Il m’obéit. Le comprirent-ils ou non, c’est ce quej’ignore ; mais sitôt qu’il les eut hélés, six d’entre eux,qui étaient dans le canot le plus avancé, c’est-à-dire le plusrapproché de nous, firent volte-face, et, se baissant, nousmontrèrent leur derrière nu, précisément comme si, en anglais, saufvotre respect, Ils nous eussent dit :Baise… Était-ce un défi ou un cartel,était-ce purement une marque de mépris ou un signal pour lesautres, nous ne savions ; mais au même instantVendredi s’écria qu’ils allaient tirer, et,malheureusement pour lui, pauvre garçon ! ils firent volerplus de trois cents flèches ; et, à mon inexprimable douleur,tuèrent ce pauvre Vendredi, exposé seul à leur vue.L’infortuné fut percé de trois flèches et trois autres tombèrenttrès-près de lui, tant ils étaient de redoutables tireurs.

Je fus si furieux de la perte de mon vieuxserviteur, le compagnon de touts mes chagrins et de mes solitudes,que j’ordonnai sur-le-champ de charger cinq canons à biscayens etquatre à boulets et nous leur envoyâmes une bordée telle, que deleur vie ils n’en avaient jamais essuyé de pareille, à coupsûr.

Ils n’étaient pas à plus d’une demi-encâblurequand nous fîmes feu, et nos canonniers avaient pointé si juste,que trois ou quatre de leurs canots furent, comme nous eûmes toutlieu de le croire, renversés d’un seul coup.

La manière incongrue dont ils nous avaienttourné leur derrière tout nu ne nous avait pas grandementoffensé ; d’ailleurs, il n’était pas certain que cela, quipasserait chez nous pour une marque du plus grand mépris, fût pareux entendu de même ; aussi avais-je seulement résolu de lessaluer en revanche de quatre ou cinq coups de canon à poudre, ceque je savais devoir les effrayer suffisamment. Mais quand ilstirèrent directement sur nous avec toute la furie dont ils étaientcapables, et surtout lorsqu’ils eurent tué mon pauvreVendredi, que j’aimais et estimais tant, et qui, parle fait, le méritait si bien, non-seulement je crus ma colèrejustifiée devant Dieu et devant les hommes, mais j’aurais étécontent si j’eusse pu les submerger eux et touts leurs canots.

Je ne saurais dire combien nous en tuâmes nicombien nous en blessâmes de cette bordée ; mais, assurément,jamais on ne vit un tel effroi et un tel hourvari parmi une tellemultitude : il y avait bien en tout, frisées et culbutées,treize ou quatorze pirogues dont les hommes s’étaient jetés à lanage ; le reste de ces barbares, épouvantés, éperdus,s’enfuyaient aussi vite que possible, se souciant peu de sauverceux dont les pirogues avaient été brisées ou effondrées par notrecanonnade. Aussi, je le suppose, beaucoup d’entre eux périrent-ils.Un pauvre diable, qui luttait à la nage contre les flots, futrecueilli par nos gens plus d’une heure après que touts étaientpartis.

Nos coups de canon à biscayens durent en tueret en blesser un grand nombre ; mais, bref, nous ne pûmessavoir ce qu’il en avait été : ils s’enfuirent siprécipitamment qu’au bout de trois heures ou environ, nousn’appercevions plus que trois ou quatre canots traîneurs[17]. Et nous ne revîmes plus les autres,car, une brise se levant le même soir, nous appareillâmes et fîmesvoile pour le Brésil.

Nous avions bien un prisonnier, mais il étaitsi triste, qu’il ne voulait ni manger ni parler. Nous nousfigurâmes touts qu’il avait résolu de se laisser mourir de faim.Pour le guérir, j’usai d’un expédient : j’ordonnai qu’on leprît, qu’on le redescendît dans la chaloupe, et qu’on lui fîtaccroire qu’on allait le rejeter à la mer, et l’abandonner où onl’avait trouvé, s’il persistait à garder le silence. Ils’obstina : nos matelots le jetèrent donc réellement à la meret s’éloignèrent de lui ; alors il les suivit, car il nageaitcomme un liége, et se mit à les appeler dans sa langue ; maisils ne comprirent pas un mot de ce qu’il disait. Cependant, à lafin, ils le reprirent à bord. Depuis, il devint plus traitable, etje n’eus plus recours à cet expédient.

Nous remîmes alors à la voile. J’étaisinconsolable de la perte de mon serviteur Vendredi etje serais volontiers retourné dans l’île pour y prendrequelqu’autre sauvage à mon service, mais cela ne se pouvaitpas ; nous poursuivîmes donc notre route. Nous avions unprisonnier, comme je l’ai dit, et beaucoup de temps s’écoula avantque nous pussions lui faire entendre la moindre chose. À la longue,cependant, nos gens lui apprirent quelque peu d’anglais, et il semontra plus sociable. Nous lui demandâmes de quel pays ilvenait : sa réponse nous laissa au même point, car son langageétait si étrange, si guttural, et se parlait de la gorge d’unefaçon si sourde et si bizarre, qu’il nous fut impossible d’enrecueillir un mot, et nous fûmes touts d’avis qu’on pouvait aussibien parler ce baragouin avec un bâillon dans la bouchequ’autrement. Ses dents, sa langue, son palais, ses lèvres, autantque nous pûmes voir, ne lui étaient d’aucun usage : il formaitses mots, précisément comme une trompe de chasse forme un ton, àplein gosier. Il nous dit cependant, quelque temps après, quandnous lui eûmes enseigné à articuler un peu l’anglais, qu’ils s’enallaient avec leurs rois pour livrer une grande bataille. Comme ilavait dit rois, nous lui demandâmes combien ils enavaient. Il nous répondit qu’il y avait là cinqnation, – car nous ne pouvions lui fairecomprendre l’usage de l’S au pluriel, – et qu’elles s’étaientréunies pour combattre deux autres NATION.Nous lui demandâmes alors pourquoi ils s’étaient avancés sur nous.– « Pour faire la grande merveille regarder, » – dit-il(To makee te great wonder look). À ce propos, il est bonde remarquer, que touts ces naturels, de même que ceux d’Afrique,quand ils apprennent l’anglais, ajoutent toujours deux E à la findes mots où nous n’en mettons qu’un, et placent l’accent sur ledernier, comme makee, takee, par exemple,prononciation vicieuse dont on ne saurait les désaccoutumer, etdont j’eus beaucoup de peine à débarrasser Vendredi,bien que j’eusse fini par en venir à bout.

Et maintenant que je viens de nommer encoreune fois ce pauvre garçon, il faut que je lui dise un dernieradieu. Pauvre honnête Vendredi !… Nousl’ensevelîmes avec toute la décence et la solemnité possibles. Onle mit dans un cercueil, on le jeta à la mer, et je fis tirer pourlui onze coups de canon. Ainsi finit la vie du plus reconnaissant,du plus fidèle, du plus candide, du plus affectionné serviteur quifût jamais.

À la faveur d’un bon vent, nous cinglionsalors vers le Brésil, et, au bout de douze jours environs, nousdécouvrîmes la terre par latitude de cinq degrés Sud de laligne : c’est là le point le plus Nord-Est de toute cettepartie de l’Amérique. Nous demeurâmes Sud-quart-Est en vue de cettecôte pendant quatre jours ; nous doublâmes alors le CapSaint-Augustin, et, trois jours après, nous vînmes mouiller dans laBaie de Touts-les-Saints, l’ancien lieu de ma délivrance, d’oùm’étaient venues également ma bonne et ma mauvaise fortune.

Jamais navire n’avait amené dans ce paragepersonne qui y eût moins affaire que moi, et cependant ce ne futqu’avec beaucoup de difficultés que nous fûmes admis à avoir àterre la moindre communication. Ni mon partnerlui-même, qui vivait encore, et faisait en ces lieux grande figure,ni les deux négociants, mes curateurs, ni le bruit de mamiraculeuse conservation dans l’île, ne purent obtenir cettefaveur. Toutefois, mon partner, se souvenant quej’avais donné cinq cents moidores au Prieur dumonastère des Augustins, et trois cent soixante-douze aux pauvres,alla au couvent et engagea celui qui pour lors en était le Prieur àse rendre auprès du Gouverneur pour lui demander pour moi lapermission de descendre à terre avec le capitaine, quelqu’un autreet huit matelots seulement, et ceci sous la condition expresse etabsolue que nous ne débarquerions aucune marchandise et netransporterions nulle autre personne sans autorisation.

On fut si strict envers nous, quant aunon-débarquement des marchandises, que ce ne fut qu’avec extrêmedifficulté que je pus mettre à terre trois ballots de merceriesanglaises, à savoir, de draps fins, d’étoffes et de toiles quej’avais apportées pour en faire présent à monpartner.

C’était un homme généreux et grand, bien que,ainsi que moi, il fût parti de fort bas d’abord. Quoiqu’il ne sûtpas que j’eusse le moindre dessein de lui rien donner, il m’envoyaà bord des provisions fraîches, du vin et des confitures, pour unevaleur de plus de trente moidores, à quoi il avaitjoint du tabac et trois ou quatre belles médailles d’or ; maisje m’acquittai envers lui par mon présent, qui, comme je l’ai dit,consistait en drap fin, en étoffes anglaises, en dentelles et, enbelles toiles de Hollande. Je lui livrai en outre pour cent livressterling de marchandises d’autre espèce, et j’obtins de lui, enretour, qu’il ferait assembler le sloop que j’avaisapporté avec moi d’Angleterre pour l’usage de mes planteurs, afind’envoyer à ma colonie les secours que je lui destinais.

En conséquence il se procura des bras, et lesloop fut achevé en très-peu de jours, car il était toutfaçonné déjà ; et je donnai au capitaine qui en prit lecommandement des instructions telles qu’il ne pouvait manquer detrouver l’île. Aussi la trouva-t-il, comme par la suite j’en reçusl’avis de mon partner. Le sloop fut bientôtchargé de la petite cargaison que j’adressais à mes insulaires, etun de nos marins, qui m’avait suivi dans l’île, m’offrit alors des’embarquer pour aller s’y établir moyennant une lettre de moi,laquelle enjoignît au gouverneur espagnol de lui assigner uneétendue de terrain suffisante pour une plantation, et de lui donnerles outils et les choses nécessaires pour faire des plantages, ce àquoi il se disait fort entendu, ayant été planteur au Maryland et,par-dessus le marché, boucanier.

Je confirmai ce garçon dans son dessein en luiaccordant tout ce qu’il désirait. Pour se l’attacher comme esclave,je l’avantageai en outre du Sauvage que nous avions fait prisonnierde guerre, et je fis passer l’ordre au gouverneur espagnol de luidonner sa part de tout ce dont il avait besoin, ainsi qu’auxautres.

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