Robinson Crusoé – Tome II

EMBARQUEMENT DE BESTIAUX POUR L’ÎLE

Quand nous en vînmes à équiper lesloop, mon vieux partner me dit qu’il y avaitun très-honnête homme, un planteur brésilien de sa connaissancelequel avait encouru la disgrâce de l’Église. – « Je ne saispourquoi, dit-il, mais, sur ma conscience je pense qu’il esthérétique dans le fond de son cœur. De peur de l’inquisition, il aété obligé de se cacher. À coup sûr, il serait ravi de trouver unepareille occasion de s’échapper avec sa femme et ses deux filles.Si vous vouliez bien le laisser émigrer dans votre île et luiconstituer une plantation, je me chargerais de lui donner un petitmatériel pour commencer ; car les officiers de l’Inquisitionont saisi touts ses effets et touts ses biens, et il ne lui resterien qu’un chétif mobilier et deux esclaves. Quoique je haïsse sesprincipes, cependant je ne voudrais pas le voir tomber entre leursmains ; sûrement il serait brûlé vif. »

J’adhérai sur-le-champ à cette proposition, jeréunis mon Anglais à cette famille, et nous cachâmes l’homme, safemme et ses filles sur notre navire, jusqu’au moment où lesloop mit à la voile. Alors, leurs effets ayant été portésà bord de cette embarcation quelque temps auparavant, nous les ydéposâmes quand elle fut sortie de la baie.

Notre marin fut extrêmement aise de ce nouveaucompagnon. Aussi riches l’un que l’autre en outils et en matériaux,ils n’avaient, pour commencer leur établissement, que ce dont j’aifait mention ci-dessus ; mais ils emportaient avec eux, – cequi valait tout le reste, – quelques plants de canne à sucre etquelques instruments pour la culture des cannes, à laquelle lePortugais s’entendait fort bien.

Entre autres secours que je fis passer à mestenanciers dans l’île, je leur envoyai par ce sloop :trois vaches laitières, cinq veaux, environ vingt-deux porcs, parmilesquels trois truies pleines ; enfin deux poulinières et unétalon.

J’engageai trois femmes portugaises à partir,selon ma promesse faite aux Espagnols, auxquels je recommandai deles épouser et d’en user dignement avec elles. J’aurais pu enembarquer bien davantage, mais je me souvins que le pauvre hommepersécuté avait deux filles, et que cinq Espagnols seulement endésiraient ; les autres avaient des femmes en leur puissance,bien qu’en pays éloignés.

Toute cette cargaison arriva à bon port etfut, comme il vous est facile de l’imaginer, fort bien reçue parmes vieux habitants, qui se trouvèrent alors, avec cette addition,au nombre de soixante ou soixante-dix personnes, non compris lespetits enfants, dont il y avait foison Quand je revins enAngleterre, je trouvai des lettres d’eux touts, apportées par lesloop à son retour du Brésil et venues par la voie deLisbonne. J’en accuse ici réception.

Maintenant, j’en ai fini avec mon île, jeromps avec tout ce qui la concerne ; et quiconque lira lereste de ces mémoires fera bien de l’ôter tout-à-fait de sa pensée,et de s’attendre à lire seulement les folies d’un vieillard que sespropres malheurs et à plus forte raison ceux d’autrui n’avaient puinstruire à se garer de nouveaux désastres ; d’un vieillardque n’avait pu rasseoir plus de quarante années de misères etd’adversités, que n’avaient pu satisfaire une prospérité surpassantson espérance, et que n’avaient pu rendre sage une affliction, unedétresse qui passe l’imagination.

Je n’avais pas plus affaire d’aller auxIndes-Orientales qu’un homme en pleine liberté n’en a d’allertrouver le guichetier de Newgate, et de le prier del’enfermer avec les autres prisonniers et de lui faire souffrir lafaim. Si j’avais pris un petit bâtiment anglais pour me rendredirectement dans l’île, si je l’avais chargé, comme j’avais faitl’autre vaisseau, de toutes choses nécessaires pour la plantationet pour mon peuple ; si j’avais demandé à ce gouvernement-cides lettres-patentes qui assurassent ma propriété, rangéesimplement sous la domination de l’Angleterre, ce qu’assurémentj’eusse obtenu ; si j’y avais transporté du canon, desmunitions, des esclaves, des planteurs ; si, prenantpossession de la place, je l’eusse munie et fortifiée au nom de laGrande-Bretagne et eusse accru na population, comme aisément jel’eusse pu faire ; si alors j’eusse résidé là et eusse renvoyéle vaisseau chargé de bon riz, ce qu’aussi j’eusse pu faire au boutde six mois, en mandant à mes amis de nous le réexpédier avec unchargement à notre convenance ; si j’avais fait ceci, si je mefusse fixé là, j’aurais enfin agi, moi, comme un homme de bonsens ; mais j’étais possédé d’un esprit vagabond, et jeméprisai touts ces avantages. Je complaisais à me voir le patron deces gens que j’avais placés là, et à en user avec eux en quelquesorte d’une manière haute et majestueuse comme un antique monarquepatriarcal : ayant soin de les pourvoir comme si j’eusse étéPère de toute la famille, comme je l’étais de la plantation ;mais je n’avais seulement jamais eu la prétention de planter au nomde quelque gouvernement ou de quelque nation, de reconnaîtrequelque prince, et de déclarer mes gens sujets d’une nation plutôtque d’une autre ; qui plus est, je n’avais même pas donné denom à l’île : je la laissai comme je l’avais trouvée,n’appartenant à personne, et sa population n’ayant d’autrediscipline, d’autre gouvernement que le mien, lequel, bien quej’eusse sur elle l’influence d’un père et d’un bienfaiteur, n’avaitpoint d’autorité ou de pouvoir pour agir ou commander allantau-delà de ce que, pour me plaire, elle m’accordait volontairement.Et cependant cela aurait été plus que suffisant si j’eusse résidédans mon domaine. Or, comme j’allai courir au loin et ne reparusplus, les dernières nouvelles que j’en reçus me parvinrent par lecanal de mon partner, qui plus tard envoya un autresloop à la colonie, et qui, – je ne reçus toutefois samissive que cinq années après qu’elle avait été écrite, – me donnaavis que mes planteurs n’avançaient que chétivement, et murmuraientde leur long séjour en ce lieu ; que Will Atkinsétait mort ; que cinq Espagnols étaient partis ; que,bien qu’ils n’eussent pas été très-molestés par les sauvages, ilsavaient eu cependant quelques escarmouches avec eux et qu’ils lesuppliaient de m’écrire de penser à la promesse que je leur avaisfaite de les tirer de là, afin qu’ils pussent revoir leur patrieavant de mourir.

Mais j’étais parti en chasse del’Oie-sauvage, en vérité ; et ceux quivoudront savoir quelque chose de plus sur mon compte, il fautqu’ils se déterminent à me suivre à travers une nouvelle variétéd’extravagances, de détresse et d’impertinentes aventures, où lajustice de la Providence se montre clairement, et où nous pouvonsvoir combien il est facile au Ciel de nous rassasier de nos propresdésirs, de faire que le plus ardent de nos souhaits soit notreaffliction, et de nous punir sévèrement dans les choses mêmes oùnous pensions rencontrer le suprême bonheur.

Que l’homme sage ne se flatte pas de la forcede son propre jugement, et de pouvoir faire choix par lui-même desa condition privée dans la vie. L’homme est une créature qui a lavue courte, l’homme ne voit pas loin devant lui ; et comme sespassions ne sont pas de ses meilleurs amis, ses affectionsparticulières sont généralement ses plus mauvaisconseillers[18].

Je dis ceci, faisant trait au désir impétueuxque j’avais, comme un jeune homme, de courir le monde. Combien ilétait évident alors que cette inclination s’était perpétuée en moipour mon châtiment ! Comment advint-il, de quelle manière,dans quelle circonstance, quelle en fut la conclusion, c’est choseaisée de vous le rapporter historiquement et dans touts sesdétails ; mais les fins secrètes de la divine Providence, enpermettant que nous soyons ainsi précipités dans le torrent de nospropres désirs, ne seront comprises que de ceux qui savent prêterl’oreille à la voix de la Providence et tirer de religieusesconséquences de la justice de Dieu et de leurs propres erreurs.

Que j’eusse affaire ou pas affaire, le faitest que je partis ; ce n’est point l’heure maintenant des’étendre plus au long sur la raison ou l’absurdité de ma conduite.Or, pour en revenir à mon histoire, je m’étais embarqué pour unvoyage, et ce voyage je le poursuivis.

J’ajouterai seulement que mon honnête etvéritablement pieux ecclésiastique me quitta ici[19] : un navire étant prêt à fairevoile pour Lisbonne, il me demanda permission de s’y embarquer,destiné qu’il était, comme il le remarqua, à ne jamais achever unvoyage commencé. Qu’il eût été heureux pour moi que je fusse partiavec lui !

Mais il était trop tard alors. D’ailleurs leCiel arrange toutes choses pour le mieux ; si j’étais partiavec lui, je n’aurais pas eu tant d’occasions de rendre grâce àDieu, et vous, vous n’auriez point connu la seconde partie desVoyages et Aventures de Robinson Crusoé. Il me fautdonc laisser là ces vaines apostrophes contre moi-même, etcontinuer mon voyage.

Du Brésil, nous fîmes route directement àtravers la mer Atlantique pour le Cap de Bonne-Espérance, ou, commenous l’appelons, the Cape of Good Hope, et notre courseétant généralement Sud-Est, nous eûmes une assez bonnetraversée ; par-ci par-là, toutefois, quelques grains ouquelques vents contraires. Mais j’en avais fini avec mes désastressur mer : mes infortunes et mes revers m’attendaient aurivage, afin que je fusse une preuve que la terre comme la mer seprête à notre châtiment, quand il plaît au Ciel, qui dirigel’événement des choses, d’ordonner qu’il en soit ainsi.

Notre vaisseau, faisant un voyage de commerce,il y avait à bord un subrécargue, chargé de diriger touts sesmouvements une fois arrivé au Cap ; seulement, dans chaqueport où nous devions faire escale, il ne pouvait s’arrêter au-delàd’un certain nombre de jours fixé par la charte-partie ; cecin’était pas mon affaire, je ne m’en mêlai pas du tout ; monneveu, – le capitaine, – et le subrécargue arrangeaient toutes ceschoses entre eux comme ils le jugeaient convenable.

Nous ne demeurâmes au Cap que le tempsnécessaire pour prendre de l’eau, et nous fîmes route en toutediligence pour la côte de Coromandel. De fait, nous étions informésqu’un vaisseau de guerre français de cinquante canons et deux grosbâtiments marchands étaient partis aux Indes, et comme je savaisque nous étions en guerre avec la France, je n’étais pas sansquelque appréhension à leur égard ; mais ils poursuivirentleur chemin, et nous n’en eûmes plus de nouvelles.

Je n’enchevêtrerai point mon récit ni lelecteur dans la description des lieux, le journal de nos voyages,les variations du compas, les latitudes, les distances, lesmoussons, la situation des ports, et autres choses semblables dontpresque toutes les histoires de longue navigation sont pleines,choses qui rendent leur lecture assez fastidieuse, et sontparfaitement insignifiantes pour tout le monde, excepté seulementpour ceux qui sont allés eux-mêmes dans ces mêmes parages.

C’est bien assez de nommer les ports et leslieux où nous relâchâmes, et de rapporter ce qui nous arriva dansle trajet de l’un à l’autre. – Nous touchâmes d’abord à l’île deMadagascar, où, quoiqu’ils soient farouches et perfides, etparticulièrement très-bien armés de lances et d’arcs, dont ils seservent avec une inconcevable dextérité, nous ne nous entendîmespas trop mal avec les naturels pendant quelque temps : ilsnous traitaient avec beaucoup de civilité, et pour quelquesbagatelles que nous leur donnâmes, telles que couteaux, ciseaux,et cætera, ils nous amenèrent onze bons et grasbouvillons, de moyenne taille, mais fort bien en chair, que nousembarquâmes, partie comme provisions fraîches pour notresubsistance présente, partie pour être salé pour l’avitaillement dunavire.

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