Robinson Crusoé – Tome II

VENDREDI MONTRE À DANSER À L’OURS

Je fus étonné de voir ce garçon si transporté.– « Tu es fou, lui dis-je, il te dévorera ! » –« Dévorer moi ! dévorer moi ? répétaVendredi. Moi dévorer lui, moi faire vous bonrire ; vous touts rester là, moi montrer vous bon rire. »– Aussitôt il s’assied à terre, en un tour de main ôte ses bottes,chausse une paire d’escarpins qu’il avait dans sa poche, donne soncheval à mon autre serviteur, et, armé de son fusil, se met àcourir comme le vent.

L’ours se promenait tout doucement, sanssonger à troubler personne, jusqu’à ce que Vendredi,arrivé assez près, se mit à l’appeler comme s’il pouvait lecomprendre : – « Écoute ! écoute ! moi parleravec toi. » – Nous suivions à distance ; car, ayant alorsdescendu le côté des montagnes qui regardent la Gascogne, nousétions entrés dans une immense forêt dont le sol plat était remplide clairières parsemées d’arbres çà et là.

Vendredi, qui était comme nousl’avons dit sur les talons de l’ours, le joignit promptement,ramassa une grosse pierre, la lui jeta et l’atteignit à latête ; mais il ne lui fit pas plus de mal que s’il l’avaitlancée contre un mur ; elle répondait cependant à ses fins,car le drôle était si exempt de peur, qu’il ne faisait cela quepour obliger l’ours à le poursuivre, et nous montrer bonrire, comme il disait.

Sitôt que l’ours sentit la pierre, et apperçutVendredi, il se retourna, et s’avança vers lui enfaisant de longues et diaboliques enjambées, marchant tout deguingois et d’une si étrange allure, qu’il aurait fait prendre à uncheval le petit galop. Vendredi s’enfuit et porta sacourse de notre côté comme pour demander du secours. Nous résolûmesdonc aussi de faire feu touts ensemble sur l’ours, afin de délivrermon serviteur. J’étais cependant fâché de tout cœur contre lui,pour avoir ainsi attiré la bête sur nous lorsqu’elle allait à sesaffaires par un autre chemin. J’étais surtout en colère de ce qu’ill’avait détournée et puis avait pris la fuite. Je l’appelai :« – Chien, lui dis-je, est-ce là nous faire rire ? Arriveici et reprends ton bidet, afin que nous puisions faire feu surl’animal. » – Il m’entendit et cria : – « Pastirer ! pas tirer ! rester tranquille : vous avoirbeaucoup rire. » – Comme l’agile garçon faisait deux enjambéescontre l’autre une, il tourna tout-à-coup de côté, et, appercevantun grand chêne propre pour son dessein, il nous fit signe de lesuivre ; puis, redoublant de prestesse, il monta lestement surl’arbre, ayant laissé son fusil sur la terre, à environ cinq ou sixverges plus loin.

L’ours arriva bientôt vers l’arbre. Nous lesuivions à distance. Son premier soin fut de s’arrêter au fusil etde le flairer ; puis, le laissant là, il s’agrippa à l’arbreet grimpa comme un chat, malgré sa monstrueuse pesanteur. J’étaisétonné de la folie de mon serviteur, car j’envisageais cela commetel ; et, sur ma vie, je ne trouvais là-dedans rien encore derisible, jusqu’à ce que, voyant l’ours monter à l’arbre, nous nousrapprochâmes de lui.

Quand nous arrivâmes, Vendrediavait déjà gagné l’extrémité d’une grosse branche, et l’ours avaitfait la moitié du chemin pour l’atteindre. Aussitôt que l’animalparvint à l’endroit où la branche était plus faible, –« Ah ! nous cria Vendredi, maintenant vousvoir moi apprendre l’ours à danser. » – Et il se mit à sauteret à secouer la branche. L’ours, commençant alors à chanceler,s’arrêta court et se prit à regarder derrière lui pour voir commentil s’en retournerait, ce qui effectivement nous fit rire de toutcœur. Mais il s’en fallait de beaucoup que Vendredieût fini avec lui. Quand il le vit se tenir coi, il l’appela denouveau, comme s’il eût supposé que l’ours parlait anglais : –« Comment ! toi pas venir plus loin ? Moi prie toivenir plus loin. » – Il cessa donc de sauter et de remuer labranche ; et l’ours, juste comme s’il comprenait ce qu’ildisait, s’avança un peu. Alors Vendredi se reprit àsauter, et l’ours s’arrêta encore.

Nous pensâmes alors que c’était un bon momentpour le frapper à la tête, et je criai à Vendredi derester tranquille, que nous voulions tirer sur l’ours ; maisil répliqua vivement : – « O prie ! O prie !pas tirer ; moi tirer près et alors. » – Il voulait diretout-à-l’heure. Cependant, pour abréger l’histoire,Vendredi dansait tellement et l’ours se posait d’unefaçon si grotesque, que vraiment nous pâmions de rire. Mais nous nepouvions encore concevoir ce que le camarade voulait faire. D’abordnous avions pensé qu’il comptait renverser l’ours ; mais nousvîmes que la bête était trop rusée pour cela : elle ne voulaitpas avancer, de peur d’être jetée à bas, et s’accrochait si bienavec ses grandes griffes et ses grosses pattes, que nous nepouvions imaginer quelle serait l’issue de ceci et où s’arrêteraitla bouffonnerie.

Mais Vendredi nous tira bientôtd’incertitude. Voyant que l’ours se cramponnait à la branche et nevoulait point se laisser persuader d’approcher davantage : –« Bien, bien ! dit-il, toi pas venir plus loin, moialler, moi aller ; toi pas venir à moi, moi aller àtoi. » – Sur ce, il se retire jusqu’au bout de la branche, et,la faisant fléchir sous son poids, il s’y suspend et la courbedoucement jusqu’à ce qu’il soit assez près de terre pour tomber surses pieds ; puis il court à son fusil, le ramasse et se plantelà.

– Eh bien, lui dis-je, Vendredi,que voulez-vous faire maintenant ? Pourquoi ne tirez-vouspas ? » – « Pas tirer, répliqua-t-il, pasencore ; moi tirer maintenant, moi non tuer ; moi rester,moi donner vous encore un rire. » – Ce qu’il fit en effet,comme on le verra tout-à-l’heure. Quand l’ours vit son ennemidélogé, il déserta de la branche où il se tenait, maisexcessivement lentement, regardant derrière lui à chaque pas etmarchant à reculons, jusqu’à ce qu’il eût gagné le corps del’arbre. Alors, toujours l’arrière-train en avant, il descendit,s’agrippant au tronc avec ses griffes et ne remuant qu’une patte àla fois, très-posément. Juste à l’instant où il allait appuyer sapatte de derrière sur le sol, Vendredi s’avança surlui, et, lui appliquant le canon de son fusil dans l’oreille, il lefit tomber roide mort comme une pierre.

Alors le maraud se retourna pour voir si nousn’étions pas à rire ; et quand il lut sur nos visages que nousétions fort satisfaits, il poussa lui-même un grand ricanement, etnous dit : « Ainsi nous tue ours dans ma contrée. »– « Vous les tuez ainsi ? repris-je, comment ! vousn’avez pas de fusils ? » – « Non, dit-il, pasfusils ; mais tirer grand beaucoup longues flèches. »

Ceci fut vraiment un bon divertissement pournous ; mais nous nous trouvions encore dans un lieu sauvage,notre guide était grièvement blessé, et nous savions à peine quefaire. Les hurlements des loups retentissaient toujours dans matête ; et, dans le fait, excepté le bruit que j’avais jadisentendu sur le rivage d’Afrique, et dont j’ai dit quelque chosedéjà, je n’ai jamais rien ouï qui m’ait rempli d’une si grandehorreur.

Ces raisons, et l’approche de la nuit, nousfaisaient une loi de partir ; autrement, comme l’eût souhaitéVendredi, nous aurions certainement dépouillé, cettebête monstrueuse de sa robe, qui valait bien la peine d’êtreconservée ; mais nous avions trois lieues à faire, et notreguide nous pressait. Nous abandonnâmes donc ce butin etpoursuivîmes notre voyage.

La terre était toujours couverte de neige,bien que moins épaisse et moins dangereuse que sur les montagnes.Des bêtes dévorantes, comme nous l’apprîmes plus tard, étaientdescendues dans la forêt et dans le pays plat, pressées par lafaim, pour chercher leur pâture, et avaient fait de grands ravagesdans les hameaux, où elles avaient surpris les habitants, tué ungrand nombre de leurs moutons et de leurs chevaux, et même quelquespersonnes.

Nous avions à passer un lieu dangereux dontnous parlait notre guide ; s’il y avait encore des loups dansle pays, nous devions à coup sûr les rencontrer là. C’était unepetite plaine, environnée de bois de touts les côtés, et un long etétroit défilé où il fallait nous engager pour traverser le bois etgagner le village, notre gîte.

Une demi-heure avant le coucher du soleil nousentrâmes dans le premier bois, et à soleil couché nous arrivâmesdans la plaine. Nous ne rencontrâmes rien dans ce premier bois, sice n’est que dans une petite clairière, qui n’avait pas plus d’unquart de mille, nous vîmes cinq grands loups traverser la route entoute hâte, l’un après l’autre, comme s’ils étaient en chasse dequelque proie qu’ils avaient en vue. Ils ne firent pas attention ànous, et disparurent en peu d’instants.

Là-dessus notre guide, qui, soit dit enpassant, était un misérable poltron, nous recommanda de nous mettreen défense ; il croyait que beaucoup d’autres allaientvenir.

Nous tînmes nos armes prêtes et l’œil auguet ; mais nous ne vîmes plus de loups jusqu’à ce que nouseûmes pénétré dans la plaine après avoir traversé ce bois, quiavait près d’une demi-lieue. Aussitôt que nous y fûmes arrivés,nous ne chômâmes pas d’occasion de regarder autour de nous. Lepremier objet qui nous frappa ce fut un cheval mort, c’est-à-direun pauvre cheval que les loups avaient tué. Au moins une douzained’entre eux étaient à la besogne, on ne peut pas dire en train dele manger, mais plutôt de ronger les os, car ils avaient dévorétoute la chair auparavant.

Nous ne jugeâmes point à propos de troublerleur festin, et ils ne prirent pas garde à nous.Vendredi aurait bien voulu tirer sur eux, mais je m’yopposai formellement, prévoyant que nous aurions sur les bras plusd’affaires semblables que nous ne nous y attendions. – Nousn’avions pas encore traversé la moitié de la plaine, quand, dansles bois, à notre gauche, nous commençâmes à entendre les loupshurler d’une manière effroyable, et aussitôt après nous en vîmesenviron une centaine venir droit à nous, touts en corps, et laplupart d’entre eux en ligne, aussi régulièrement qu’une arméerangée par des officiers expérimentés. Je savais à peine que fairepour les recevoir. Il me sembla toutefois que le seul moyen étaitde nous serrer touts de front, ce que nous exécutâmes sur-le-champ.Mais, pour qu’entre les décharges nous n’eussions point tropd’intervalle, je résolus que seulement de deux hommes l’un feraitfeu, et que les autres, qui n’auraient pas tiré, se tiendraientprêts à leur faire essuyer immédiatement une seconde fusillades’ils continuaient d’avancer sur nous ; puis que ceux quiauraient lâché leur coup d’abord ne s’amuseraient pas à rechargerleur fusil, mais s’armeraient chacun d’un pistolet, car nous étionstouts munis d’un fusil et d’une paire de pistolets. Ainsi nouspouvions par cette tactique faire six salves, la moitié de noustirant à la fois. Néanmoins, pour le moment, il n’y eut pasnécessité : à la première décharge les ennemis firent halte,épouvantés, stupéfiés du bruit autant que du feu. Quatre d’entreeux, frappés à la tête, tombèrent morts ; plusieurs autresfurent blessés et se retirèrent tout sanglants, comme nous pûmes levoir par la neige. Ils s’étaient arrêtés, mais ils ne battaientpoint en retraite. Me ressouvenant alors d’avoir entendu dire queles plus farouches animaux étaient jetés dans l’épouvante à la voixde l’homme, j’enjoignis à touts nos compagnons de crier aussi hautqu’ils le pourraient, et je vis que le dicton n’était pasabsolument faux ; car, à ce cri, les loups commencèrent àreculer et à faire volte-face. Sur le coup j’ordonnai de saluerleur arrière-garde d’une seconde décharge, qui leur fit prendre legalop, et ils s’enfuirent dans les bois.

Ceci nous donna le loisir de recharger nosarmes, et, pour ne pas perdre de temps, nous le fîmes en marchant.Mais à peine eûmes-nous bourré nos fusils et repris la défensive,que nous entendîmes un bruit terrible dans le même bois, à notregauche ; seulement c’était plus loin, en avant, sur la routeque nous devions suivre.

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